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En deux mots, voici : le roman français s’intéresse plutôt aux idées, tandis que le roman américain s’intéresse davantage à l’action. Or, nous sommes des Français d’Amérique, ou des Américains d’origine française, si vous aimez mieux. Nous avons donc la possibilité, au Québec, d’écrire un roman qui sera le produit de la tendance française et de la tendance américaine. C’est ça que j’appelle le grand roman de l’Amérique[1].

Depuis le début des années 1980, plus particulièrement dans le sillage des romans de Victor-Lévy Beaulieu, de Jacques Poulin et de Jacques Godbout — pour ne nommer que ceux-là —, plusieurs écrivains québécois se sont intéressés au caractère américain de la société québécoise, c’est-à-dire à l’expérience historique de cette société francophone qui a pris forme certes dans un rapport de filiation à la France, mais également dans une proximité culturelle avec d’autres sociétés qui se sont formées en parallèle sur le continent. Cet intérêt pour le rapport que le Québec entretient avec les Amériques, surtout les États-Unis, a donné naissance à un champ d’études qui s’est imposé au fil des ans, soit celui de l’américanité. L’étude de l’américanité de la société québécoise a permis de proposer une relecture des repères identificatoires québécois en tenant désormais compte, d’une part, des influences que « la société états-unienne de même [que les] autres “collectivités neuves” du continent[2] » ont eues dans son évolution et, d’autre part, de la participation de la société québécoise au façonnement de l’imaginaire continental. Ce rapport d’ouverture et d’échange avec le continent s’est davantage accentué dans les années 1990, notamment avec le mouvement de mondialisation qui a contribué à décloisonner le discours identitaire et qui a permis au sujet de redéfinir, en l’élargissant, l’espace culturel dont il subit les influences[3]. C’est le cas, par exemple, chez des écrivains comme Louis Hamelin, Christian Mistral, Dany Laferrière ou Lise Tremblay, qui ont nettement posé leur imaginaire sous le signe de l’américanité.

Louis Hamelin est peut-être l’écrivain de cette génération qui a le mieux intégré cette part américaine à son écriture, tant par le style que par les thèmes. On retrouve effectivement dans son oeuvre certains thèmes emblématiques de l’américanité à travers de nombreuses références intertextuelles à la littérature états-unienne, à l’écriture du Grand roman américain, à la traversée des grands espaces, au rapport problématique avec le territoire, à la mythologie continentale, à la présence de l’Amérindien, à la violence qui habite le continent, au rêve d’émancipation de l’individu, etc. Ces thèmes qui traversent l’oeuvre d’Hamelin ne sont cependant pas réductibles au seul espace culturel états-unien, il importe de le préciser, mais ouvrent plus largement sur la représentation d’une américanité qui comprend l’Amérique latine, comme c’est le cas dans Le soleil des gouffres, Sauvages ou La constellation du Lynx[4]. De manière générale, cette Amérique à laquelle réfèrent Hamelin et les écrivains de sa génération n’est donc pas réductible à l’unique expression d’une culture états-unienne assimilatrice, associée à un phénomène d’américanisation-mondialisation qui menacerait les petites cultures ; elle serait plutôt « une culture de prédilection, venue enrichir le paysage culturel québécois et relativiser la position qu’y occupait autrefois la France[5] ». Jean Morency précise ailleurs :

On assiste donc à un curieux revirement de situation, qui témoigne de manière assez éloquente d’une nouvelle prise de conscience, sur les plans littéraire et culturel, des rapports entre le centre et la périphérie. Le centre s’est déplacé de la France vers les États-Unis, mais il a cessé pour plusieurs d’être perçu comme un repoussoir, même si le Québec semble toujours confiné à la marge, dans ce pays « incertain » (Ferron) ou « équivoque » (Beaulieu) qui n’est pas autre chose, peut-être, que les limbes de l’écriture où s’agitent les textes mort-nés d’une nation encore à venir[6].

Ainsi détournés de la France, une part des romans québécois porteraient désormais l’empreinte d’une nouvelle conscience continentale qui habite les personnages et qui les guide vers les « intérieurs du Nouveau Monde », pour reprendre le titre d’un ouvrage important de Pierre Nepveu[7], c’est-à-dire vers un imaginaire qui, au-delà des clichés bien connus de l’Amérique états-unienne, commande une constante redéfinition des interactions avec l’espace et les gens qui l’habitent.

L’influence états-unienne est cependant telle chez Hamelin qu’on en vient pratiquement, remarque Jonathan Lamy dans une recension du recueil de nouvelles Sauvages, à l’inscrire dans le corpus de la littérature américaine : « L’oeuvre de Louis Hamelin, un des rares auteurs québécois à qui l’on accole l’étiquette d’auteur américain, illustre ce que serait une littérature américaine écrite au Québec. Quelque chose comme le chalet de l’américanité. Ou encore sa taverne[8]. » Il est intéressant de relever cette étiquette « d’auteur américain » qui pose la question de l’américanisation de la littérature québécoise ou, du moins, de l’écriture d’Hamelin, c’est-à-dire d’une écriture qui se détournerait de la question nationale, de l’affirmation des particularités québécoises et de l’expression d’un imaginaire « pure laine » pour embrasser quelque chose qui serait « autre ». Rappelons cependant que, l’intégration de référents américains n’entraînant pas forcément une perte identitaire, elle permet un réinvestissement de l’imaginaire continental et, par le fait même, une recomposition de l’expression du Québec dans son contexte continental. À ce titre, la suite de l’affirmation de Lamy ouvre sur cette idée du réinvestissement puisqu’elle suggère que la littérature américaine ne serait pas la même si elle était écrite au Québec, posant ainsi l’écriture d’Hamelin comme une sorte d’antichambre continentale — un « chalet » ou une « taverne » de l’américanité, pour reprendre l’expression de Lamy, plus que les « limbes de l’écriture de la nation à venir » dont parle Morency — où se rejoignent les imaginaires états-unien et québécois.

L’oeuvre d’Hamelin, prise comme expression de l’américanité québécoise, ne s’inscrit cependant pas dans une réflexion sur la destinée continentale du sujet québécois ; elle participerait plutôt d’un discours d’affirmation d’une certaine continentalité de l’espace culturel québécois qui va déjà de soi. Si on a pu lui accoler l’étiquette d’écrivain américain, c’est que l’Amérique est d’emblée intégrée à son univers, qu’il n’y a pas de doute sur la participation de l’espace culturel québécois à la construction d’un imaginaire continental : le sujet québécois n’a pas à prendre conscience de sa posture américaine, puisque sa voix participe déjà au maelström des voix qui forment l’Amérique. En assumant ainsi la part américaine qui la définit, l’écriture de Louis Hamelin ouvre la voie à une recomposition de l’imaginaire continental, à sa franco-américanité, c’est-à-dire à la représentation d’un territoire habité, de manière plus ou moins implicite, par une certaine conscience francophone qui serait en constant dialogue avec les autres groupes culturels qui habitent le territoire. Je propose donc d’étudier comment Louis Hamelin s’inscrit dans la réflexion sur la franco-américanité en m’intéressant essentiellement au rapport qu’entretient son écriture avec les discours identitaires qui marquent le Québec, notamment dans ses relations avec la France et les États-Unis, c’est-à-dire avec les deux espaces qui, selon Morency, font figure de centre. Je m’intéresserai plus particulièrement, dans un premier temps, à la représentation de la France dans la construction identitaire du Québec telle qu’elle apparaît dans quelques textes du livre Le voyage en pot[9] et, dans un deuxième temps, à la construction du sujet en marge d’une certaine représentation du mythe américain dans Le joueur de flûte[10]. Mon objectif n’est pas de confirmer ou d’infirmer l’étiquette d’« écrivain américain » que certains ont accolée à l’auteur, mais de mieux comprendre l’inscription de son oeuvre dans la construction d’un imaginaire continental empreint d’une certaine conscience francophone.

La « pensée de la rupture » : repenser la posture identitaire

Dans son ouvrage Allégeances et dépendances. L’histoire d’une ambivalence identitaire, Yvan Lamonde affirme que l’américanité doit s’inscrire dans le sillage d’une « pensée de la rupture », qui s’imposerait comme une sorte de préalable à la constitution d’un nouveau réseau de repères identificatoires pour les individus et les communautés. Cette rupture se fait d’abord avec les liens coloniaux qui imposent, en quelque sorte, une manière d’être qui ne correspond plus à la réalité dans laquelle s’inscrit la collectivité. Il s’agit ainsi d’une rupture politique, mais pas uniquement politique :

C’est aussi une pensée d’actes fondateurs y compris celui d’une affirmation « d’indépendance » intellectuelle […]. La pensée de la rupture, c’est encore la découverte que la culture et la littérature des colonies ne doivent pas être seulement comparées à celles des métropoles, mais qu’elles doivent aussi être comparées au comparable, c’est-à-dire entre elles[11].

Cette « pensée de la rupture » amène ainsi à concevoir l’américanité dans une forme d’éclatement des identités traditionnelles et, surtout, dans une ouverture à la diversité qui influence la nouvelle identité québécoise. Selon Jean-François Côté, les mouvements d’influences culturelles qui posent la place du Québec dans l’espace continental seraient d’ailleurs au coeur de l’expression du continent, qui se conçoit comme un espace d’hybridation culturelle[12]. Ouvrir ainsi le discours identitaire à une conception inclusive des rapports interculturels qui s’établissent sur le continent suppose donc un certain décloisonnement des espaces identificatoires traditionnels : la pensée de la rupture suppose d’emblée un rejet, du moins une critique, de l’adhésion aveugle du sujet à une identité collective déterminée par un certain discours institutionnalisé.

La pensée de la rupture comme acte fondateur de soi s’impose d’entrée de jeu dans Le voyage en pot de Louis Hamelin alors que l’auteur exprime dès l’avant-propos — intitulé « L’entité » — son refus de participer à un discours identitaire cherchant à fixer une bonne fois pour toutes l’identité nationale[13]. S’il affirme, avec une miette de dérision, vivre « dans une province où la définition de l’identité est devenue un sport national » (VP, 9), c’est effectivement pour mieux se dégager de ce besoin collectif de retrouver « l’âme nationale » qui façonne le peuple :

Comme pas mal de gens nés autour de 1960, ou après, et pour qui la quête d’une singularité politique à tout prix, grande dévoreuse d’énergie collective, n’aura pas été le combat d’une vie, j’éprouve parfois l’envie de me détourner, fût-ce temporairement, de ce questionnement radical. J’aurais envie, tiens, de retrancher le id de l’identité qui nous ramène toujours au même pour commencer à me préoccuper un peu d’entité. La philosophie, telle que simplifiée par le dictionnaire, nous offre cette définition : objet considéré comme un être doué d’unité matérielle, alors que son existence objective n’est fondée que sur des rapports. Un fleuve, un courant d’air, une vague sont des entités (Le Petit Robert).

VP, 9 ; l’auteur souligne

Aussi, se dégageant du « id » de l’identité, prenant le parti de l’« entité », Louis Hamelin inscrit-il les textes qui forment la suite de l’ouvrage sous le signe de la déconstruction de tout discours identitaire qui s’impose au sujet selon un principe aléatoire d’attribution fondé sur l’appartenance géographique et culturelle. On comprend rapidement dans les textes du Voyage en pot que le « id » se présente en quelque sorte comme la négation même de l’« entité » par l’attribution d’une « identité culturelle » qui, mise en rapport avec celle de la France, ne peut être porteuse que d’inégalité.

Le premier texte, intitulé « Ciel d’Afrique », souligne la dimension perverse qui s’installe dans les rapports identitaires, c’est-à-dire entre des identités chargées du poids de l’histoire qui les a façonnées à travers le temps. C’est le récit d’une altercation, dans un appareil d’Air France, entre un touriste québécois et un agent de bord français, entre le « colon » et le « métropolitain ». Dans cette fable identitaire, le touriste québécois prend un deuxième pain au moment du repas, ce qui choque l’employé qui remarque, avec un haut-le-corps, qu’« [i]l faut en laisser pour les autres », qu’« [o]n n’est pas en Afrique, tout de même !… » (VP, 13). Hamelin, en observateur, perçoit dans le rapport qui s’installe entre les deux, dont témoignent les remarques de l’agent de bord et le silence du Québécois, qui remet le pain en place — « geste salué par un “M’enfin !…” outré » (VP, 13) —, la reproduction d’un comportement essentiellement fondé sur des rôles identitaires préétablis. C’est ainsi qu’il explique la fable qui se joue devant lui :

Nous ne crevons pas (tous) de faim, comme pourrait le laisser entendre la désobligeante allusion du métropolitain au continent noir et à ses inanitions télévisées. Mais les mauvaises manières des chantiers ne sont jamais loin, qu’en langage correct on appelle convivialité. Les yeux plus gros que la panse, la culpabilité facile, l’indécision chronique et ce servile besoin de se faire taper sur les doigts. La fable s’intitule Né pour un p’tit pain, et elle tient tout entière dans les paroles du steward et dans les silences du Québécois : Deux ? (Peuples fondateurs, appartenances.) Il faut en laisser pour les autres… (Droits et territoires.) M’enfin ! (Oui, mais quand au juste ?) On n’est pas en Afrique, tout de même !… (Tribalisme et tentations dictatoriales.)

VP, 14 ; l’auteur souligne

Ces rôles identitaires qui permettent de formuler le rapport problématique qui existe et qui persiste avec la France apparaissent de manière récurrente dans les différents textes, particulièrement dans la perception que les Français peuvent avoir de l’écrivain québécois, pas en tant qu’écrivain, mais bien en tant que Québécois.

Le rapport entre la France et le Québec, fondé sur de vieux réflexes identitaires qui remontent à loin dans le discours littéraire québécois, est donc celui d’un centre qui tente de se maintenir et de sa périphérie qui cherche la reconnaissance. Or, pour Hamelin, le maintien de ces identités ne peut mener qu’à des interactions problématiques au sens où les identités se posent d’emblée comme des cadres fermés à toute interférence de l’autre. C’est ainsi que des lycéens relèguent au second plan les francophones du Québec, de la Belgique ou de la Suisse lors d’une activité du Jour de la francophonie pour porter leur intérêt sur un auteur albanais qui ne parle pas français, ce qui fait dire à Hamelin : « Au milieu de cet aréopage de praticiens de la langue de Montaigne, j’ai alors regretté de ne pas parler iroquois ou algonquin[14]. » (VP, 23) Malgré tout, une jeune lycéenne interpelle Hamelin en le nommant « notre Québécois » : « Et dans ce notre, il y avait une réelle affection, doublée d’une interrogation muette à laquelle je brûlais, et brûle encore de répondre. » (VP, 23 ; l’auteur souligne.) Dans cet intérêt pour le non-francophone et dans le « notre Québécois » qui s’ensuit se joue donc un rapport entre le centre et la périphérie qui ramène, même inconsciemment, le francophone hors Hexagone à son rôle hiérarchique d’ancienne — ou, pour reprendre les mots de Crémazie, de « simple » — colonie qui ne reçoit l’attention de la mère patrie que par filiation affective. Le regret de Louis Hamelin de ne pas parler une langue amérindienne laisse en fait paraître le regret de ne pas porter une trace apparente de son américanité — bien que son nom soit orthographié comme celui d’un acteur hollywoodien sur le programme[15] —, de ne pas posséder une particularité langagière, une curiosité identitaire qui serait propre à le démarquer aux yeux des Français. Cela dit, la réaction d’Hamelin correspond tout à fait au rapport hiérarchique qui se joue dans la fable citée plus haut, en ce sens que sa réponse n’est que silence, un désir de parole qui ne se réalise pas.

La fermeture à l’autre n’est pas l’unique caractéristique du discours identitaire du centre dans son rapport à la périphérie, car le discours identitaire québécois reproduit également un certain nombre de clichés sur les Français. Hamelin en est tout à fait conscient alors qu’il affirme, non sans une pointe d’ironie (encore) : « La France sans les Français serait un pays merveilleux. Cette petite fanfaronnade nous confortait à la fois dans nos préjugés historiques et dans notre besoin d’affirmation d’une fuyante américanité. » (VP, 28 ; l’auteur souligne.) Or, que se produit-il lorsque l’acteur sort de son rôle, qu’il ne respecte pas le texte ? Il y a forcément un détournement de sens ; une rupture avec ce qui devrait être. Aussi, Hamelin se dit-il déstabilisé lorsqu’il découvre que les Français qu’il rencontre ne reproduisent pas le cliché (le texte) qui leur attribue le rôle de ceux qui regardent les étrangers avec toute l’arrogance de leur Histoire. Parce que l’image du Français désagréable sert à conforter le Québécois dans son identité de Nord-Américain, le changement de paradigme entraîne forcément une réticence qu’Hamelin représente finement à travers l’évolution de sa réflexion sur le sens qu’il accorde à l’« être » Français. S’il relativise d’abord cette nouvelle convivialité française — « Entendons-nous, les Français ne sont pas devenus sympathiques du jour au lendemain. » (VP, 28) —, il n’a d’autre choix que de constater, lorsqu’il cherche et qu’il trouve dans un musée un homme reproduisant l’image qu’il se faisait des Français[16], que le cliché n’est pas la réalité, que la France a changé et que lui-même doit apprendre à réinterpréter l’espace : « Je me suis éloigné, rassuré, au fond, de le savoir là, à sa place parmi la collection de reliques où je l’avais trouvé. » (VP, 31) À partir du moment où l’image stéréotypée du Français est perçue comme passéiste, soit un objet de musée, Hamelin est bien obligé de se repositionner par rapport à la France.

Ce repositionnement se comprend par un retour à l’avant-propos, et à la position qu’Hamelin prend à l’égard de la notion d’identité, en retirant le « id » pour s’intéresser à l’entité. Le discours identitaire ne permettant pas de saisir le monde autrement que par une vision réductrice qui façonne le regard sur soi et sur l’autre dans le but de confirmer l’expression d’un même collectif, Hamelin propose de l’appréhender à partir de son expérience, de son bagage culturel et de sa relation avec le monde. C’est ainsi que le voyage ne sert plus à confirmer l’identité, mais à la refaçonner dans le temps à travers les échanges avec d’autres individus rencontrés en cours de route : « Partir en voyage, c’est aller à la rencontre de l’Autre, à travers le tissu de relations que crée inlassablement le monde, et accepter, peut-être, d’en revenir changé. » (VP, 10) Pris dans une logique de décloisonnement symbolique des espaces identitaires et d’une plus grande porosité des frontières culturelles, le voyage devient le lieu d’un remodelage identitaire où il s’agit pour le sujet d’accepter d’habiter — et d’être habité par — le monde qui l’entoure afin de se définir dans la proximité à l’autre. Et si Hamelin affirme que « la France patrie des idées ne sera jamais [s]a patrie, ni première ni seconde » (VP, 150-151), c’est qu’il est conscient d’appartenir à un autre espace culturel qui le définit depuis son enfance. Pourtant, il n’y a pas non plus un rejet net de la France, puisqu’au-delà du cliché reste la France intime, celle des rapports humains, des interactions avec l’autre :

À cette France de ma marchande de légumes et d’herbes, à celle de mon boucher avec son pâté de campagne prétexte à amitié, à la poissonnière qui me reconnut après l’absence, à la France de la fromagerie de la rue Grenelle avec sa petite armée en tablier évoluant entre les textures et les saveurs profondes d’un pays vraiment natal, à la France des liqueurs et des nectars extraits avec art des entrailles de la glèbe et des éclatements de soleil, je resterai attaché. À une certaine idée de la France, si on veut.

VP, 151

Cette France dont parle Hamelin n’a donc rien à voir avec celle du discours identitaire, car elle se construit hors du discours, si on peut dire, dans l’ouverture dont fait preuve l’entité au monde qui l’entoure. En se sortant d’une angoisse qui semble hanter la littérature québécoise depuis les premières traces de sa fondation au xixe siècle[17], en inscrivant son rapport avec la France hors du stéréotype de la « patrie des idées » pour le ramener plutôt sur le plan de l’expérience intime du quotidien, Hamelin conçoit désormais le monde comme un espace dynamique où, dans le sillage du mouvement de mondialisation qui permet une plus grande porosité des frontières culturelles, les interactions individuelles sont rendues possibles hors du cliché.

La pensée de la rupture, dans le cas particulier du rapport qu’entretient Hamelin avec la France, n’est donc pas une « pensée du rejet » de l’Autre ou de l’Ailleurs, prenant ainsi la forme de ce que Michel Biron a nommé la « cassure invisible », c’est-à-dire un repositionnement culturel qui recentrerait l’espace culturel identificatoire sur le continent habité sans pour autant faire de la France un repoussoir culturel[18]. Le passage de l’identité à une représentation de soi en entité permet de tisser des liens avec une certaine idée de la France, qui se construit dans les interactions intimes avec des Français, mais Hamelin reste conscient que son bagage culturel personnel lui donne une identité qui ne peut pas se reconnaître dans l’espace culturel français. Il ne s’agit plus, ici, d’attribution identitaire, mais davantage d’une affinité culturelle fondée sur son parcours individuel depuis le passé de l’enfance au présent :

[O]n ne quitte jamais vraiment ce qu’on est, qui est impossible à fixer, et qu’on transporte partout avec soi, le substrat de l’individu que nous devenons, sommes devenus et appelés à devenir, et qui doit sans cesse se frotter au monde tout en se conservant, en évitant de sombrer (ce qui demande parfois un petit effort à la conscience).

VP, 10

Cette logique identitaire que pose Louis Hamelin dans son rapport avec la France se trouve également dans le rapport qu’il entretient avec le continent américain. C’est à travers cette pensée de la rupture, ce refus d’une identité québécoise ou américaine prédéterminée, cette affirmation du sujet en tant qu’entité que se construit une certaine idée de l’américanité, voire de la franco-américanité, dans son oeuvre romanesque.

Construction et affirmation du sujet en tant qu’« entité » : Le joueur de flûte

De la même manière que la perception de la France à travers le discours identitaire traditionnel perd de sa pertinence dans les interactions intimes du sujet avec le monde qui l’entoure, la représentation de l’espace américain, bien qu’elle soit centrale chez Louis Hamelin, ne passe jamais par la valorisation des grands mythes d’une Amérique états-unienne, mais davantage par l’expérience continentale qui donne aux protagonistes de ses romans (et à lui-même) une profondeur identitaire qui leur est propre. Comment pourrait-il en être autrement puisque le constat de rupture par rapport au discours stéréotypé sur la France renvoie aussi à une remise en question du discours identitaire québécois porteur d’idéologies nationales ? Le discours identitaire semble réducteur dans Le voyage en pot, à l’image de ces publicités qu’Hamelin regarde à la télévision (VP, 63) et dont le principal objectif est de séduire et de vendre un produit, dans le cas de l’identité, celui de l’« utopie » nationale. Le discours souverainiste, par exemple, valorisera une gestion politique à la mode dans les sociétés perçues comme des modèles pouvant séduire les électeurs ; le discours fédéraliste fera de la célébration de la diversité culturelle, présente dans le discours social, le coeur même de son projet national[19]. Au bout du compte, le discours identitaire se trouve vidé de son sens à force d’incohérence et d’abus discursif ; l’individu en quête d’identité doit alors apprendre à se repositionner par rapport au monde qui l’entoure.

Le joueur de flûte apparaît dans l’oeuvre de Louis Hamelin comme le roman qui montre peut-être le mieux la désaffection du discours identitaire et la (re)construction identitaire du sujet en tant qu’entité, hors de tout déterminisme identitaire. Cette entité, prise dans le sens que lui attribue Hamelin, à savoir « un être doué d’unité matérielle » et dont l’« existence objective n’est fondée que sur des rapports » avec son environnement, se construit en partie par la reconnaissance d’une hétérogénéité sociale qui n’a rien à voir avec le discours politique, mais qui repose sur la reconnaissance de la différence et, plus particulièrement, de la marginalité de chacun. C’est dans la reconnaissance de la différence que l’entité peut exister à part entière. Sur le plan du discours identitaire, cela pose évidemment problème puisque les sociétés cherchent traditionnellement à créer un sens commun, percevant ainsi, comme dans la dernière partie du Voyage en pot, des « problèmes d’identité » dans toute expression du sujet en tant qu’« entité » ; c’est le cas de Jack Kerouac, de Patrice Desbiens, d’Yves Boisvert et de James Joyce. Entre la récupération québécoise de Kerouac, la dualité linguistique de Desbiens et l’exil de Joyce, on remarque une constante : leur véritable identité se trouve, à l’instar des Chaouins de Boisvert, hors du discours, hors de la norme, en marge du discours identitaire :

L’auteur prend soin d’isoler deux traits de la mentalité chaouinisante, l’un spatial, l’autre temporel. D’un côté, le mot clef est divers : le Chaouin est ennemi des façades lisses, des alignements uniformes et des extérieurs frais repeints, quand tout ce qui dépasse est tondu et passé au tordeur de la pensée niaiseuse. De l’autre côté, cette expression fétiche : en attendant… captif du présent, le Chaouin professe un attentisme joyeux qui n’est pas sans rappeler certaine attitude référendaire du peuple dont il s’est, par la force tranquille de sa marginalité, dissocié. Guetté par les coupures de courant, abonné à vie à des recours toujours plus ultimes, le Chaouin est aussi indépendant qu’on peut l’être individuellement, pour sauver sa peau… En attendant, donc.

VP, 212 ; l’auteur souligne

Dans Le joueur de flûte, le narrateur, Ti-Luc, apparaît en quelque sorte comme ces auteurs aux prises avec de réels « problèmes identitaires » alors qu’il hésite entre l’attribution d’une identité fondée sur un certain déterminisme héréditaire et l’affirmation d’une identité qui correspondrait davantage à l’émancipation du sujet en tant qu’entité. Tel un Chaouin, Ti-Luc cherche à rompre avec un certain rapport problématique à l’espace et au temps.

L’utilisation de la forme narrative du roman de la route pour relater le parcours de Ti-Luc permet d’inscrire le récit dans une certaine représentation de l’Amérique. Le roman de la route, inspiré du road movie et du road book états-uniens, reprend plusieurs thématiques de la littérature états-unienne et participe au maintien d’une certaine idéologie identitaire qui trouverait sa source dans « l’histoire sociale du pays [les États-Unis] et […] la mythologie populaire des Américains, notamment l’idée de la “frontière”[20] ». Or, si la route semble nécessaire pour Ti-Luc, la construction identitaire ne tient pas nécessairement à la valorisation de la dimension spatiale du mythe américain, comme le constate François Paré :

Ce qu’on aime voir, c’est le continent des grands espaces, de la quête transformatrice qu’ils représentent. Il est clair que Hamelin ne souscrit pas entièrement à cette américanité purement utopique. Il en recherche justement les ruptures, les signaux qui marqueraient son épuisement éventuel. Remonter le fil d’“Arianne[21]” à travers une Amérique signée par Kerouac, Bukowski, Burroughs et Ginsberg pour ensuite donner le coup de ciseau final[22] !

Et si Ti-Luc a l’impression que la clé de son identité se trouve dans l’Ouest, parce que son père biologique s’y trouve, l’image même de l’Ouest en « Terre promise » est remise en question lorsqu’il se demande :

Pourquoi le moindre petit cueilleur de fruits québécois de l’Okanagan avait-il l’impression, encore aujourd’hui, de partir pour une contrée merveilleuse où la vie serait facile et abondante, où le lait coulerait des hautes terres et le miel des arbres ? Terre-Neuve n’était pas de taille à entretenir ce genre de rêveries. L’Utopie, depuis toujours, se trouvait à l’Ouest.

JF, 38

La traversée du continent n’a d’ailleurs rien de la quête initiatique ou formatrice, car, loin de reproduire l’imaginaire mythique de la route, la description du voyage reste minimale, environ deux pages, « comme pour souligner l’absurdité de ce mouvement dans l’espace et la médiocrité profonde du pays traversé[23] ».

Le parcours identitaire que suit Ti-Luc ne s’inscrit donc pas dans cette idée utopique de la transformation de soi par le mouvement ; il correspond plutôt au malaise identitaire qu’entraîne chez lui le poids de la descendance, du récit paternel dont il ne connaît que les fragments que lui raconte sa mère. La quête sera celle de ce récit de nature à rompre l’incertitude identitaire qu’il vit et à expliquer qui il est et quelle est sa place dans le monde. Cette incertitude identitaire que ressent Ti-Luc se traduit notamment par un problème de colonne vertébrale qui pourrait le laisser paralysé à n’importe quel moment. Il en fait l’expérience un jour où, après avoir fait l’amour avec sa petite amie Marie dans un verger près de la frontière états-unienne, il se trouve immobilisé, incapable de se relever. Soulignons au passage la symbolique biblique du Paradis perdu : Ti-Luc devra remonter jusqu’à l’origine de sa conception, à la faute originelle, s’il veut enfin reprendre son existence en main. Ceci est d’autant plus vrai que c’est à la suite de cette expérience dans le verger que sa copine le quitte parce qu’il manque de caractère (de colonne, justement) : « Elle me voyait comme quelqu’un de plutôt mal défini. De fait, j’ai très peu d’identité[24]. » (JF, 18) Ce manque de caractère, Ti-Luc l’associe en grande partie au fait qu’il n’a pas de père, du moins pas de père connu qui aurait été présent pour l’aider à se définir autrement que comme une « création collective des années soixante-dix » (JF, 17), lui qui a été élevé par sa mère dans une coopérative. Malgré cet aspect collectif de son éducation qui se solde par un échec relatif puisque les membres de la commune quittent la coopérative lorsque le « système de chauffage à l’énergie solaire […] fait patate » (JF, 23), Ti-Luc grandit dans le souvenir de certaines figures paternelles porteuses d’utopie et, surtout, d’échecs. Son patronyme, Blouin, lui est donné, par exemple, en mémoire de l’ami de coeur nationaliste qui vivait avec sa mère avant qu’elle parte vers Vancouver, où elle a rencontré son père biologique :

L’hommage était posthume : Jesse Blouin et ma mère partageaient encore un appartement lorsque ce dernier reçut en pleine poire, par retour instantané du courrier, les débris du réveille-matin trafiqué qu’il venait de déposer, avec quelques bâtons de dynamite, au fond d’une boîte aux lettres de Westmount. […] Jesse, qui luttait pour la libération de son pays et l’émancipation du prolétariat, eut la décence historique d’éviter de survivre à ses rêves de gloire déplacés. Quant à moi, par la magie du baptême, j’ai grandi dans le souvenir de ce terroriste de légende, aussi redoutable que parfaitement amateur.

JF, 17

À la suite de la mort de Jesse, la mère quitte le Québec pour vivre son rêve américain dans l’ouest du pays, où le « terroriste de légende » est remplacé par un écrivain, tout aussi légendaire, de la contre-culture américaine, « un obscur écrivain américain qui avait eu son heure de gloire à San Francisco au début des années soixante. Il était grand, blond, ex-champion de basket au collège » (JF, 16). Parmi ses réalisations les plus notables, Forward Fuse aurait inventé le « fuck writing, la technique d’écriture expérimentale grâce à laquelle [Ti-Luc a] été conçu » (JF, 16) :

S’il faut en croire cette légende familiale, mon code génétique ressemblerait donc à ceci :

Dmf

M lfvfb, dC ;`sv, f`fav, fammmmmmmmmmmfd

JF, 16

Entre le souvenir de Jesse Blouin et l’héritage génétique laissé par Forward Fuse, Ti-Luc n’arrive pas à bien saisir le sens précis de son existence.

Tout cela n’est cependant qu’une « légende familiale », un conte que relate la mère à son fils pour expliquer ses origines, car, dans les faits, la situation identitaire de Ti-Luc se limite d’entrée de jeu à ces quelques lignes en ouverture du roman : « Bon, O.K. Je m’appelle Ti-Luc Blouin et j’ai été conçu dans une commune de la côte ouest à la fin des années soixante. Le Ti vient de ma mère, et elle y tient, ou plutôt, elle y tenait. » (JF, 15) Or, lorsque sa mère meurt, qu’il devient orphelin, il ne reste plus personne pour raconter sa légende identitaire. C’est donc dans un désir de complétude du récit et d’émancipation à travers le père que Ti-Luc prend la route de l’Ouest pour se rendre sur l’île Mere, au large de Vancouver. Arrivé sur l’île, Ti-Luc rencontre des gens qui ont connu Fuse dans ses années de gloire et qui se remémorent ce personnage mythique d’une époque tout aussi mythique. Patrick Westmoreland raconte :

Quand il est débarqué à Love Mountain, Fuse venait de traverser les États-Unis à bord de cet autobus légendaire, tu sais, l’Autobuzz… Des types complètement pétés, qui faisaient de la musique sur le toit d’un autobus. De San Francisco à New York, ils s’étaient donnés pour mission d’ébaudir les badauds, convaincus que même les rednecks finiraient par embarquer dans leur trip.

JF, 82

Arnot Valenti, pour sa part, raconte comment Fuse cherchait toujours à repousser les limites, tant dans ses expériences artistiques que dans celles reliées à la drogue. Grand érudit, Fuse avait un certain talent littéraire alors que, à la sortie de son premier roman, « son nom était cité à côté de celui de Philip Roth » (JF, 92). Ces récits sur Fuse appartiennent cependant à la mémoire, à un passé révolu, presque sombré dans l’oubli. Westmoreland précise que cette période héroïque du père est désormais une chose du passé, comme ce « vieux machin qu’ils appelaient l’Autobuzz […], aujourd’hui considéré comme un artéfact de la Contre-Culture, et […] conservé à la Smithsonian Institution » (JF, 82). Valenti constate, au sujet du livre de Fuse : « J’ai entendu dire que son livre avait plutôt mal vieilli. Me souviens plus du titre. » (JF, 93) Et si, de mémoire, Forward Fuse était « l’homme qui a tout pour lui », Valenti ajoute, comme pour insister sur le caractère passé de cette époque : « Ouais, ben, l’homme qui avait tout pour lui a fini par câlisser son camp, et moi je suis toujours là. » (JF, 93) C’est cet homme de mémoire qu’ira chercher Ti-Luc de l’autre côté de l’île, à l’emplacement de l’ancienne commune de Love Mountain.

Sur le plan des identités, ce que découvre Ti-Luc sur l’île Mere est fort intéressant et inscrit le roman dans le même esprit que Le voyage en pot en ce qui concerne l’entité. Avant même de retrouver la trace de Forward Fuse, Ti-Luc découvre une communauté d’individus qui se démarquent par leur marginalité respective. On n’a qu’à penser à Maxence Moutou, un franco-ontarien de Kapuskasing qui prône la nationalisation du coït, à Muse qui fait de la strip poésie ou à Arnot Valenti, le peintre qui a transporté ses haltères avec lui. En fait, ces personnages se démarquent clairement de Ti-Luc lui-même en ceci qu’ils parviennent tous à se définir à partir de leur expérience individuelle et qu’ils acceptent la différence des autres dans un rapport d’enrichissement mutuel, ce qui fait dire à François Paré, dans une de ses lettres, que, chez Hamelin, « l’identité ne se forme pas seulement “dans le déplacement” […] mais aussi dans une sorte de convivialité festivalière où chacun se trouve au bout de sa quête ou plutôt “à bout de quête”[25] ». Si chacun des personnages a son histoire intime, qui sert de fondement à ce qu’il est, son identité n’est pas fixée par cette histoire, elle est en constante évolution et, par le fait même, ancrée dans le présent, ce qui est en opposition avec l’homme que découvre Ti-Luc et qu’il reconnaît comme son père. En effet, l’identité de Forward Fuse, loin d’être aussi forte que l’image du héros de la contre-culture, semble plutôt s’embrouiller au point de disparaître, du moins symboliquement. Le nom de Fuse est d’ailleurs disparu, oublié, remplacé par celui de Big, un vieil homme hanté par l’image de Howard Hughes et du rêve grandiose qu’il avait de construire un bateau volant. La rencontre est donc décevante en ceci que Ti-Luc n’arrive finalement pas à remonter à la source de son identité, car Fuse, vieilli et malade, refuse de se souvenir de sa mère et, même, de la méthode d’écriture qui a servi à le concevoir. Au final, le père héroïque n’existe pas, du moins pas dans le présent, ce qui fait dire à Ti-Luc : « Même vivant, Hughes était un fantôme. Et vous, vous êtes devenu le fantôme de Hughes… » (JF, 184) Confronté à la vérité de ce qu’il est, un homme ordinaire, père de surcroît, face à l’échec de ses rêves, de ses utopies, Fuse se suicide.

Si la mort de la mère semble souligner l’incomplétude du récit identitaire de Ti-Luc, celle de Fuse permettra plutôt au fils de se dégager du poids de son identité de fils et de renaître en entité, c’est-à-dire dans la certitude de qui il est en tant qu’individu. La renaissance de Ti-Luc se pose en fait sous le signe d’un rejet du discours identitaire, le récit que portent la mère et le(s) père(s), et de l’inscription du sujet dans son environnement. Ti-Luc renaît en fait du territoire, en accord avec sa nature, alors qu’il grimpe dans un tronc d’arbre :

Je ruai dans le vide, plantai mes crampons. Je montais de nouveau. Des deux mains, je me hissais jusqu’au trou. Il était trop petit. Jamais je ne passerais par là. Pris de panique, j’ai commencé à me dévêtir. […] Et alors le cri, pareil à un mugissement, ou à une très antique complainte, et ensuite l’insupportable fracas des fibres déchirées.

JF, 217-218

La renaissance s’accomplit à la sortie de l’arbre, lorsqu’il rencontre le chef autochtone Art Watt et que ce dernier lui demande, avant de quitter l’île : « Comment tu t’appelles, fils ? » (JF, 221), ce à quoi il répond : « Luc… Luc Blouin. » (JF, 221) En se débarrassant du préfixe « Ti », Luc se dégage aussi du poids de l’« id », du récit identitaire porté par la légende, familiale, sociale ou nationale.

+

En s’intéressant davantage à l’« entité » qu’à l’« identité », Louis Hamelin propose une relecture du rapport qu’entretient le sujet avec l’espace dans lequel il se trouve. Une telle relecture, comme on a pu le constater, passe d’abord par la rupture avec un discours identitaire qui fixe le rôle de chacun dans ses interactions avec autrui. Cette position, tant dans Le voyage en pot que dans Le joueur de flûte, est empreinte d’une certaine stérilité identitaire puisqu’elle maintient le sujet dans son immobilité, l’empêchant de s’émanciper face au regard de l’autre. En fait, l’émancipation, chez Hamelin, passe d’abord par la capacité du sujet à se définir hors du discours, à intégrer l’espace qu’il habite tel qu’il est au présent. La construction identitaire du sujet dépend moins de la prise de conscience de sa posture dans l’espace collectif que de la manière avec laquelle il décide d’habiter cet espace. C’est ainsi que l’américanité de Louis Hamelin passe non pas par l’intégration des grands mythes américains (voire états-uniens) — on le constate par le refus de l’imaginaire routier dans un récit qui prend la forme d’un roman de la route —, mais par la participation de la voix de ses personnages à la pluralité des voix qui façonnent les contours culturels du continent. Cette voix qui s’ajoute, prise hors des discours identitaires, n’en est pas moins influencée par son histoire, par sa géographie et par une certaine appartenance à un ensemble culturel, ce qui amène Hamelin à se définir lui-même comme « franco-nord-américain ». On remarque cependant que cet espace de références culturelles est constamment relégué au second rang, derrière la mise en réseau des multiples interactions qui servent à la construction du soi.