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Ce qu’on appelle l’histoire, ce n’est souvent rien d’autre que la fiction dominante[2].

Il est devenu courant d’inscrire les littératures narratives contemporaines, en particulier celle de la France mais de plus en plus aussi celle du Québec, sous la bannière de la filiation et de l’héritage, et plus largement de l’histoire et de la mémoire. Pour plusieurs observateurs, critiques ou même historiens, tout semble en effet se passer comme si, à la suite du reflux des avant-gardes littéraires constaté à partir des années 1980, un verrou avait sauté en même temps que l’injonction de faire table rase du passé et de se tourner vers un avenir forcément radieux. Depuis, une part importante de la littérature et des discours qui l’accompagnent serait devenue obsédée par le passé et par le souvenir — quand elle ne cherche pas, par une sorte de paradoxe, à « patrimonialiser » le présent, c’est-à-dire à y déceler déjà ce qui, un jour, sera digne d’être retenu, archivé[3].

Cette obsession de la mémoire correspond en fait à une crise simultanée, sinon concomitante, de la littérature et de l’histoire, la première y revenant, un tantinet penaude, après avoir un temps proscrit ce qui relevait de l’intrigue, du récit continu rétrospectif, du personnage en tant que moteur du mouvement sociohistorique, et la seconde, non sans mauvaise conscience, s’annexant à la faveur de « l’avènement du thème et du règne de la “mémoire” […] un des ressorts clés de l’imagination romanesque[4] ». Car, selon Pierre Nora,

même si l’histoire ne fait pas de la mémoire le même usage que le romancier, l’intégration du thème à l’histoire qui avait fondé sa scientificité sur le refoulement et l’exclusion de la mémoire confère désormais à l’histoire une dimension littéraire faite d’un art de la mise en scène et de l’engagement personnel de l’historien[5].

Autour de la question de la mémoire, en principe reliée à l’expérience directe du sujet, au témoignage — et par là suspecte aux yeux des historiens —, on assiste ainsi à un chassé-croisé entre les disciplines historique et littéraire, qui alternativement se rencontrent et s’éloignent sur des éléments comme le recours à la subjectivité, à des formes particulières de narration et de narrativité, à la conjecture et à l’imagination, etc. Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette passionnante discussion — dont les principaux jalons passent par Michel Foucault, Hayden White, Carlo Ginzburg, Paul Ricoeur, sans oublier les collaborateurs au dossier de la revue Le débat, publié en 2011, sur « L’histoire saisie par la fiction ». Je préfère aborder le problème de manière plus oblique et plus concrète au moyen de l’étude de deux livres et plus accessoirement d’un film qui, parce qu’ils campent sur la frontière entre l’histoire et la littérature (ou la fiction), permettent d’observer les points de contact entre ces types de discours, et non pas au sujet d’un épisode assimilable à un « silence de l’histoire » (terrain traditionnellement privilégié de la saisie littéraire du passé et du reste volontiers concédé par les historiens), mais d’un événement fondateur du Québec contemporain, la crise d’Octobre 1970. Je me pencherai donc sur un texte de Carl Leblanc à mi-chemin entre récit et essai, Le personnage secondaire[6], et sur La constellation du Lynx[7] de Louis Hamelin, un roman d’enquête[8]. Le film de Leblanc dont Le personnage secondaire constitue en quelque sorte un dérivé, L’otage[9], retiendra également mon attention. À travers ces oeuvres qui optent pour des stratégies discursives éminemment différentes, mais qui ont en commun de revisiter au présent un épisode traumatique de l’histoire nationale (relativement) récente, il s’agira de voir comment la littérature entend interroger les fictions de l’historiographie pour, à la fois, lui contester le monopole de la mémoire et lui opposer d’autres formes de discours telles que le témoignage, d’une part, et la fiction romanesque, de l’autre. Je tenterai ainsi de voir s’il est vrai que, comme l’a écrit à propos du roman d’Hamelin un critique enthousiaste, la crise d’Octobre « a tellement traumatisé notre conscience collective que seule la lunette de la fiction peut nous en faire découvrir la vérité cachée, l’essence qu’obscurciraient toute exactitude anecdotique, tout sensationnalisme lié à des noms véritables[10] ».

Défense de la littérature

Il est frappant de voir à quel point Leblanc et Hamelin, mais surtout Hamelin, ont été conduits à défendre leur projet littéraire, entre autres sur la scène médiatique. Après avoir longtemps hésité entre l’essai et le roman, l’auteur de La constellation du Lynx optera finalement pour ce dernier — à la satisfaction, notamment, de Louis Fournier, journaliste au moment de la crise et historien du Front de libération du Québec (FLQ)[11], qui se félicitera « que M. Hamelin ait décidé d’écrire un roman plutôt qu’un essai sur la crise d’Octobre[12] ». Il faut dire que les multiples articles et entrevues que l’écrivain a livrés aux journaux et aux magazines à l’occasion de la publication de son roman, qui coïncidait fort opportunément avec le quarantième anniversaire des événements, donnaient du grain à moudre à ceux qui, comme Fournier, se défient de toute hypothèse — trop aventureuse, trop farfelue, trop littéraire — susceptible d’apporter quelque crédit aux théories du complot promues naguère par un Pierre Vallières ou un Jacques Ferron[13]. Dans un essai récent sur la fiction et l’histoire où il revient longuement sur la genèse et le projet de La constellation du Lynx, essai qui a pour titre Fabrications et qui décline ce titre dans toutes ses potentialités sémantiques, Hamelin commente d’ailleurs l’intense médiatisation qui a accompagné la sortie du roman dans un dialogue simulé entre lui et son alter ego Sam Nihilo (anagramme approximative de Louis Hamelin), personnage et narrateur occasionnel de son livre :

Nihilo. Pour le vrai lecteur de roman qui a lu ta Constellation du Lynx, le fait que tu te sois abaissé, à la sortie du livre, à polémiquer avec la petite faune politico-médiatique locale, dont, entre autres, une mouvance patriotique cramponnée aux piteuses épaves de ses mythes consolateurs, comme si descendre dans l’arène où les pourceaux gobent indistinctement les perles et les pelures était la seule manière d’assurer la promotion de ton livre, demeure plutôt incompréhensible. J’ai beau retourner l’affaire dans tous les sens, je n’arrive à y voir qu’une grave atteinte à la souveraineté de la Littérature…

Hamelin. [Rires.] La souveraineté de la Littérature…

Nihilo. Non, je suis sérieux. À quoi bon faire oeuvre d’imagination si c’était pour renier la part de fiction à la première occasion[14] ?

À quoi bon, en effet, si ce n’est pour jouer sur les deux tableaux en se réclamant tout à la fois de genres frontaliers à cheval « entre la fiction bien documentée et le document recourant aux techniques narratives de l’écriture de fiction » (F, 55), à la manière du nouveau journalisme[15], et du roman totalisant à la Don DeLillo, qui, lui, s’ancre fermement sur le terrain de l’art autonome, affirmant néanmoins les suprêmes pouvoirs de la fiction à décoder le réel[16] ? Au-delà, ou en deçà de l’acte de fictionnaliser, il y a cependant l’acte même de raconter, qui n’est pas beaucoup interrogé chez Hamelin alors que, on le sait, il obsède les historiens. Raconter, ainsi que le rappelle André Bleikasten, ce n’est en effet

jamais s’en tenir à une simple chronique, c’est toujours déjà commencer à exposer, à expliquer, à interpréter, commencer à soumettre la dé-raison de l’événement, la contingence et la singularité brutes du « c’est arrivé » à la raison du langage sinon au langage de la raison[17].

Cela dit, chez Hamelin, les pouvoirs de la fiction vont bien au-delà de ceux que l’on concède habituellement aux littérateurs, tels que la capacité de s’aventurer dans les zones d’ombre de l’histoire, là où les documents écrits manquent, là où il ne saurait y avoir de documents[18], ou encore l’aptitude à forer au coeur des consciences par les vertus de l’empathie et de l’intuition. Jean-Marie Schaeffer donne une bonne idée de ce savoir spécifique conventionnellement reconnu à la fiction lorsqu’il affirme que les connaissances que livre celle-ci « ne relèvent pas des représentations propositionnelles ou déclaratives qu’elle véhicule mais de l’ordre d’un savoir-faire qui enrichit l’éventail de notre répertoire d’évaluations existentielles, émotives, etc., de situations intramondaines[19] ». Nul doute qu’Hamelin a plus d’ambition et qu’il vise plus loin. Son usage de la fiction passe même largement les bornes que se fixe l’historien quand, élaborant des scénarios contrefactuels, des sortes de fictions alternatives, celui-ci cherche à valider ou à réfuter des relations de causalité[20]. En fait, dans La constellation du Lynx, la fiction se donne ouvertement pour un pharmakon, un contrepoison, une façon de réfuter les versions faussées de l’histoire qui s’affrontent, celle des felquistes et celle des autorités policières et politiques[21]. « Au fil de mes lectures et de mes conversations, écrit Hamelin dans Fabrications, j’en suis tranquillement venu à la conclusion que la fiction officielle devait être combattue par la fiction. » (F, 68) Que le mal puisse être combattu par le mal, voilà qui paraît indubitable ; mais, dira-t-on, à quel moment l’effet du poison s’inverse-t-il jusqu’à compromettre la santé, autrement dit la crédibilité, du roman ?

Dans Le personnage secondaire, la stratégie de Leblanc est tout autre en ce qui concerne la défense et l’illustration de son projet. Il ne s’agit pas tant ici de légitimer le recours à la fiction (même si un tel recours est patent par endroits[22]) que de justifier le fait qu’on puisse consacrer un film documentaire, et dans la foulée un livre, à James Richard Cross. Pourquoi, en effet, s’intéresser à un second couteau, à une victime au surplus, et qui n’est pas morte, au contraire de Pierre Laporte, et qui n’a même jamais atteint, fût-ce au pire de la crise d’Octobre, à la consistance d’une personne humaine, étant resté pour tous, felquistes et témoins lointains des événements, un pur symbole de l’impérialisme britannique ? Dans le livre, on voit ainsi Leblanc s’échiner à convaincre son équipe, puis les « fonctionnaires qui détiennent l’argent de la culture » (PS, 57), puis les Cross eux-mêmes, de la pertinence de tourner ce film sur un « homme blessé » (PS, 58), sur une expérience intime qui, suivant le cinéaste, « doit faire partie de l’Histoire[23] » (PS, 40). Redonner chair à un être chosifié par les circonstances, montrer les dégâts de l’idéalisme politique (PS, 37), nier le pur niveau symbolique (PS, 48) : tel est ici l’enjeu. Leblanc s’y attaque en étant conscient des limites de la forme documentaire qu’il a choisie. Car comment faire un film « qui puisse avoir son effet » (PS, 94) sans pour autant causer de dommages à « une mémoire qui veut sa place dans l’Histoire » (PS, 94) ? Comment, en tournant à Seaford (Sussex) plus de trente ans après Octobre 1970[24], en donnant la parole à un Cross octogénaire qui n’est plus l’otage qu’il a un jour été, rendre sensibles la peur, la pression, la brisure radicale d’une vie entre un avant et un après ? Ce qu’une reconstitution fictionnelle telle que le téléfilm de la BBC James Cross Will Be Executed[25] — film que Leblanc a regardé en compagnie de son sujet — arrive aisément à transmettre, le documentaire ne le peut pas : « C’est la limite de mon cinéma-vérité, écrit le cinéaste ; ma vérité sur hier, c’est celle d’aujourd’hui. » (PS, 96) Et c’est aussi, très largement, celle de Cross, personnage cette fois principal du livre et du film[26], et dont le point de vue et la mémoire saturent tout le propos.

Mémoire et postmémoire

Si l’on fait exception de ces passages au-delà de la remémoration que représentent les reconstitutions de dialogues imaginés[27] ou des états d’âme de James Cross (aussi bien l’otage que l’octogénaire), Le personnage secondaire constitue une vaste entreprise de recueillement de la mémoire, d’abord telle qu’elle est déposée dans les souvenirs du sujet, de sa femme Barbara et de leur fille Susan, mais également dans des archives diverses, dont plusieurs appartiennent à la collection personnelle de Cross. Cette mémoire excède de beaucoup celle d’Octobre 1970 : Leblanc accorde une grande importance à la « propagande » « forcément révisionniste » du bonheur familial, comme il l’appelle (PS, 120), aux films amateurs et aux photos montrant la famille en divers lieux, au gré des affectations du diplomate ou des vacances familiales. La mémoire irlandaise de Cross, né tout juste une année avant l’indépendance, est aussi sollicitée : premièrement, parce qu’il dit y avoir eu recours, durant sa captivité, pour ne pas sombrer ; deuxièmement, parce que les épisodes irlandais montrent bien que le sujet a eu une existence en dehors de sa figuration dans l’histoire du Québec ; troisièmement, parce que l’origine de Cross, son appartenance à une nation dominée par l’Angleterre, illustre le caractère ironique de sa détention à titre de symbole de l’oppresseur anglais. Enfin, les archives du gouvernement britannique sur l’affaire, tout juste rendues accessibles au moment de la préparation du film, constituent une autre source documentaire fascinante — « le corps scriptural d’une petite histoire », écrit Leblanc (PS, 150) — où l’on apprend essentiellement deux choses : en premier lieu, comment Londres a réagi à l’enlèvement et, très tôt, a envisagé des questions triviales telles que « quelles funérailles fera-t-on à Cross, où auront-elles lieu, qui les paiera, etc. ? » ; en second lieu, que James Cross aurait travaillé pour les services secrets, le M15, sous le nom de Stone (PS, 220). Cette seconde découverte vient littéralement dynamiter l’édifice argumentatif jusque-là patiemment érigé par Leblanc : un otage agent secret, ce n’est plus un personnage secondaire injustement impliqué dans une histoire qui n’était pas la sienne, ce n’est plus un homme tout à fait innocent, une victime purement instrumentalisée. Le cinéaste n’aura rien de plus pressé, dès lors, que de confronter son sujet sur cette question. Cross lui avouera avoir été un espion d’un jour et avoir tenté, sans succès, de piéger un diplomate soviétique. Non sans se demander s’il n’est pas un « pitoyable naïf » (PS, 224), Leblanc finira par accepter cette version.

Hamelin, en revanche, ne gobera pas si facilement ces explications. Si dans un compte rendu du Personnage secondaire il se contente de faire remarquer, d’une manière générale, que « le témoignage personnel a ses limites[28] », dans La constellation du Lynx il se montre plus incisif. Carl Leblanc y apparaît, sous le nom de Friedrich Rougeau (!), comme le coauteur avec Cross — nommé John Travers dans le roman — de La traversée, John Travers : récit de captivité, ce qui déjà témoigne d’une certaine posture critique de la part d’Hamelin, comme si Leblanc avait été instrumentalisé par Cross au point de ne constituer qu’un simple porte-parole de ce dernier, voire le coauteur de son propre livre. Dans une scène où l’on voit Nihilo téléphoner à Rougeau après la lecture de La traversée, celui-ci réitère la version de Cross, ce qui amène son interlocuteur à commenter : « Pauvre cloche, ai-je pensé. La naïveté de ce type me consternait, à croire qu’il faisait exprès. » (CL, 464) La justification de Cross est même comparée aux aveux d’un mari infidèle qui, pris sur le fait, dit que c’est la première fois alors que c’est en réalité la soixante-dix-neuvième (CL, 463)…

Si Leblanc, sans bien sûr totalement négliger les archives de la crise[29], convoque surtout le témoignage des Cross ainsi que les pièces qui viennent l’étayer, Hamelin accorde pour sa part une crédibilité moindre aux témoins directs et aux protagonistes du drame et s’intéresse davantage aux faits bruts, aux événements tels qu’ils sont consignés dans les documents : presse de l’époque, transcription des témoignages des procès, dossiers de police, comptes rendus des commissions d’enquête, et ainsi de suite. Plus que les perceptions des uns et des autres, c’est l’intrigue de la crise qu’il vise à reconstituer, l’intrigue étant, si l’on suit Paul Veyne,

un mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative. […] Le mot d’intrigue a l’avantage de rappeler que ce qu’étudie l’historien est aussi humain qu’un drame ou un roman, Guerre et Paix ou Antoine et Cléopâtre[30].

À la différence de l’intrigue romanesque, l’intrigue de l’histoire exige la caution du réel. Et c’est cette caution que recherche Hamelin dans les sources qu’il compulse, sources négligées jusque-là en raison de leur relative inaccessibilité, mais surtout de leur caractère marginal, limité, accessoire. Louis Fournier reproche d’ailleurs au romancier de citer « des médias qui brodaient beaucoup à l’époque pour titiller la curiosité de leur lectorat, surtout Le Petit Journal, mais aussi Montréal-Matin et The Montreal Star[31] ». Plutôt que la mémoire officielle — ou plutôt : les mémoires officielles telles qu’elles se sont déposées en fictions orthodoxes —, Hamelin revendique précisément « une mémoire des discours et des textes[32] », ainsi que le constate Élisabeth Nardout-Lafarge, quoique de discours et de textes largement dévalorisés, comme ceux de la littérature d’une part, le romancier reprenant à Jacques Ferron, pour dire encore comme Nardout-Lafarge, « une matière et une manière mémorielles[33] », et de la presse dite « jaune » d’autre part. Hamelin se réclame haut et fort de cette préférence, par exemple dans un entretien accordé à Noémi Mercier, du magazine L’actualité :

J’ai parlé à des gens qui ont vécu les événements de près, à certains des ravisseurs, à d’anciens policiers. J’ai aussi beaucoup appris en consultant les archives des journaux. Les photos publiées à l’époque et les comptes rendus rédigés à chaud par les journalistes sont très parlants. J’ai eu tendance à me fier davantage à ce genre de documents bruts qu’au récit bien construit, des décennies plus tard, d’un acteur des événements, flic ou felquiste, qui avait sa version à défendre[34].

Dans le roman, on voit ainsi Sam Nihilo se pencher sur un entrefilet du Montréal-Matin à propos du suicide par pendaison du felquiste Luc Goupil (alias Richard Bros) dans sa cellule de Reading (CL, 305-306) ou encore, seul ou de concert avec les Octobierristes[35], se livrer à l’exégèse d’un article pour le moins énigmatique du Montreal Sun qui semble contenir un message crypté à l’endroit des terroristes (CL, 123-124, pour la première mention). La passion de Nihilo pour les « petite[s]-histoire[s] dans l’Histoire » (CL, 126) ne se dément pas, et on le voit creuser les détails négligés par les enquêtes officielles, sur les voisins du bungalow de la rue Armstrong (la rue Collins dans le roman) où fut détenu Pierre Laporte (Pierre Lavoie), sur le livreur de poulet qui fut appelé à cette adresse, sur la « théorie des quatre P » (CL, 298), et ainsi de suite. Quant à l’usage de la littérature dans La constellation du Lynx, on peut le saisir sur deux plans : d’abord sur celui, très bien cerné par Nardout-Lafarge, de ce qui rattache Hamelin à la lignée de Ferron — l’un des modèles du personnage du Chevalier Branlequeue — et qui apparente son roman au Ciel de Québec, entre autres par le dispositif des récits parallèles, le fantastique naturalisé (les apparitions quasi shakespeariennes du spectre de Lavoie/Laporte), l’onomastique ambiguë, à la fois transparente et grotesque, qui conduit à la remise en cause de la dimension réaliste du récit et même de son sérieux[36] ; ensuite, sur le plan intradiégétique, par l’insertion d’un questionnement explicite sur la capacité de la littérature à produire le réel :

Avoue qu’on est loin de Joyce. On est loin d’Hubert Aquin.

Pas d’accord. On est dans l’invention et la fabrication, l’intrigue et l’histoire. Des gens très créatifs, là aussi, lancent leurs petites fictions dans le monde. La différence, c’est que quand ça fonctionne, on n’appelle pas ça un best-seller. On appelle ça l’Histoire…

Mais de quoi tu parles, là ?

De la désinformation comme un des beaux-arts. À une certaine profondeur, ce qu’on trouve, ce n’est plus des gens qui se tirent dessus, plutôt une guerre entre des textes.

CL, 346-347

Décrits tels des « littéraire[s] égaré[s] […] dans les souterrains de l’histoire secrète » (CL, 348), les deux protagonistes de cette scène, Nihilo et son collègue ex-Octobierriste Fred Falardeau, sont des professionnels de la fiction et des intrigues, de la mise en regard et en miroir des textes. Ils sont par conséquent convaincus du pouvoir de la fiction non seulement à dire le monde, mais à le façonner. Ils seraient sans doute d’accord avec Michel de Certeau pour affirmer que le passé est « fiction du présent[37] » : une fiction qui s’élabore au présent afin de conférer un usage au passé. Selon Nihilo, la crise d’Octobre « était restée […] la face cachée de la lune québécoise » (CL, 510) : en somme, une histoire que trop de textes contradictoires avaient rendue obscure et pour ainsi dire impropre à servir, « hors d’usage ». Peut-être serait-il plus juste de dire que cette histoire — c’est-à-dire l’Histoire[38] telle qu’il s’agirait idéalement de l’exhumer — avait été pratiquement recouverte par les fictions des uns et des autres. Au terme du roman, quand le fin mot de la crise apparaît à Sam Nihilo dans toute sa limpide clarté, c’est comme si les couches de récits tombaient une à une :

Toute une histoire. Mais leur couverture narrative les avait trahis, la petite histoire concoctée exprès pour tromper les journalistes et leur fournir une réponse toute prête aux questions des voisins […]. Leur fabrication était posée comme un couvercle sur la vraie histoire, si prodigieusement secrète que mes paroles, en lui donnant forme, me causaient un choc répété, car tandis qu’elles sortaient de ma bouche, je découvrais que les choses avaient vraiment dû se passer ainsi.

CL, 556

On le voit, le travail de remémoration opéré par Leblanc et Hamelin puise à des sources nombreuses mais néanmoins diverses. Chez le premier, la mémoire vive du témoin, alimentée et éclairée obliquement par des archives personnelles et publiques, est mise au premier plan, dans une volonté évidente de donner chair au personnage, et avec le résultat prévisible qu’elle se dressera « un peu contre la mémoire [des] concitoyens [du cinéaste] » (PS, 121). Chez Hamelin, ce sont les zones d’ombre de récits fragmentaires multiples, surtout écrits, qui sont mobilisées pour déconstruire une histoire fabriquée[39], une autorité usurpée. Au-delà de ces différences, les deux livres se rejoignent pourtant sur deux points principaux, à savoir la mise à distance des enquêteurs — Leblanc dans un cas et Nihilo dans l’autre — et la posture en quelque sorte « postmémorielle » de ceux-ci.

Il est symptomatique que la narration de La constellation du Lynx ne soit pas confiée entièrement à Nihilo, qui n’est que très occasionnellement le narrateur de quelques segments du texte. Nardout-Lafarge a bien montré comment le roman, « en brisant la linéarité et la chronologie, en juxtaposant plusieurs narrateurs, […] multiplie les relais et les bifurcations et matérialise, dans la structure du texte, les apories de la mémoire qui ne saurait consister simplement à rebâtir les “ponts coupés” du temps[40] ». Nihilo apparaît le plus souvent comme un personnage de la fiction, ce qui accentue « le caractère d’emblée second de l’enquête et la trajectoire oblique de la transmission de l’héritage[41] », Chevalier Branlequeue lui déléguant en quelque sorte la mission de poursuivre l’élucidation du mystère. Ainsi, Nihilo n’a pas de souvenirs directs consistants de la crise, mais seulement des réminiscences (au reste étonnamment précises) des discussions naguère animées par son maître. Par ailleurs, Carl Leblanc, né en 1963, était enfant lors des événements et il se met en scène comme tel (PS, 28-29), avec sa compréhension simplifiée, très partielle et manichéenne des choses. Cette posture de relative extériorité, il la réitère aussi par d’autres moyens, s’autodésignant volontiers à la troisième personne, s’imaginant tel que les Cross ou les Anglais de Seaford le voient, se nommant « le Québécois » comme si à la fois il représentait ces gens qui ont fait du mal à James Cross et s’en distanciait.

Or, sur le plan de la forme littéraire, cette mise à distance semble précisément indexer le moment historique où se situent et Nihilo/Hamelin et Leblanc, celui de la postmémoire, que l’on peut ainsi définir :

La postmémoire est séparée de la mémoire par une distance de génération, et de l’histoire par un rapport d’émotions personnelles. La postmémoire est une forme très puissante et très particulière de la mémoire, précisément parce que son rapport aux objets et aux sources n’est pas médiatisé par des souvenirs, mais par un investissement imaginaire et par la création. Cela ne veut pas dire que la mémoire ne soit pas elle-même médiate, mais cette dernière est plus directement reliée au passé. La postmémoire caractérise l’expérience de ceux qui grandirent enveloppés de récits, d’événements précédant leur naissance, dont l’histoire personnelle a été comme évacuée par les histoires des générations précédentes qui ont vécu des événements et des expériences traumatisants[42].

La secondarité des énonciations, le recours à des relais énonciatifs multiples et, plus largement, à des truchements (mandataires, témoins, etc.), la distance idéologico-axiologique chez Leblanc, ironique chez Hamelin, paraissent en définitive constituer autant d’indices d’une position postmémorielle ouvertement assumée, d’un « venir après » marqué par la nécessité de rétablir quelque chose qui s’est perdu en cours de route et qui est vital, qu’il s’agisse du sens humain de l’histoire pour Leblanc ou d’un réel occulté par un amoncellement de récits truqués pour Hamelin.

Contre l’historiographie

L’histoire n’est pas tant le matériau que la trame du récit d’Hamelin, qui sans cesse la reprend et la reprise[43]. La confrontation et l’entrecroisement de mémoires diverses, reliées, voire prolongées par la fiction, deviennent ici une façon d’« aviver » la mémoire historique « en usant d’autres moyens que ceux du discours historiographique[44] ». Il s’agit en somme, par la fiction affichée, de produire l’histoire sur la scène du texte en combinant les mouvements rétrospectif — la cueillette des récits existants — et prospectif — l’enquête au présent, voire la provocation de l’événement[45]. Ce n’est pas dire que le roman, ici, renonce à utiliser la machine historiographique, ce récit explicatif soumis aux lois de la pratique historienne qui se surimpose au document oral et écrit et qui l’ordonne. Mais il choisit plutôt d’en montrer les rouages et, surtout, les détournements possibles. Par là, La constellation du Lynx constitue sans contredit une fiction métahistoriographique (metahistoriographischer Fiktion) au sens d’Ansgar Nünning[46]. Ce type de fictions historiques, souvent dites postmodernes, s’oppose aux formes plus convenues dans la mesure où il « me[t] l’accent sur le procès de la reconstruction imaginative du passé comme sur les problèmes épistémologiques et méthodologiques de l’historiographie, de même que sur les difficultés techniques que pose la représentation[47] ». Ces fictions adoptent donc le point de vue du hic et nunc pour revoir les significations qui ont été conférées au passé historiquement. Cela dit, il serait sans doute exagéré d’assimiler le roman d’Hamelin à ces récits qui se donnent pour le « point de convergence de la littérature, de l’histoire et de l’historiographie[48] ». Bien que le questionnement historiographique émerge çà et là de façon explicite au sein de segments autoréflexifs du texte, il transparaît davantage dans le montage des séquences, dans les renvois entre les époques, les discours et les narrateurs, qui en sont le reflet formel. Sous le rapport des fonctionnalités historiques (aus funktionsgeschichtlicher Sicht), La constellation du Lynx s’assimilerait plutôt à un roman historique révisionniste (revisionistischer historischer Roman) qui « peu[t] être interprété aussi bien comme une critique des modèles établis de l’historiographie que comme l’expression individuelle ou collective d’images de l’histoire modifiées[49] ». Le terme « révisionniste », ici, n’a pas les connotations négatives habituelles ; il désigne plutôt l’ensemble des contre-discours historiques susceptibles d’être tenus.

Si le cadre romanesque de l’oeuvre d’Hamelin est favorable à une critique non seulement explicite mais également « formelle » de l’historiographie, la forme essayistique plus classique adoptée par Leblanc[50], malgré quelques penchants vers la fiction, se prête moins à une telle remise en cause. Elle remet tout de même en question l’historiographie sous deux aspects principaux, selon que l’on définit celle-ci comme le corpus des énoncés portant sur le passé historique ou comme un métadiscours sur la méthode et sur l’écriture de l’histoire. Dans le premier cas, l’essai de Leblanc se dresse contre les discours qui nient l’humanité de Cross et a fortiori sa perspective sur l’histoire, qui le placent dans des limbes historiques[51]. Dans le second cas, il affirme fortement, et contre une tendance bien inscrite au sein de la démarche historienne, la prégnance du témoignage en tant que source légitime. On sait que l’histoire scientifique s’est défiée du témoignage, y voyant au mieux un « éclairage partiel sur le phénomène historique », au pire un document frelaté, grevé par l’oubli, le refoulement, l’influence des autres témoignages[52]. Or, ce à quoi Leblanc s’emploie dans Le personnage secondaire, c’est à réaffirmer la valeur du témoin comme « acteur principal de l’histoire[53] », réinstaurant par là même celle du pacte mémoriel. Contre une histoire qui s’empare des mémoires individuelle et collective pour les passer au crible de la critique avant de les égaliser « sous un regard porté de nulle part[54] », l’essayiste se trouve à asserter le caractère central de l’expérience et du vécu individuels tels qu’ils émanent du récit personnel. Ce faisant, il s’inscrit dans cette tendance que relevait François Hartog lorsqu’il prenait acte du fait que, postérieurement aux massacres en série de la seconde moitié du xxe siècle, « dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première[55] ».

Il va de soi que la mémoire d’Octobre 1970 hante la littérature québécoise contemporaine[56], et les oeuvres de Leblanc et d’Hamelin l’illustrent à l’envi, qui n’ont de cesse de tourner autour de cet astre aussi sombre et indiscernable que la constellation qui donne son titre au roman du second. Chacun à sa manière, ces livres rendent compte de la foncière opacité du réel, de son obscurité insurmontable et de sa diffraction en éclats épars dans les mémoires et les récits historiques. Cela dit, Leblanc situe son entreprise dans un espace de rareté. Il vise à susciter une mémoire qui ne s’est pas exprimée, qui a été tue et qui pendant longtemps n’était pas même recevable : celle d’un Cross rentré en Angleterre et dont on ne voulait, à la lettre, plus rien savoir[57]. La forme essayistique, ici, sert à colliger les tessons récupérables de la mémoire, sans toutefois chercher à restaurer ce qui est irrémédiablement brisé. Par un montage de courtes séquences qui enjambent les époques et agencent les documents et les points de vue, qui reviennent sur les paroles prononcées et sur les sentiments d’alors en ne perdant jamais de vue l’after effect[58], cet après-coup qui permet de triturer le matériau documentaire, Leblanc suscite à partir d’un substrat composite et en partie déjà-là un espace mémoriel inédit, qu’il entend utiliser pour rouvrir la discussion sur la signification d’Octobre 1970. Hamelin, pour sa part, travaille avec le foisonnement des discours. Ce qui pour lui est proprement fictif, voire romanesque, ce sont les tentatives monologiques d’un Francis Simard, dans Pour en finir avec Octobre[59], ou du brigadiste italien Mario Moretti, dans ses mémoires, pour aborder les événements historiques à partir de leur seule subjectivité de témoin et d’acteur. À de telles tentatives, le romancier oppose, dans Fabrications, le récit d’un autre membre célèbre des Brigades rouges, Alberto Francheschini, où la subjectivité du protagoniste de l’histoire, loin d’être univoque ou autoritaire, « ne craint pas de se frotter à la multiplicité des significations et des points de vue » (F, 88). La pluralité des sources contradictoires, Hamelin ne tente pas de la résorber jusqu’à parvenir à la linéarité quasi causale du roman historique tel qu’on se le figure d’ordinaire ; au roman historique, il dit ainsi préférer le « roman heuristique » (F, 143) susceptible « de découvrir des faits historiques cachés » (F, 145). Il s’agit en définitive de reconstruire le référent à distance, dans le contexte d’une fiction qui néanmoins ne néglige pas de se colleter à l’actualité (les quarante ans d’Octobre 1970, en l’occurrence). Cet affichage fictionnel me semble ici, pour dire comme Emmanuel Bouju, à qui je laisserai la parole pour finir, d’une importance stratégique

pour mieux affirmer paradoxalement et hyperboliquement les pouvoirs littéraires de désignation du réel : sans jamais faire l’économie d’une mise en débat des pouvoirs de la fiction à l’égard de l’histoire dont elle s’empare, [la] pratique ironique de l’écriture, qui s’est largement répandue ces vingt dernières années, met en suspens les évidences historiques acquises au profit d’une provocation à la reconnaissance dans le réel des hypothèses fictionnelles composées à travers le feuilletage des énonciations[60].

On ne saurait mieux décrire l’effet que produit La constellation du Lynx, qui ne dévoile pas forcément des essences et des quintessences, mais déploie des histoires parallèles venant de toutes parts, et qui constituent autant d’harmoniques soulignant et complexifiant une ligne historique principale qui reste peut-être à dégager.