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Introduction

Les petites villes jouent aujourd’hui un rôle particulièrement actif dans la périurbanisation. En général, la croissance des agglomérations françaises témoigne de mobilités résidentielles plus ou moins importantes des villes-centres vers les petites villes de leurs couronnes périurbaines (Baccaïni et Sémécurbe, 2009). Face à la métropolisation et au risque tangible de marginalisation, les élus des petites villes continuent à encourager et parfois à mettre en marche (comme c’est le cas à Montlouis-sur-Loire) des projets résidentiels pour accueillir de nouveaux habitants et parer au vieillissement de leur population, alors même que ces opérations contribuent à une périurbanisation stigmatisée. En effet, de nombreux chercheurs et des acteurs institutionnels, généralement à l’échelle des agglomérations, émettent des critiques sur les modes de vie périurbains (Charmes, 2007), considérant la périurbanisation à l’origine de l’étalement urbain et de la congestion des axes routiers. Par ailleurs, les travaux sur la structure sociale des petites villes inscrites dans le périurbain de centres urbains plus importants mettent en évidence un intérêt particulier des classes moyennes à s’y installer et à s’y positionner comme des acteurs de premier ordre de la vie sociale (Oberti et Préteceille, 2004). De cette façon, ainsi que l’écrivent Jaillet et al. (2003), les gens de ces couches moyennes donnent le ton et occupent le pouvoir local. Le rôle particulier des couches moyennes dans les petites villes périurbaines correspondrait alors à une concurrence moins ardue avec la bourgeoisie, plutôt métropolitaine.

Dans l’optique de ces analyses, nous proposons, pour notre part, d’examiner les processus de territorialisation de la fraction « moyenne » des couches moyennes (cadres moyens, techniciens, employés…) dans les petites villes périurbaines [1], en nous appuyant sur le cas de Montlouis-sur-Loire (figure 1). L’intérêt que présente cet exemple se trouve dans la politique d’aménagement municipale, volontariste et imprégnée des valeurs de développement durable et de mixité sociale. Contrairement aux pratiques courantes de lotissements dans le périurbain, ici, l’aménagement a été mis en oeuvre selon une ZAC [2], les Terrasses-de-Bodets. Cette opération publique a produit un espace résidentiel caractérisé par une diversité d’habitat, une densité relative et une proximité, tant du centre que des espaces de loisir, offerts par le vignoble AOC et la Vallée de la Loire. Nous proposons d’aborder, dans ce contexte périurbain, un groupe social particulier qui, malgré l’hétérogénéité de ses trajectoires sociospatiales, se distingue par les valeurs résidentielles auxquelles il aspire et les sociabilités de voisinage qu’il met en oeuvre pour les préserver.

Figure 1

Montlouis-sur-Loire est à moins de 10 km de Tours, les Terrasses-de-Bodets sont à 600 m du centre-bourg

Montlouis-sur-Loire est à moins de 10 km de Tours, les Terrasses-de-Bodets sont à 600 m du centre-bourg

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La réflexion permet ainsi un éclairage sur les couches moyennes « moyennes » périurbaines, à partir de leur territorialisation, et sur leurs sociabilités de voisinage, allant à l’encontre d’une généralisation sur la restriction des rapports de voisinage et sur leur mise à distance des milieux populaires. Les propriétés spatiales de cet aménagement révèlent un espace potentiel (Bonetti, 1994) dont la valeur architecturale et urbaine permissive a, sans doute, un impact sur les possibilités de valorisation symbolique qu’il permet. Nous rejoignons ici Cailly (2014 : 77) sur le modèle d’habiter proposé aux Terrasses-de-Bodets, où le côtoiement de différentes strates de classes moyennes est encouragé par « un espace de valeur alliant qualités périurbaines et accessibilité urbaine, favorable aux pratiques de proximité ».

Sans reprendre les débats des géographes (Vanier, 2009) mettant en évidence les diverses facettes des notions de territoire, territorialités et territorialisation, nous retiendrons, pour notre part, le sens donné par Di Méo (2001 : 38) à la territorialisation : « [Elle] témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, et de leur histoire, de leur singularité. » C’est précisément le lien entre les formes d’appropriation de l’espace par des groupes sociaux et la représentation que ceux-ci se font d’eux-mêmes, que nous mobilisons dans cette réflexion. Dans le jeu des correspondances [3] entre auteurs (Raffestin, 1982), cette acception recouvre, à notre sens, l’appropriation de l’espace, de Lefebvre (2001), définie comme l’ensemble des actions des hommes dans l’espace (leurs pratiques concrètes), consistant simultanément à donner à cet espace des configurations matérielles et des significations (par des représentations, des valeurs qui rendent intelligibles leurs pratiques). Force est de constater l’analogie avec la notion de mode d’habiter périurbain, selon Cailly (2008), qui traduit « la relation singulière d’un individu ou d’un groupe social à l’espace géographique telle qu’elle s’exprime dans l’agencement très concret des lieux pratiqués ainsi que dans l’ensemble idéel, tout aussi structuré, de normes, de valeurs, de représentations symboliques ou imaginaires qui vient le signifier ou le justifier ». Partant de ces différents éclairages et considérant qu’il y a une homologie entre les notions d’appropriation de l’espace, de mode d’habiter et de territorialisation, nous utiliserons ces notions de façon indifférenciée. De plus, nous les envisagerons au travers des liens subtils qui existent entre l’espace et les identités individuelles et collectives [4] qui s’y construisent.

La ZAC des Terrasses-de-Bodets semble être un terrain particulièrement pertinent pour l’examen de la territorialisation des couches moyennes. À travers les pratiques, les représentations et les valeurs mobilisées, cette territorialisation advenant dans le champ résidentiel apporte un éclairage pertinent sur le travail identitaire de ces catégories sociales, qui renvoie à la façon dont celles-ci signifient leur position et leurs différenciations sociales par leur habitat et leur mode de vie. Les périurbains de cette petite ville, située à une dizaine de kilomètres de Tours, se distinguent de ceux de la première couronne tourangelle, où l’immobilier est accessible à des ménages aux revenus plus élevés, et de ceux plus lointains dont les revenus sont plus modestes [5]. Ainsi, nous restituons une des facettes des travaux menés dans le cadre de la recherche « Usages et programmation de l’habitat (Upha) » [6] concernant les modes d’habiter de la population de la ZAC des Terrasses-de-Bodets à Montlouis-sur-Loire.

Une enquête qualitative, basée sur des entretiens semi-directifs, a été effectuée auprès de 42 ménages [7] des Terrasses-de-Bodets, ce qui correspond à environ 20 % des ménages de la ZAC, constituée de 194 logements. Les entretiens ont porté sur les stratégies et itinéraires résidentiels, sur les conditions d’appropriation de l’espace domestique (usages, significations et facteurs de satisfaction / insatisfaction), sur les rapports de voisinage et aux espaces de proximité (quartier et commune) et, enfin, sur les mobilités. Nous avons également demandé aux interviewés de prendre eux-mêmes trois photos significatives de leur habitation, lesquelles semblent finalement représenter ce qu’ils aiment et souhaitent montrer. L’analyse de cet important corpus s’est inspirée de la méthode proposée par Raymond (2001) où l’identification des signifiants et des systèmes d’opposition (urbain / périurbain, habitat individuel / collectif, proximité / éloignement, ancrage / mobilité, etc.) dans la parole des habitants nous a permis d’estimer les écarts par rapport aux modèles.

Bien que la commune de Montlouis-sur-Loire, qui compte aujourd’hui plus de 10 900 habitants, se défende d’encourager la périurbanisation, en tirant notamment argument de la création de 6 ZAP (Zones agricoles protégées) [8], elle a réalisé la ZAC des Terrasses-de-Bodets. En 2006, celle-ci a accueilli 194 ménages sur 12,5 ha, soit une densité de 15 logements à l’hectare. Le succès de la ZAC a conduit la municipalité à prolonger cette urbanisation par une nouvelle opération, appelée « Hauts-de-Montlouis » – d’ailleurs contestée par les résidants des Terrasses-des-Bodets – et à densifier le centre-bourg (opération « Coeur-de-ville »). En somme, la petite ville de Montlouis-sur-Loire est confrontée au même dilemme que ses semblables : comment continuer à accueillir des jeunes ménages pour faire face au vieillissement de la population et maintenir le niveau de peuplement, tout en atténuant les effets des urbanisations nouvelles sur l’environnement ?

La présente contribution est structurée en trois temps : tout d’abord, il semble nécessaire de proposer un éclairage sur la catégorie sociale concernée par notre analyse ; ensuite, nous apportons la preuve que, dans ce cas, le triptyque des aspirations des ménages tiers-espace / accès à la propriété / accès au pavillon est au coeur de leur système d’arbitrage, avec cependant des spécificités qui précisent ce modèle ; enfin, la prise en compte des rapports de voisinage, la proximité avec des catégories populaires et les significations de « quartier » pour ces périurbains apportent un éclairage inédit sur les effets et les raisons de leur territorialisation.

Couches moyennes : de qui parle-t-on ?

Il est important de préciser ici ce qu’on entend par « couches moyennes ». Depuis le déploiement de l’économie des services dans les sociétés développées et l’émergence de couches sociales dites moyennes, la littérature scientifique n’a cessé de tenter de les définir (Bourdieu, 1993 ; Mendras, 1994 ; Bidou-Zachariasen, 2000 ; Oberti et Préteceille, 2004 ; etc.). Les analyses d’Oberti et Préteceille (2004) proposent, notamment, une synthèse rétrospective des recherches sur ces couches moyennes qui s’accorde particulièrement bien à nos observations. Pour ces deux auteurs, les couches moyennes constituent une sorte de constellation centrale comportant deux ensembles sociaux. Le premier regroupe les cadres, plutôt supérieurs, qui restent caractérisés par des diplômes et des revenus supérieurs correspondant à des carrières professionnelles et à des responsabilités élevées. Cet ensemble coïncide assez bien avec la service class [9], telle que définie dans de nombreux travaux anglo-saxons (Bidou-Zachariasen, 2004). Bien que de plus en plus éloigné de la culture bourgeoise traditionnelle par l’assouplissement des rites et codes familiaux et sexuels, et par moins de formalité dans la sociabilité, cet ensemble se distingue d’une autre « galaxie », plus hétérogène, constituée des enseignants, professeurs, employés des services médicosociaux et culturels, hauts et moyens cadres, etc. Ce dernier groupe représente le véritable « noyau innovateur », dont le militantisme local est un élément essentiel, comme le montrent de nombreux travaux tels ceux, pionniers, Bidou-Zachariasen (1985 et 2001) ou ceux de géographes comme Charmes (2007 et 2011) et Rivière (2007). C’est dans le domaine des moeurs et de la culture que leur influence se fait sentir, contribuant à créer un mode de vie « moyen » (Oberti et Préteceille, 2004). Dans cet article, notre réflexion concerne ces couches moyennes « moyennes » (Charmes, 2007) comportant les cadres moyens, les professionnels intermédiaires et les employés, sachant par ailleurs que les espaces périurbains sont divers et peuvent abriter des catégories sociales plus aisées ou des couches sociales modestes (Rougé, 2005).

Les personnes interviewées à Montlouis-sur-Loire sont donc majoritairement représentatives des couches moyennes « moyennes » qui constituent un ensemble hétérogène et, secondairement, de couches populaires en situation d’ascension, issues des grands ensembles de Tours dont les revenus sont moins importants que ceux des premières. Un peu moins de la moitié des personnes interviewées [10] déclarent gagner un salaire net inférieur à 18 000 € par an, un tiers environ gagnent entre 18 000 et 20 000 €, tandis qu’un cinquième de l’échantillon se place dans la catégorie des personnes dont le salaire net est supérieur à 20 000 €. Les caractéristiques de l’échantillon retenu font également état d’une forte proportion de jeunes ménages avec enfants : les foyers de 3 à 4 personnes représentent la moitié de l’échantillon, un quart de l’échantillon est constitué de foyers de 5 ou 6 personnes et les deux tiers des personnes interrogées ont entre 30 et 44 ans. Les neuf dixièmes de l’échantillon déclarent vivre maritalement. Les cadres, professions supérieures (11 entretiens), les professions intermédiaires (4 entretiens) et les employés (10 entretiens) forment plus de la moitié de l’échantillon, tandis que les retraités ne représentent qu’un dixième de l’échantillon, environ (5 entretiens).

Parmi les 42 ménages interviewés, 16 sont locataires (12 dans le parc privé et 4 dans le parc social), 19 sont accédants à la propriété et 7 sont propriétaires. L’échantillon semble refléter le peuplement de la ZAC, qui résulte de la programmation diversifiée en matière de logement, offrant 75 pavillons (de 500 à 1000 m2 de terrain), 68 maisons individuelles mitoyennes (de 200 à 500 m2 de terrain), dont 25 destinées au locatif social, et 50 logements collectifs sociaux dans deux petits immeubles (figure 2). En effet, un peu plus de la moitié des personnes interrogées vivent en maison individuelle, plus d’un tiers en maison mitoyenne (16 personnes) et moins d’un dixième en appartement (4 entretiens). La sous-représentation des ménages vivant dans le collectif vient notamment de la plus faible accessibilité de ces logements pour les enquêteurs.

Figure 2

La diversité de l’habitat dans les Terrasses-de-Bodets

La diversité de l’habitat dans les Terrasses-de-Bodets

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Suivant Bidou-Zachariasen (2004), pour qui les constructions identitaires des couches moyennes privilégient moins la sphère économique, dans laquelle elles sont en concurrence avec la bourgeoisie, que l’espace du « hors travail », celui du résidentiel et du quotidien, nous considérons que c’est là une des raisons de l’investissement particulier par ces catégories de l’espace résidentiel périurbain. Ce dernier s’avère propice aux constructions identitaires des couches moyennes « moyennes », notamment parce que les gens qui en font partie peuvent y acquérir des positions sociales auxquelles ils ne peuvent pas prétendre ailleurs. Rappelons que, dans les communes périurbaines, ces catégories de gens ont souvent pu conquérir le pouvoir local. Dans un contexte de société mobile, l’espace résidentiel apparaît essentiel dans la quotidienneté, car s’y jouent à la fois les projets individuel et conjugal ainsi que les enjeux de position sociale et de classement : nos observations font état de la forte mobilisation des ménages dans leurs recherches et dans leur connaissance approfondie du marché immobilier et foncier. Ces ménages ont articulé leur capital culturel et leurs expériences vécues ou connues pour développer un véritable savoir-faire sur le marché du logement. Ils ont ainsi accumulé des compétences, notamment avec Internet, pour exploiter au maximum les ressources offertes par le marché immobilier, afin d’ajuster au mieux leurs choix et leurs stratégies résidentielles.

Dans l’exemple présenté ici, les modes de différenciation des ménages de couches moyennes se manifestent à travers la diversité de leurs investissements dans l’espace résidentiel périurbain (taille du lot, type de maison, ameublement, etc.). Parallèlement, par les formes de territorialisation, ces catégories de ménages mettent en oeuvre des modèles qui se diffusent et deviennent dominants. Mendras (1994) soulignait déjà, dans les années 1980, que ce sont les classes moyennes qui, fortes de leur capital culturel, d’un certain niveau de vie et de leur implication dans la société (entre autres, dans les tâches d’encadrement et de formation) contribuent à « moyenniser » la société contemporaine.

Les stratégies résidentielles des ménages issus de couches moyennes mettent en évidence un système de valeurs et de normes partagé, à la base des modes d’habiter. Ce système de valeurs est alimenté autant par des expériences d’ancrage accumulées au cours du parcours résidentiel que par les représentations de l’habitat véhiculées, depuis l’après-guerre, par les politiques publiques et par la promotion immobilière privée (Croizé, 2008). Ce système de valeurs étant variable selon les individus, selon leur itinéraire social et résidentiel et selon leur âge, nous tenterons ici d’en dégager les tendances.

Lorsque les aspirations des périurbains se concrétisent

Les observations et entretiens menés à Montlouis, qui confortent les résultats de travaux antérieurs[11] sur d’autres situations urbaines, montrent le fonctionnement en système de trois éléments d’arbitrage : le premier est la quête, chez les ménages, d’un tiers-espace (Vanier, 2005) qui n’est ni la ville ni la campagne ; le deuxième est le désir du pavillonnaire ; et, enfin, le troisième recouvre la survalorisation du statut de propriétaire et son corollaire, à savoir la dévalorisation du statut de locataire. Il est cependant nécessaire de souligner que, si les aspirations des ménages sont largement partagées, elles ne se réalisent ni dans le même temps ni de la même façon selon la localisation du pavillon, l’appartenance sociale et la trajectoire sociospatiale, particulièrement pour les ménages modestes contraints de s’installer en lointaine périphérie (Rougé, 2005). Ainsi, les ménages interrogés parviennent, certes, à concrétiser les trois dimensions de cet idéal, mais ils doivent composer avec un système de contraintes. En effet, les choix résidentiels sont notamment fondés sur une double nécessité, celle de la mise à distance des villes et celle de la proximité des services et des commerces offerts par les villes en général. Chez les personnes interrogées, cet idéal motivant la mobilité résidentielle est clairement associé au périurbain, lequel est envisagé comme un compromis entre la campagne et la ville, un lieu proche de la campagne et différent de la ville, mais surtout dans une proximité rassurante de celle-ci. En somme, une sorte de tiers-espace qui n’est ni la ville ni la campagne :

Je ne voulais pas m’écarter de Tours de plus de 10-15 km […]. Moi, je travaille à Chambray mais, pour la facilité, même pour les enfants après, être proche quand même de la grande ville, ça me paraissait important. Moi, j’ai toujours vécu en ville, mon mari, lui, est de la campagne, mais moi j’ai toujours vécu en ville, donc je ne voulais pas m’enfoncer dans la campagne profonde. Ce n’est pas trop mon truc […]. Voilà. C’est un bon compromis ville-campagne ici.

Infirmière, 28 ans, 2 enfants, mari carreleur, accédants, pavillon

Selon Vanier (2005), le tiers-espace constitue une troisième catégorie d’espace émergent – un entre-deux de la ville et de la campagne – qui forme alors une combinaison complexe : ni ville ni campagne, mi-ville mi-campagne. Les petites villes périurbaines, telles que Montlouis-sur-Loire, semblent répondre à ces exigences en proposant un paysage champêtre (Vallée de la Loire, vignoble AOC), des centralités de proximité [12] et leur inscription dans l’armature régionale d’une ville intermédiaire :

Le fait qu’on reste à Montlouis, ça prouve bien qu’on y retrouve la plupart des choses que l’on souhaitait […]. Moi je ne voulais pas atterrir dans un petit village, pas en pleine campagne, on était habitué à Angers à avoir les commodités de façon proche. Je ne voulais pas atterrir dans un endroit où il n’y avait pas d’activités pour les enfants, où il n’y avait pas de commerces, donc Montlouis correspond à ce qu’on cherche, il y a des écoles, même un collège, c’est vrai que ça permet, au niveau de la scolarité, de rester à Montlouis sur une période déjà… d’envisager l’avenir. Après, il y a le train, le bus pour aller à Tours. En termes de médecin, voilà, il y a ce qu’il faut aussi, ça faisait partie de nos critères. On ne se voyait pas aller dans un petit village de campagne où il y avait très peu de choses quoi.

Pharmacienne et cadre informatique, 38 ans, 2 enfants, propriétaires, pavillon

Cependant, les acteurs de l’aménagement et de la gestion de ces nouveaux territoires semblent avoir des difficultés à mettre au centre de leurs démarches l’interface entre la ville et la campagne (Vanier, 2005). En effet, les nouvelles urbanisations, comme la ZAC des Terrasses-de-Bodets, sont au coeur de débats tendus entre l’échelle englobante de la communauté d’agglomération à travers le SCOT [13] et celle, locale, de la commune et de la communauté de communes. En témoignent les questions de la représentante de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération de Tours : « Quels vont être les pôles préférentiels de développement dans le SCOT, ceux qui accueilleraient la population, les activités, etc. ? Les pôles qui ont les atouts pour évoluer ? Les extensions prévues par toutes les petites communes sont à réinterroger. Tout le monde ne jouera pas le même rôle […]. La ceinture nourricière est difficile à mettre en place dans le cadre du SCOT » [14]. Si les élus locaux apparaissent préoccupés par l’attractivité de leur territoire, ils ne parviennent pas, pour autant, à gérer les interfaces entre la ville et la campagne et notamment celle des flux de déplacement que génèrent les nouvelles urbanisations [15].

Outre le fait que Montlouis-sur-Loire soit considéré comme un tiers-espace par les personnes rencontrées, cette ville constitue pour elles un espace potentiel leur permettant d’atteindre l’optimum fixé à leur système d’arbitrage, à savoir un meilleur ajustement entre le souhaitable et le possible. Toutefois, l’analyse de ces formes d’ajustement fait apparaître une réalité complexe et à géométrie variable interférant avec les histoires personnelles et familiales et les trajectoires sociospatiales des ménages. Ainsi que le souligne Grafmeyer (2010 : 49), « c’est [l’] hétérogénéité des enjeux, des principes de justification, voire des dispositions sociales activées en situation, qui confère paradoxalement sa consistance à l’idée de choix résidentiel : le plus souvent, les arbitrages que les individus sont amenés à faire ne se confondent ni avec l’application mécanique d’un calcul d’utilité sous contrainte, ni avec la mise en oeuvre tout aussi mécanique de schèmes incorporés au fil du processus de socialisation ». Bien que les trajectoires sociospatiales des interviewés et leurs représentations soient diverses, leurs discours sur leurs choix convergent sur les éléments suivants : l’attractivité des coûts du foncier et de l’immobilier, l’accessibilité à Tours, la proximité de commerces et services, le type d’habitat en majorité pavillonnaire et la qualité du cadre de vie :

Dès que vous quittez la grande ville […], que vous êtes dans des petites communes comme ça pavillonnaires vous êtes tranquilles, pas de stress, enfin beaucoup moins […]. C’est-à-dire avoir […] une petite soupape à côté […] quand on en a marre on va se promener […] au bord de la Loire […] dans les vignes, on va se faire un petit parcours, ça fait du bien […]. Enfin, j’estime que du moment où on a vraiment un truc pour se ressourcer […] à l’état naturel comme ici, c’est franchement bien. Parce qu’ils ont essayé de faire des parcs […] de faire pas mal de choses dans les grandes villes mais ça ne marche pas. Un parc, ce n’est pas pareil qu’un truc naturel.

Technicien imprimeur, 40 ans, 3 enfants, locataire, maison mitoyenne

La ZAC des Terrasses-de-Bodets est présentée comme un espace économiquement accessible par les ménages qui précisent ne pas pouvoir satisfaire leur exigence de confort résidentiel (maison individuelle avec jardin) dans le centre ou en banlieue de Tours :

À la fin de la première année [de location], même au bout de six mois, on s’est rendu compte que l’on se plaisait bien à Montlouis, bon qu’il y avait pas mal de choses, qu’on n’était pas forcément obligé d’aller à Tours, par rapport au boulot, on était pas mal situé. Donc on s’est rapidement rendu compte que c’était ce que l’on cherchait au niveau du marché de l’immobilier, puisque avant on habitait Angers, donc on s’est demandé si on pouvait se rapprocher de Tours. Pour les critères que l’on s’imposait, avec un jardin et terrain, on ne trouverait pas dans nos budgets sur Tours donc la décision de rester à Montlouis a été rapidement prise.

Pharmacienne et cadre informatique, 38 ans, 2 enfants, propriétaires, pavillon

Cet espace, économiquement accessible, permet aux ménages de concrétiser leur aspiration à devenir propriétaires. Lorsque celle-ci interfère avec leur mobilité professionnelle, certains ménages adoptent des stratégies résidentielles originales pour gérer leur rapport à la propriété : rester propriétaire d’un logement qu’on n’habite pas et être locataire dans sa résidence principale ; revendre sa résidence et louer en attendant une certaine stabilité professionnelle. Dans un contexte d’instabilité professionnelle (chômage) ou sociale (divorce), le passage par la location s’avère nécessaire pour réajuster sa stratégie résidentielle, avec l’objectif, au bout du compte, de maintenir le statut de propriétaire ou d’y accéder. Dans les itinéraires des propriétaires, le retour au statut de locataire – lié souvent à une mobilité professionnelle – correspond à une période transitoire pour préparer la nouvelle acquisition. La location est généralement envisagée comme une sorte « d’antichambre » de l’accès à la propriété :

Je suis propriétaire d’un appartement au Havre, mais ici je suis locataire […] car sur la région, ce n’est pas une destination finale mais de transit, je vais où mon travail me mène […]. Sur Bodets, ma femme se plaît bien, et moi aussi. Il a été question, à un certain moment, d’un achat. Mais tant que je suis amené à bouger à droite ou à gauche professionnellement, acheter une maison ou un appartement alors que l’on n’est pas sûr de rester dans la région, ce n’est pas évident, surtout avec les conditions actuelles qu’on connaît.

Cadre du secteur privé, 40 ans, marié, sans enfant, locataire, maison mitoyenne

Pour les couches moyennes majoritaires dans la ZAC, le statut de propriétaire est un biais par lequel elles peuvent affirmer leur identité sociale :

Et avant, j’étais encore propriétaire, j’ai jamais été locataire. Ça ne sert absolument à rien d’être locataire […]. Je suis propriétaire, d’une, deux, trois maisons en plus de celle-ci.

Restaurateur retraité, 57 ans, marié, un enfant, propriétaire, pavillon

Le statut de propriétaire associé à cette place dans l’échelle sociale est perçu comme étant stable et sécurisant, bien que les personnes interrogées gardent à l’esprit et évoquent l’éventualité d’accidents dans leur trajectoire sociale (perte d’emploi, divorce, décès...). Certains parcours résidentiels sont totalement organisés autour du passage du statut de locataire à celui de propriétaire. Ce statut renvoie également à la liberté d’appropriation, qui permet d’adapter et d’ajuster l’habitat afin qu’il « signifie » l’identité sociale. L’habitat, ainsi que sa localisation dans un espace valorisant, apparaissent comme de véritables marqueurs sociaux. Dans cette perspective, les jeunes couples des classes moyennes s’engagent parfois très tôt dans l’accession à la propriété, laquelle est au coeur du projet conjugal, puis familial. Le corollaire de la valorisation du statut de propriétaire est, sans doute, la dévalorisation du statut de locataire. En situation de location, les ménages s’interdisent les transformations du logement et brident leur appropriation :

Non, comme je suis locataire… J’aimerais bien [faire des aménagements dans la maison], mais comme je suis locataire, non.

Femme de ménage, 30 ans, 3 enfants, locatif social, maison individuelle

Le locataire qui habite en « provisoire » se place dans une situation de transition vers l’accession à la propriété. On peut supposer ici que les représentations véhiculées par les politiques – notamment par le biais du quasi slogan « tous propriétaires » – et fortement relayées par les promoteurs immobiliers, participent de cette dévalorisation du statut de locataire. L’encouragement des parcours résidentiels par les dispositifs incitatifs actuels – tels que le prêt à taux zéro (Ptz), le prêt social location-accession (Psla) et le Pass foncier – n’est relatif qu’au passage du statut de locataire à celui de propriétaire, mais l’est beaucoup moins au sein du parc locatif.

On va construire. On a un constructeur, on a trouvé un truc, le Pass foncier. C’est pas très connu, je l’ai trouvé par hasard sur Internet. Au début de l’été, on cherchait des locations en fait, puis je suis allée sur les maisons à vendre pour voir ce que ça donnait et c’est là-dedans que j’ai vu ça. Le Pass foncier en fait, c’est l’État qui vous paie la TVA. Vous avez un prêt à taux zéro et le restant on paie à taux 4,5 fixe, par rapport au Pass foncier. Donc, c’est très avantageux, car le constructeur s’occupe de tout […]. Là, on a trouvé le terrain et on attend juste le crédit, parce que le terrain, le CIL nous paie 30 000 €, nous les avance sans garantie.

Employée en congé parental, 29 ans, 3 enfants, locatif social, maison individuelle

L’accès à la propriété est fortement associé à celui du pavillon, un modèle fantasmé, conçu comme le stade suprême du parcours résidentiel et la quintessence de l’habitat. Ce modèle est mis en avant comme l’idéal atteint ou à atteindre justifiant les stratégies mises en oeuvre. Envisagé en tant que marqueur important de l’identité sociale, il correspond à un lointain mimétisme de l’habitat censé être celui de la bourgeoisie. Les discours des habitants rencontrés révèlent une conscience assez nette des représentations associées à chaque type d’habitat, selon son niveau de confort, et aux distinctions sociales qu’il favorise. La hiérarchie construite par les ménages place généralement le pavillon périurbain en haut de l’échelle de la distinction. Cet idéal est défini par une série de propriétés spatiales (présence d’un jardin, protection de l’intimité, possibilité d’adapter l’espace aux besoins, etc.) :

Et puis on a une quatrième chambre où, là, on a le neveu de mon ami qui est là, mais sinon c’est une chambre, en fait, où on met l’ordinateur, une chambre d’amis quoi. C’est ça que je voulais aussi. Et je voulais surtout un jardin […]. Ça me plaît [ici] mais j’aimerais une pièce en bas pour faire une pièce de jeux pour les enfants […]. Dans la maison, c’est ce que l’on a prévu. Dans l’éventuelle maison, c’est ce qu’on a prévu. C’est la seule chose qui nous déplaît, car il y a peu de choses qui nous déplaisent, mis à part l’extérieur et le fait que l’on entende les voisins.

Employée en congé parental, 29 ans, 3 enfants, locatif social, maison individuelle

Si l’aspect patrimonial de l’habitat ancien de centre-ville peut être souligné par certains habitants, le pavillon n’en reste pas moins particulièrement apprécié, parce qu’il donne un sentiment de liberté d’appropriation à ses habitants. Doté d’une certaine plasticité (Lefebvre, 2001), il peut être adapté et ajusté à l’habitus de chacun, selon ses moyens. Il offre ainsi la possibilité d’individualiser les espaces et, en particulier, les chambres des enfants.

Et on voulait retrouver une maison individuelle avec des maisons autour, donc le lotissement, c’était typiquement ce qu’il nous fallait, quoi […]. On a du terrain tout autour là, on doit avoir 600 m2 de terrain. Ça faisait aussi partie des choses que l’on voulait […]. On en est à notre quatrième maison. Donc, on savait exactement ce qu’on voulait et ce qu’on recherchait. Et c’est vrai que notre priorité, c’était vraiment de retrouver une maison individuelle. Et, par rapport à l’environnement, un petit bout de terrain autour, mais pas 1000 m2 de terrain non plus, ça ne nous intéressait pas […]. Et par rapport à la surface de la maison, c’est vrai qu’on tendait plutôt vers du 120-130 m2, ce qu’on a toujours eu jusque-là, et puis quand on a visité la maison, on voulait quatre chambres, enfin trois chambres et un bureau […]. C’est le bureau qui, éventuellement, sert de chambre d’amis, mais sa fonction première, c’est quand même bureau.

Informaticienne, âge inconnu, mariée, 2 enfants, propriétaire, pavillon

Outre l’objectif sous-jacent de valoriser leur patrimoine, les pratiques de transformation et d’embellissement de l’habitat par les résidants visent en premier lieu à signifier l’identité et l’inscription dans des processus de distinction sociale : « Leur environnement prend ainsi du sens pour eux ; il y a système de signification, et même un double système : sémantique et sémiotique, dans les mots et dans les objets. » (Lefebvre, 2001 : 16).

Ces pratiques sont relayées par les grandes surfaces dédiées à la maison et par les entreprises qui ont calibré leurs articles aux besoins des couches moyennes en « démocratisant » des produits qui ont toujours été destinés à la bourgeoisie (balnéothérapie, cinéma maison, marbre, piscine, etc.). Les modalités d’aménagement du jardin, du traitement et de la décoration de la façade, de l’organisation des pièces, de leur ameublement, leur équipement et leur décor... sont conçues comme des codes de reconnaissance sociale (figure 3). Ces modalités et le goût qu’elles traduisent fonctionneraient « comme une sorte de sens de l’orientation sociale (sense of one’s place), [orientant] les occupants d’une place déterminée dans l’espace social vers des positions sociales ajustées à leurs propriétés, vers les pratiques ou les biens qui conviennent aux occupants de cette position, qui leur “vont” » (Bourdieu, 1979 : 544).

Ah oui, nous avons tout planté, il n’y avait rien il y a trois ans. Mon mari a fait la terrasse, il a mis des pavés, on a mis le cabanon, on a planté tous les arbres, juste le noyer qui y était, autrement tous les arbres, les rosiers, enfin tout le reste, c’est nous qui l’avons fait [...]. Oui, il y a des arbres fruitiers, mais c’est vrai que l’on ne fait que passer. En fait, on n’y vit pas.

Enseignante, 39 ans, 3 enfants, mari technicien en informatique, accédants, pavillon

Figure 3

Les représentations de l'habiter

Les représentations de l'habiter

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Le pavillon périurbain satisfait, par ailleurs, le processus d’individualisation des couches moyennes où, selon les rapports, le voisinage peut être tenu à distance ou à proximité. Par une contiguïté moins importante du bâti et grâce au jardin, il est censé protéger des nuisances sonores et de toute autre intrusion du voisinage. Ainsi, les espaces interstitiels offerts par le pavillon fonctionnant comme des filtres, ils permettent aux ménages de maîtriser les rapports de voisinage. Ces dispositifs spatiaux spécifiques au pavillon donnent la possibilité aux habitants de gérer leur sociabilité sur un mode électif, comme en témoignent ci-dessous les rapports de voisinage et le sens donné au « quartier ».

Les rapports de voisinage et la notion de quartier

La qualité de l’espace résidentiel et les rapports de voisinage semblent former système et s’alimentent mutuellement aux yeux des habitants. La ZAC des Terrasses-de-Bodets, considérée comme un quartier par les habitants, est appréciée (agréable, sympathique, offrant de grands espaces) autant pour les commerces et les équipements de proximité offerts que pour ses caractéristiques spatiales :

Un quartier calme et ça, c’est très, très appréciable ! Et l’avantage que l’on a trouvé ici, c’est que l’on est très proche du centre-ville de Tours […]. Quand on arrive ici, on est à la campagne, tout en ayant les commodités sur Montlouis ! Parce qu’il y a tout ce qu’il faut, il y a des médecins, pharmaciens, commerces de proximité, grandes surfaces… Et donc, on a une situation géographique que l’on apprécie. C’est vraiment un quartier très calme.

Enseignants, 45 ans, 1 enfant, accédants, maison mitoyenne

Ces aménités sont fréquemment associées par les interviewés à de « bons rapports » avec le voisinage :

Autrement, les qualités, le positionnement, il y a un petit quartier commercial à côté, boulangerie, pharmacie… Il y a tout ce qu’il faut, il y a les écoles, le collège, donc là, très bonne localisation par contre […]. C’est vrai que c’est une petite impasse, donc on se connaît tous. Il n’y a que neuf maisons, on se connaît […]. Comme c’est une impasse, c’est sécurisé, les enfants jouent dans la rue. Tout le monde se fréquente, tout le monde se connaît.

Enseignante, 39 ans, 3 enfants, mari technicien en informatique, accédants, pavillon

La morphologie des lieux (plus ou moins d’intimité ou d’espaces à partager) semble jouer dans les rapports de voisinage et l’acceptation du voisin n’est possible que dans des conditions spatiales qui permettent de gérer sa mise à distance :

On paraissait être les uns sur les autres, mais une fois que les haies ont poussé, on est quand même, on sera quand même relativement tranquilles.

Enseignant, 42 ans, 1 enfant, accédant, pavillon

Ainsi, même dans le cas d’une relative homogénéité sociale du voisinage, les possibilités d’une certaine distance spatiale semblent plus propices à la proximité sociale [16]. Dans La société des voisins (Haumont et Morel, 2004), les auteurs montrent bien comment les relations de cohabitation ne sont possibles que lorsqu’elles s’inscrivent dans une dualité distance / proximité qu’on retrouve dans les propos de certains habitants de Montlouis :

Chacun est chez soi ; bon après, il y a des voisins avec lesquels on s’entend mieux que d’autres. Voisins classiques on va dire […]. C’est... bonjour, bonsoir, besoin d’un coup de main pour une bricole. Chacun chez soi et puis voilà. Non, il n’y a pas de tensions. À l’été, ce qui est un peu gênant, c’est le barbecue. Euh... on ne peut pas laisser les fenêtres ouvertes car on est quand même assez proches les uns des autres et il y a souvent des barbecues, l’été. C’est le seul petit défaut de proximité […]. D’un côté, on a mis des canisses, pour s’isoler un peu ; et, de l’autre, ça serait bien d’en mettre.

Agent de maîtrise à la SNCF, 35 ans, 1 enfant, épouse employée à Amboise, accédants, pavillon

Lorsqu’il est question de voisinage, les habitants interviewés expriment tous, d’une manière ou d’une autre, l’importance de leur individualisation à travers le désir d’intimité. Afin qu’elles ne soient pas hasardeuses, les relations de voisinage sont alors envisagées a minima dans une forme de cordialité, de politesse ou d’amabilité qui sont, en soi, une mise à distance :

Oui [on a du vis-à-vis], c’est pour ça qu’on a planté des haies pour les faire pousser le plus possible de façon à être un peu plus isolés quand on est là, justement. C’est pour ça qu’on a fait pousser. Y a peut être un autre inconvénient quand on mange l’été en terrasse, on est quand même très proches. Ils ont la même terrasse. On s’entend parler donc là, ça manque un peu d’intimité. […] Ce n’est pas qu’on soit en mauvais termes mais des fois on n’a pas envie de raconter des choses aux voisins mêmes s’ils sont sympathiques.

Fonctionnaire de police retraité, 70 ans, épouse secrétaire commerciale, 1 enfant, accédants, maison mitoyenne

Généralement, les ménages pratiquent un tri dans leurs relations, les hiérarchisent et en gardent une parfaite maîtrise, l’objectif étant de préserver plus ou moins leur intimité :

Il y a certains, c’est une relation d’amitié […] et puis, avec d’autres, juste de voisinage : discussions, apéritifs ; avec d’autres, c’est des repas ensemble, des fêtes ensemble.

Infirmière, 31 ans, 2 enfants, mari cuisinier, accédants, pavillon

Il y a les personnes qu’on reçoit et avec lesquelles on peut partager des vacances ; celles avec qui on se contente d’échanger dans l’espace public ; celles que l’on tient à distance. Ces hiérarchies sont le résultat d’une interprétation des conceptions de la vie collective, de comportements et de formes d’appropriation de l’espace chez son voisinage, à travers la trajectoire sociale de chacun. Cependant, quelle que soit la hiérarchie, les systèmes d’entraide restent généralement présents.

Alors toute la lignée de voisins ici, on n’est pas chez soi, chez les uns, chez les autres. On discute dans la rue. Il y a eu des catastrophes urgentes. On s’est tous épaulés. Elle s’est coupé le doigt. Son mari n’était pas là. On l’a emmenée à l’hôpital […]. On a de réels soucis avec les deux voisins en face. Les deux en location, pas de souci. Les deux là-bas au bout, pas de souci. Là, c’est de la location [à côté], ça se passe très bien. C’est de l’achat à côté, ça se passe très bien. Mais en face, la guérilla, c’est eux... Ce sont des Parisiens […]. On a eu des problèmes directs car les enfants jouaient dans la rue […]. Eux, ils sont arrivés et il y a eu de grosses prises de bec, car ils se sont attaqués aux gamins et moi j’ai dit un jour : “C’est bon, on arrête. Si vous avez quelque chose à dire, vous allez voir les adultes.” On portait plainte, on n’a pas le droit de jouer dans la rue. J’ai dit : “Écoutez, quand vous avez acheté, vous avez bien vu qu’il y avait des jeunes couples avec enfants.” Voilà, il fallait bien se douter qu’il y avait des enfants qui jouaient, voilà... […] Donc, il y a eu accrochage, mais bon, c’est voisinage vraiment très séparé. On ne leur parle pas […]. Ils ont voulu régenter les choses et nous on a dit non […]. La vie de Paris est complètement différente. À ce moment-là, il ne faut pas venir imposer sa loi ici. C’est du rural ici. Nous, c’est du rural […]. Donc, c’est un petit peu tendu.

Secrétaire de gestion, 43 ans, 4 enfants, mari cuisinier, accédants, maison mitoyenne

L’indifférence feinte des ménages par rapport aux voisins cache en réalité une attention et un intérêt à identifier son voisinage et à s’y reconnaître. En effet, cette pratique de tri et de hiérarchisation dans les relations de voisinage n’empêche pas l’organisation d’une fête de rue, conçue comme l’occasion de connaître ses voisins :

[Nos voisins] ont organisé une fête de voisins il y a un an […]. C’était sympathique. Mais finalement, on n’était que 5 familles, non, 6 familles [...]. Il y avait des gens qui n’étaient pas là, qui n’étaient pas disponibles, il y en avait aussi qui étaient là mais qui n’y sont pas allés […]. Les gens n’ont pas du tout envie de… Je ne sais pas… Ils veulent être tranquilles, ils ne cherchent pas à se connaître […]. Il n’y a pas de relation, les gens sont là, ils travaillent et ce qu’ils veulent, c’est le plus de tranquillité possible et puis la plupart, ils n’en ont rien à faire, c’est les commodités et les commerces, et c’est tout.

Employée de la Poste, 47 ans, 2 enfants, mari ouvrier qualifié, accédants, maison individuelle

L’impression de tranquillité et le sentiment de sécurité liés à la qualité du voisinage sont également exprimés par certains habitants :

Comme on s’entend bien, c’est un lotissement qui est agréable, car chacun respecte l’autre, il n’y a pas de bruit. Enfin, les gens respectent bien les horaires, par exemple pour tondre la pelouse l’été… On sent que les gens se respectent et donc, du coup, c’était une façon de se connaître un petit peu mieux quoi ! Donc, c’est vrai que maintenant les bonjours sont peut-être un petit peu plus expansifs. Enfin bon, c’est quand même toujours plus agréable d’avoir un environnement… C’est important aussi d’avoir, où on habite, un environnement qui soit agréable et que l’on ne se sente pas agressé quand on rentre chez soi.

Enseignants, 45 ans, 1 enfant, accédants, maison mitoyenne

Cette quête de sociabilité apparaît toutefois plus importante chez les ménages appartenant à la fraction supérieure des couches moyennes :

On n’a qu’un an de recul, donc bon voilà, les relations qu’on peut avoir sont très bonnes, il n’y a pas de soucis. C’est notamment avec nos voisins les plus proches, car c’est eux qu’on a l’occasion de côtoyer quand on est en train de jardiner […]. C’est avec eux qu’on discute le plus. Alors nous, ce qu’on a fait cet été, ça faisait tout juste un an qu’on était là ; auparavant, on était dans un quartier où les maisons étaient les unes à côté des autres et au fil du temps on avait fait connaissance avec les gens du quartier et on faisait une fête de quartier, une fois par an, au niveau des voisins, il y avait une cohésion qui s’était installée. Et quand on est arrivé ici au mois d’août, on a invité les gens de tout le quartier [les habitants du bout de la rue en réalité] et on a fait un apéritif, une soirée dehors au mois d’août, de manière à faire connaissance avec les gens du quartier. Parce qu’on se dit bonjour comme ça, on n’ose pas trop se parler et depuis […] on sent que l’on s’aborde plus facilement, on se dit bonjour, on se rend des petits services entre voisins.

Pharmacienne et cadre informatique, 38 ans, 2 enfants, propriétaires, pavillon

Ces ménages, plus faiblement représentés dans la ZAC, ont conscience que la sociabilité est indispensable pour créer un réseau de solidarité potentielle et d’interdépendance nécessaire à la gestion de la vie quotidienne. Ce sentiment plus ou moins partagé par la fraction moyenne des couches moyennes ne conduit pas toujours à prendre l’initiative de rencontres avec le voisinage. Dans tous les cas, l’expérience résidentielle antérieure dans d’autres lotissements, où les ménages ont testé des systèmes d’entraide et de solidarité, a appris à ces derniers combien le quartier pouvait être un lieu de ressources pour leur capital social, entendu au sens de « l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes […] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes utiles […]. Ce réseau de liaisons est le produit de stratégie d’investissement social consciemment ou inconsciemment orienté vers l’institution ou la reproduction de relations directement utilisables à court ou à long terme » (Bourdieu, 1980 : 2).

Les fêtes annuelles de quartier, les enfants, le bricolage et le jardinage sont apparus comme des biais, des facilitateurs ou des médiations privilégiées pour développer les rapports sociaux. La conscience des ressources que recèle le quartier est souvent à l’origine des initiatives du « dégel » avec les nouveaux voisins (apéritifs, fêtes de rue). La quête de rencontres au sein de ces ménages concerne également des réseaux plus larges, à l’échelle de la commune, à travers la participation à des manifestations culturelles, aux activités de l’école, etc. et, au-delà de la commune, dans les relations de travail, familiales et amicales. Ces réseaux plus larges peuvent offrir des ressources à la sociabilité de voisinage. De surcroît, les entretiens reflètent généralement un sentiment de solidarité potentielle réciproque qui sécurise et qu’on pourrait résumer par « je sais que je peux compter sur eux et vice versa », ainsi que l’exprime cette habitante, relativement isolée après un divorce, qui réside dans la maison de l’un de ses enfants vivant à Paris :

Bon, à côté, ils [les voisins] ont dû vous dire, on a des relations proches, ils ont la clé de chez nous tout le temps. Ils surveillent si mes volets sont ouverts, si je n’ai pas de problème, ils me téléphonent pour me dire “si vous êtes malade”... Enfin, bon, bref. Quand ils partent, je vais chez eux aussi... Donc, on se fait confiance de ce côté-là et je trouve ça très bien […] parce que, bon, on a quand même deux générations différentes, mais c’est pareil, eux, leurs familles sont très éloignées, donc je fais peut-être la mamie ! Non, je trouve ça super, là il y a qu’un regret, c’est qu’ils vont partir l’année prochaine.

Retraitée, 62 ans, locataire dans la maison de l’un de ses enfants, accédant, pavillon

Ainsi, des interdépendances se tissent dans le voisinage, sans pour autant être suscitées par des rapports soutenus. Il semble que les rapports de voisinage soient régis par un contrat social implicite au sens de Goffman (1992) ; par exemple, dans le cas des soirées ou de travaux, les habitants sont tenus de prévenir leur voisinage, en s’excusant d’avance pour la gêne occasionnée :

Non, c’est très calme, très calme. S’il y a quelqu’un qui doit faire des travaux, il va prévenir. Non, vraiment il n’y a aucun souci, il y a du respect.

Infirmière, 31 ans, 2 enfants, mari cuisinier, accédants, pavillon

Les pratiques des ménages sont inscrites dans ce contrat social et fonctionnent selon un principe de réciprocité :

Aujourd’hui, c’est hors de question que l’on en ait [des animaux], à la limite, on aurait un animal, je me dis non parce que ça dérange forcément les voisins, ce qui peut être une source de problèmes. Comme les voisins n’ont pas d’animaux, ils n’ont pas à avoir envie de supporter ceux qui en ont.

Employée de la Poste, 47 ans, 2 enfants, mari ouvrier qualifié, accédants, maison individuelle

Par ailleurs, le choix résidentiel de ces ménages de couches moyennes s’est fait en sachant que la mixité sociale était une des normes de conception de la ZAC. Ils savaient qu’ils résideraient à proximité de logements sociaux (36 % des logements de la ZAC) et voisineraient avec des familles issues du Sanitas, quartier de grand ensemble de Tours. Les témoignages restituent un discours positif globalisant sur le voisinage, sans désignation ou stigmatisation des ménages des logements sociaux. L’acceptation de la mixité sociale par les couches moyennes est, sans doute, attribuable au fait que ces catégories sociales ne présentent pas de grands écarts entre-elles, les ménages provenant du logement social étant en situation ascensionnelle.

En somme, les habitants interviewés associent le quartier à l’ensemble des dimensions évoquées précédemment : des propriétés spatiales particulières (un espace résidentiel proche de Tours et de la nature, correctement équipé de commerces et services), des possibilités de maîtrise des relations de voisinage en jouant sur la dualité distance / proximité selon un mode électif, la nécessité de connaître son voisinage et de s’y reconnaître, les sociabilités indispensables à l’idée de solidarités potentielles et, enfin, le contrat social implicite et le respect entre voisins. Les habitants rencontrés utilisent volontiers le terme « quartier » pour désigner leur espace résidentiel, bien que la réalisation récente de la ZAC puisse laisser penser que les processus de territorialisation n’ont pas encore construit l’identité et la mémoire collective qui caractérisent les anciens quartiers populaires des centres urbains (Bacqué et Sintomer, 2002). Il en est ainsi d’une résidante qui explique :

Le quartier est plutôt tranquille […]. Enfin, c’est un quartier nouveau, c’est un peu une ville nouvelle, Marne-la-Vallée, c’est un peu comme ça, c’était des champs.

Femme intérimaire, 31 ans, 2 enfants, mari ingénieur, accédants, pavillon

On peut tout de même supposer que la récurrence du terme « quartier » dans les propos des habitants traduit un désir d’appartenance à ce dernier, au sens traditionnel du terme, avec en filigrane une mythification du quartier et des relations sociales qu’il suppose. À Montlouis-sur-Loire, le quartier semble plus relever de la figure générique analysée par Bacqué et Sintomer (2002) comme un système diffus qui intègre des groupes sociaux aux trajectoires diverses – avec une prédominance symbolique des couches moyennes –, qui diversifie les formes du lien social et élargit leur territorialité et qui, enfin, affranchit les individus des contraintes communautaires. Dans tous les cas, le quartier garde une place importante aux yeux des individus parce qu’il répond à leurs besoins d’ancrage et de proximité (Authier et al., 2007). Si ce dernier ne correspond plus à la figure du quartier populaire où s’articulaient une identité sociale, un ancrage local et un rapport politique, il n’en constitue pas moins, sous une autre forme, un territoire support de pratiques collectives (Bacqué et Sintomer, 2002).

Conclusion

Le désir des ménages de s’installer dans la durée à Montlouis-sur-Loire et d’en faire le lieu de leur ancrage témoigne, finalement, d’un sentiment de satisfaction par rapport à leur choix résidentiel. Ainsi, en répondant aux attentes essentielles de la fraction moyenne des couches moyennes, cette petite ville périurbaine s’avère être l’un de leur territoire de prédilection. L’analyse du périurbain, comme lieu de la territorialisation des couches moyennes, présente ici un intérêt heuristique à double titre : elle permet d’approfondir la connaissance des couches moyennes à partir de leurs désirs en matière d’habiter, mais aussi de contribuer aux réflexions sur les différenciations des espaces périurbains et leur hétérogénéité sociale (Cailly et Dodier, 2007).

L’analyse des pratiques et des représentations des interviewés des Terrasses-de-Bodets fait apparaître des éléments spécifiques qui pourraient caractériser, d’une certaine façon, les modes d’habiter périurbain de la fraction moyenne des couches moyennes. Dans le choix résidentiel des ménages, on notera en premier lieu une forte aspiration à la proximité (proximité de Tours, des centralités, des espaces de loisirs, etc.) qui devient ainsi une valeur résidentielle essentielle. Cette proximité permet de rester à peu de distance de la première couronne et de ne pas être relégué dans le périurbain lointain. Ces représentations des « distances » du centre urbain de Tours renverraient à celles des hiérarchisations sociospatiales. Ainsi, l’espace périurbain dont il est question ici se situerait entre, d’une part, l’espace périurbain proche des villes et investi par la fraction supérieure de ces catégories et, d’autre part, l’espace périurbain plus lointain des ménages modestes « captifs » (Rougé, 2005). La proximité agirait alors comme une sorte de valeur compensatrice de l’éloignement relatif par rapport à la ville-centre.

En deuxième lieu, le désir de devenir propriétaire chez ces catégories sociales relève plus d’un objectif de sécurisation et de stabilité sociale, que pour les couches moyennes supérieures. Il se conjugue d’ailleurs à des passages par la location qui fonctionnent comme une « antichambre » permettant de préparer l’accès à la propriété ou de réajuster un parcours. Cette particularité des parcours résidentiels de la fraction moyenne des couches moyennes est sans doute liée aux fragilités de ce groupe, pour qui des retours en arrière sont repérables.

En troisième lieu, le désir de devenir propriétaire est associé à la liberté d’appropriation que ce statut autorise et, par conséquent, aux formes d’investissement et de marquage symbolique de l’espace habitable, mais aussi à ses adaptations progressives, en lien avec la temporalité d’accumulation économique au sein du ménage. Cette liberté d’appropriation est d’autant plus ressentie dans l’habitat individuel et, a fortiori, le pavillon, où le potentiel de plasticité suscite chez les ménages des projets de transformation synchronisés, autant à leurs besoins qu’à leur désir de signifier leur ascension sociale.

En quatrième lieu, si la sociabilité développée fonctionne sur un mode électif, l’acceptation du voisinage apparaît quasi unanime. Le pavillon, mais aussi les maisons mitoyennes, offrent alors la possibilité de dispositions spatiales opérantes dans la gestion des rapports de voisinage et dans sa mise à distance ou à proximité. Le tri et la hiérarchisation des relations de voisinage correspondent aussi à une forte attention à l’identifier, à s’y sentir en sécurité et à s’y reconnaître. C’est ainsi que se construit le quartier, pour lequel les habitants affirment leur appartenance et une forte homologie entre la qualité du cadre de vie et celle du voisinage. Il y a ainsi une forme de contrat social implicite, basé sur le principe de réciprocité, où le quartier est envisagé comme un lieu de solidarité potentielle et de ressources. Pourtant, si cette fraction moyenne des couches moyennes fait apparaître une convergence des valeurs résidentielles, ses trajectoires sociospatiales, quant à elles, sont diverses et ne sont pas toujours ascensionnelles. Ce qui, dans d’autres contextes résidentiels (Haumont et Morel, 2004), peut être à l’origine de tensions au sein du voisinage. Serait-ce dans cette diversité des trajectoires sociospatiales que se trouvent les raisons d’une cohabitation, plus ou moins acceptée, avec les ménages issus de milieux populaires, en situation d’ascension, provenant des quartiers de grands ensembles, qui finalement ressemblent au reste du voisinage ? Dans tous les cas, l’étude plus précise des trajectoires sociospatiales de la faction moyenne des couches moyennes donnera sans doute des clés de lecture pour affiner la compréhension de leurs modes d’habiter.

Par ailleurs, nous rejoignons les conclusions de notre collègue Cailly (2014 : 77) qui, quant à lui, a centré son analyse sur « la transaction entre un projet d’aménagement et les logiques d’usages (et particulièrement) sur l’articulation entre développement durable et mode d’habiter ». L’auteur met en évidence les conditions de réception de l’aménagement de cet espace résidentiel conçu dans le cadre de la ZAC et souligne que « cette opération résidentielle, dans sa conception, son discours et sa mise en oeuvre, propose en effet un nouveau modèle d’habitat en rupture avec les formes classiques et peu régulées auxquelles le périurbain nous a habitués (lotissement, grandes parcelles, mitage). Les maîtres mots de l’opération sont la densité, la mixité sociale, la qualité des espaces publics, la proximité et la couture avec le centre-bourg et les cheminements doux » (Ibid.). Il montre ainsi que, dans ce quartier, se côtoient différentes strates des classes moyennes, qui acceptent une certaine densité d’habitat en contrepartie du sentiment d’habiter un espace de valeur alliant qualités périurbaines et accessibilité urbaine favorables aux pratiques de proximité. Sans être dans l’équation mécanique « changer la ville, c’est changer la vie », on peut sans doute affirmer que les principes et les modalités de conception de l’espace résidentiel des Terrasse-de-Bodets contribuent à transformer, dans une certaine mesure, les comportements et compensent ou permettent de dépasser certaines contraintes (acceptabilité plus ou moins importante de la densité et de la mixité) dans les ajustements apportés par les résidants, grâce à l’espace potentiel offert aux projections de sens.

Cette réflexion participe également aux débats sur la compréhension des couches moyennes, aux itinéraires sociaux et aux identités hétérogènes. Elle repose ainsi la question du rôle social et politique de ces catégories sociales dans la société contemporaine (Bacqué et Vermeersch, 2007). La réflexion proposée ici contribue également à rendre intelligibles les effets de la territorialisation de ces couches moyennes « moyennes » sur les processus de ségrégation / intégration sociospatiale.

Les ménages ont fait le choix de s’installer dans la ZAC des Terrasses-de-Bodets à Montlouis-sur-Loire, tout en sachant que la mixité sociale est un des principes sur lesquels repose cet espace résidentiel, et tout en sachant qu’ils cohabiteraient avec une population provenant des quartiers d’habitat social. Ainsi, nous assistons sinon à une acceptation, du moins à une tolérance, de leur part car les propos des habitants rencontrés ne témoignent ni d’une stigmatisation, ni d’un rejet. On peut supposer que la prédominance numérique et symbolique des propriétaires, des accédants à la propriété et des locataires du privé dans l’espace résidentiel explique en partie cette acceptabilité de la part des ménages interviewés. Ceci rejoint les travaux d’Oberti et Préteceille (2004), menés en Île-de-France, qui montrent que la polarisation se renforce et reste définie par l’opposition entre classes supérieures et couches populaires, mais ceci n’est pas contradictoire avec l’expansion d’espaces moyens mélangeant les classes moyennes avec les couches populaires. On peut penser que les petites villes périurbaines font partie de ces espaces moyens caractérisés par la proximité de couches moyennes et populaires. Déjà en 1986, Laborie et Vergès montraient que, dans les petites villes, les questions de ségrégation n’ont jamais été centrales.

L’analyse, ici, est à contresens des thèses sur la sécession et le repli (Donzelot, 1999 ; Jaillet, 1999) des couches moyennes et rejoint plutôt l’optique des travaux d’Oberti et Préteceille, mais aussi ceux de Bidou-Zachariasen sur la valorisation par ces catégories de la mixité « bien dosée ». Bidou-Zachariasen (1985), dans un travail sur le XIIe arrondissement de Paris et sur le périurbain de Blois, Brest et Montpellier, analysait comment le mélange social était associé à l’authenticité de la vie sociale et l’élément qui alimente la vision positive du quartier. Et cela, bien que cette valorisation de la mixité ne fonctionne jamais autant que lorsqu’elle reste en faveur des classes moyennes.

Dans la même lignée, l’analyse, par Semmoud (2007), des conditions de réception d’une opération d’aménagement d’un quartier anciennement ouvrier à Saint-Étienne soulignait les représentations qui se conjuguent dans l’identification collective : d’un côté celles des anciens, généralement d’origine ouvrière, qui perçoivent les nouveaux arrivants – notamment les cadres – comme un vecteur de valorisation et de rajeunissement du quartier, et de l’autre celles des nouveaux arrivants qui se projettent dans le mythe du village, de sa convivialité, de ses sociabilités et de ses solidarités. « En définitive, l’identité collective à une communauté de voisinage se construit dans une sorte d’interdépendance où chacun a besoin de l’autre : tu me valorises, je te sécurise ; tu me sécurises, je te valorise » (Semmoud, 2007).

Ainsi, selon ces auteurs, les espaces moyens et mélangés gardent un poids important, autant en milieu urbain que périurbain, ce qui les amène à parler de « moyennisation » des classes moyennes qui, « fortes de leur capital culturel et d’un certain niveau de vie, de leur diffusion et de leur implication dans la société, entre autres dans les tâches d’encadrement et de formation, donnent le ton et contribuent à moyenniser la société contemporaine » (Oberti et Préteceille, 2004 : 146). Toujours est-il que les travaux sur les formes plurielles de la territorialisation des couches moyennes contribuent à renouveler les questionnements sur le « vivre ensemble », en s’écartant des simplifications et de la doxa actuelle sur ces questions.