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En 1910, l’une des premières tentatives de radiotransmission du son est conduite au Metropolitan Opera House de New York. À Newark, vingt-cinq kilomètres plus loin, quelques centaines de curieux sont réunis pour écouter les airs de Tosca, relayés par un amplificateur expérimental[1]. Avec la mise au point des amplificateurs, la technologie du son a franchi un nouveau pas et s’apprête à changer à jamais l’écoute de la musique.

Le fait que, pour écouter un concert, l’on peut rester commodément allongé dans son lit enthousiasme les futuristes. Empreint d’admiration, Filippo Tommaso Marinetti célèbre le renouveau de la sensibilité humaine entraîné par les grandes découvertes scientifiques[2].

À plus d’un demi-siècle de distance, le groupe Archigram, composé de Warren Chalk, Peter Cook, Dennis Crompton, David Greene, Ron Herron et Michael Webb, défend l’élargissement des capacités cognitives humaines, amené par l’innovation technologique. Dans les textes d’Archigram, cette révolution en marche est souvent illustrée par des exemples tirés du domaine de la musique contemporaine et, de manière plus large, des technologies sonores.

Pourquoi la reproduction du son suscite-t-elle autant d’émotion? Et en quoi la position d’Archigram à son égard diffère-t-elle de celle des futuristes?

À partir de l’étude de documents d’archives publiés par l’Archigram Archival Project[3], nous allons montrer que, au-delà du dépassement des limites perceptives humaines, les architectes britanniques voient dans les technologies de reproduction du son un modèle à la fois social et architectonique.

La dimension sociale des technologies de reproduction du son concerne les usages et les modes d’écoute liés à la diffusion des phonographes, amplificateurs, juke-box et synthétiseurs. Nous verrons comment ces usages inspirent les rêves d’habitation et de ville du groupe britannique.

Afin de restituer l’influence des technologies du son dans le processus créatif d’Archigram, nous avons ensuite analysé les relations formelles qui existent entre les appareils connus et utilisés par les membres du groupe et les structures urbaines ou d’habitation qu’ils imaginent.

Le Piped Environment : de l’écoute au casque à l’environnement audiovisuel

Dans un texte paru dans le magazine Archigram no 8, Dennis Crompton met le Piped Environment – l’environnement connecté – au centre de la question environnementale[4]. Loin de la notion de développement durable, la question environnementale est celle de la réponse architecturale au besoin d’abri et de confort de l’homme. Avec l’application de l’électrotechnique et de l’électronique à tous les domaines de la vie urbaine, le besoin primaire de faire face aux conditions climatiques adverses laisse la place à une demande de plus en plus forte d’appareils connectés : électroménagers, automates et systèmes de communication à distance. Souhaitant retracer l’évolution de la question environnementale vers le Piped Environment, Crompton se focalise en réalité sur l’histoire des technologies du son, puis sur celle de la télévision.

Cette genèse du Piped Environment semble indiquer un lien d’analogie entre modes d’écoute et modes de vie urbaine. Depuis la fin du 19e siècle, on est passé de l’usage individuel des premières radios et phonographes à l’écoute partagée des chaînes hi-fi et des systèmes d’amplification, pour enfin revenir à l’environnement individuel avec la mise au point du casque et le « mythe de l’astronaute ». L’architecte est donc appelé à répondre présent au défi d’adaptation de l’environnement aux pratiques individuelles et à suivre – voire anticiper – ses évolutions.

Selon Dennis Crompton, l’environnement individuel produit par l’écoute au casque évolue, au cours des années 1960, vers l’environnement audiovisuel, toujours individuel, mais de plus en plus enveloppant. Le cycle sonore étant clos, la télétransmission d’images devrait donc combler le manque, en matière visuelle, de la décennie précédente.

La thèse du passage d’une écoute sociale et partagée de la musique à une écoute domestique, individuelle et isolée a été défendue récemment par Alessandro Rigolli et Paolo Russo de l’Université de Parme[5]. La musique enregistrée doit son succès aux écouteurs puis aux lecteurs de musique domestiques ou portatifs.

L’histoire de la musique enregistrée commence en 1877, quand Thomas Edison crie le titre de la comptine « Mary Had a Little Lamb », pour la première fois, dans son phonographe. Edison crie car le phonographe n’a pas d’amplificateurs, donc ni de microphone ni de haut-parleurs[6]. L’absence de diffuseurs est comblée par la présence de deux conducteurs acoustiques se terminant par des pointes métalliques à glisser dans les oreilles : les premiers écouteurs[7].

Le confort de l’écoute isolée s’améliore en 1937, quand la firme allemande Beyerdynamic commercialise le premier casque : le DynamicTelephone (DT-48). Les essais de transmission radio en stéréo FM, déployés en pleine guerre mondiale, débouchent sur la mise au point du casque stéréo dans les années 1950. Avec les inventions de la firme allemande, l’écoute au casque gagne en ergonomie. Le dédoublement des pistes audio permet en particulier l’adaptation du système d’amplification à l’anatomie de l’appareil auditif : le son qui en résulte est plus net et plus réaliste.

Une profonde mutation socioéconomique s’ensuit. Si d’une part les modes d’écoute évoluent, d’autre part l’enregistrement et la reproduction du son ouvrent la voie à l’industrie du disque et à un nouveau secteur dans le marché de l’électronique. En prenant comme modèle la musique pop et sa capacité à suivre le changement des goûts du consommateur[8], Archigram fait référence à cette nouvelle économie.

Le capsule housing audiovisuel

Témoin d’un changement de paradigme sans précédent, Archigram transpose à l’habitation le mode de consommation individuel de la société contemporaine. L’imagination de modes de vie future, unie au potentiel des nouveaux matériaux, marque leurs projets d’architecture réduite à l’échelle du product design : le capsule housing.

Certains projets d’habitation portative déclinent l’idéal de l’environnement audiovisuel individuel. En 1969, Warren Chalk et Ron Herron dessinent un automate à batteries radiocommandé, Manzak, qu’ils surnomment « la tomate électronique », conçu à la fois comme auxiliaire multifonction et générateur d’expériences. Manzak tire probablement sa double nature de facilitateur et de stimulateur sensoriel, ainsi que son nom, de la muzak[9]. La muzak est une musique d’environnement, que l’on peut trouver dans les ascenseurs, comme dans les centres commerciaux ou les usines. Elle a été conçue pour encourager à l’action (acheter, travailler, produire…) tout en alimentant le sentiment de bien-être via une stimulation acoustique progressive. Cette musique d’ascenseur, sans velléité artistique, conditionnait son auditoire, sans pour autant en capturer l’attention. En apportant une réponse fluide, immatérielle et industrielle à la question environnementale, la muzak fascine Archigram.

Manzak est un explorateur parfait et discret. Équipé d’une caméra, il répond aux commandes vocales et peut évoluer dans l’espace grâce à un système de locomotion associé à un détecteur d’obstacles. Il peut en outre se transformer en tente de camping gonflable et en fauteuil interactif[10]. De multiples appareils électroniques et une gamme complète d’équipements audiovisuels sont associés au fauteuil : des bras mécaniques avec télémètre intégré, permettant d’attraper les objets, un magnétophone, un téléviseur holographique, des haut-parleurs, des microphones, un écran et un casque audio. Tout cela renfermé dans un volume extrêmement compact, car, d’après le projet, la petite « tomate électronique » doit faire à peine soixante-dix centimètres de diamètre. Ce gadget promet à son usager une expérience multimédia inédite. La technologie radio permet notamment, comme jadis la radio des futuristes, de rendre domestiques des activités qui avaient jusque-là nécessité l’interaction avec l’espace urbain, comme faire ses courses ou admirer le paysage.

Le coauteur de Manzak, Warren Chalk, conçoit une deuxième capsule domestique, autrement influencée par le paradigme musical du Piped Environment. En s’inspirant du Dymaxion Bathroom de Buckminster Fuller (1936), il met au point d’abord une unité d’habitation préfabriquée, le Capsule Homes Project (1964), puis une capsule multifonction qui pouvait servir à la fois de cabine de bain et de salle de loisir multimédia : le Bathamatic (1969).

Fig. 1

Bathamatic, Warren Chalk.

© Archigram 1969

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Le premier projet du Bathamatic est publié en 1970 dans le magazine Archigram no 9 intitulé « Fruitest yet ». Sur les pages de la revue, il est présenté comme une cellule complètement isolée, à l’intérieur de laquelle des produits cosmétiques (savon, parfum, poudres) peuvent être diffusés, puis mélangés avec de l’eau ou de la vapeur. Pendant qu’il prend son bain automatisé, l’usager peut regarder la télévision à travers un hublot et écouter une audiocassette ou la radio, le tout en stéréophonie.

Dans la deuxième version de sa capsule environnementale, Warren Chalk se focalise sur la composante audiovisuelle. Avec le Bathamatic 2 (1969), il semble avoir totalement ignoré la fonction hygiénique, de même que la capsule elle-même. L’usager, assis ou allongé confortablement, expérimente une situation de relaxation physique qui augmente sa réceptivité aux stimuli multimédias. Une cigarette à la bouche, l’usager tracé par Chalk commande, via les accoudoirs de son fauteuil, un magnétophone (ou un lecteur de cassettes), un mini-écran et un téléviseur holographique.

Tout en n’étant pas enfermé dans une coque, l’usager sur l’illustration du Bathamatic 2 est coupé de son environnement et presque immobile. Il est effectivement muni d’un casque d’écoute et d’un casque semi-intégral contenant un téléviseur holographique. Les extrémités de son corps sont positionnées dans des emplacements disposés à cet effet : des accoudoirs et des fixations pour les pieds. Cette immobilisation de l’usager est enfin contrebalancée par les dimensions relativement réduites de la machine qui font du Bathamatic 2 une unité domestique potentiellement portative, sans doute plus proche du mobilier que de l’immobilier[11].

L’écoute partagée comme situation modèle

Au-delà du capsule housing, on retrouve la référence aux dispositifs d’écoute partagée dans les utopies urbaines. Pour Warren Chalk, le Festival de Woodstock préfigure l’avènement d’un nouveau design urbain, basé sur la perception de l’environnement[12]. L’amplification hallucinante du Festival opère la transformation d’un champ en ville pendant trois jours. Cinq cent mille jeunes l’animent, équipés de simples sacs de couchage contre les conditions climatiques difficiles.

Les installations éphémères des concerts, le synthétiseur et la chaîne hi-fi inspirent des projets architecturaux qui déclinent la notion de situation. Dans les années 1950, la chaîne hi-fi amène une vision nouvelle de l’espace domestique en valorisant l’acoustique des pièces :

Even room furnishing enter into the sound picture – probably I shouldn’t say « even », I should say « definitely ». For not only does placement of the loudspeakers affect sound radiation, and in particular the high frequencies; but also the draperies and other furnishing. Even the difference between day and night can upset a carefully balanced sound reproduction system. Sounds crazy ? It is not[13].

Cet extrait du Dell Service Book, un magazine de bricolage américain, présente la chaîne hi-fi comme un générateur domestique d’environnement.

La notion de situation est au coeur du premier modèle urbain d’Archigram influencé par celui du synthétiseur, l’exposition The Living City organisée à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) de Londres en 1963 :

Situation is concerned with environmental changes and activity within the city context, giving characteristics to defined areas. Important in this is the precept of situation as an ideas generator in creating Living City […]. Situation can be caused by a single individual, by groups or a crowd, their particular purpose, occupation, movement, or direction[14].

Le programme de Living City est redevable au Fun Palace de Cedric Price. Cependant, la cybernétique et l’architecture « clip-on[15] » sont ici remplacées par un synthétiseur, des mobiles et des lampes stroboscopiques. L’éclairage de Living City est relié à un dispositif centralisé à bas voltage constitué d’une rangée de bobines, commandées par dix micro-interrupteurs et par un moteur central, effectuant des cycles (loops) d’une minute. Ce système, conçu par Dennis Crompton, le technicien du groupe, dérive d’un dispositif expérimental que l’architecte appelle le « synthétiseur[16] ». La cybernétique de Living City s’inspire ainsi du synthétiseur analogique, un nouvel instrument de musique électronique commercialisé l’année suivante par Robert Moog.

Les sons et les lumières modifient l’environnement de la galerie de l’ICA par une interférence aléatoire. Dans chaque salle, chacune désignée comme « gloop », règne une ambiance différente[17]. D’après les souvenirs de Crompton, pendant la visite, le public pouvait écouter Ornette Coleman, John Coltrane ou la radio du barman de l’ICA. Trois exemplaires des albums Giant Steps de John Coltrane et Tomorrow Is the Question ! d’Ornette Coleman, renvoyant au fond musical, sont exposés dans la salle « Survival Gloop », avec un échantillon d’objets de consommation. La sonorisation de l’exposition est enfin évoquée par l’affiche de l’événement, où les mots « Living City » imitent la forme d’un disque. En plus de l’évocation à l’ambiance de Soho, la musique jazz rejoint le goût d’Archigram pour le bruit et l’improvisation qui animent l’espace urbain. Simon Sadler a justement fait remarquer à ce propos que la relation entre la forme et le bruit pouvait être comparée aux techniques d’improvisation et à la notion de thèmes propres au jazz[18].

L’influence des qualités architectoniques des machines audio sur l’architecture

Carlotta Darò a mis en évidence dans un article le rôle du night-club dans la recherche stylistique et fonctionnelle de la néo-avant-garde architecturale des années 1960 et 1970[19]. Le programme du night-club donne lieu à des variations sur le paradigme formel de la « boîte », vue comme lieu de concentration des réseaux et d’infrastructures techniques. Forme et concept agissent donc de pair sur l’imagination des architectes.

De la même manière, après en avoir analysé l’influence conceptuelle, il est possible de tracer un chemin iconographique entre les caractéristiques formelles et architectoniques des appareils de reproduction du son et les inventions d’Archigram. Trois caractéristiques des machines sonores frappent en particulier l’imagination du groupe : l’ergonomie, la structure et le système de fonctionnement.

Le synthétiseur, qui se situe au coeur de la première utopie urbaine d’Archigram, inspire les architectes par son fonctionnement et, en partie, par sa forme[20]. Le synthétiseur intervient dans la synthèse des fréquences sonores à partir de l’entrée de données (inputs) collectées par un système de contrôle, qui peut être un clavier. Dans les années 1950 et 1960, les synthétiseurs trouvent leur place non seulement dans les ateliers des amateurs de musique, mais aussi dans les laboratoires de « servomécanique », où ils sont utilisés pour gérer les chaînes d’asservissement[21]. Computer City, publié en 1964 par Dennis Crompton dans le magazine Archigram no 5, fonctionne comme un synthétiseur. Son système d’asservissement est particulièrement imaginatif. La ville est en effet animée par un système de contrôle capable de lire l’énergie dégagée par les interactions urbaines et de susciter l’adaptation de l’espace urbain au flux des situations s’y produisant. Le projet évoque aussi les formes et les maillages de son modèle électroacoustique, avec ses fils, la configuration des rails et la forme de ses noeuds.

Fig. 2

Computer City, Axonométrie, Dennis Crompton.

©Archigram 1964

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La stéréophonie inspire un gadget audiovisuel à Peter Cook, qui en reprend le principe d’ergonomie et de fonctionnement. Les Infogonks (Cook, 1986) sont un hybride entre le casque d’écoute et les lunettes. Il s’agit en effet de « stéréo-verres », des lunettes dont les verres sont remplacés par des écrans de télévision de 1 ½ po. Le résultat ? Un environnement complètement personnalisé « […] on-the-eye and in-the-ear[22] ». Les Infogonks imitent l’architecture du casque d’écoute. Légères et reliées à une calotte, les lunettes stéréo sont portatives et adaptées à la vision binoculaire.

Fig. 3

Soft Scene Monitor, vue d’ensemble de la machine, Peter Cook & Dennis Crompton.

© Archigram 1969

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Les qualités fonctionnelles, structurelles et ergonomiques de la chaîne hi-fi inspirent enfin le projet du Soft Scene Monitor : MK1, conçu pour Oslo Architectfornung en 1968. La structure du dispositif, à la fois figée et dynamique, juxtapose trois postes de télévision adaptés à trois postures possibles du téléspectateur. La séquence des fauteuils et des écrans montre une évolution dynamique de la position assise à la position allongée, correspondant à des niveaux d’immersion progressive dans l’environnement audiovisuel. Du point de vue de l’ergonomie, la structure du Soft Scene Monitor est cependant curieuse. Le poste assis facilite la vision de l’écran bas, placé en face de l’observateur. Le regard de la personne en position semi-allongée est en revanche dirigé vers l’écran du haut et croisé par l’interférence de l’écran du bas. La troisième cellule, quasi close, est enfin pourvue de trois écrans, l’un est situé au niveau des genoux du téléspectateur, donc en dehors de son champ visuel, tandis que les deux autres sont placés juste au-dessus de son visage. On observe d’ailleurs que la taille et l’inclinaison des écrans ne sont pas sans rappeler ceux des haut-parleurs d’un magasin d’équipements musicaux.

S’agit-il d’une coïncidence ? Il est en réalité possible d’interpréter cette similitude comme la trace d’une influence iconographique, dictée par le fil génétique qui relie, selon Dennis Crompton, l’environnement individuel sonore à l’environnement individuel audiovisuel. Le Soft Scene Monitor est en effet redevable des recherches sur la gestion synchronique d’informations audiovisuelles menées par Dennis Crompton au Département d’« Interior Design » au Royal College of Arts de Londres entre novembre 1967 et juin 1968[23]. Le système est formé de deux appareils sources, d’un téléviseur et d’une caméra de télévision, d’un centre d’élaboration et d’une série d’écrans. Les signaux audiovisuels capturés par le téléviseur et la caméra sont transmis à un enregistreur vidéo activé par l’usager, pour ensuite être envoyés à un dispositif qui en assure la synchronisation (synk box), avant d’être relayés vers les écrans. L’élément central, permettant de sélectionner et de « multiplier » les signaux, joue le rôle de l’amplificateur dans une chaîne hi-fi, tandis que les écrans, tels des haut-parleurs, diffusent les images « amplifiées ». Les écrans sont en effet assortis par couples et orientés de façon tout à fait analogue aux diffuseurs audio. Le prototype, présenté comme une combinaison d’appareil didactique, de juke-box audiovisuel et de stimulateur environnemental, a en réalité une structure plus proche de la chaîne hi-fi que du juke-box[24]. L’analogie du Soft Scene Monitor avec le juke-box et, par là, avec l’activité du DJ est conceptuelle. Au Royal College of Arts, Crompton travaille en effet à la mise au point d’une machine facile d’emploi, qui aurait permis de visualiser, en une séquence linéaire, une sélection d’informations audiovisuelles issues d’une variété de canaux médiatiques. L’auteur préfère donc mettre en avant le modèle conceptuel et non pas le modèle structurel.

Il est enfin intéressant d’observer que les appareils électroniques qui inspirent le fonctionnement des unités d’habitation, des lieux de divertissement ou des utopies urbaines d’Archigram sont rarement mis en avant par les architectes dans les écrits théoriques ou simplement descriptifs qui accompagnent leurs projets.

Conclusion

Sur le plan conceptuel, Archigram matérialise, dans ses projets, le lien de filiation entre les appareils conçus pour l’écoute isolée et les dispositifs audiovisuels, en adaptant aux derniers la structure et le fonctionnement des premiers. L’audiovisuel de demain est donc souvent calqué sur le modèle audio, qui semble avoir atteint un stade de maturité. Sonores ou audiovisuels, les nouveaux appareils électroniques sont élevés au paradigme du Piped Environment et se retrouvent dans les projets de capsules architecturales, de lieux de loisir ainsi que d’utopies urbaines.

Les phénomènes sociaux liés à l’écoute partagée de la musique alimentent également la vision de l’architecture et du rôle de l’architecte du groupe. Le juke-box, les amplificateurs et les infrastructures conçues pour les manifestations musicales préfigurent de nouveaux modes d’habiter et de bâtir, basés notamment sur l’adaptation de l’architecture aux situations.

Si l’imagination et la créativité tissent des relations mentales entre les choses connues avant de produire des choses nouvelles[25], alors il faut s’intéresser aux qualités architectoniques des structures et des objets qu’ont connus les membres d’Archigram afin de mieux comprendre le processus créatif du groupe. Via l’analyse comparative d’une sélection de projets et de dispositifs de reproduction contemporains du son, nous avons ainsi démontré que les membres du groupe transposent sur le plan architectural trois qualités architectoniques des machines sonores : l’ergonomie, la structure et le fonctionnement. Ainsi, Archigram propose la stéréovision, le système hi-fi audiovisuel et le synthétiseur de flux urbains.

La translation des structures et des systèmes régissant les nouvelles technologies dans le domaine de l’architecture constitue une particularité de l’approche futuriste d’Archigram. En concevant des villes qui ressemblent à des synthétiseurs géants ou à des grandes scènes musicales, Archigram pousse en effet l’imagination au-delà des possibilités offertes par le perfectionnement et la diffusion des nouvelles technologies.

Dans un texte devenu désormais célèbre, Rudolf Wittkower pointe l’influence de l’évolution de la théorie musicale dans le domaine de l’architecture. L’historien adopte une méthode d’enquête basée sur le rapprochement entre sources écrites et iconographiques, ce qui lui fait conclure, en commentant sa contribution à la documentation scientifique sur l’esthétique des proportions harmoniques :

The contribution offered in these pages, though limited in scope, aims at being less speculative than some previous writings, for it is strictly based on one of the few certain indications about proportion which have come down to us from the Renaissance: Palladio’s own inscribed measurements of his villas and palaces[26].

Toutes proportions gardées, notre contribution à l’analyse des liens entre son et architecture dans l’oeuvre d’Archigram poursuit le même objectif. Dans cet article nous avons en effet suggéré des pistes de lecture de l’influence des appareils de reproduction du son sur le processus créatif du groupe, via l’analyse de documents d’archives.