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Introduction

Les institutions internationales peuvent-elles jouer un rôle important dans la pacification des relations internationales (RI) ? Telle est l’une des questions qui ont longtemps entretenu le débat théorique sur les RI (Mearsheimer 1994/1995 ; Keohane et Martin 1995 ; Baldwin 1993). Sans doute en raison de la forte institutionnalisation de l’activité politico-juridique à l’échelle internationale, plusieurs chercheurs s’intéressent de plus en plus aux différentes formes d’engagements internationaux des États (Abbott 1998 ; Abbott, Keohane, Moravcsik, Slaughter et Snidal 2000 ; Abbott et Snidal 2000 ; Koremenos, Lipson et Snidal 2001 ; Bélanger et Fontaine-Skronski 2012). Selon eux, ces engagements des États varient en fonction de plusieurs dimensions, dont le domaine d’activité, le degré de force juridique (selon que les normes sont contraignantes ou non), le degré d’engagement précis (selon que les normes sont élaborées de façon précise ou non) ou le degré de délégation d’autorité (selon que les normes sont accompagnées d’une sanction ou non). Toutes ces dimensions ou formes d’engagement constituent en réalité ce que la littérature spécialisée appelle le design des engagements internationaux.

On remarque toutefois que la plupart des travaux traitant du design des engagements internationaux comme variable dépendante insistent sur la rationalité des acteurs comme point de départ permettant d’identifier les facteurs explicatifs du choix des États pour certains attributs du design plutôt que d’autres. Le texte qui suit propose une analyse différente axée davantage sur le rôle des structures intersubjectives, notamment les normes, les valeurs, les croyances ou plus généralement l’identité, en tant qu’elles conditionnent le comportement stratégique des États : les États choisissent un design particulier en fonction de ce qu’ils croient être le problème stratégique auquel ils sont confrontés et en fonction de ce qu’ils croient être la solution appropriée à ce problème (Wendt 2001 : 1023). L’étude entend ainsi construire une grille d’analyse d’inspiration constructiviste à partir de laquelle le design des engagements internationaux serait analysé comme étant une solution institutionnelle à un problème stratégique auquel les États sont confrontés à une période de leur histoire. À cet effet, l’étude prête une attention particulière à la décision du Chili d’être membre associé au Marché commun du Sud (Mercosur) en 1996. Ce cas d’étude est particulièrement intéressant dans la mesure où le Chili se trouvait à une croisée des chemins importante vers la fin de la première moitié des années 1990. D’un côté, son statut de puissance économique montante, décliné sous la catégorie de « jaguar de l’Amérique latine », dépendait en très grande partie des politiques néolibérales mises en place depuis les années de dictature. C’est au nom de ce néolibéralisme que le pays a pu signer plusieurs accords de libre-échange (ALÉ) et qu’il peut dorénavant se prévaloir d’une certaine crédibilité internationale, de même que s’identifier (ou être identifié par d’autres pays) comme étant un modèle de référence économique. D’un autre côté, sa proximité géographique et sa volonté de se rapprocher des autres pays du Cône Sud – plutôt protectionnistes –, notamment en raison de l’accroissement de ses transactions économiques à l’intérieur de ce bloc, ainsi que la concentration de près de 60 % de ses investissements directs étrangers dans la plupart de ces pays (l’Argentine en particulier) l’incitent à ne plus faire la sourde oreille aux invitations du Mercosur. Quelle voie privilégier alors dans un tel contexte ? Comment prendre en compte l’« option latino-américaine » dans la politique étrangère du pays sans courir le risque de compromettre son identité néolibérale ? En d’autres termes, en se rapprochant du Mercosur, comment dynamiser davantage l’économie chilienne sans perdre une quelconque marge de manoeuvre dans la définition des politiques macroéconomiques, et cela, dans un contexte d’incertitude internationale ? Finalement, parmi les trois options dont disposait le Chili à ce moment précis – soit refuser d’adhérer au Mercosur comme il l’avait fait en 1991 (1) ; y adhérer comme membre à part entière (2) ; ou y adhérer tout simplement en tant que membre associé (3) –, quelle serait la plus susceptible de résoudre le problème stratégique auquel le pays était confronté ?

De toute évidence, c’est la troisième option qui avait été retenue, laquelle limitait pourtant considérablement l’implication du Chili dans l’élaboration de certaines décisions contraignantes pouvant le lier par ailleurs au Mercosur. Ce choix apparemment paradoxal soulève une série de questions : Qu’est-ce qui explique le revirement de la politique étrangère du pays vis-à-vis du Mercosur ? Pourquoi le choix de la troisième option plutôt que de la deuxième, par exemple, qui aurait fait du Chili un acteur à part entière de cette institution régionale et qui l’aurait rapproché davantage des États parties au Mercosur, lesquels semblent pourtant partager certains de ses objectifs, particulièrement la dynamisation de leurs économies respectives à travers leur insertion dans le système international (Heine 2009 ; O’Keefe 1994 ; 1998) ?

Cette étude avance l’hypothèse que le choix de la troisième option a été conditionné par l’identité néolibérale du pays, laquelle avait amené les décideurs de l’époque à croire qu’elle était la solution appropriée au problème stratégique auquel ils étaient confrontés. La vérification de cette hypothèse de travail reposera sur trois grandes articulations. Il s’agira de passer brièvement en revue les différents travaux théoriques sur le design des engagements internationaux des États (I). Cet exercice paraît indispensable dans la mesure où il permet d’avoir une vue d’ensemble des travaux sur le design des engagements internationaux et facilite par ailleurs la justification du choix de l’approche constructiviste dans l’analyse du comportement international des États. L’analyse s’intéressera ensuite à l’identité chilienne, tout au moins à ce qui peut être considéré comme l’un des éléments constitutifs de l’identité chilienne avant l’adhésion du pays au Mercosur (II). Enfin, l’étude visera à montrer et à démontrer que c’est cette identité qui a conditionné le calcul stratégique du Chili au moment de son adhésion au Mercosur (III).

I – Le design des engagements internationaux : entre rationalisme et constructivisme

La littérature théorique sur le design des institutions ou des engagements internationaux est divisée en deux grandes écoles de pensée[1] : le rationalisme et le constructivisme. Si certains auteurs pensent qu’il y aurait un moyen de concilier les deux approches afin de parvenir à une explication satisfaisante des variations du design des engagements internationaux, cette étude retiendra néanmoins l’approche constructiviste comme cadre théorique pertinent. L’étude répondra ainsi également à l’appel lancé par Adler (2002 : 95) lorsqu’en répliquant aux critiques formulées à l’encontre des constructivistes, notamment en ce qui concerne leur incapacité à vérifier empiriquement les postulats constructivistes, il insistait sur la nécessité de mettre désormais l’accent sur les questions d’ordre méthodologique, et ce, afin de bonifier l’approche constructiviste des RI.

A — L’approche rationaliste du design des engagements internationaux

Pour des raisons de commodité du texte, par « approche rationaliste » nous entendons de façon générale les théories qui mettent l’accent sur la rationalité instrumentale des acteurs[2]. Il peut s’agir de la théorie du choix rationnel (calcul coût-bénéfice), de la théorie réaliste (la puissance), de la théorie libérale (les intérêts des différents groupes) ou de celle dite marxiste (la structure de l’économie ou simplement les intérêts des capitalistes) (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 657-658). Cependant, c’est la théorie du choix rationnel qui est la plus mobilisée dans l’étude du design des engagements internationaux (Koremenos, Lipson et Snidal 2001 ; Koremenos et Snidal 2003). Dans la perspective rationaliste, un acteur agit de façon rationnelle lorsque, devant plusieurs possibilités, et selon la perception qu’il se fait de son environnement stratégique, il choisit l’option qui répond de façon optimale à ses intérêts (Kahler 1998 : 923 ; Frieden 1999). Cette approche défend l’idée suivant laquelle, avant tout engagement, les États doivent toujours opérer un calcul rationnel qui leur permette de s’assurer par anticipation que les gains d’un tel engagement seront plus substantiels que les coûts de transaction engendrés. À défaut d’obtenir cette assurance, ils ne voudront pas coopérer ou, s’ils le font déjà, ils voudront mettre un terme à cette coopération à moins d’introduire des mécanismes flexibles dans l’accord qui régit celle-ci de manière à leur permettre de réajuster leurs engagements en fonction de l’évolution de la conjoncture internationale (Koremenos 2005 ; Abbott et Snidal 2000 : 422-423).

En ce sens, les États seraient en général hésitants à coopérer, puisque la coopération implique une certaine perte d’autonomie, un « coût » de souveraineté. Néanmoins, ils accepteraient de lier leur souveraineté s’ils se rendent compte qu’ils pourraient tirer un bénéfice optimal de la coopération dans laquelle ils s’engagent (Major 2008). Cela ne veut pas dire que les États ne s’engagent à coopérer que lorsqu’ils pensent pouvoir tirer des gains de cette coopération sans en assumer les coûts, puisque toute coopération comporte généralement des gains et des pertes selon les contextes et les intérêts particuliers des acteurs. Comme mentionné ci-dessus, cela signifierait simplement que les États s’assureront au départ de la nature optimale des bénéfices – par rapport aux coûts de transaction – que pourrait procurer le choix d’un tel design (Koremenosm, Lipson et Snidal 2001 ; Wendt 2001 : 1023). Les coûts d’un engagement international peuvent être calculés en termes de perte d’autonomie, qu’elle soit relative ou totale, en termes de contraintes juridiques, politiques ou économiques que les États s’engagent à respecter au moment de leur adhésion aux institutions internationales. Inversement, les bénéfices d’un tel engagement pourraient être calculés selon l’information que fournit l’institution aux États membres, en fonction d’opportunités économiques, politiques ou sécuritaires que leur procure cette coopération (Major 2008 : 24).

Dès lors, les rationalistes défendent l’idée selon laquelle le fait que plusieurs institutions internationales soient construites, déconstruites et reconstruites par les États qui en sont membres démontre que le design reflète les positions rationnelles des États, car ces derniers vont créer ou modifier les règles institutionnelles au fur et à mesure qu’ils devront faire face à de nouveaux problèmes stratégiques et qu’ils voudront réajuster les bénéfices qu’ils tirent d’un tel engagement (Abbott et al. 2000 ; Koremenos, Lipson et Snidal 2001 : 766-767). Les engagements internationaux auraient ainsi une utilité pour les États et le design de ces engagements serait une réponse institutionnelle à certains problèmes stratégiques (notamment l’incertitude internationale, la distribution de la puissance) auxquels seraient confrontés les États (Abbott 1998 ; Koremenos 2005 ; Koremenos, Lipson et Snidal 2001 : 762).

En somme, l’approche rationaliste du design des engagements internationaux met l’accent sur les stratégies utilisées par les États pour préserver leurs intérêts au sein des institutions internationales. C’est à partir de ces stratégies qu’on peut analyser les variations des choix des États selon qu’ils optent pour tel attribut de design plutôt que pour tel autre. Toutefois, aussi intéressante qu’elle soit, cette approche tient pour acquise la préexistence des intérêts d’un État sur la scène internationale, puisqu’elle s’intéresse essentiellement aux stratégies mobilisées par les États pour défendre leurs intérêts. Elle ne nous renseigne donc pas sur les origines ou, mieux, sur les processus de formation de ces intérêts. Plus précisément, et pour reprendre la terminologie rationaliste, cette approche ne nous éclaire pas sur les processus de formation de la « connaissance commune », laquelle permet pourtant aux États de rentrer en situation d’interaction stratégique les uns envers les autres dans un environnement donné (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 678-679). Duffield (2003 : 419) semble ainsi avoir raison de dire qu’il est important de répondre préalablement aux questions de base relatives à l’origine de la formation des intérêts d’un État avant de s’intéresser à la dimension instrumentale de ceux-ci : de la façon dont les intérêts d’un État sont imaginés et construits dépend la définition des stratégies à mobiliser pour poursuivre ces intérêts.

B — L’approche constructiviste du design des engagements internationaux

L’approche constructiviste des RI se présente depuis quelques décennies comme une alternative sérieuse à l’explication rationaliste du comportement international des États. Tout en remettant en cause le postulat de la rationalité des États[3], cette approche défend l’idée suivant laquelle les intérêts des États sont construits en fonction de leurs croyances respectives : les États choisissent un design particulier en fonction de ce qu’ils croient être le problème auquel ils sont confrontés et en fonction de ce qu’ils considèrent comme la solution optimale à ce problème (Wendt 1992, 1999). Or, ces croyances ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas non plus des données statiques ou immuables. Elles sont le produit de la socialisation des États. Dès lors, les constructivistes mettent l’accent sur les structures intersubjectives, notamment les normes, les croyances ou plus généralement l’identité (Wendt 1992 : 197 ; Finnemore 1996 ; Klotz 1999 ; Kratochwil 1989), dans la mesure où elles conditionnent le comportement stratégique des États : l’identité d’un État crée des intérêts qui se matérialisent en action sur la scène internationale (Adler 2002 ; Wendt 1999). Autrement dit, l’approche constructiviste soutient que ce sont les structures intersubjectives qui déterminent les intérêts des États, puis conditionnent leur comportement à l’échelle internationale. On comprend alors toute la profondeur de la notion d’intersubjectivité dans l’analyse constructiviste des ri. Wendt croit même que c’est l’intersubjectivité qui permet aux acteurs de donner une signification matérielle à l’environnement dans lequel ils évoluent, y compris la structure internationale elle-même (Wendt 1992, 1999, 2001).

En ce sens, les intérêts des États peuvent être constamment remaniés au fil des interactions sociales, en fonction de l’intersubjectivité des décideurs. Voilà pourquoi les constructivistes estiment qu’il est nécessaire d’insister préalablement sur le caractère idéationnel des intérêts d’un État plutôt que sur la dimension instrumentale de ceux-ci. Cette distinction est d’autant plus importante qu’il peut se produire des situations où un acteur opère un choix non pas pour des intérêts matériels, mais pour des intérêts immatériels. Wendt (2001) en veut d’ailleurs pour preuve les efforts déployés par la communauté internationale pour lutter contre la prolifération des armes nucléaires, l’esclavage ou la traite négrière. Pour cet auteur, c’est parce que les États ont subi un processus de socialisation progressif par rapport à ces pratiques autrefois normales, mais aujourd’hui « immorales », qu’ils s’inscrivent désormais en faux contre celles-ci. L’érection de plusieurs normes du droit international[4] au rang de normes impératives (jus cogens) relèverait ainsi de la nouvelle identité civilisationniste des États.

En définitive, pour une analyse satisfaisante du choix du design d’un engagement international, les constructivistes recommandent le recours à une approche idéationnelle qui insiste sur le rôle des structures intersubjectives (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 680). Voilà qui ouvre la voie à la critique rationaliste, laquelle reproche aux constructivistes leur incapacité à expliquer les nombreuses variations qu’on observe dans le design des engagements internationaux des États (Abbott et al. 2000 ; Abbott et Snidal 2000 ; Koremenos, Lipson et Snidal 2001). Pourquoi, par exemple, dans certains domaines d’activité, certains États décident-ils d’adhérer à des institutions fortement légalisées – qui disposent d’un niveau élevé de contrainte, de précision et de délégation –, alors que dans d’autres domaines ils choisissent des institutions faiblement légalisées où ils signent de simples déclarations politiques n’ayant aucune valeur contraignante à leur égard (Goldstein, Kahler, Keohane et Slaughter 2000) ? Selon les rationalistes, il est difficile, voire impossible, d’analyser les variations d’un design particulier en se limitant essentiellement aux facteurs idéationnels (Koremenos et Snidal 2003 : 431). Pire encore, disent-ils, l’approche constructiviste reste silencieuse quant aux stratégies mobilisées par les États pour défendre leurs intérêts dans chaque contexte spécifique, refusant par le fait même de s’intéresser à la perception erronée, aux biais de nature cognitive ou émotionnelle qui peuvent parfois fausser la rationalité des États (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 681).

C — Complémentarités entre rationalisme et constructivisme ?

Comment finalement trancher le débat entre constructivistes et rationalistes au sujet de l’analyse du design des engagements internationaux des États ? Plusieurs auteurs réalistes néoclassiques se sont quelque peu penchés sur cette question en tentant de fusionner les éléments probants du constructivisme et du réalisme pour en faire une théorie cohérente[5]. Mais c’est à Katzenstein et à ses collègues (1998) que revient le mérite d’avoir su amorcer de façon systématique les recherches théoriques sur les possibilités de conciliation[6] des deux approches.

Pour ces auteurs, tant les rationalistes que les constructivistes sont préoccupés par ce qui est communément appelé croyances, mais ils l’interprètent différemment et utilisent des termes différents pour faire référence à cette réalité. Alors que les rationalistes emploient entre autres les termes clés lespréférences, l’information, lesstratégies ou laconnaissance commune, les constructivistes recourent pour leur part aux catégories telles que l’identité, lesnormes, laconnaissance et lesintérêts. Pour Katzenstein, Keohane et Krasner (1998), parce que la connaissance commune ainsi que les stratégies mobilisées par les États pour atteindre leurs intérêts sont généralement nécessaires pour comprendre les résultats politiques et parce que ni les constructivistes ni – encore moins – les rationalistes n’offrent une explication complète du comportement international d’un État, les deux approches peuvent être complémentaires : le constructivisme aide à analyser les processus de formation de la connaissance commune dans un contexte d’intersubjectivité, alors que le rationalisme éclaire sur les multiples variations des choix du design des engagements internationaux (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 678-679, 682). Plus précisément, les rationalistes avancent l’idée que les acteurs partagent un certain bagage de connaissances au moment de faire le choix d’un design institutionnel, c’est-à-dire qu’ils ont la même vision des enjeux de la situation stratégique dans laquelle ils sont engagés et peuvent ainsi évaluer les coûts et les bénéfices qu’entraînent les différentes options qui s’offrent à eux (Katzenstein, Keohane et Krasner 1998 : 679). Les constructivistes s’attardent plutôt à la source même de l’identité, des connaissances et des préférences des acteurs et à la façon dont ces derniers interprètent l’action des autres acteurs dans un cadre d’intersubjectivité (Major 2008 : 28).

Toutefois, aussi prometteuses que soient les vertus d’un cocktail théorique dans le cadre de l’explication complète et satisfaisante d’un phénomène international donné (Lake 2011 ; 2013), nous pensons qu’il n’est pas toujours pertinent de concilier des théories dont l’ontologie et l’épistémologie diffèrent, notamment en raison du risque de chercher à les rapprocher à tout prix, empêchant ainsi leur falsifiabilité (Nau 2011 : 489-490). C’est la raison pour laquelle nous optons pour l’approche constructiviste, qui demande à être vérifiée empiriquement d’une façon méthodologiquement conforme à la méthode scientifique.

D — Pour une approche constructiviste du design des engagements internationaux

Comme le proposent la plupart des auteurs qui critiquent l’explication rationaliste du design des engagements internationaux, nous choisissons d’adopter pour prémisse l’idée que ce sont les structures intersubjectives, notamment les normes, les croyances, les valeurs ou plus généralement l’identité[7], qui conditionnent le comportement des États sur la scène internationale (Wendt 1999, 2001 ; Duffield 2003). Ainsi que le fait remarquer Wendt (2001 : 1023), même en partant du postulat suivant lequel le design des engagements internationaux constitue un choix rationnel de la part des États, il reste que ces États choisissent ce design en fonction de ce qu’ils croient être le problème auquel ils sont confrontés et en fonction de ce qu’ils croient être la solution institutionnelle la plus avantageuse à ce problème. Dès lors, l’identification du problème stratégique ainsi que la définition des stratégies à adopter pour le surmonter deviennent conditionnées par l’intersubjectivité des acteurs.

En ce sens, contrairement aux critiques formulées par les rationalistes relativement à la valeur explicative du constructivisme dans l’analyse du choix de design des engagements internationaux, on peut raisonnablement envisager l’hypothèse que le constructivisme s’intéresse aussi, même s’il n’en fait pas son objet d’étude central, aux stratégies utilisées par les États pour servir leurs intérêts sur la scène internationale, puisque ceux-ci sont définis en fonction des identités des États (Wendt 2001 : 1027). Il devient alors intéressant de vérifier la cohérence et l’opérationnalité d’une telle hypothèse de recherche à partir d’une étude de cas détaillée.

II – La politique économique internationale du Chili avant son adhésion au Mercosur : substrat d’une identité néolibérale ?

Les origines de la politique néolibérale du Chili remontent à la première moitié des années 1970 au moment où, à la faveur d’un coup d’État militaire perpétré contre le gouvernement de l’Unité populaire du socialiste Salvador Allende, le général Augusto Pinochet décida de jeter les bases d’un nouveau système économique reposant sur les valeurs néolibérales (OCDE 2003 : 10 ; Gallegos et Polanco 2014 : 4-5 ; Portales 2011 : 47). À cette époque, le Chili était le seul pays à avoir abandonné le modèle d’industrialisation par substitution aux importations et à avoir embrassé une stratégie d’ouverture tous azimuts, axée sur l’intégration unilatérale de son économie dans le système international (direcon 2009 : 58 ; Bustamente et Rivera 2011 : 15). Ainsi que l’expliquent Córdova et Marcoux (1999 : 5), c’est ce revirement stratégique[8] qui incita le régime Pinochet (1973-1990) – influencé en grande partie par l’arrivée des Chicago Boys, dont le leitmotiv était la libéralisation des marchés – à se désintéresser des processus d’intégration économique régionale, notamment à travers la décision de se retirer du Pacte andin en 1976.

Ainsi, dès les années 1970, l’institutionnalisation de la politique économique du Chili s’est faite sur la base d’un ensemble de pratiques et de normes[9] néolibérales qui ont contribué à la socialisation progressive de l’État. Sans être exhaustif, le tableau ci-dessous rappelle les normes et les pratiques juridiques en matière de libéralisation économique sous le régime Pinochet. Il y apparaît que la politique économique et commerciale du pays reposait essentiellement sur l’ouverture des marchés et la libéralisation du système financier (Bustamente et Rivera 2011 : 86). D’ailleurs, et pour ne se limiter qu’au domaine des investissements directs étrangers (IDE), particulièrement au décret-loi 600 qui accorde aux investisseurs étrangers les mêmes droits et garanties qu’aux investisseurs locaux, celui-ci a été décisif pour l’ouverture du Chili en matière d’IDE (Gallegos et Polanco 2014). Sa structure claire et transparente assure aux investisseurs étrangers une sécurité juridique et des facilités fiscales importantes qui contribuent à attirer davantage d’investisseurs au Chili (OCDE 2003).

Quelques normes et pratiques juridiques en matière de politique économique et commerciale du Chili (1974-1990)

Quelques normes et pratiques juridiques en matière de politique économique et commerciale du Chili (1974-1990)

Source : OCDE (2003 : 199-201), études économiques sur le Chili.

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En somme, ce tableau indique que depuis les années 1970 la politique économique et commerciale du Chili reposait sur plusieurs valeurs néolibérales[10]. C’est précisément à ce moment que le gouvernement entreprit de privatiser plusieurs secteurs dans le but d’attirer les investisseurs étrangers (Direcon 2009 : 59 ; OCDE 2003 : 9-10). La politique commerciale du pays fut également très vite libéralisée (Gallegos et Polanco 2014 : 7), le tarif douanier moyen passant de 94 % en décembre 1973 (avec des variations comprises entre 0 % et 75 %) à un niveau uniforme de 10,1 % à la fin de 1979. Les barrières non tarifaires à l’importation et à l’exportation furent complètement éliminées et, à l’instar du tarif, c’est l’ensemble des procédures en matière de politique commerciale qui furent appliquées de façon non discriminatoire ou « neutre » à partir de 1979 (Córdova et Marcoux 1999 : 5). Par ailleurs, conscient du danger qui guettait les économies mono-exportatrices, le régime militaire s’était proposé dès les années 1970 de diversifier le plus possible ses exportations de manière à développer de nouveaux pôles de croissance dans les secteurs des fruits, des forêts et des pêches (p. 8). Cette stratégie semble avoir produit les effets escomptés puisque, si l’on compare les chiffres de 1975 à ceux de 1990, on constate que le nombre d’exportateurs est passé de 200 à 4 100, que le nombre de marchés en termes de pays est monté de 50 à 167 et que le nombre de dispositions tarifaires est passé de 500 à 2 300. L’indice d’ouverture de l’économie chilienne (défini comme le pourcentage des exportations de biens et services au PIB) est également passé d’un peu moins de 15 % en 1973 à 35 % en 1989 (p. 9).

Cependant, en réduisant la politique étrangère du pays à son expression purement économique (Pía et Uzal 2012 : 157), le gouvernement militaire contribua à asseoir au sein de l’État chilien une culture néolibérale qui n’allait pas disparaître avec le retour à la démocratie en 1990, puisque les différents dirigeants qui s’y sont succédé ont conservé les principaux aspects du modèle fondé sur le marché[11] (Direcon 2009 : 60 ; OCDE 2003 : 10 ; Portales 2011). C’est notamment dans ce contexte que le gouvernement de Patricio Aylwin (1990-1994) avait entrepris d’opérationnaliser la politique du régionalisme ouvert[12], laquelle lui avait permis de créer de nouveaux marchés d’exportations ainsi que des possibilités de se retirer des situations compromettantes avec certains de ses partenaires commerciaux (O’Keefe 1998). Plus intéressant encore, cette politique avait permis au Chili de signer plusieurs accords de libre-échange avec d’autres pays ou blocs commerciaux dans le monde (O’Keefe 1998 : 252-253). Pour ne remonter qu’à l’année 2009, le Chili avait signé près de 56 accords à travers le monde, ce qui lui conférait le statut de pays ayant signé le plus d’accords de libre-échange (Heine 2011 : 233).

Comme l’expliquent Córdova et Marcoux (1999 : 24), l’un des objectifs du gouvernement Aylwin était de consolider et d’approfondir cette diversification géographique dans le cadre de ce qu’il avait appelé une « stratégie d’insertion multiple » ou « universaliste ». D’ailleurs, au cours d’un discours prononcé le 28 octobre 1990 à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU, M. Aylwin réitéra l’un des principaux objectifs de sa politique étrangère, soit la réinsertion internationale du Chili. Pour y parvenir, il définissait six priorités[13], dont la mise en oeuvre d’une politique internationale économique ouverte et moderne qui rapprocherait le Chili des grands pôles de croissance économique et technologique (Aylwin 1990). Cet objectif fut réaffirmé par le gouvernement Frei (1994-2000), dont l’une des missions en matière de projection internationale fut d’instaurer une politique économique de nature à renforcer l’ouverture du pays à l’extérieur, à soutenir la croissance et à protéger la marge d’autonomie du gouvernement (Aravena 1997 : 394 ; Fermandois et Henríquez 2005). En d’autres termes :

Il s’agissait, tout d’abord, d’accroître la marge d’autonomie du pays en diminuant le risque encouru par la polarisation des échanges commerciaux et financiers envers une seule et même région […]. Ensuite, il s’agissait d’assurer des débouchés pour les produits actuels et pour les nouveaux produits à valeur ajoutée ; et enfin, de voir à ce que la politique commerciale chilienne, peu importe le scénario envisagé, respecte certains principes fondamentaux, principes qui sont revenus en permanence dans les discours gouvernementaux au cours des dernières années, et qui peuvent être résumés comme suit : éviter toute exclusion du Chili des marchés les plus dynamiques ; augmenter le pouvoir de négociation du Chili sur la scène internationale ; améliorer le prestige du Chili dans le monde ; conserver une certaine autonomie nationale en matière de politique économique internationale.

Córdova et Marcoux 1999 : 25

C’est cette philosophie néolibérale que résumait le ministre chilien des Finances d’alors, Alejandro Foxley, quand, à l’occasion des négociations de juillet 1991 concernant l’adhésion de son pays au Mercosur, il affirmait que la politique économique internationale du gouvernement consistait à aller chercher les opportunités où elles se trouvent afin de produire des résultats concrets (Fermandois et Henríquez 2005 : 63). On comprend que c’est toute une vision ultralibérale qui sous-tend la politique étrangère du pays depuis plusieurs décennies.

Ce bref historique de la politique économique du Chili permet de voir que depuis les années de dictature le pays s’est forgé une identité sans doute plus que néolibérale à travers les normes, les pratiques ou les valeurs promues par divers dirigeants. D’ailleurs, à l’exception de la période de crise des années 1980, les deux gouvernements de la Concertation ont toujours eu pour objectif de renforcer la stabilité et le développement économique du pays à travers une politique étrangère reposant essentiellement sur les valeurs et les principes néolibéraux (O’Keefe 1998). On peut donc raisonnablement penser qu’au fil des ans ces pratiques néolibérales qui sont devenues routinières ont fini par faire partie intégrante de l’identité chilienne, puisque le pays se présente désormais ou est reconnu par d’autres pays (en particulier ceux de l’Europe de l’Est après l’explosion de l’URSS) comme un modèle de référence[14] économique crédible. C’est précisément à ce moment que l’identité internationale du Chili a obtenu ses lettres de noblesse, notamment à travers les catégories de « jaguar de l’Amérique latine » ou de « modèle économique chilien » (Gallegos et Polanco 2014 : 7 ; Fermandois et Henríquez 2005). Il n’est pas exagéré de penser que c’est l’affirmation de cette identité chilienne à l’échelle internationale ainsi que les multiples opportunités commerciales[15] que le pays pouvait offrir à ses pairs du Cône Sud qui justifient l’empressement de ceux-ci à l’inviter à rejoindre leurs rangs dès 1991, puis en 2000 (Heine 2011 : 233).

En partant de l’idée suivant laquelle le Chili disposait d’une identité néolibérale avant son adhésion au Mercosur, le propos qui va suivre consistera à démontrer que le choix d’être membre associé au Mercosur a été conditionné par cette identité.

III – Les facteurs explicatifs du choix du Chili d’être membre associé au Mercosur : la prégnance de la variable identitaire 

Comme nous l’avons vu précédemment, au moment de son adhésion au Mercosur le Chili disposait de trois options : 1) refuser d’y adhérer comme il l’avait fait en 1991 ; 2) y adhérer en tant que membre à part entière ; 3) y adhérer comme membre associé. C’est finalement la troisième option qu’il a retenue, laquelle limitait pourtant considérablement son implication dans l’adoption de certaines décisions contraignantes pouvant le lier par ailleurs au sein du Mercosur. Ce choix apparemment paradoxal soulève plusieurs questions : Qu’est-ce qui explique le revirement de la politique étrangère du Chili vis-à-vis du Mercosur ? Pourquoi le Chili refuse-t-il d’adhérer au Mercosur en tant que membre à part entière, alors qu’il y a été convié par les États parties au Mercosur, lesquels semblent pourtant partager certains de ses objectifs[16], particulièrement la dynamisation de leurs économies respectives à travers leur insertion dans le système international (Heine 2009 ; O’Keefe 1994 ; 1998) ? Plus intéressant encore, pourquoi le Chili préfère-t-il le statut d’associé au Mercosur, alors que celui-ci l’empêche d’avoir voix au chapitre quant à la formulation ou l’adoption de certaines décisions pouvant le lier[17] par ailleurs au sein du Mercosur (O’Keefe 1998 : 271) ?

Plus que la première question soulevée ci-dessus, laquelle a déjà été longuement analysée et explicitée dans la littérature spécialisée[18], les deux dernières questions nous paraissent particulièrement intéressantes en ceci qu’elles se recoupent en un seul et même enjeu central : la raison pour laquelle le Chili préfère le statut d’associé au Mercosur à celui de membre à part entière. Cet enjeu est d’autant plus intéressant que, dans la pratique, les États associés au Mercosur ne sont pas membres du Marché commun stricto sensu (Arieti 2006 : 765). Les interactions entre eux et le Marché commun sont régies par des commissions composées de membres qui représentent les deux parties et qui travaillent à remplir les obligations découlant des accords de complémentarité économique (ACE) respectifs. Cela s’explique sans doute par le fait que le Marché commun ne possède pas en tant que telle de procédure claire et formelle relative à l’adhésion[19] de nouveaux membres au titre d’associés (Arieti 2006 : 765). Ainsi, plutôt que d’intégrer directement les membres associés dans ses différentes institutions, notamment le Conseil du Marché commun ou le Groupe du Marché commun – ce qui aurait nécessité une révision majeure de ses textes –, le Mercosur et ses différents États associés ont choisi d’entretenir une relation plutôt bilatérale, régie par le mécanisme de l’Association latino-américaine d’intégration (Aladi) (Arieti 2006 : Ibid 765). Cette relation bilatérale se présente sous la forme d’un schéma de type 4 + 1 (Abreu et Pastori 1997: 49). En ce qui concerne le Chili, c’est l’ACE no 35 du 25 juin 1996 qui structure[20] sa relation avec le Mercosur.

Aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, la décision du Chili d’être membre associé au Mercosur est le résultat d’un calcul stratégique, conditionné par l’identité néolibérale du pays. En effet, conscient de son identité néolibérale ainsi que du fait que sa croissance économique dépendait de plus en plus de ses exportations (OCDE 2003 ; Direcon 2009), le Chili avait besoin de briser les barrières commerciales et de veiller à ce qu’il y ait à l’intérieur de ses marchés un terrain de jeu appréciable, qui puisse faciliter l’augmentation du commerce bilatéral et multilatéral (Stefoni et Fuentes 1999 : 1). Une telle idée avait d’ailleurs été âprement défendue par Carlos Portales, alors directeur général de la politique extérieure du Chili, lorsqu’il affirmait que le protectionnisme représente l’une des grandes menaces à l’insertion internationale du Chili et, par voie de conséquence, au développement économique du pays (Portales 1992). La conviction des autorités chiliennes quant aux avantages inhérents à l’institutionnalisation d’une politique économique néolibérale était d’autant plus profonde que même les plus hauts dirigeants chiliens de cette époque commençaient à magnifier les vertus du système néolibéral dans les grandes rencontres internationales. C’est notamment le cas du président Eduardo Frei qui, à l’occasion d’une réunion du groupe de Rio en 1994, avait affirmé que :

Le Chili est présent dans plusieurs marchés, notamment les marchés asiatiques, européens et peut-être même nord-américains […] Notre éventuelle entrée au Mercosur donnera à notre région une possibilité concrète d’affirmer de façon forte notre présence dans le monde, de négocier de façon efficace et persuasive les accords commerciaux avec les grandes puissances[21].

Aussi générale qu’elle soit, cette déclaration traduit quelque peu le poids de la culture néolibérale dans le comportement international du Chili, tant les dirigeants chiliens étaient persuadés que le modèle néolibéral constituait la clé du succès économique du Chili et qu’il pouvait tout autant l’être pour le Mercosur. D’ailleurs, tout au long des négociations qui ont précédé l’adhésion du pays au Mercosur, les gouvernements de la Concertation n’ont eu de cesse de défendre ce modèle économique et de s’y accrocher. Ce fut le cas en 1991 lorsque, s’adressant au Parlement argentin, le président Aylwin affirmait : « Nous ne prétendons pas vouloir imposer notre modèle économique aux autres, mais nous entendons procéder à la réinsertion régionale de notre pays à travers le maintien d’une politique économique ouverte, avec les règles clairement établies[22]. » Ce fut également le cas en 1995 lorsqu’à la veille de l’association du Chili au Mercosur le président Frei déclarait : « Nous sommes résolument engagés dans le libre commerce. Ce ne sont pas de vains mots. Le libre commerce est totalement concordant avec notre stratégie de développement économique […][23]. »

Rien de surprenant, alors, que l’un des objectifs de politique étrangère des gouvernements Aylwin et Frei ait été de conserver une certaine autonomie en matière de définition des politiques macroéconomiques, tant l’identité néolibérale du pays ne devait souffrir d’aucune forme de dilution. Autrement dit, il s’agissait de dynamiser l’économie du pays à travers la diversification des partenariats économiques sans pour autant perdre de marge de manoeuvre dans l’élaboration des politiques macroéconomiques (Arieti 2006 : 760), ce qui était plutôt à l’opposé de ce que prévoyait le traité d’Asunción[24]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pays avait refusé dès 1991 d’adhérer au Mercosur en faisant valoir que les dispositions du traité d’Asunción réduiraient sa liberté d’action et le priveraient de toute possibilité de contracter avec d’autres grandes économies mondiales (Stefoni et Fuentes 1999 : 1). Par cette attitude, le Chili évitait de balayer du revers de la main tous les sacrifices consentis jusque-là en matière de libéralisation économique (Fermandois et Henríquez 2005 : 59). Eu égard à son identité néolibérale, il évitait également de compromettre ses chances d’adhérer à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) (O’Keefe 1998 : 254), d’autant plus que le futur Marché commun du Cône Sud lui paraissait moins prometteur sur le plan commercial et surtout instable sur le plan macroéconomique (Hernández 2009 : 87). Curieusement, dès 1996, le Chili s’était ravisé en acceptant cette fois le statut de membre associé au Mercosur. Comme le souligne O’Keefe (1998 : 254), ce revirement[25] ne s’explique pas seulement par l’incapacité des États-Unis à tenir leur promesse quant à l’adhésion du Chili à l’ALÉNA ; il s’explique aussi par l’accroissement des transactions économiques du pays à l’intérieur du bloc ainsi que par la concentration de près de 60 % de son investissement direct étranger dans les pays du Mercosur (l’Argentine en particulier) à partir de 1995.

Voilà qui montre clairement pourquoi la première option – celle de refuser d’adhérer au Mercosur comme cela avait été le cas en 1991 – avait tout simplement été écartée. Une telle option paraissait plutôt marginale aux yeux du gouvernement chilien dans la mesure où elle aurait mis un bémol au développement économique du pays, et ce, d’autant plus que l’un des objectifs de la politique extérieure du Chili consistait à défendre les intérêts économiques du pays où qu’ils se pussent se trouver (Portales 1992 : 1-11 ; Fermandois et Henríquez 2005). Se pose alors la question de savoir jusqu’où le Chili était prêt à aller. Irait-il jusqu’à sacrifier ses valeurs et son identité néolibérale à l’autel d’un protectionnisme mercosurien plutôt classique ?

Visiblement non, puisque le pays choisit d’adhérer au Mercosur avec le statut de membre associé, lequel lui permettait entre autres de conclure en toute liberté d’autres accords de libre-échange avec divers partenaires économiques et commerciaux. De fait, eu égard à son identité néolibérale, le Chili avait compris que ce statut lui évitait, aussi longtemps que possible, de céder un quelconque pouvoir de contrôle à une entité supranationale du Mercosur (Arieti 2006 : 766). Il pouvait ainsi réaliser l’autre objectif de sa politique étrangère que nous avons vu précédemment, soit éviter toute exclusion des grands marchés internationaux. Le statut de membre associé au Mercosur était d’autant plus intéressant que le Chili pouvait continuer d’espérer son adhésion à l’ALÉNA et éventuellement à d’autres grands blocs commerciaux sans avoir à étendre les privilèges reçus aux autres États parties au Mercosur (Córdova et Marcoux 1999 : 35). Ce statut lui offrait également la possibilité de dynamiser davantage son commerce, puisqu’il n’était pas tenu de respecter le Tarif extérieur commun (TEC) du Mercosur. Il pouvait ainsi appliquer librement ses tarifs sur toutes les marchandises en provenance de l’extérieur du Mercosur. C’est le lieu de mentionner qu’à ce moment précis il existait une différence remarquable entre les tarifs extérieurs des deux parties : alors que le Chili avait un taux fixe de 11 %, celui du Mercosur oscillait entre 0 et 20 % (« Chile Deals with Mercosur » 1996). Une telle disparité laisse penser que le choix du Chili d’être associé au Mercosur obéissait également à la nécessité d’éviter d’entacher sa crédibilité ou son identité internationale, car en optant pour le statut de membre à part entière il aurait été tenu d’appliquer le tec du Mercosur (Fermandois et Henríquez 2005 : 59), ce qui aurait pu avoir de nombreuses conséquences sur la nature de ses relations à la fois avec les États tiers et les États parties au Mercosur. Cette situation est clairement exposée par Stefoni et Fuentes (1999 : 14) lorsqu’ils écrivent que :

From a theoretical point of view, a free trade agreement generates costs when it diverts trade rather than creating new trade, i.e. when low-cost imports from non-member countries are replaced by higher-cost imports from member countries just because tariffs are lower for the latter. Chile has lower tariffs than the member countries of the bloc, and negotiating with higher tariff countries proved economically dangerous and ill-advised.

Dès lors, on comprend qu’en envisageant l’adoption du tec du Mercosur le Chili pouvait courir le risque de souffrir de mesures de rétorsion de la part des États tiers. Autrement dit, si le Chili privilégiait les importations des produits en provenance du Mercosur parce que les tarifs y sont plus bas, d’autres pays n’appartenant pas au Cône Sud pouvaient prendre des mesures qui soient de nature à contrevenir aux intérêts économiques chiliens, notamment l’augmentation des tarifs douaniers sur les importations des produits chiliens (Stefoni et Fuentes 1999 : 14).

Enfin, toujours au regard de son identité néolibérale, le statut d’associé offrait au Chili plusieurs opportunités économiques et commerciales. Pour n’en citer que quelques-unes, et en se référant à l’ace no 35 qui avait été signé pour une période de dix ans entre le Mercosur et le Chili, on peut lire en son titre II qu’à partir du 1er octobre 1996 (date d’entrée en vigueur de l’Accord) 81,3 % des exportations chiliennes à destination du Mercosur bénéficieront d’une réduction tarifaire de l’ordre de 30 %, alors que 72,8 % des importations en provenance de ce bloc bénéficieront des mêmes réductions au Chili. Le titre II prévoyait également qu’en octobre 2004 près de la moitié de tout le commerce des biens entre le Chili et le Mercosur serait complètement libéralisée. Plus intéressant encore, près de 87,5 % des exportations chiliennes pouvaient bénéficier en 2006 de franchises ou de réductions tarifaires partielles. En un mot, cet accord devait permettre de créer un espace élargi qui aura eu, tout compte fait, un impact positif en matière d’investissements directs étrangers, en particulier dans le secteur manufacturier (Córdova et Marcoux 1999 : 35).

Conclusion

Le propos central de cette étude visait à démontrer que le design des engagements internationaux constitue certes un choix rationnel de la part des États, mais que ce choix est avant tout conditionné par les identités des États. En s’appuyant sur le cas du Chili, qui a choisi d’adhérer au Mercosur en tant que membre associé plutôt que comme membre à part entière (ou de refuser tout simplement l’adhésion), cette étude a tenté d’identifier les facteurs explicatifs d’une telle décision. Il en ressort que c’est bien l’identité néolibérale du pays qui a initialement conditionné la construction des intérêts nationaux chiliens, lesquels se sont matérialisés par la suite au moment de l’adhésion du pays au Mercosur. Cette identité néolibérale était d’autant plus prégnante au sein de l’État chilien que les différents dirigeants du pays en étaient même venus à défendre, parfois de façon réflexiviste, les avantages inhérents à l’institutionnalisation d’une politique étrangère néolibérale. C’est dans ce contexte que le pays avait choisi le statut d’associé qui lui permettait de dynamiser davantage son économie sans avoir à compromettre son identité néolibérale dans un environnement mercosurien plutôt protectionniste. L’un des coûts de transaction associés à ce choix a cependant été la limitation de la marge de manoeuvre chilienne dans le processus décisionnel au sein du Mercosur, puisque, comme nous l’avons vu, les États associés au Mercosur ne sont pas membres du Marché commun stricto sensu. Ils ne peuvent ainsi participer aux séances de travail du Mercosur que lorsqu’une situation les concerne directement. Sinon, ils doivent préalablement solliciter une permission auprès des instances du Mercosur, cette permission pouvant être acceptée ou refusée selon les cas. Il est d’ailleurs raisonnable d’envisager l’hypothèse que le pays ait tenu compte de ce coût de transaction au moment de son adhésion au Mercosur, car, considérant les divers avantages qu’il pouvait offrir aux États parties au Mercosur, il a dû faire le pari selon lequel il serait difficile à ces derniers de lui refuser une telle autorisation. S’il y a une leçon à tirer de l’étude qui précède, c’est bien celle de la fécondité heuristique de l’approche constructiviste des RI, notamment lorsqu’il s’agit d’analyser le design des engagements internationaux des États.