Corps de l’article

Introduction

À Montréal, près d’une trentaine de ressources pour les jeunes en situation de rue[1] sont disponibles (Roy, Morin, Lemétayer et Grimard, 2006). Ces ressources recoupent différents services, dont l’accueil avec ou sans repas, l’hébergement, ainsi que des interventions spécialisées en matière de toxicomanie, de santé mentale et de sexualité. Au Québec, les interventions destinées aux jeunes en matière de sexualité s’inscrivent principalement dans un modèle biomédical doté d’une visée curative ou préventive (Manseau, Lemétayer, Blais et Côté, 2007). Depuis le XIXe siècle, le modèle biomédical constitue l’approche privilégiée par la médecine et met de l’avant la prévention des risques associés à la santé des individus (Clarke, Shim, Mamo, Fosket et Fishman, 2003). Or, certains auteurs suggèrent que ce modèle tend à réduire la sexualité à ses dimensions physiques et à limiter l’intervention à l’absence d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) ou à l’usage de la protection sexuelle (Barragán, 1997; Gaimi, 2009).

Qu’elles soient communautaires ou institutionnelles, les interventions en matière de sexualité destinées aux jeunes en situation de rue soutiennent la distribution de préservatifs et de seringues, des campagnes de vaccination gratuite contre les hépatites A et B, des tests de grossesse et de dépistage des ITSS, l’accès à des professionnels de la santé, ainsi que la mise sur pied de cliniques médicales, de programmes spécialisés et de services d’information et de référence. En raison de cette variété de contextes, le concept « d’intervention » est retenu dans cet article pour désigner l’ensemble des pratiques, des stratégies, des services et des programmes ciblant la sexualité des jeunes en situation de rue. Pour sa part, le concept de « ressources » fait écho aux organismes publics ou communautaires dédiés aux jeunes en situation de rue (Roy et coll., 2006).

Malgré la prépondérance du modèle biomédical dans les interventions en matière de sexualité, les jeunes en situation de rue continuent de présenter différents problèmes de santé sexuelle, tels qu’une prévalence élevée d’ITSS, un usage inconstant du préservatif, une fréquence élevée d’épisodes de grossesse et un recours fréquent à la prostitution (Agence de santé publique du Canada, 2006; Haley, Roy, Leclerc, Boudreau et Boivin, 2004; Marshall, Kerr, Shoveller, Montaner et Wood, 2009). Ces problèmes de santé sexuelle soulèvent un questionnement sur l’adéquation entre les interventions en matière de sexualité et les besoins des jeunes en situation de rue. Comme la plupart des études qui s’intéressent à cette question sont réalisées aux États-Unis et ont recours à une méthodologie quantitative, peu d’entre elles documentent les représentations qu’entretiennent les jeunes en situation de rue des interventions en matière de sexualité mises à leur disposition.

Plusieurs travaux mettent en évidence différentes barrières individuelles et organisationnelles qui viennent limiter l’usage que les jeunes en situation de rue font des ressources qui leur sont destinées. Du côté des barrières individuelles, les études font ressortir la méconnaissance des ressources (Haldenby, Berman et Forchuk, 2007; Rew, Fouladi et Yockey, 2002), les troubles de santé mentale et la toxicomanie (Morantz-Ornstein, Haley et Roy, 2003), la perte d’habiletés sociales (Aviles et Helfrich, 2004) et les problèmes de mobilité et de transport (Ensign et Panke, 2002; Garrett, Higa, Phares, Peterson, Wells et Baer, 2008). Du côté des barrières institutionnelles, les travaux rapportent l’obligation de posséder des papiers d’identification (Morantz-Ornstein et coll., 2003; Wingert, Higgitt et Ristock, 2005), les heures d’ouverture limitées (Aviles et Helfrich, 2004; Garrett et coll., 2008) et le temps d’attente dans les ressources (Garrett et coll., 2008; Hudson, Nyamathi, Greengold, Slagle, Koniak-Griffin, Khalilifard et Getzoff, 2010), ainsi que les attitudes discriminatoires des intervenants envers les jeunes (Haley, Denis et Roy, 2005; Hudson et coll., 2010; Thompson, McManus, Lantry, Windsor et Flynn, 2006). À l’inverse, certains travaux montrent que les personnes adultes en situation de rue peuvent développer une dépendance aux ressources (Namian, 2012; Roy et coll., 2006). En offrant des interventions répondant à une diversité de besoins, le réseau de ressources mis à la disposition de ces personnes pourrait, contrairement à son objectif d’autonomisation, contribuer à les enfermer en situation de rue et à freiner leur réinsertion sociale. Cet enjeu de la dépendance aux ressources reste toutefois peu exploré chez les jeunes en situation de rue.

Les quelques études évaluatives disponibles montrent, de façon générale, que les interventions en matière de sexualité favorisent une augmentation des connaissances chez les jeunes quant aux ITSS et au VIH (Booth, Zhang et Kwiatkowski, 1999; Rew, Fouladi, Land et Wong, 2007; Schumann, Nyamathi et Stein, 2007). Les résultats sont moins clairs quant à la modification des comportements : certains travaux révèlent une diminution de comportements sexuels à risque (Auerswald, Sugano, Ellen et Klausner, 2006; Slesnick et Kang, 2008), tandis que d’autres ont montré un statu quo, voire une augmentation des comportements sexuels à risque à la suite de la consultation des interventions en matière de sexualité (Booth et coll., 1999; Gleghorn, Clements, Marx, Vittinghoff, Lee-Chu et Katz, 1997; Rew et coll., 2007; Schumann et coll., 2007).

À propos des améliorations suggérées pour les interventions en matière de sexualité, certains travaux illustrent l’importance d’établir un lien de confiance basé sur le respect et la sensibilité envers les jeunes en situation de rue (Morantz-Ornstein et coll., 2003; Rew et coll., 2002) et de former les intervenants pour discuter de sexualité sans discrimination et sans jugement (Ensign, 2000). Les études montrent aussi la nécessité de repenser l’accessibilité aux interventions en matière de sexualité en développant davantage de programmes d’éducation à la sexualité et en augmentant l’accès aux tests de grossesses et d’ITSS dans les ressources destinées aux jeunes en situation de rue (Henning, Alice, Sanci et Dunning, 2007; Morantz-Ornstein et coll., 2003). Des chercheurs soulignent également la pertinence de concevoir des interventions en matière de sexualité qui soient adaptées aux besoins spécifiques des jeunes femmes en situation de rue, des jeunes homosexuels, ainsi que des jeunes qui consomment de la drogue (Gharabaghi et Stuart, 2010; Rew, 2008). Par son caractère répandu dans les milieux d’intervention (Gagnon, 2009) et par sa capacité à s’adapter aux besoins des jeunes en situation de rue, notamment par le biais du travail de rue (Fortier et Roy, 1996; Gleghorn et coll., 1997; Haley et coll., 2005), le modèle de l’accompagnement social et la relation de proximité qu’il privilégie constitue une piste prometteuse.

L’accompagnement social est défini comme un modèle basé sur « un accompagnement d’individus dans un parcours non linéaire et itératif, en adaptant les moyens, les formes et les rythmes de l’intervention à la réalité de chacun » (Roy, Rozier et Langlois, 1998, p. 100). Gagnon (2009) relève certaines composantes structurantes à ce modèle d’intervention, dont l’autonomie et la relation de proximité. Premièrement, la composante de l’autonomie vise à ce que les individus redeviennent maîtres de leur destin afin qu’ils puissent choisir eux-mêmes les changements qu’ils souhaitent effectuer (Gagnon, 2009). En étant à l’écoute des points de vue des individus, l’accompagnement social favorise leur autonomisation afin qu’ils puissent co-construire, avec les intervenants, le processus d’intervention (Bellot, 2001; Karabanow et Clement, 2004; Molgat et Lemire, 1995). Deuxièmement, la composante de la relation de proximité se veut une présence physique sous la forme d’écoute, de contact, de conseils ou de soins. Cette proximité permet de prendre en compte la personne dans son unicité et son unité (Gagnon, 2009), c’est-à-dire que les individus sont traités comme des personnes à part entière et non comme des problèmes ou des maladies (Bellot, 2001; Karabanow et Clement, 2004). Dans le contexte de la situation de rue, le modèle de l’accompagnement social favorise la création d’un environnement non stigmatisant, démocratique, chaleureux, soutenant et sécuritaire afin que les jeunes puissent définir eux-mêmes les orientations à donner à leur vie (Karabanow et Clement, 2004; Roy et coll., 1998), incluant leur vie amoureuse et sexuelle. L’accompagnement social permet donc de voir les jeunes en situation de rue comme des alliés dans la création du processus d’intervention et non des objets passifs sur lesquels les intervenants appliquent un cadre « standardisé » (Gagnon, 2009), sans égard pour leur individualité, leur subjectivité et la diversité de leurs expériences (Bellot, 2001).

Ainsi, le modèle de l’accompagnement social semble prometteur pour intervenir sur la sexualité des jeunes en situation de rue dans la mesure où il permet d’être à l’écoute de leurs points de vue afin d’adapter le processus d’intervention à leur vécu affectif et à leurs besoins sexuels. Comme peu d’études donnent la parole aux jeunes afin de comprendre le sens qu’ils accordent aux ressources et aux services ciblant la sexualité, cet article vise à documenter les représentations qu’entretiennent les jeunes en situation de rue des interventions en matière de sexualité mises à leur disposition. Étant donné que le regard porté aux ressources et aux intervenants joue un rôle important dans la signification qu’accordent les jeunes aux interventions en matière de sexualité qui leur sont offertes (Ensign, 2000; Morantz-Ornstein et coll., 2003; Rew et coll., 2002), trois dimensions ont été documentées : 1) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des ressources; 2) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard du travail réalisé par les intervenants; 3) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des interventions en matière de sexualité.

Méthodologie

Cet article présente une analyse exploratoire tirée d’une étude qualitative sur les conditions de vie amoureuse et sexuelle des jeunes en situation de rue à Montréal. Le recrutement s’est fait d’octobre 2007 à avril 2010 à partir d’encarts publicitaires affichés au sein de différentes ressources pour jeunes en situation de rue et de la technique d’échantillonnage dite « boule de neige ». L’admissibilité à l’étude reposait sur trois critères : 1) être âgé de 18 à 25 ans; 2) avoir été sans endroit où dormir au moins une fois durant la dernière année; et 3) avoir fréquenté à plusieurs reprises des ressources pour jeunes en situation de rue durant la dernière année. L’âge maximal pour l’éligibilité a été revu en cours de recrutement, afin d’inclure des participants plus âgés dont l’histoire de vie en situation de rue a été jugée pertinente à la compréhension du phénomène à l’étude.

L’échantillon final est constitué de 42 jeunes en situation de rue (24 hommes, 18 femmes) âgés de 18 à 32 ans (moyenne = 23 ans; écart-type = 3,6). Le temps passé en situation de rue varie de trois mois à 16 ans et est entrecoupé par des allers-retours entre la rue et un logement, l’école ou le travail. Des entrevues semi-dirigées d’environ une heure ont été réalisées à partir de quatre dimensions : 1) les représentations de l’amour et les expériences amoureuses en situation de rue; 2) les représentations de la sexualité et les expériences sexuelles en situation de rue; 3) les représentations de l’avenir et l’idéal amoureux; et 4) les représentations des interventions en matière de sexualité. Cette étude a reçu l’approbation du Comité institutionnel d’éthique de la recherche de l’Université du Québec à Montréal. Le consentement libre et éclairé des jeunes a été assuré à l’aide d’un formulaire de consentement qui a été lu, expliqué et signé par chacun des participants. Tous les noms ont été modifiés dans les retranscriptions par des prénoms fictifs. Un montant de 30 $ a été remis à chacun des participants à titre de dédommagement pour leur déplacement.

Les entrevues ont été analysées à partir des étapes de décontextualisation et de recontextualisation de la démarche qualitative de Tesch (1990). À l’étape de la décontextualisation, Tesch (1990) suggère de réaliser une segmentation du matériel afin d’identifier les idées principales et de les séparer de leur contexte de production initiale. Pour ce faire, le matériel recueilli a fait l’objet d’une codification exhaustive, phrase par phrase, à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives NVivo 8 (QSR, 2008). Les témoignages ont été codifiés à partir de trois dimensions documentées dans les entrevues avec les participants : 1) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des ressources; 2) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard du travail réalisé par les intervenants; 3) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des interventions en matière de sexualité. À l’étape de la recontextualisation, Tesch (1990) propose d’effectuer une nouvelle classification du matériel permettant d’identifier des liens conceptuels. Lors de cette étape, les idées principales allant dans une même direction ont été regroupées pour former des catégories conceptuelles, c’est-à-dire une description analytique succincte qui désigne le plus fidèlement possible l’orientation générale des messages livrés par plusieurs participants (Glaser et Strauss, 1967). Des proportions chiffrées ont été établies pour rendre compte du nombre de participants dont les témoignages allaient dans le sens de chaque catégorie conceptuelle identifiée.

Il importe de tenir compte de certaines limites à cette étude, notamment celles associées à la taille réduite de l’échantillon. Étant donné que seulement 42 participants ont été recrutés pour cette recherche, les résultats dégagés ne peuvent être généralisés à l’ensemble de la population des jeunes en situation de rue. Également, les représentations des jeunes de l’intervention n’ont pas été approfondies avec la même intensité par tous les participants durant les entrevues, car il s’agit d’un thème émergent qui a été ajouté en cours de route lors de la période de recrutement. Il est donc important de considérer cet article comme une étude exploratoire.

Résultats

Les catégories conceptuelles identifiées sont présentées à partir des trois dimensions documentées : 1) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des ressources; 2) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard du travail réalisé par les intervenants; 3) les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des interventions en matière de sexualité.

Les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des ressources

De nombreux besoins sont comblés par les ressources, mais certains sont négligés devant l’absence ou la méconnaissance des interventions

Plus de la majorité des jeunes interrogés (28) estime que les ressources jouent un rôle essentiel dans leur expérience de la situation de rue en leur permettant de répondre à une diversité de besoins qu’ils ne pourraient combler autrement en raison de la précarité de leurs conditions de vie. Ces besoins renvoient à la survie (hébergement, alimentation et habillement), à la santé mentale et physique (soins médicaux et traitement en toxicomanie), à la socialisation (rencontrer et discuter avec d’autres jeunes) et à la réinsertion sociale (trouver un emploi et s’inscrire à l’école).

Pour moi les ressources, c’est un lieu de rencontre… un lieu pour manger aussi (silence). Si je veux me trouver un emploi, les intervenants sont capables de m’aider à faire un CV.

François, 23 ans

Si les ressources n’existaient pas, je serais en train de faire de la prostitution pour manger ou pour me louer une chambre d’hôtel… ou je dormirais dans la rue… Si les ressources n’existaient pas, nos vies seraient encore plus dures et plus sales.

Sébastien, 19 ans

Environ le tiers des participants (12) expose l’importance de poursuivre la mise sur pied de ressources pour les jeunes en situation de rue afin de combler certains besoins plus spécifiques. Certains d’entre eux indiquent être conscients qu’il existe déjà plusieurs ressources qui leur sont destinées, mais que certaines ressources spécialisées devraient être instaurées. Par exemple, ils évoquent le besoin de cibler des groupes d’âge précis (les 12-18 ans ou les 25 ans et plus), d’accéder à des ressources en santé mentale et à des appartements supervisés. D’autres participants estiment, quant à eux, que les nombreuses ressources déjà disponibles demanderaient à être davantage publicisées pour qu’elles puissent être connues et utilisées plus rapidement par les jeunes en situation de rue.

Quand je vois des jeunes de 14 et 15 ans se promener dans la rue en plein hiver et qu’ils n’ont pas de ressources fixes, c’est quelque chose que je trouve dur. […] J’ai observé qu’il manquait de ressources pour ces jeunes-là, de l’hébergement à long terme, à court terme et du dépannage.

Jessica, 20 ans

Des ressources pouvant susciter une dépendance et freiner l’autonomisation des jeunes

Près de la moitié des participants (20) présentent un discours critique à l’égard des ressources en faisant valoir certaines limites liées à leur usage. Plusieurs d’entre eux mentionnent que les ressources créent un sentiment de dépendance pouvant nuire à l’autonomisation des jeunes en situation de rue. Les participants décrivent que le réseau de ressources leur permet de combler différents besoins, sans qu’ils soient obligés de s’inscrire dans un processus de sortie de la situation de rue. Selon eux, la contrepartie de ce réseau de ressources serait que les jeunes ne disposent plus de réelles motivations à rompre avec la situation de rue.

S’il y avait moins de ressources pour manger, c’est sûr que les jeunes se donneraient des coups de pied dans le cul pour se sortir de là. Ils s’aideraient, plutôt qu’aller dîner, souper et coucher dans les différents organismes. Le lendemain, les jeunes se lèvent et ils attendent jusqu’à midi pour pouvoir manger et après ça, ça continue.

Émilie, 18 ans

Certains jeunes (3) avancent que la gratuité des ressources favorise, voire encourage, la consommation de drogues, puisqu’une fois que leurs besoins essentiels sont relativement comblés, ils peuvent consacrer leurs maigres revenus à l’achat de substances.

Il y a trop d’organismes gratuits. Tu es logé, nourri et habillé gratuitement. Alors, tu te dis : « je vais demander mon chèque de bien-être social ». Mais comme tu n’as pas de loyer à payer, parce que tu vis dans les organismes, et que tu n’as pas de nourriture à payer, parce que tu manges gratuitement, qu’est-ce qu’il te reste à faire avec ton argent? Triper et consommer de la drogue!

Louis, 27 ans

Les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard du travail réalisé par les intervenants

De l’accompagnement et de la proximité : les clés de la relation entre les intervenants et les jeunes

Près de la moitié des participants (20) estiment que les intervenants sont dotés de qualités humaines et d’habiletés professionnelles qui leur permettent d’accompagner les jeunes en situation de rue. Ils reconnaissent la sensibilité dont font preuve les intervenants pour comprendre la complexité de leur vécu. Ces qualités et habiletés comprennent l’écoute attentive et l’absence de jugement, la capacité de créer des liens de confiance, la volonté d’aider et de faire grandir les jeunes, la disponibilité ainsi que le respect de la confidentialité lors des échanges.

[Les intervenants] sont tout le temps là pour nous écouter et nous aider à ouvrir des portes même auprès des jeunes qui ne veulent rien savoir ou qui n’ont pas de volonté pour se prendre en main. Les intervenants sont vraiment là pour aider les jeunes de la rue.

Manuel, 23 ans

Un petit nombre de participants (3) formulent certaines suggestions pour améliorer le travail positif déjà amorcé par les intervenants. Ils témoignent de l’importance de maximiser l’intervention de proximité pour être directement en contact avec la réalité des jeunes en situation de rue et pour les solliciter à participer à différents projets pouvant leur venir en aide.

C’est bien beau offrir à manger et dire bonjour, ça, c’est facile. Mais faire du travail direct avec les jeunes, ça, c’est plus difficile. Ce ne sont pas tous les jeunes qui sont capables de se dire : « Je suis dans la marde et j’ai besoin d’aide ». Si les intervenants vont voir ces jeunes-là pour leur dire : « On a des ateliers pour t’aider! », les jeunes vont aller vous voir.

Louis, 27 ans

Des réactions négatives au paternalisme et à l’autoritarisme

Un peu plus du quart des participants (11) témoignent d’irritants dans l’attitude des intervenants. Quelques-uns mentionnent que des attitudes autoritaires et insensibles des intervenants peuvent faire obstacle à l’écoute de la réalité subjective des jeunes. Les participants précisent que les intervenants devraient plutôt adapter leurs interventions au rythme personnel et aux besoins de chacun des jeunes.

J’en ai vu des intervenants qui obligent [les jeunes] à se trouver un travail, un appartement et à faire quelque chose à chaque journée. Avec des objectifs qu’il faut atteindre, sinon bye bye! Je pense que les jeunes ont plutôt besoin d’un temps d’arrêt pour manger, dormir, se laver, être au chaud, avoir de l’aide, mais à leur rythme, pas avec des objectifs qui les poussent dans le derrière.

Jessica, 20 ans

À l’opposé, d’autres participants (3) indiquent que certains intervenants sont trop « doux » et « paternalistes » avec les jeunes. Selon eux, les intervenants devraient davantage susciter la confrontation des jeunes à leur propre réalité, plutôt que de les infantiliser en valorisant leur situation de vie.

Si les intervenants se disent : « Ah, pauvres petits! », ils infantilisent les jeunes. Au lieu de leur dire ce qu’il en est de leur situation, certains intervenants tendent à valoriser les jeunes dans leur trip de victime : « ah, ah, ah, la vie est dure! ».

Jean-François, 32 ans

Les représentations qu’entretiennent les jeunes à l’égard des interventions en matière de sexualité

Des discussions ouvertes sur les différentes dimensions de la sexualité

Près du tiers des participants (14) considèrent qu’il est important de discuter ouvertement de sexualité dans les ressources qu’ils fréquentent. Certains d’entre eux insistent pour dire qu’ils aimeraient échanger plus souvent sur la sexualité avec les intervenants. Dans certains cas, il s’agit de discuter des différentes dimensions de la sexualité, telles que de l’amour et de la séduction, et non exclusivement des risques et de l’usage du préservatif.

Il faudrait faire des ateliers qui seraient constructifs, pas juste parler de sexualité, mais des ateliers qui pourraient faire questionner les jeunes à propos de tout ça. […] Les ressources font de la distribution de condoms, ça, il y en a partout. Mais vous pourriez en faire plus, par exemple des ateliers pour ceux qui veulent se vider le coeur.

Louis, 27 ans

Pour ce faire, certains jeunes (5) sont d’avis qu’il faut favoriser l’acquisition de compétences chez les intervenants en matière de sexualité afin qu’ils soient en mesure de répondre à leurs besoins. Selon les participants, il serait important de former davantage les intervenants pour rehausser leur aisance et leur confiance à discuter de sexualité.

[Les intervenants] ont beaucoup de travail à faire sur la sexualité. Ils n’ont pas assez d’expériences dans le milieu et quand ils font face à une situation, ils ne savent pas comment réagir. Il faudrait plus d’intervenants formés dans le domaine. Qu’ils connaissent le milieu et qu’ils connaissent vraiment toutes les informations et comment ça se passe.

Marie-Jo, 20 ans

Des propositions pour développer de nouvelles ressources et interventions en matière de sexualité

Un certain nombre de participants (5) indiquent l’importance d’ajouter des interventions ciblant des problématiques particulières, telle que des thérapies de couple et de ressources pour les jeunes hommes en situation de prostitution. Selon les participants, l’absence d’interventions ciblant des problématiques particulières sur la sexualité fait en sorte que les intervenants adoptent des comportements répressifs qui font entrave au bien-être des jeunes.

J’offrirais des thérapies de couple pour les jeunes de la rue… Supposons qu’un couple de jeunes de la rue s’engueule, soit que les intervenants vont barrer un des deux du centre de jour, soit qu’ils vont les séparer et les isoler. Mais ils ne font jamais une rencontre avec un médiateur, ça n’a l’air de rien, mais ça les aiderait.

Julie, 25 ans

Deux jeunes (2) ont également mentionné l’importance à leurs yeux que soient aménagés des lieux où ils pourraient avoir des relations sexuelles. Toutefois, les deux jeunes en question précisent que des règlements devraient y prévaloir. Ils semblent surtout souhaiter qu’une forme d’interdictions de contacts soit assouplie au sein des ressources.

Avoir une place où les jeunes pourraient baiser au lieu de faire ça dans la rue… Parce que dans les organismes, tu n’as pas le droit d’avoir du sexe. Moi je trouve ça poche, ce n’est pas parce qu’on est dans la rue qu’on n’a plus de vie sexuelle. Il y a des organismes pour aller se piquer, mais il n’y en a pas pour la sexualité.

Rémi, 29 ans

La sexualité taboue et non essentielle : une vision qui fait obstacle à l’intervention

Une minorité de participants (4) indique que la création d’un espace pour discuter de sexualité dans les ressources est difficile, voire inutile. En effet, un petit nombre d’entre eux fait référence au caractère présumé tabou, confidentiel et naturel de la sexualité, qui pose problème pour en discuter ouvertement dans les ressources.

Je pense que la sexualité c’est instinctif et animal. Une ressource pour ça se serait rendu du sexe éduqué, mais moi je pense que le sexe c’est naturel à la base… Non, je ne vois pas comment ça pourrait marcher (rire).

Christian, 24 ans

Deux jeunes (2) précisent que certaines mentalités ou politiques internes des ressources sont incompatibles avec un dialogue ouvert sur la sexualité, tandis que deux autres (2) précisent que le but des ressources et des intervenants ne devrait pas être de discuter de sexualité, mais de répondre aux besoins de survie, de socialisation et de santé des jeunes.

Je ne pense pas que les intervenants ont rapport avec l’amour… C’est plus de nous aider pour arrêter de consommer de la drogue ou nous trouver un nouveau logement. Je ne trouve pas que c’est leur but de faire des couples (rire).

Johny, 18 ans

Discussion

De façon générale, l’analyse des témoignages montre que les jeunes présentent une opinion favorable à l’égard des ressources qui leur sont destinées et du travail réalisé par les intervenants qui oeuvrent auprès d’eux. Selon eux, les ressources leur permettent de répondre à la diversité de leurs besoins en situation de rue. À l’instar de plusieurs travaux (Bellot, 2001; Karabanow et Clement, 2004; Molgat et Lemire, 1995; Roy et coll., 1998), ce constat témoigne de la pertinence du modèle de l’accompagnement social dans la mesure où il reconnaît la pluralité des besoins des jeunes. Si les participants reconnaissent l’importance de mettre en place des ressources pour répondre à leurs besoins essentiels, ils mentionnent également que leurs besoins ne se limitent pas à la survie et incluent aussi des enjeux de socialisation et de réinsertion sociale. Il semble ainsi nécessaire de maintenir des ressources d’hébergement et d’accueil-repas, mais aussi de créer des lieux de repos et de rencontre, comme les ressources d’accueil, afin que les jeunes puissent discuter entre eux et avec les intervenants.

Néanmoins, comme certains travaux l’ont déjà avancé (Namian, 2012; Roy et coll., 2006), les jeunes rencontrés ont suggéré que le réseau de ressources tend à créer un cycle de dépendance venant freiner leur autonomisation. Cet enjeu soulève une tension importante au sein des ressources entre, d’une part, la volonté de combler les différents besoins des jeunes et, d’autre part, l’effet paradoxal de leur maintien en situation de rue. Tel que relevé par l’étude de Roy et coll. (2006), le modèle de l’accompagnement social semble constituer une piste prometteuse pour les intervenants afin qu’ils puissent dénouer, en collaboration avec les jeunes, ce sentiment de dépendance à l’égard des ressources. Ces auteurs montrent que le sentiment de dépendance des jeunes fait écho à la complexité de la situation de rue qui demande bien souvent un accompagnement social à long terme (création d’un lien, engagement, suivi) et qui dépasse la temporalité à court terme des modèles d’intervention centrés sur l’urgence de la résolution des problèmes de santé (Roy et coll., 2006). Plutôt que d’interpréter l’usage des ressources comme faisant partie d’un processus d’intervention de longue durée, les jeunes interrogés tendent à adhérer au discours centré sur l’urgence d’agir et à concevoir l’utilisation des ressources comme un obstacle à leur autonomisation. Or, le modèle de l’accompagnement social s’inscrit dans une démarche d’intervention à long terme qui implique, de la part des intervenants, une écoute attentive des attentes et des besoins des jeunes, sans les contraindre à agir en fonction d’objectifs qu’ils n’auraient pas eux-mêmes déterminés (Gagnon, 2009; Molgat et Lemire, 1995; Roy et coll., 2006; Roy et coll., 1998).

Selon les témoignages de plusieurs participants, la sexualité constitue l’une des dimensions qui demanderaient à être plus directement et systématiquement abordées au sein des ressources destinées aux jeunes en situation de rue. En effet, les participants soulignent que les interventions en matière de sexualité devraient aller au-delà de la prévention des ITSS et de la promotion du préservatif. Ils souhaitent discuter des différentes dimensions de la sexualité, y compris de séduction, des relations conjugales et de la prostitution en situation de rue. Ce constat suggère un paradoxe entre, d’un côté, la tentative de la part des ressources de répondre à la diversité des besoins des jeunes en situation de rue (ex. : besoins essentiels, besoins de socialisation, besoins de réinsertion sociale, etc.) et, d’un autre côté, la réduction de la sexualité au sein de ces ressources aux seules dimensions physiques. Tout en reconnaissant l’apport du modèle biomédical pour la prévention des ITSS (Clarke et coll., 2003), les témoignages montrent qu’il n’est pas suffisant à une prise en compte des différentes dimensions de la sexualité des jeunes. Dans ce contexte, le modèle de l’accompagnement social pourrait mieux correspondre au besoin des jeunes d’échanger leurs points de vue et impressions avec les intervenants sur la pluralité de leurs expériences affectives et sexuelles. Ce modèle permettrait de mettre en place différentes situations d’intervention, comme des ateliers formels et des discussions informelles, des programmes de pairs aidants, des outils de promotion de la santé sexuelle conçus par les jeunes eux-mêmes ou des activités expérientielles et artistiques, au sein desquelles les jeunes auraient la possibilité de discuter de manière ouverte et respectueuse sur des thématiques associées à la sexualité qui les interpellent. À l’instar de certains auteurs (Bellot, 2001; Karabanow et Clement, 2004; Molgat et Lemire, 1995), il est possible de croire que ce modèle permettrait aux jeunes d’être plus actifs dans la démarche d’intervention et de co-construire avec les intervenants le processus de réflexion sur les enjeux qui les touchent.

Comme certains travaux l’ont déjà montré (Morantz-Ornstein et coll., 2003; Rew et coll., 2002), les jeunes demandent que les intervenants manifestent une attitude d’ouverture et de respect à l’égard de leur réalité, par exemple à propos de leurs difficultés conjugales, afin de les accompagner et de les soutenir. Dans ce contexte, le modèle de l’accompagnement social, qui favorise la création d’un environnement non stigmatisant, démocratique et chaleureux, semble tout désigné pour intervenir en matière de sexualité auprès des jeunes en situation de rue. Comme certains participants l’ont mentionné, il pourrait être pertinent de développer des interventions, en concertation avec les différentes ressources, sous forme d’ateliers pour favoriser la discussion et la réflexion sur certaines thématiques associées à la sexualité. Comme le suggère Ensign (2000), il serait opportun de concevoir des outils de formation pour soutenir les intervenants dans ce travail d’accompagnement afin qu’ils se sentent à l’aise de discuter de sexualité avec les jeunes et compétents de le faire. Ces activités de formation pourraient permettre aux intervenants de reconnaître et de saisir les occasions de discuter de sexualité dans leurs interactions quotidiennes avec les jeunes, telles que la distribution de condoms qui pourrait se révéler un moment pertinent pour échanger sur les différentes dimensions de la sexualité, comme les relations amoureuses, le rapport à la séduction ou la communication dans le couple.

Des interventions en matière de sexualité inscrites dans un modèle de l’accompagnement social permettraient également de tenir compte des jeunes qui ne souhaitent pas discuter de sexualité avec les intervenants. Étant donné que ce modèle s’appuie sur un processus de co-construction à partir des points de vue des individus (Bellot, 2001; Karabanow et Clement, 2004; Molgat et Lemire, 1995), il importe que les intervenants puissent respecter les limites et les opinions des jeunes qui éprouvent de la réticence à échanger sur la sexualité. Le modèle de l’accompagnement social sous-tend que les intervenants soient disponibles pour les jeunes durant leur processus de changement et d’adaptation, et ce, sans imposer un cadre d’intervention « standardisé » (Gagnon, 2009). Par la création d’une relation de proximité et d’un lien de confiance, les intervenants qui s’appuient sur le modèle de l’accompagnement social peuvent ainsi offrir un cadre d’intervention souple leur permettant d’attendre que les jeunes signifient eux-mêmes leur désir d’échanger sur la sexualité, plutôt que de l’imposer sans tenir compte de leur intérêt et de leur ouverture à en parler.

Par ailleurs, les témoignages des participants montrent que la réflexion sur l’intervention en matière de sexualité doit aussi susciter des changements organisationnels au sein des ressources. La prise en compte des conditions de vie des jeunes est compatible avec le modèle de l’accompagnement social (Molgat et Lemire, 1995) et pourrait, par exemple, inspirer la création d’espaces privés où les jeunes seraient libres d’exprimer, sans coercition, leur affection et leur sexualité avec leurs partenaires intimes. Cette suggestion d’un espace privé a été proposée par certains participants qui sont d’ailleurs conscients qu’il n’est pas aisé pour les ressources d’hébergement de mettre en place des chambres où les jeunes peuvent avoir des relations sexuelles, car cela sous-tend la gestion de plusieurs situations potentiellement problématiques, telles que les transactions sexuelles ou les conflits conjugaux. Toutefois, l’idée proposée ici est celle de lieux sécuritaires où les jeunes pourraient avoir des activités sexuelles afin d’exprimer librement leur affection et leur tendresse. Ces espaces pourraient également servir de lieux propices à la création d’activités de prévention en matière de sexualité, telles que la distribution de préservatifs ou la diffusion d’informations sur les ITSS. La proposition de ces espaces d’hébergement pour les couples semble constituer une option intéressante à explorer au sein des milieux d’intervention pour favoriser l’appropriation d’une sexualité saine par les jeunes en situation de rue.

Conclusion

Cette étude montre que le travail d’intervention réalisé à l’heure actuelle est apprécié par les jeunes en situation de rue. Les participants interrogés reconnaissent l’importance du réseau de ressources qui leur est destiné afin de répondre à la diversité de leurs besoins en situation de rue. De plus, ils estiment que le travail effectué par les intervenants leur permet de se sentir accompagnés et respectés dans leur processus d’intervention. Dans ce contexte, les jeunes semblent ouverts à l’idée d’utiliser des interventions en matière de sexualité à condition qu’elles dépassent la seule prévention des ITSS. Selon les participants, ces interventions doivent permettre d’instaurer des espaces de discussion sur les différentes dimensions de la sexualité, et ce, à l’intérieur d’une relation de proximité marquée par le respect et la sensibilité au vécu des jeunes. Des interventions centrées sur l’accompagnement social permettant aux jeunes en situation de rue de discuter librement et ouvertement de sexualité avec des intervenants en qui ils ont confiance semblent donc prometteuses.