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Introduction

Dans cet article, nous discutons des résultats d’une étude réalisée dans la ville de Montréal au Canada, au sujet d’un programme de travail de rue s’adressant aux jeunes en difficulté dans un quartier défavorisé, Montréal-Nord. Bien que cette étude ait concerné différents aspects de ce programme, nous aimerions surtout nous attarder dans le présent article à la question de l’impact du programme sur la population desservie. En ce sens, comme nous le verrons, la combinaison de techniques de recherche quantitatives et qualitatives nous a permis de comprendre de manière approfondie les effets ou l’impact du travail de rue sur la vie des jeunes Nord-Montréalais. Selon les données récoltées, cette pratique de proximité semblerait avoir une importance particulière dans deux sphères de la vie sociale des jeunes en difficulté : le développement d’un sentiment de reconnaissance et l’exercice de la citoyenneté. L’analyse nous a non seulement permis de trouver des indices suggérant un impact positif du travail de rue à l’égard de ces sphères, mais aussi de voir de quelle manière les identités de genre se rapportent à ces effets. Ainsi, il semblerait que les filles du quartier perçoivent davantage de retombées positives du travail de rue au niveau de leur épanouissement personnel.

Cet article est structuré en quatre sections. Dans une première section, nous discutons des caractéristiques du travail de rue en tant que pratique d’intervention. Nous soulignons plus particulièrement son caractère atypique comparativement à d’autres pratiques de proximité. De même, nous discutons d’aspects de la vie des jeunes qui, selon différents auteurs, mériteraient plus d’attention de la part des intervenants. Nous justifions et présentons d’une manière détaillée la méthodologie de la recherche dans la section suivante. Quant à la troisième section, elle présente le contexte de l’étude. Nous décrivons dans cette partie le milieu social de Montréal-Nord, les jeunes en difficulté et les stratégies d’intervention des travailleurs de rue. La dernière section consiste en la présentation et discussion des résultats de la recherche, en particulier en ce qui concerne les questions de la reconnaissance et de la citoyenneté. En guise de conclusion, nous soulignons le bilan positif de notre recherche, le caractère atypique du travail de rue et la pertinence de notre stratégie méthodologique.

Le travail de rue : évolution, complexité et enjeux

Le travail de rue est apparu au Québec dans les années 1970, lorsque différentes instances publiques ont misé sur l’engagement de gens issus des milieux sociaux marginalisés pour rejoindre ces derniers (Fontaine, 2011b). Dès lors, et malgré une histoire accidentée, le travail de rue semble être resté une pratique de proximité se basant notamment sur l’existence préalable (ou sur la création) d’un lien de confiance entre l’intervenant et la population desservie (Peterson, 2002 ; Fontaine, 2011a et 2012). Cette situation a fait du travailleur de rue un intervenant d’un type très particulier, et ce, même comparativement aux autres représentants de la street level bureaucracy, c’est-à-dire aux travailleurs publics qui ont un contact quotidien avec les citoyens (Lipsky, 2010). En effet, la priorité du travailleur de rue étant la préservation du rapport de confiance qu’il entretient avec la population qu’il rejoint (dans notre cas, les jeunes de MontréalNord), il doit ainsi jongler avec les attentes de cette population et les contraintes propres aux instances communautaires et publiques qui soutiennent sa démarche. En ce sens, il est possible de dire que le travailleur de rue se situe dans l’espace liminal qui sépare et unit les fonctionnaires et les intervenants communautaires avec les populations ciblées.

Le travail de rue s’exerce, par conséquent, dans une négociation constante. En ce sens, il s’arrime mal aux modèles de fonctionnement proprement bureaucratiques : division des services entre différentes étapes et différents fonctionnaires, échange constant des renseignements sur les bénéficiaires (entre ces fonctionnaires), horaire de service strictement délimité. À cet égard, les employés des instances gouvernementales et communautaires – qui, en général, n’ont pas les mêmes rythmes d’intervention que les travailleurs de rue – ont souvent des difficultés à comprendre les moyens d’action et les résultats du travail de ces derniers. De plus, dans la mesure où le travail de rue est fortement influencé par le milieu de l’intervention, il est possible de dire qu’il ne suit pas de logique ou de modèle d’intervention unique (Fontaine, 2011b). Seulement quelques principes généraux, mais fondamentaux, définissent sa démarche : conservation du lien de confiance avec la population desservie, insertion respectueuse dans les espaces marginaux fréquentés par cette dernière, utilisation d’une approche globale concernant les différents aspects de la vie sociale, accompagnement et aide dans l’accès aux services publics (Peterson 2002 ; Simard et al., 2003 ; Fontaine 2004, 2010, 2011b). Pour le reste, ce sont plutôt les particularités du milieu en question qui donnent forme à l’action de cet intervenant. Les stratégies d’insertion dans le milieu, les formes de suivi, les actions d’aide et les horaires de travail en sont quelques exemples.

Dans ce contexte, il est en quelque sorte logique que la question des effets ou de l’impact du travail de rue suscite d’importantes divergences parmi les chercheurs et parmi les différents organismes et instances publiques concernés. Ainsi, une revue de la littérature nous a montré que les stratégies de recherche qui s’offrent à un projet qui, comme le nôtre, cherche à mieux cerner l’impact de cette pratique varient d’une manière importante. Tandis que, dans une perspective de reddition de comptes, certains chercheurs se sont surtout intéressés à la quantification et à la « mesurabilité » de l’impact de cette pratique (Martel, 2008), d’autres ont plutôt prôné des approches s’intéressant davantage à la dimension qualitative de la problématique (Pomerleau, 2006). Également, alors que certains auteurs insistent sur la nécessité de compter sur des indicateurs concrets et précis (Tétrault et Girard, 2007), d’autres soulignent plutôt l’importance de comprendre la manière dont les pratiques de proximité s’inscrivent dans le monde subjectif des jeunes (Colombo, 2008 ; Tichit, 2011). Enfin, tandis que pour certains les effets des pratiques de proximité doivent surtout être estimés en fonction d’une problématique en particulier (la criminalité, par exemple – Tétrault et Girard, 2007 ; Martel, 2008), d’autres chercheurs mettent plutôt l’accent sur la nécessité de comprendre l’ensemble de l’environnement social de la population desservie (Peterson, 2002 ; Colombo, 2013).

Dans cette recherche, nous avons surtout suivi cette dernière voie tout en combinant des méthodes qualitatives et quantitatives. En ce sens, la littérature sur les jeunes vivant des difficultés au Québec nous a permis de mieux cibler les aspects de leur vécu qui étaient les plus susceptibles d’être touchés par le travail de rue. Ainsi, inspirés de la philosophie d’Axel Honneth (2007), des chercheurs soulignent l’importance de la reconnaissance sociale dans l’amélioration de la situation du jeune (Colombo, 2008, 2010 ; Fontaine, 2011a). Cette quête de reconnaissance est comprise par ces auteurs en fonction des crises identitaires que les jeunes éprouvent lorsqu’ils vivent de multiples difficultés (à la maison, à l’école, avec les amis). Dans ces circonstances, la présence d’une personne prête à écouter le jeune et à dialoguer avec lui tout en respectant son point de vue paraît fondamentale. Ainsi, selon Annie Fontaine, « la reconnaissance découlant du dialogue avec un adulte peut contribuer à la mise en sens des expériences et ainsi encourager le passage vers l’autonomie » (Fontaine, 2011a : 192). Selon cette même auteure, la démarche du travail de rue répond à ce besoin.

Une deuxième sphère, particulièrement importante dans le cas des jeunes en difficultés issus de l’immigration récente, est celle concernant l’exercice de la citoyenneté : la connaissance de ses droits, leur exercice, le respect des droits des autres, etc. En effet, comme JulieAnne Boudreault l’a montré, certaines pratiques des jeunes en difficulté, notamment de ceux qui entretiennent un rapport tendu avec la loi, entraînent un questionnement ainsi qu’un remaniement de la notion conventionnelle de citoyenneté (Boudreault, 2013). À cet égard, Nicole Gallant, a souligné la manière active et plurielle dont les jeunes issus de l’immigration récente vivent leur identification avec la société d’accueil et avec l’ordre politique (Gallant, 2008). Ces divers positionnements identitaires se traduisent évidemment par des manières différentes d’exercer la citoyenneté et la participation politique.

En accord avec ces réflexions, nous avons donc voulu comprendre les effets du travail de rue à l’égard du développement d’un sentiment de reconnaissance sociale et de l’exercice de la citoyenneté chez les jeunes en difficulté de Montréal-Nord. Nous présentons d’abord la stratégie méthodologique que nous avons utilisée dans cette démarche.

La méthodologie de la recherche 

Pour l’étude de l’ensemble du programme Travail de rue à Montréal-Nord, nous avons opté pour une approche qui, tout en combinant des méthodes qualitatives et quantitatives, était de type « ascendante » (bottom-up) et participative. Ainsi, le devis de la recherche insistait, comme suggéré par Tichit (2011) et Chevalier et Lebel (2009), sur la nécessité de bien comprendre le point de vue et les réflexions des acteurs de la base, c’est-à-dire des acteurs qui donnent vie, sur le terrain, à la pratique évaluée : les travailleurs de rue et les jeunes. Cela étant dit, nous avons aussi rencontré les partenaires publics et privés du programme dans le but d’avoir une vision plus complète du contexte de développement de la pratique. Bien que l’outil privilégié pour avoir accès aux points de vue de ces acteurs ait été l’entretien, l’emploi d’autres techniques de recherche telles que le groupe de discussion ou la passation de questionnaires n’a pas été écarté. L’observation participante a aussi été un outil pertinent à cet égard. Elle nous a permis de mieux comprendre la manière dont le programme à l’étude s’insère dans la vie quotidienne du quartier ainsi que d’appréhender directement les interactions entre les travailleurs de rue et les jeunes[2].

En choisissant une approche participative nous avons misé sur une stratégie de construction collective des connaissances. Celle-ci nous a permis non seulement de mieux identifier les thématiques à aborder lors des entretiens avec les travailleurs de rue et les jeunes, mais aussi de mieux construire et de valider certaines des questions auxquelles ils allaient plus tard devoir répondre dans le questionnaire. Par ailleurs, le but de ce dernier était double. D’un côté, il cherchait à définir le profil socioéconomique des jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue de même qu’à identifier les services du programme les plus utilisés et appréciés. De l’autre côté, ce questionnaire cherchait aussi à saisir l’importance des services des travailleurs de rue relativement à cinq thématiques : l’estime de soi, l’autonomisation du jeune ou l’empowerment, l’intégration harmonieuse dans la société, la solidarité et l’exercice de la citoyenneté. Ces thématiques ont été identifiées à partir de la révision des différents documents que l’organisme responsable du programme avait élaboré au long de son histoire pour encadrer ses pratiques. Leur pertinence pour l’étude de l’impact du travail de rue était donc évidente.

Cette dernière partie du travail a été réalisée à l’aide de cinq échelles de Likert dont les items (qui, comme il est bien connu, servent à estimer le degré d’accord d’une personne avec une affirmation) ont été construits et discutés avec les travailleurs de rue lors du groupe de discussion. Chaque échelle concernait l’une des cinq thématiques et était composée de dix affirmations accompagnées de cinq choix de réponse : 1) Pas du tout d’accord ; 2) Pas d’accord ; 3) Ni en désaccord ni d’accord ; 4) D’accord ; et 5) Tout à fait d’accord[3]. Le répondant devait donc utiliser ces choix de réponses pour se positionner face à chacune des affirmations présentées. Une fois les questionnaires complétés, une analyse de composantes principales, réalisée par ordinateur[4], nous a permis de confirmer le caractère unidimensionnel de nos échelles, c’est-à-dire le fait que chacune d’elles abordait – avec ses items – une seule composante ou dimension. Nous avons administré un total de 108 questionnaires, ce qui semble représentatif de la population à l’étude, qui, selon le dernier rapport annuel (2012) de l’organisme responsable du programme (Café-jeunesse multiculturel Montréal-Nord), était de 280 jeunes environ[5].

Quant aux entretiens, nous en avons réalisé 36 auprès de différents acteurs qui convergent autour du programme Travail de rue : les travailleurs de rue eux-mêmes, les responsables du Café-jeunesse (l’organisme responsable du programme), les partenaires du programme et les jeunes. Pour ce qui est de ces derniers, dans une logique entièrement qualitative, ceux qui ont été sélectionnés se trouvent dans le groupe d’âge ciblé par le programme et ont un accès constant aux services des travailleurs de rue. Au total, 12 entretiens ont été réalisés avec ces jeunes, 4 individuellement avec les travailleurs de rue et 1 entretien de groupe avec le directeur et le coordonnateur du programme. Ces entretiens ont fait l’objet d’une analyse inductive inspirée de l’approche de la grounded theory, qui cherche à identifier les notions ou catégories avec lesquelles les gens conçoivent leur vécu.

Le travail de terrain réalisé dans le cadre de cette évaluation a duré huit mois[6], de juin 2013 à janvier 2014. Nous avons commencé par la réalisation du groupe de discussion qui a compris trois séances. Tel qu’il était prévu, cette activité a donné lieu, dans sa dernière partie, à la construction du questionnaire qui a été par la suite administré aux jeunes. L’observation participante a été réalisée de façon parallèle à l’application du questionnaire. Quant à la deuxième partie de l’évaluation, elle a surtout consisté en la réalisation des entretiens. Nous avons commencé par les travailleurs de rue et les coordonnateurs du programme, pour aller ensuite rencontrer les partenaires. Les jeunes ayant accès aux services des travailleurs de rue ont été interviewés dans la dernière partie de la recherche.

Le contexte et la pratique

La recherche a eu lieu dans l’arrondissement de Montréal-Nord, ancienne municipalité autonome de l’île de Montréal intégrée administrativement à la ville centre dans les années 2000. Montréal-Nord affiche d’importantes difficultés socioéconomiques, et ce, depuis plusieurs années. Ainsi, selon les données de la Direction du développement économique et urbain de la Ville de Montréal (DDEUVM, 2011), Montréal-Nord est le quartier qui a perdu le plus d’emplois dans la ville de la décennie des années 1980 à la décennie 2000. Il est aussi celui qui en a récupéré le moins. Dans cette même logique, sur la dernière version disponible d’une carte de défavorisation publiée par la Ville de Montréal sur son site internet, Montréal-Nord apparaît dans la catégorie des quartiers défavorisés avec de nombreuses zones où la population est considéré comme « assez défavorisée » ou « très défavorisée » (voir DDSVM, 2006). En outre, Montréal-Nord est un quartier qui compte une importante population d’origine immigrante, arrivée récemment au Québec. Une partie de cette population relève de l’immigration issue des pays des Caraïbes (Haïti) et du Maghreb (voir Bernèche, 1983 ; Germain et Poirier, 2007 ; Charbonneau et Germain, 2002).

Dans ce contexte, la jeunesse de Montréal-Nord, surtout celle issue de l’immigration récente, a été souvent associée au crime et aux gangs de rue par la police et par les médias. Cette perception semble avoir été nourrie dans le passé par l’existence d’un important taux de criminalité mais aussi par la façon d’agir de la police qui est souvent considérée par les Nord-Montréalais (surtout par les jeunes) comme peu tolérante, voire violente. En ce sens, un événement qui a marqué d’une manière importante l’imaginaire des jeunes de l’arrondissement a été l’intervention policière qui a donné lieu à la mort par balle d’un jeune du quartier d’origine hondurienne, en 2008. Cet événement tragique a déclenché une série d’actions violentes et spontanées (saccages, destruction de voitures, occupation de la rue, etc.), connues comme les « émeutes de Montréal-Nord ». C’est surtout au milieu de ce type de tensions que la pratique du travail de rue auprès des jeunes Nord-Montréalais prend tout son sens[7].

Dans ces circonstances, les travailleurs de rue de Montréal-Nord s’intéressent aux jeunes, filles ou garçons, qui vivent dans des conditions de marginalité et qui vivent des situations de conflit (consommation de drogues, décrochage scolaire, chômage). Les problèmes spécifiques que ces jeunes peuvent avoir vont, d’après l’organisme responsable du travail de rue dans le quartier, de petites peines d’amour jusqu’à des démêlés constants avec la justice. Entre ces deux pôles, on trouverait des jeunes plutôt « tranquilles », qui vivent des situations de chômage, qui ont des problèmes avec leurs parents ou qui, ayant eu des difficultés à l’école, ont décidé de « lâcher » les études. Selon les données de notre questionnaire, l’âge médian des jeunes répondants ayant accès aux services des travailleurs de rue à Montréal-Nord est de 19 ans et six jeunes sur dix sont des garçons. Par ailleurs, bien que 64 % d’entre eux soient nés au Canada, seulement 8 % se déclarent d’origine québécoise ou canadienne. Les identités ethniques les plus mentionnées en ce sens sont l’haïtienne (46 %) et l’arabe (26 %). De plus, 77 % des jeunes ayant accès aux services de l’organisme responsable du programme Travail de rue avaient uniquement complété un niveau d’études égal ou inférieur au Secondaire V au moment de l’étude[8]. Enfin, 38 % de ces jeunes habitaient dans des familles monoparentales et 37 % déclaraient avoir eu personnellement des démêlés avec la justice.

Cette dernière catégorie de jeunes est souvent considérée comme « le noyau dur » de MontréalNord. Il s’agit de jeunes habituellement très difficiles à rejoindre pour les intervenants et les travailleurs sociaux conventionnels. D’après l’un des travailleurs de rue, il s’agit soit de jeunes qui ne participent pas activement à la criminalité, mais qui connaissent bien ce milieu, soit des jeunes – une minorité – qui, attirés par le « bling-bling » de la vie facile, préfèrent carrément tenter leur chance dans des activités illicites. D’après ce même travailleur de rue, ce type de jeunes se trouve surtout dans le groupe d’âge des 18-30 ans. En général, pour les travailleurs de rue, ces jeunes, ceux du « noyau dur », ne sont pas « de vrais criminels », mais seulement des jeunes qui ont fait de mauvais choix. En fait, d’après un autre travailleur de rue, ceux qui pourraient être considérés comme des vrais « chefs de gangs criminels » sont des adultes qui n’habitent pas l’arrondissement. Les « vrais » jeunes de Montréal-Nord, nous dit-il, « ce sont des jeunes qui ont été énormément déçus par la vie, par les organismes, les institutions… très déçus […], c’est un groupe de jeunes qui sont très ciblés comme étant problématiques, marginalisés, criminalisés. Donc, tout ce qui n’est pas correct, ils le portent sur leur dos ».

Dans le cas des jeunes filles, leur situation est bien particulière. En général, on parle d’une difficulté importante – par ailleurs, bien connue des organismes communautaires du quartier – à entrer en contact avec elles. Conséquemment, les femmes ne bénéficient pas souvent des prises en charge offertes par ce type d’organismes. Ainsi, le coordonnateur des travailleurs de rue affirme : « Si on répertorie les activités « fille » dans le quartier, ce n’est pas grand-chose. » À Montréal-Nord, quelque chose qui semble particulier dans le cas des filles, c’est qu’on ne les voit presque pas dans les rues du quartier. Cette situation donne une importance cruciale aux espaces communautaires ou institutionnels où des groupes de filles se rencontrent de temps en temps : les espaces jeunesse, les parcs, etc.

Dans ce contexte, les travailleurs de rue mettent l’accent sur l’importance de l’écoute en tant que moyen de construction du lien avec ces jeunes. D’après eux, cette écoute doit s’inscrire dans toute une « posture » comprenant non seulement un effort de compréhension, mais aussi « un pas de recul » à partir duquel le travailleur tente d’aller au-delà des propos du jeune pour ainsi avoir une vision plus large de sa situation[9]. Dans le cadre de cette interaction, le travailleur établit une sorte d’engagement personnel avec le jeune, engagement qui peut varier en fonction des changements dans la situation de ce dernier. Ainsi, comme nous le dit l’un de ces intervenants, le travailleur doit savoir s’adapter au profil du jeune et construire avec lui « un code d’éthique » mutuel. Ce code d’éthique personnalisé vise, d’un côté, à garder la confiance du jeune à partir du respect de ses choix, de l’exclusion de tout positionnement moralisateur, du respect de son « rythme » et de la protection de la confidentialité de l’information. De l’autre côté, le « code d’éthique » vise aussi à clarifier les raisons et la nature de la présence du travailleur de rue. En ce sens, malgré le caractère empathique et très profond du lien entre le travailleur de rue et le jeune, le premier essaie toujours d’établir une ligne de séparation claire entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle.

L’un des travailleurs de rue de Montréal-Nord considère qu’avant d’intervenir, il faut bien comprendre la situation du jeune et l’aider à comprendre son problème. Il ne s’agit donc pas d’ « agir sur le cri du jeune » : « La base du travail de rue, c’est de savoir comprendre la personne, être à l’écoute et utiliser les bons mots pour se faire écouter […] des fois plus agressivement, des fois plus doucement. » Pour lui, le travailleur de rue doit prouver que sa parole correspond à ses actions et qu’il respecte l’autonomie du jeune. Sur le terrain, il mise sur l’organisation d’activités et sur la création de « poteaux », c'est-à-dire de sites de référence où il est reconnu et accepté par les jeunes qui s’y rencontrent. Des exemples de poteaux sont certains endroits dans les parcs publics, des terrains sportifs, mais aussi des espaces fermés, comme les cafés ou des appartements. Pour ce qui est de l’organisation d’activités, il nous confie : « On essaie de créer une activité à partir de leurs demandes, à partir de leurs motivations. » En ce sens, les services concrets offerts aux jeunes par les travailleurs de rue peuvent être classés en deux groupes : les services qui s’adressent aux jeunes en tant qu’individus (écoute personnelle, soutien dans la réalisation de différentes activités, accompagnement lors de différentes démarches administratives, référencement aux services pertinents) et les services offerts aux groupes de jeunes comme collectivités (rencontres de discussion, activités sportives, ateliers, activités artistiques ou expressives). Comme nous le verrons ensuite, cette distinction s’avérera pertinente au moment de discuter de l’impact du programme.

Résultats et discussion : le travail de rue, la reconnaissance et la citoyenneté 

Nous aimerions commencer cette section en soulignant le fait que, en général, ce sont l’écoute et les conseils des travailleurs qui, selon notre questionnaire, sont les aspects de l’accompagnement des travailleurs de rue les plus appréciés par les jeunes. Ainsi, à la question concernant ce que les jeunes apprécient le plus des services des travailleurs de rue, les réponses ont été les suivantes (plusieurs choix étaient possibles) : 33 % des réponses concernait la proposition « l’écoute et les conseils des travailleurs ». Elle était suivie par « les activités auxquels ils m’invitent » (21,5 %). À la troisième place de ce classement se trouvait « l’aide pratique et les ressources que le travailleur peut me fournir » (16 %) et « leurs connexions avec différentes instances publiques, communautaires et privées » (15,5 %). Le choix « rien en particulier » n’a été indiqué que dans 0,7 % des réponses.

Dans cette même logique, lorsqu’interrogés sur les services personnels les plus utilisés, la plupart des réponses marquées par les jeunes concernaient directement la démarche de conseil/écoute du travailleur de rue. « M’éloigner des gens problématiques ou reliés au crime » (18 %) et « Réfléchir sur un problème personnel ou familial » (17,5 %), représentaient ensemble 35,5 % des réponses à cette question. Les autres choix indiqués étaient « l’élaboration d’un CV » (29 % des réponses) et « l’organisation d’une activité sportive ou de loisir » (20,5 %). En ce sens, les trois items les plus mentionnés par les répondants au moment de décrire les sujets qu’ils abordent le plus avec les travailleurs de rue ont été : a) les finances personnelles et l’emploi ; b) les « problèmes personnels » ; et c) la situation à l’école. À notre avis, cette importance, aux yeux du jeune, de l’échange avec le travailleur de rue relève en grande partie du fait que cet échange apporte au jeune une certaine reconnaissance sociale. Comme une répondante le dit :

« C’est juste peut-être qu’ils ne nous jugent pas sur nos gaffes. Ils comprennent, ils sont compréhensifs […] Ils créent un lien avec nous, [c’est ce] qui fait qu’on se sent tout le temps bien avec eux. C’est notre première personne ressource, qu’on pense dans des problèmes, quand nos amis nous lâchent […] C’est comme des grands frères ou des grandes soeurs ».

18 ans, d’origine haïtienne

Comme la chercheure Anna Maria Colombo (2008) l’a souligné à plusieurs reprises, une telle reconnaissance est un enjeu central pour les jeunes en difficulté, notamment pour ceux qui veulent sortir de la rue. À cet égard, une jeune fille ayant des problèmes récurrents avec la police et à l’école nous raconte :

« Ça a été très, très difficile pour [le travailleur de rue] d’arriver à me mettre sur le droit chemin, mais il ne m’a jamais lâchée. Jamais il a dit : Peine perdue, c’est fini, c’est un cas désespéré. Même quand je ne venais plus vraiment nécessairement au local, il m’appelait, il m’invitait à des affaires. Des fois il faisait des réunions avec moi, même pour moi et ma mère, pour qu’on aille mieux, pour essayer de trouver de solutions ».

19 ans, d’origine haïtienne

En outre, comme nous l’avons mentionné, un questionnaire a été administré aux jeunes. Ce questionnaire comprenait une section contenant cinq échelles de Likert concernant les cinq dimensions ciblées par le programme : (1) l’estime de soi ; (2) l’autonomisation du jeune ou l’empowerment ; (3) l’intégration harmonieuse dans la société ; (4) la solidarité ; et (5) l’exercice de la citoyenneté. Une fois la cohérence de nos échelles validée[10], nous avons identifié les items qui avaient la valeur de pondération la plus élevée pour chacune d’elles et procédé à une analyse de fréquence. Les cinq items retenus (et leurs réponses) sont les suivants (la valeur de pondération de chaque item a été inscrite entre parenthèses) :

Tableau 1

Les items retenus pour chacune des échelles et les réponses (%)

-> Voir la liste des tableaux

Tel que le montre le Tableau 1, les réponses à tous ces items sont très similaires. En effet, dans tous les cas la majorité des répondants sont d’accord ou tout à fait d’accord avec l’idée que le travail de rue a contribué d’une manière positive au développement des capacités mentionnées dans chaque item. Étant donné qu’il s’agit, dans tous les cas, des items les plus représentatifs de leurs échelles respectives (ceux qui ont la valeur de pondération la plus élevée), il est donc possible d’affirmer que la plupart des répondants sont enclins à voir un impact positif au travail de rue dans leurs vies relativement aux cinq dimensions ciblées par cette partie du questionnaire.

Dans le but d’approfondir cette analyse, nous avons essayé d’identifier de possibles corrélations entre les attributs sociaux de nos répondants et certains items de notre questionnaire. Nous avons plus précisément voulu savoir si l’âge, l’origine ethnique, le genre ou le type de famille avaient une influence sur les réponses des jeunes à nos items de Likert et à d’autres questions de notre questionnaire[16]. À cet égard, le genre s’est avéré une variable importante. Ainsi, des analyses de variance[17] suggèrent que, comparativement aux garçons, les filles ont tendance à accorder plus d’importance au travail de rue en ce qui concerne le développement de l’estime de soi (« Le travail de rue m’a permis d’être fier de moi »)[18], l’empowerment (« Le travail de rue m’a permis de m’entourer de personnes et de ressources positifs pour moi »)[19] et la solidarité (« Le travail de rue m’a permis de participer aux activités de soutien aux autres »)[20]. Ces résultats suggèrent, donc, que le travail de rue a eu une influence particulièrement importante pour l’épanouissement personnel des filles en question. Par ailleurs, ces renseignements sont particulièrement importants compte tenu du peu d’activités communautaires qui, selon toute vraisemblance, existent pour les filles du quartier.

En outre, la perception des retombées du travail de rue sur l’exercice de la citoyenneté semble varier en fonction du lieu de naissance des jeunes. Ainsi, selon un test de khi carré de Pearson[21], il paraît y avoir une corrélation significative entre l’origine et l’exercice de la citoyenneté tel que suggéré dans l’item « Le travail de rue m’a permis de mieux connaître mes droits ». Il semble possible d’affirmer que les jeunes nés à l’étranger seraient plus enclins à penser que le travail de rue les a aidés à mieux connaître cet aspect de la citoyenneté. À notre avis, cette situation semble confirmer la pertinence du travail de rue pour l’intégration citoyenne dans un contexte où il y a une forte présence de population immigrante. Également, il est aussi pertinent de souligner le fait que, selon un autre test de khi carré de Pearson, les jeunes qui ont eu accès aux services de travailleurs de rue dans une situation d’urgence sont plus enclins à voir une influence positive de ce dernier relativement à l’exercice de la citoyenneté (l’item : « le travail de rue m’a permis de mieux réagir face aux abus »)[22].

Par ailleurs, il semble y avoir une corrélation entre le fait d’avoir compté sur le soutien de travailleurs de rue dans une situation d’urgence et le fait d’avoir eu des démêlés avec la justice. Ainsi, des résultats significatifs d’un test de khi carré de Pearson indiquent qu’il existe une relation entre ces variables dichotomiques[23]. Qui plus est, la valeur du V de Cramer[24], qui indique la force de la relation, suggère une relation assez forte entre le fait que les jeunes qui ont eu des démêlés avec la justice se seraient davantage fait soutenir par les travailleurs de rue lors d’une situation d’urgence (comparativement aux jeunes n’ayant pas eu de démêlés avec la justice). Cette donnée semble indiquer une importante présence et disponibilité du travailleur de rue dans le proche entourage de jeunes qui connaissent des difficultés avec la loi.

En bref, le bilan que nous apporte notre analyse semble très positif pour le programme de travail de rue en question. Ainsi, sur le plan individuel, le programme paraît très favorable au développement d’un sentiment de reconnaissance chez le jeune ; sur le plan collectif, il semble contribuer à l’exercice de la citoyenneté. À ce dernier égard, il semblerait que l’intégration du jeune dans des activités collectives a une importance particulière. Ces dernières comprennent tant des ateliers de discussion (concernant, par exemple, l’action policière et les droits des jeunes) ainsi que des activités culturelles et sportives. Un jeune affirme à ce sujet : « Les trucs d’activités, on va dire qu’ils ne sont pas trop affichés [dans le quartier]. Vu qu’eux, ils [les travailleurs de rue] vont parler au monde, ils font découvrir au monde qu’il y a ça. D’un côté, ça va t’aider, parce que ces heures que tu vas faire des activités, c’est que tu évites le mal » (23 ans, jeune homme d’origine algérienne). Peterson considère à ce propos qu’une partie importante du travail de rue concerne l’intégration du jeune dans des activités lui permettant de rencontrer « différentes ressources d’aide et intervenants jeunesse afin de rendre accessibles les services aux jeunes de façon personnalisée » (Peterson, 2002 : 13). Concluons en soulignant le fait que l’un des travailleurs de rue que nous avons rencontré semble bien conscient des effets, sur l’exercice de la citoyenneté, des services qu’il offre et qui sont axés sur le groupe :

Le communautaire a tellement à offrir, mais il n’y a pas tout le temps des animateurs disponibles pour tout le monde. Mais le but du travail de rue n’est pas d’être un animateur et [de] faire des activités, c’est de montrer aux jeunes qu’ils peuvent les organiser : « Faites une demande intelligente et bien formée, bien installée à la ville et ils ne vont pas refuser. » Mais, il faut savoir à qui faire la demande et comment la faire. […] Je ne suis pas quelqu’un qui va faire des activités, je suis quelqu’un qui va donner du sens organisationnel aux personnes, dans le cadre de la citoyenneté : " Regarde, tu veux faire telle activité et tu penses que c’est impossible, je vais te montrer comment c’est possible. »

Conclusion

Les résultats de notre recherche nous permettent d’affirmer que le programme Travail de rue à Montréal-Nord a des effets positifs sur la vie des jeunes en difficultés. Ces effets semblent concerner d’une manière directe deux questions qui, selon la littérature sur le sujet, sont cruciales dans le soutien aux jeunes en difficulté : le développement d’un sentiment de reconnaissance et l’exercice de la citoyenneté. Ainsi, pour ce qui est de la reconnaissance sociale, il semblerait que ce sont surtout l’ouverture d’esprit, l’écoute et le respect des choix du jeune (de la part du travailleur de rue) qui installeraient un certain sens d’harmonie entre le jeune et son entourage social. Par ailleurs, les avantages associés à cette écoute semblent contribuer à l’épanouissement personnel du jeune en matière d’estime de soi, d’autonomisation et de solidarité. Comme nous l’avons vu, cet aspect du travail de rue semble particulièrement important dans le cas des jeunes filles du quartier. Pour ce qui est de l’exercice de la citoyenneté, les résultats de notre recherche nous permettent d’affirmer que le travail de rue a beaucoup à offrir à cet égard dans un contexte de forte immigration. Tant les activités d’aide au niveau individuel que l’intégration des groupes de jeunes dans les différentes activités éducatives, sportives et culturelles du quartier semblent avoir des effets favorables à cet égard.

Notre étude converge donc avec les résultats d’autres recherches qui soulignent, elles aussi, les retombées positives de ce type de pratique de proximité. À notre avis, ce sont l’insertion du travailleur de rue dans le proche entourage du jeune et le fait que cet intervenant trouve sa place sur le seuil qui sépare (et qui unit) les services sociaux et communautaires et la vie des populations marginales, qui donnent au travail de rue cette capacité d’influencer sensiblement la vie des jeunes. Pour finir, nous aimerons souligner le fait que c’est grâce à la combinaison de méthodes quantitatives et qualitatives que nous avons été capables de saisir ces subtilités concernant le travail de rue. L’utilisation d’un modèle de recherche participative a aussi été très important à cet égard, car cette stratégie nous a permis de mieux rapprocher les techniques utilisées des particularités du milieu étudié.