Corps de l’article

Introduction

Si l’on veut bien considérer que la photographie constitue une source légitime de connaissance pour les sciences humaines en général et pour la sociologie en particulier, elle devient un objet et une méthode légitime de la démarche inductive. Et l’examen minutieux de la forme photographique des clichés choisis dans ce cadre constitue certainement le premier acte de la démarche proprement scientifique. Mais, antérieurement à cette opération, la démarche inductive doit accompagner intimement la phase de réalisation des clichés, puis celle du choix de certains d’entre eux. Ce choix se fait en fonction du degré de richesse et d’intérêt sociologiques des photos pour l’interprétation qui, dès lors, se présente comme un commentaire analytique.

Cet article s’efforce de conduire la démarche inductive de plusieurs façons complémentaires[1]. Cette démarche maintient ensemble la description et l’analyse d’images photographiques tout en respectant la spontanéité de la photographie prise sur le vif, en particulier les indices visuels signifiants de l’image. En outre, elle relie le sens fourni par la composition formelle des images à des connaissances empiriques déjà mises au jour par la sociologie de terrain. Enfin, elle convoque, pour donner une unité à l’ensemble, des éléments de théorie sociologique. Sans ces éléments, une photographie reste à l’état de savoir formel privé de l’univers de la théorie et de la tradition sociologiques.

Pour parvenir à cette manière de conduire la démarche inductive, il faut avoir à l’esprit qu’en France l’utilisation de la photographie dans la recherche sociologique est à la fois récente et très embryonnaire. Comme a pu le remarquer Sylvain Maresca, les travaux qui, en sociologie visuelle, se sont emparés de la photographie pour en faire une donnée à part entière de la recherche sociologique sont tout compte fait assez rares. Les travaux pionniers, à bien des égards, de Sylvaine Conord (2002, 2007) et de Luiz Eduardo Robinson Achutti (2004) se situent plutôt dans une démarche ethnologique et ces deux auteurs ont la particularité d’avoir eu (même si c’est à des degrés divers et dans une temporalité différente) une formation de photographe et une formation d’ethnologue (et non de sociologue si l’on veut être précis). On peut évoquer également les articles d’histoire de la photographie, comme ceux de Céline Assegond (2012) ou d’André Rouillé (1984) par exemple. Signalons aussi la pratique des « commentaires » de photographies, faits par des non-photographes ou par des photographes, comme on en trouve sous le titre de « Variations sur une photo » dans un numéro de la revue Ethnologie française (2007)[2]. Là, il est rare que le commentaire s’empare méthodiquement de l’image pour en dégager le sens dans le détail et dans la généralité, par une observation et une analyse rationnelles de la composition, des indices visuels, de leur ordonnancement, de leur sens possible.

On doit citer enfin les travaux plus récents et de nature sociologique cette fois d’Henri Eckert (2012), de Christian Papinot (2012) et de Dorothée Serges (2012).

Ces réflexions s’engagent peu sur le terrain concret des questions du sens, de la composition, de la technique, des conditions sociales de production et des aspects méthodologiques d’exploitation concrète des clichés. Elles sont, la plupart du temps, le fait de chercheurs qui ne sont pas eux-mêmes photographes ou qui ont une pratique anecdotique de la prise de vue, du tirage, du classement, de l’archivage, de la diffusion, etc.

Les travaux photographiques de Pierre Bourdieu offrent, dans ce contexte, des caractéristiques particulières. L’interview accordée à F. Schultheis pour un recueil de photographies d’Algérie (Bourdieu, 2003) montre un scientifique ayant plusieurs préoccupations concernant la photographie, dont la première à l’évidence est de posséder des documents pouvant servir, en dehors même de leur réalité photographique, à la description de scènes ou d’objets d’intérêt ethnographique : « Il y a des cas où je faisais des photographies pour pouvoir me souvenir, pour faire des descriptions après, ou bien des objets que je ne pouvais pas emporter et que je photographiais » (Bourdieu, 2003, p. 21). À un autre moment de l’entretien, Pierre Bourdieu revient sur ce souci documentaire : « Il y avait donc plusieurs types de photographies : c’est une lampe de mariage que je photographiais pour pouvoir analyser après comment c’est fait, ou un moulin à grains, etc. » (Bourdieu, 2003, p. 24). Il ajoute : « Deuxièmement, je photographiais des choses qui me paraissaient belles, j’aimais beaucoup ce pays, j’étais dans un état d’extrême exaltation affective et je faisais des photos qui me plaisaient » (Bourdieu, 2003, p. 24). Il ne s’agit plus là d’un souci documentaire : la subjectivité l’emporte au coeur même du projet photographique. Bien plus, la photographie joue un rôle dans le processus très personnel par lequel Bourdieu parvient à s’accepter lui-même en tant qu’intellectuel issu d’un milieu populaire et rural. Le double caractère « objectivant et affectueux, à la fois distant et proche » (Bourdieu, 2003, p 28) de la démarche photographique de Pierre Bourdieu le conduit à réaliser des photographies de natures très dissemblables (les unes illustratives, les autres quasi intimistes mais à intention de recherche) et à se livrer à des commentaires souvent contestables et comme aveugles de ses propres photographies[3].

1. Réalisation des photographies : questions de méthode et de technique

À l’origine de cet article, il y a un corpus de photographies réalisé sur le marché Saint-Pierre de Caen (Département du Calvados en France) entre 2004 et 2007, le dimanche matin à une heure de grande affluence. Vingt et un films de 36 poses chacun ont été utilisés, soit environ 750 clichés pris. Il s’agit de pellicules noir et blanc de sensibilité 400 ASA, exposées à l’aide d’un compact argentique Ricoh GR1 à exposition automatique muni d’un objectif grand-angulaire de 28 mm de focale. Ces détails ne sont pas sans importance : l’automaticité des réglages de l’obturateur, de la mise au point et de la vitesse de prise de vue, ainsi que la longueur de la focale ont rendu possible la prise de vue au jugé, c’est-à-dire sans visée directe des personnes.

Cette manière de faire correspond à un choix : saisir sur le vif des personnes, des interactions, des groupes, avec une profondeur de champ (et donc de netteté) maximum. La méthode est celle de la déambulation lente dans le flux des clients du marché, dans sa partie populaire[4], et de la prise de vue sans visée directe. Ces partis pris de méthode, qu’on pourrait appeler d’« attention flottante », et de technique photographique induisent certaines caractéristiques du corpus ainsi constitué, qu’il est nécessaire de discuter en trois points.

Le premier point est celui du moment choisi pour la prise de vue : pourquoi appuyer sur le déclencheur à tel moment plutôt qu’à tel autre? Pourquoi photographier telle personne ou telle situation plutôt que telle autre? De quel souci s’agit-il? La réponse réside dans la démarche adoptée : celle de la réalisation de clichés par un photographe imprégné d’une double culture sociologique et photographique, toutes deux anciennes et constantes[5]. Il s’agit de la mise en oeuvre de cette double culture, de façon spontanée mais dans une démarche insistante, qui s’est étalée sur trois ans et une dizaine de séances (une matinée chaque fois) de prise de vue. Il ne s’agit donc pas d’un travail systématique de traitement d’une population dont le sociologue aurait établi une typologie précise, des catégories d’analyse préalables et qui aurait permis de construire, par exemple, une série de portraits posés de personnes alors considérées comme significatives ou représentatives des catégories construites a priori. Guidé par une curiosité de sociologue, il s’agit plutôt d’un travail sur un temps long et discontinu, de portraits spontanés, réalisés selon l’intuition et la construction de l’« instant décisif », qui s’efforcent de saisir une apparence corporelle, une attitude, un comportement, parfois une interaction. La démarche gagne ainsi en possibilités de découverte d’éléments de la réalité sociale et de connaissances fugaces qu’une démarche plus classique et plus statique aurait sans doute manqués. C’est dire que la démarche suppose que l’on n’ait pas à l’esprit une théorie à illustrer et des hypothèses que les clichés viendraient confirmer. Le travail de prise de vue se présente donc comme le résultat d’un regard de photographe sans la détermination forte des préoccupations du sociologue.

Le deuxième point est celui du travail de postproduction, c’est-à-dire du tirage, du recadrage et du choix des photographies présentées. En photographie argentique, le développement donne généralement lieu au tirage de planches-contacts puis d’épreuves de lecture qui permettent de voir les clichés positifs en taille plus grande que celle du négatif. C’est à partir de ces épreuves que se fait un premier choix des photographies, en privilégiant trois qualités inséparables : technique, documentaire et esthétique.

Mais ce n’est pas tout : la postproduction veut dire ici recadrage des photographies. Prises avec un grand-angulaire pour saisir un champ large de la réalité, les photographies ont saisi ce qui fait le centre de la curiosité documentaire de l’opérateur, mais aussi bon nombre d’éléments qu’on pourrait appeler des « parasites » en tant qu’ils n’intéressent que faiblement l’intention photographique et qu’ils ne présentent en eux-mêmes qu’un intérêt documentaire très limité. Le recadrage a donc consisté à éliminer les parties gauche et droite des clichés 24X36 pour ne conserver que la partie centrale en format carré. On a obtenu de cette façon une image centrée sur ce qui constitue un portrait ou une situation sur le vif, c’est-à-dire sur ce qui, dans le cliché et dans la démarche adoptée, représente ce que le commentaire sociologique se donne pour objet et comme matière à découverte.

Les trois photographies présentées maintenant sont accompagnées d’un commentaire analytique qui renvoie à quelques principes d’interprétation (exposés plus bas). Il commence toujours (l’incipit) par la perception dominante au premier regard, déterminée en grande partie par les caractéristiques plastiques de l’image, méthode qui renvoie à la nécessité de dire immédiatement l’orientation de l’interprétation et la nécessité de mettre en jeu des correctifs. Puis s’y mêlent des éléments de description détaillée de la photographie (détails significatifs), en s’efforçant de lier ces éléments descriptifs à la structure de l’image et aux données techniques de la prise de vue. On y signale autant que faire se peut des références photographiques ou littéraires concernant les milieux populaires et des éléments de connaissance sociologique de ces mêmes milieux.

Afin de dégager des conclusions au plus près de la réalité représentée, le commentaire s’efforce de rester au coeur même de la forme photographique, en évitant deux écueils : celui de la surinterprétation, qui aboutit à un obscurcissement du sens, et celui de l’échappée dans un discours « à propos » de la photographie, qui finit par négliger le sens même de l’image.

2. Trois photographies et leurs commentaires

2.1 Photographie no 1

L’impression première qu’on retire de cette photographie est celle d’une femme de catégorie populaire qui semble porter sur elle les stigmates d’une vie pauvre et difficile. La marinière rayée renvoie presque immédiatement aux vêtements des bagnards. Mais on sait que l’époque moderne a donné à ces rayures la signification du loisir de bord de mer. Pour sortir de cette ambiguïté, un correctif s’impose qui conduit à chercher du côté de la position du photographe et de son appareil : la contre-plongée, on le sait, accentue la sensation de domination du personnage ou de la situation. Mais cela possède un pouvoir explicatif limité, tant les détails de la photographie s’inscrivent en faux par rapport à la domination. Est-ce parce que l’axe optique se trouve à la hauteur de la poitrine du personnage? Toujours est-il que cette partie du corps attire immédiatement l’attention. Et l’on peut dire que cette attention ne doit rien à ce qui pourrait passer pour un attribut de séduction. La corpulence, les variations de ligne du vêtement soulignent ce que dit Richard Hoggart (1991) des femmes du milieu populaire : passé un certain âge, le souci de séduction s’efface pour laisser la place à des préoccupations d’entretien de la famille et du foyer. Le souci de soi, l’entretien du corps, la question du poids et de la silhouette passent au second plan. Ce premier regard donne à voir immédiatement cette transformation.

Photographie 1

Caen 2004

Caen 2004

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On observe presque aussitôt que le visage vient corroborer la première observation : les plis de la bouche et des joues, les cheveux gris rejetés en arrière, les rides du front et du cou parlent de la vie difficile que laissait supposer la première observation. Bien plus, elle la renforce : le portrait est comme un idéal typique des femmes dont parlent Richard Hoggart et Yves Schwartz (Schwartz, 2002) tout à la fois. On pense au vêtement : il correspond ici à une fonction élémentaire de couverture du corps, sans souci d’élégance. On pense à l’alimentation : dans les milieux populaires, on privilégie les plats dont on est sûr qu’ils « tiennent au corps » grâce aux principes nutritifs les plus aptes à soutenir un travail physique intense, et qui sont autant de facteurs de prise de poids. Même si le chômage touche durement la région et la ville de Caen, les habitudes alimentaires et les schémas culturels qui sous-tendent le travail physiquement consommateur d’énergie continuent de servir de principes conducteurs de l’alimentation.

On observe enfin un autre trait : l’absence de marques de vieillissement des bras du personnage, comme si l’âge avait laissé des traces inégales sur les parties différentes du corps, accentuant la corpulence, marquant le visage, mais n’occasionnant pas de plis sur les bras et les épaules. Autant de signes pouvant sembler contradictoires, mais qui tracent le portrait spécifique d’une femme de milieu populaire portant sur le corps les éléments des conditions matérielles et psychologiques d’une vie marquée par une position et une histoire sociales qui l’ont amenée sur le marché de Caen.

Mais ce n’est pas tout, parce que d’autres personnages apparaissent sur la photographie comme en contrepoint : un enfant en bas à gauche, une autre femme à gauche également, et une deuxième femme à droite. Si l’on ne peut, de cette dernière, dire grand-chose (elle a simplement un regard sérieux sur le hors-champ), on peut voir que le visage de l’autre femme semble aussi marqué que celui du personnage principal, bien qu’elle montre un souci de soi plus présent, dans une coiffure plus recherchée.

Le personnage le plus énigmatique, à gauche, baisse la tête. Fils de la femme au vêtement rayé? Il n’est pas en tout cas son petit-fils : comme on l’a déjà fait remarquer, cette femme n’est pas aussi âgée qu’il y paraît dans un premier temps. L’enfant, en tout cas, possède la présence forte d’un personnage secondaire qui souligne et renforce par son attitude et son apparence les traits du personnage principal. Tête baissée, il met en relief la tête haute; de petite taille, il le fait grandir; d’apparence résignée, il lui donne une certaine dignité; abattu, il lui donne une allure de courage dans l’adversité qui ne manque pas de grandeur.

2.2 Photographie no 2

Il existe toutes sortes de livres et toutes sortes de chiens. La sociologie et l’histoire de la lecture nous apprennent combien l’écrit a revêtu de formes et combien ses usages ont été divers, en dehors du livre proprement dit : affiches, inscriptions, enseignes, panneaux, numéros des maisons, plaques de rue, etc. Les écrivains et les éditeurs ont, pour leur part, imaginé et réalisé les manières les plus originales pour diffuser le roman, la poésie, la pensée philosophique et politique, et de multiples écrits de plus ou moins grande qualité, sans oublier la caricature et le dessin.

C’est dans cette dernière catégorie, à l’évidence, qu’il faut ranger les ouvrages que vend le personnage que l’on voit sur cette photographie, prise à Caen, sur un marché. L’étal présente une grande quantité de ce qu’on appelle souvent des « illustrés », bandes dessinées en petit format (le seul format pour ce genre, à l’origine). La présentation est faite sans un autre ordre apparent que la taille des volumes, dans des cartons coupés ou leurs couvercles, presque tous ayant servi, à l’origine, à l’emballage et au transport de bananes de Guadeloupe. L’ensemble est disposé sur de simples tréteaux par un personnage qui semble s’accorder en tout point avec ce qu’il propose à la vente. L’homme, vêtu avec simplicité, semble appartenir au même univers que ce qu’il vend : des articles sans prétention, des livres qui ont été neufs, ont circulé de main en main, ont été lus par de nombreuses personnes, et qui se retrouvent sur un marché proposés à un prix dérisoire. L’homme porte une cravate, signe d’un certain souci de paraître à son avantage en société, mais il tient entre les lèvres un mégot qui, en quelque sorte, annule la distinction de la cravate. Les camionnettes, rangées derrière lui, assurent le spectateur de la difficulté du métier de marchand forain. Tout se passe comme si l’homme portait à la fois la marque de la distinction intellectuelle du livre et celle de la trivialité des ouvrages, au plus bas sur l’échelle des biens culturels, et qu’il vend, sans façon, sur un marché populaire, un dimanche matin. Le flou de bougé des mains est intéressant; le personnage s’active dans le classement de ses illustrés, donnant à la partie haute de l’image un dynamisme que l’encombrement qui la caractérise ne lui assurerait certainement pas sans cela.

Photographie 2

Caen 1984

Caen 1984

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C’est au contraire une certaine fixité qui caractérise le bas de la photographie; là, tout est immobilité, il y règne un ordre singulier et curieux. De façon quasi symétrique par rapport au désordre des livres, la peinture et son gardien, le chien, jouissent d’un espace considérable, débarrassé, dirait-on, de tout souci commercial.

La peinture est-elle à vendre? C’est possible, mais rien n’est moins sûr. En tout cas, elle est toujours à moitié emballée dans une feuille de plastique transparent, déchirée au milieu et laissant voir un arbre de haute taille et assez majestueux. Peut-être s’agit-il d’une reproduction. Dans ce cas, le chien serait là le gardien d’un bien ordinaire appartenant à l’univers de son maître, le marchand forain. Tous se situeraient alors dans un même ordre symbolique, celui d’un gardiennage dérisoire.

Mais s’il ne s’agit pas d’une reproduction, on a affaire à deux univers que l’on peut distinguer : le chien devient alors un gardien qu’il faut prendre au sérieux, non pas en tant qu’il pourrait éloigner quiconque voudrait s’emparer de l’oeuvre (sa taille n’aurait aucun effet dissuasif), mais en tant qu’il permet de faire la distinction entre l’univers des livres défraîchis et celui de l’oeuvre originale, à peine découverte et déballée. Peu importe, dans le fond, la valeur marchande de la peinture : elle se trouve dans une autre catégorie de biens que celle des livres et du personnage, catégorie qui occupe toute la partie haute de l’image. La distinction est faible et peut-être est-il abusif de la souligner jusqu’à lui faire jouer un rôle central dans l’analyse de la photographie. Il y a en tout cas dans ce petit chien comme une sorte de maintien que l’on perçoit à la position des pattes, au port de la tête, au panache de la queue, que renforce la présence de l’oeuvre picturale, et qui fait irrésistiblement penser à la noblesse que bien des écrivains (Victor Hugo en tête) prêtent, dans leurs oeuvres de fiction, aux évènements et à certains êtres qui vivent dans la pauvreté.

2.3 Photographie no 3

Des attitudes des trois personnages qui remplissent l’image, c’est paradoxalement celle du personnage occupant le moins de surface qui remplit le plus la photographie. Avec l’index de la main gauche dans la bouche, prise dans une attitude familière de dégagement d’une dent ou d’une gencive, une canette de Coca-Cola dans l’autre main, cette jeune fille semble s’absenter de la scène et de la photographie, tout absorbée par son geste autant que par la musique qui sort de ses écouteurs, issue de l’enregistreur qu’elle porte sur la poitrine. Mais comme le dit Pierre Bourdieu, c’est dans les moments où l’on ne pense pas être observé qu’on est le plus soi-même. Et ce faisant, elle ne fait que souligner avec un naturel saisissant ce qui la rattache à une catégorie où l’on se nettoie les dents sans façon en public. Et ce faisant, elle met en relief le personnage principal au centre de l’image, et les signes d’une appartenance sociale identique.

Regard impérieux et traits sévères, bouche sensuelle et joues pleines, la jeune femme présente toutes les caractéristiques rencontrées ici, au moment de la réalisation des photographies, d’une certaine souveraineté populaire. Les vêtements ouverts, les manches retroussées, le sac en bandoulière portant un sac en plastique, la présence corporelle et la forte poitrine semblent dire une certaine fierté d’être soi, une absence de honte sociale en tout cas. On remarquera l’échancrure du vêtement : la température doit être agréable, mais le vêtement du troisième personnage, à gauche de l’image, semble montrer le contraire. On ne peut dès lors qu’observer qu’à l’absence de l’impression d’être observée, répondent ici un naturel et une nonchalance, pour ne pas dire une liberté, qui font penser à une maîtrise de la vie sociale, au moins sur ce marché populaire.

Photographie°3

Caen 2004

Caen 2004

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On pourrait ajouter que le jeu des regards, derrière les lunettes, distribue l’attention dans des directions opposées, ici vers le haut, là vers le bas, imposant à qui reçoit l’image une dispersion de l’attention qui renforce le naturel de la scène et, paradoxalement, la parenté d’attitude des deux femmes.

3. Choix des photographies. Principes et mise en oeuvre : clichés, ensembles, séries

Il faut préciser que sur les 750 clichés réalisés sur le marché de Caen, on n’en a retenu qu’une douzaine, dont trois seulement sont utilisés dans le cadre de cet article[6]. Toute photographie en effet n’est pas utilisable par et pour les sciences humaines et la sociologie en particulier. Même si une intentionnalité préside à chaque prise de vue, il y a loin de la mise au jour de cette intentionnalité à l’utilisation scientifique. Pour quelle raison?

On pourra dire, certes, que toute photographie est une production sociale et, en ce sens, qu’elle se prête à l’utilisation et à l’analyse. De ces deux termes, on peut retenir le second et, dans une certaine mesure, le premier. L’analyse d’une photographie présente toujours un intérêt : les circonstances de la prise de vue, les caractéristiques techniques de l’acte photographique, l’itinéraire de l’auteur (origine sociale, formation scolaire, capital culturel, expérience de la photographie) fondent cet intérêt pour le sociologue. Mais il faut affirmer que certaines photographies (et certains photographes) ont plus d’intérêt que d’autres, dans la mesure où toutes ne présentent pas un nombre suffisant d’indications, de détails, de significations, de qualité de composition et de qualité esthétique pour se prêter à une analyse féconde. C’est ce qui justifie, dans un premier temps, le choix de certaines photographies.

On peut dire aussi que le choix peut se porter sur des ensembles ou des séries de photographies. En d’autres termes, comme le dit Anne-Marie Laulan, « pour accéder au rang de document scientifique, ou de donnée d’enquête, la photographie doit se laisser traverser par des constantes, se soumettre à des comparaisons, ou venir compléter des lois d’évolution dans le temps » (1981, p. 25), ce qui signifie qu’on ne considère jamais une photographie isolée, mais comme faisant partie d’un ensemble, permettant un travail systématique de comparaison et de repérage de régularités. Concernant les ensembles, il s’agit d’ouvrir la question de la logique de ces ensembles. Qu’entend-on par ensemble ou « série »?

La série la plus « naturelle », c’est la planche-contact : objet de lecture, elle est aussi une histoire du regard et de l’acte photographique. Il y a un avant et un après-cliché : la planche-contact révèle ces moments où la situation se construit et ceux où elle se défait. Plusieurs clichés qui s’enchaînent montrent ces moments, ces variations, ces choix successifs, dont aucun n’est innocent, et qui parviennent (ou pas) à un objet abouti. Il y a là une intentionnalité qui fait de la série de clichés un construit social susceptible d’une analyse bien plus qu’un cliché isolé.

C’est ce construit social qui intéresse la sociologie : la série de photographies dans la spontanéité de leur enchaînement à la prise de vue se présente comme un document où aucune photographie n’est isolée des autres, et, à ce stade, la planche-contact constitue un outil de méthode permettant un travail systématique de repérage de régularités et de comparaison des photographies. Mais la série peut être également un construit secondaire, un assemblage de photographies réalisées avec des préoccupations différentes au moment de la prise de vue, mais réunies sous une thématique ou une problématique déterminée. Ce n’est pas le cas des photographies qui nous occupent ici, mais ces quelques exemples indiquent des directions de travail et des pistes pour le rassemblement de documents adéquats pour la recherche.

Ces exemples ne suffisent pas toutefois à montrer que leur utilisation peut entrer dans le champ d’une méthodologie de recherche sociologique. Pour y parvenir, il est nécessaire d’élaborer une méthode d’interprétation des oeuvres qui, par la démonstration de sa fécondité, installe la photographie comme donnée à part entière de la méthodologie sociologique de type inductif comme celle que nous nous efforçons de mettre en oeuvre ici.

4. Choix et interprétation des photographies : questions de sens

Dans le chapitre « Contribution au problème de la description d’oeuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », le dernier de son ouvrage sur la perspective, Panofsky (2002) indique ce qui constitue, selon lui, les règles d’interprétation du contenu des oeuvres des arts plastiques en fixant à la fois les niveaux de l’interprétation, les types d’interprétation et les limites (les correctifs nécessaires) de cette interprétation.

Lorsqu’on est confronté à la polysémie généralisée des photographies, la méthode de Panofsky permet une réflexion sur leur interprétation, étant entendu ce qu’on a déjà dit sur le fait que toutes les photographies (la plupart) ne présentent pas le même intérêt pour l’analyse. On se posera aussi la question de la capacité de ces règles à s’appliquer à la photographie.

Pour Panofsky, il existe trois « niveaux » d’interprétation d’un objet : le niveau du sens-phénomène, celui du sens-signification et celui du sens-document (qu’il appelle encore celui du sens de l’essence). À chaque niveau d’interprétation correspond à la fois une opération mentale ou cognitive de type subjectif et de type objectif (pour la correction de l’interprétation). C’est dire que, pour lui, la première perception est subjective et qu’elle doit être immédiatement corrigée. Mais de quoi s’agit-il, concernant ces différents niveaux d’interprétation?

4.1 Chercher le sens-phénomène

Chercher le sens-phénomène, c’est trouver dans « l’expérience existentielle vitale » le sens de la perception de l’oeuvre : c’est la référence à la sensation, à ce qu’on a appris dans l’enfance, par l’expérience et les évènements de sa vie. C’est dire, en sociologue, le fruit et les effets de la socialisation. L’opération consiste en la description de ce que l’on voit : les éléments de composition, l’action, la matérialité, etc. Panofsky fait remarquer que cette opération, pour immédiate qu’elle soit, n’en est pas moins fortement empreinte de références culturelles : l’idée, la connaissance, autant que la sensation, la déterminent. C’est en fonction de ce mélange que l’interprétation est ainsi produite. En sociologue de l’éducation, on dirait qu’elle procède de la socialisation en ce que cette dernière est faite de tout ce qui est transmis (et de tout ce que le sujet reçoit) sans en avoir conscience, d’une génération à l’autre, dans un groupe (domestique ou autre) donné.

Pour une sociologie de la connaissance, la référence à Maurice Halbwachs (1994) et à ses réflexions sur la mémoire collective s’impose : toute connaissance parvenant à la conscience s’inscrit dans une configuration dynamique, constituée par des connaissances et des représentations anciennes, qui tiennent des processus collectifs leur constitution et leur diffusion. La conscience, pas plus que la mémoire, n’est une sorte de réceptacle passif. La mémoire collective est transmise par la société aux individus, comme un ensemble d’instruments qu’Halbwachs appelle « cadres collectifs de la mémoire », en fonction desquels ils interprètent la réalité sociale. Cette dernière est donc l’objet d’une lecture ou d’une relecture constante, dont la grammaire réside dans la mémoire collective autant que dans les consciences individuelles. Souvenirs, images et représentations n’existent et ne prennent sens que par rapport à cette mémoire collective : « Il y a dans toute image, si unique soit-elle, un aspect général par lequel elle se rattache à un ensemble de notions présentes à la conscience » (Halbwachs, 1994, p. 103). Pour Halbwachs, il ne fait aucun doute que ces notions sont présentes dans la mémoire collective parce que la conscience se caractérise avant tout par son aspect collectif, tout comme il a montré, dans sa réflexion sur le traitement du suicide par Durkheim, que le social pénètre beaucoup plus intimement dans les consciences individuelles que ne l’avait supposé son maître. L’image photographique n’échappe pas à la règle. Sa spécificité, bien loin de l’éloigner du social, l’y fait entrer sans doute plus que d’autres types d’images, par son caractère de multiplication et de diffusion : certaines photographies font maintenant partie, et de façon très étendue, de la mémoire collective. D’un certain côté, l’interprétation en est facilitée par la généralité de la référence. Elle n’en réclame pas moins, comme toute image, la mise en oeuvre d’un correctif.

Le correctif de cette interprétation réside, selon Panofsky (2002), dans « l’histoire des formes » : il est nécessaire de faire référence aux formes connues, en quelque sorte répertoriées, pour corriger la première interprétation. Cette perception d’un objet, celle de son sens-phénomène, est vraisemblablement la plus courante, concernant la photographie : elle est le type d’images avec lequel nous sommes le plus fréquemment en contact (journaux, médias, publicité, pratiques domestiques ou touristiques, albums, etc.). En quoi est-elle intéressante? En tant que cette interprétation elle-même peut être l’objet d’une analyse sociologique : sa spontanéité peut révéler à la fois ce que l’interprétation recèle socialement de la socialisation vécue par l’auteur de la photographie et la socialisation du sujet regardant la photographie. L’interprétation est alors une méthode d’investigation d’un ensemble de stéréotypes, de représentations pour lequel la photographie joue un rôle de stimulus social. Encore faut-il que la photographie – ou l’ensemble ou la série de photographies – ait, pour le sociologue, une signification suffisamment univoque pour que la comparaison des ensembles de stéréotypes soit possible. La comparaison est ici une des clés de l’analyse.

4.2 Mettre au jour le sens-signification de l’oeuvre

La deuxième opération consiste, pour mettre au jour le sens-signification de l’oeuvre, à rechercher une référence dans les connaissances littéraires. On pourrait dire qu’il s’agit là de la recherche de références culturelles formalisées dans l’écrit, c’est-à-dire dans une manifestation rationalisée par scripturalisation et déjà légitimée par une reconnaissance sociale. D’une certaine façon, cette légitimité et la référence qu’on y fait apportent à l’interprétation du sens-signification la légitimité de ce niveau d’interprétation, celui de la chose écrite. On voit bien que ce niveau en est un de forte intellectualisation, où, certainement, la part de subjectivité est beaucoup moins importante que dans le niveau précédent. Pourtant, un correctif objectif est, selon Panofsky, indispensable, par référence à « l’histoire des types », c’est-à-dire le « résumé de ce dont il est possible d’avoir une notion ». La référence littéraire doit donc être légitimée par l’existence de « notions » connues référant à des « types » rationnellement et historiquement constitués. Panofsky donne pour exemple de « type » la « tête tranchée reposant sur un plat » (Panofsky, 2002, p. 244), présent dans un grand nombre d’oeuvres picturales de la tradition italienne et chrétienne.

Ce niveau d’interprétation nécessite donc une référence à une classification savante d’éléments donnés d’une tradition. Aussi savante que cette classification, cette interprétation, on le voit, revêt toutes les caractéristiques sociales d’une culture commune entre artistes et spectateurs et entre spectateurs savants entre eux. La photographie est-elle dans ce champ de l’interprétation du sens-signification? Beaucoup d’arguments poussent à répondre par la négative, dont le premier, certainement, réside dans la formation et la socialisation des photographes, ceux des anciennes générations tout du moins. Caractérisée par l’autodidactisme, bien avant que n’ouvrent les écoles techniques de photographie et l’École supérieure d’Arles, la formation des photographes s’est faite « sur le tas ». Les biographies de Doisneau, de Capa, de Cartier-Bresson, de Ronis, de Depardon et de bien d’autres montrent une formation acquise dans et par la pratique de la photographie. Mais, bien plus que ce caractère formel des acquisitions professionnelles, c’est l’origine sociale qui différencie les photographes et qui met dans des catégories distinctes Cartier-Bresson, Evans, Lange, Riboud et Klein, par exemple, et Doisneau, Ronis et Depardon. Ces derniers sont d’origine populaire, ne sont pas passés, comme les premiers, par la longue formation du regard en contact avec des produits culturels légitimes et légitimés, et n’ont pas eu de rapport de proximité et d’exclusivité avec les oeuvres picturales, les théories esthétiques, les écoles philosophiques... ou avec la spécificité de l’analyse sociologique. Ce type de socialisation et de formation du regard n’est pas sans effet, à l’évidence, sur les oeuvres des photographes. Si les premiers sont analysables par référence à des connaissances littéraires, et à l’histoire des « types », comme le dit Panofsky (2002), les autres sont-ils pour autant incompréhensibles et non analysables en termes de sens-signification?

Dans ce domaine, la photographie apporte une interrogation radicale, celle précisément des références culturelles des oeuvres. Les références de la photographie, art jeune, résident certes dans les grandes figures et les grandes oeuvres de la peinture. Ne dit-on pas, par exemple, que l’on a « fait un Fragonard » quand on a réalisé un cliché à la composition classique? Et l’on pourrait trouver dans bon nombre de photographies les traces explicites, quoique surgissant dans l’immédiateté du cliché, de l’influence des grands maîtres de la peinture par les thèmes, la composition, la signification. Mais cette référence semble de plus en plus s’effacer à mesure que la photographie et les photographes sécrètent, partout où la photographie pénètre et se développe, des références qui leur sont propres. Thématiques liées à l’actualité, formes, style, possibilités techniques et mode de diffusion ont créé progressivement un corps de références étrangères à la peinture ou aux autres arts. Et l’origine sociale de la plupart des photographes encourage cette originalité. Si l’on se réfère à Panofsky, il faut bien admettre que la plupart des photographies résistent à la référence aux connaissances littéraires et à l’histoire des « types » classiques et universels. Il semble bien, en d’autres termes, que la classification de Panofsky ne convienne que très partiellement à la photographie. Il faudrait pour cela que l’on soit capable d’inventorier et de classer des références photographiques, des « types » constitués dans le cours de l’histoire de la photographie. Certains historiens s’y emploient. Mais il faut bien avouer qu’aucune de ces tentatives n’est vraiment satisfaisante et que la définition du sens-signification au sens de Panofsky reste, pour la photographie, assez problématique.

4.3 L’interprétation vise le sens de l’essence

Le troisième niveau, paradoxalement, reste proche de ce qu’est la photographie, de ce qu’est l’acte photographique. C’est là que l’interprétation vise le sens de l’essence, c’est-à-dire la conception du monde propre à l’interprète, ce dernier cherchant le sens en fonction de sa propre subjectivité. Aussi le correctif objectif est-il, à ce niveau, encore plus indispensable qu’aux deux autres pour éviter que l’interprétation ne devienne un « arbitraire dévastateur » et pour limiter la « violence interprétative » qui tend à s’exercer à côté, en deçà ou au-delà de l’oeuvre. Ce correctif objectif, c’est « l’histoire générale des idées » (Panofsky, 2002, p. 253), c’est-à-dire ce qui, à une époque donnée, peut nourrir une conception du monde, un certain rapport au monde.

C’est à ce niveau que l’interprétation d’une photographie, que la recherche du sens de l’essence devient véritablement intéressante parce qu’elle implique que l’on recherche les conditions d’existence et d’expérimentation d’une pratique de la représentation du monde. Il s’agit en fait d’un travail de contextualisation. Mais là où l’interprétation de la photographie revêt son caractère d’originalité, c’est en ce que cette interprétation peut trouver dans les sciences sociales et humaines, et dans la sociologie en particulier, les éléments objectifs de cette contextualisation. La sociologie et la photographie sont des inventions neuves et presque contemporaines l’une de l’autre. L’hypothèse que l’on peut faire ici est que la photographie exprime, dans son ensemble, des significations, des faits, un « rapport au monde » ou une conception du monde dont elle est la mieux placée pour traduire l’immédiateté et la nature tout autant que l’ambiguïté.

Pour paraphraser un ouvrage peu connu de Simone de Beauvoir (1963/2003), peut-on s’affirmer « pour une photographie de l’ambiguïté »? La formule est séduisante et elle montre qu’une représentation trop simple et trop univoque d’un groupe, d’un fait, d’une manifestation, d’un rite ou d’une pratique, reste trompeuse. Prendre en compte l’ambiguïté c’est, dans le choix et le commentaire d’une photographie (ou d’un ensemble de photographies), aller aux frontières de la simple photographie documentaire, c’est entrer dans la complexité que rend possible la technique photographique, tout en maintenant l’exigence de dégager le sens, par référence non pas cette fois-ci à l’histoire générale des idées, mais à la connaissance sociologique.

Cette contextualisation peut (doit) être de nature historique : il s’agit de replacer la photographie dans les conditions sociales, historiques et intellectuelles de sa réalisation pour essayer de comprendre les déterminismes qui ont pesé sur elle, mais aussi la part d’initiative et la marge de liberté dont pouvait disposer l’auteur de la prise de vue. Il ne s’agit donc pas de verser dans la relation anecdotique d’un acte photographique (même s’il ne faut pas en négliger les circonstances particulières), mais plutôt de découvrir, comme le dit Pierre Bourdieu « cette intention objective qu’on ne réduit jamais à l’intention du créateur » et qui est « fonction de schèmes de pensée, de perception et d’action que le créateur doit à son appartenance à une société, à une époque, à une classe » (Bourdieu, 1992, pp. 162-163). Alors,

c’est du système concret de relations signifiantes qui définit l’objet que doivent être dégagées les catégories d’interprétation de l’objet dont la validité se mesure à la fécondité heuristique et à la cohérence du système d’interprétation

Bourdieu, 1992, p. 139

On doit donc, par contextualisation, entendre également la référence à une théorie explicative ou à des éléments d’une ou de plusieurs théories, ou encore à des éléments de connaissances sociologiques générales, qui outrepassent nécessairement la simple signification immédiate des formes de la photographie. C’est bien en fonction de ces éléments que la description des oeuvres revêt une signification et apporte une fécondité.

Cette description passe par des mots, c’est-à-dire par l’objectivation de la perception. Nous suivrons sur ce point, la recommandation méthodologique d’Halbwachs (1994), pour qui

de quelque espèce d’image qu’il s’agisse, verbale, auditive ou visuelle […], l’esprit est toujours astreint, avant de les voir, à les comprendre, et, pour les comprendre, à se sentir tout au moins en mesure de les reproduire, de les décrire, ou d’en indiquer les caractères essentiels à l’aide de mots

p. 63

Il s’agit là d’une exigence essentielle des tâches de recherche qui impose de mettre en oeuvre ce qu’on appellera ici le commentaire analytique.

5. Une méthode inductive : le commentaire analytique

Plutôt que de parler d’interprétation, opération qui enferme par trop la démarche sociologique dans l’herméneutique (Péquignot, 2006), on parlera de commentaire analytique en ce que la mise en mots de la perception de l’image impose un travail systématique d’observation et de recensement des éléments de l’image, une recherche des processus et caractéristiques techniques de sa production, d’éléments de connaissance sociologique sur l’auteur et les circonstances de sa production et l’explicitation des références à la théorie sociologique qui guident l’analyse (Cardi, 2013, 2014).

Le commentaire analytique procède d’un essai méthodologique de sociologie visuelle inductive lorsqu’elle prend la photographie pour objet. Que reprend cette méthode de la réflexion de Panofsky?

Lorsqu’il s’agit de chercher le sens-phénomène, la perception première et spontanée l’emporte : il s’agit de mettre au jour cette première perception et de l’exprimer au plus juste de sa spontanéité. C’est ce que nous avons indiqué comme incipit du commentaire, comme orientation de l’interprétation la plus étrangère possible à une vision purement illustrative d’une quelconque théorie. La composition, les détails de l’action ou des acteurs, la matérialité visible de la scène doivent être fixés rapidement pour faire en sorte de mettre en oeuvre le correctif recommandé par Panofsky. Ce correctif a pour but de soumettre l’image à la critique des stéréotypes visuels les plus courants touchant les éléments significatifs de l’image. Dans nos photographies, ce sont les stéréotypes touchant le poids des corps, la marque du temps sur les visages, les attitudes et comportements corporels, les manières de se vêtir. Il y va là de la dimension de socialisation des personnes comme de la classe sociale représentée principalement sur un marché populaire en France dans les années 2000.

La référence à des connaissances littéraires est certainement plus difficile à mettre en oeuvre parce que l’univers de l’image photographique est assez éloigné de celui de l’écrit. Par ailleurs, les références culturelles des photographes eux-mêmes ne plongent pas toujours dans les oeuvres écrites et elles ont toutes les chances de se construire, comme on l’a dit plus haut, dans le travail de l’oeil, spécifique de la formation des photographes. Cela ne nous a pas empêché d’indiquer dans les commentaires analytiques en quoi tel ou tel détail peut être relié à un auteur ou à une oeuvre.

Quant à la recherche du sens de l’essence, elle nous a fourni l’occasion de mettre au jour quelques éléments de connaissance sociologique comme autant d’hypothèses pour la recherche ou même de découverte. C’est grâce à la méthode de la contextualisation sociologique et historique qu’on a pu, à l’aide d’éléments de théorie et de données empiriques, découvrir les dimensions objectives et objectivement utilisables des photographies pour le travail de recherche sociologique. Concernant la photographie, c’est certainement le « niveau » le plus fécond pour les sciences humaines.

Conclusion

Dans ces photographies, les personnages sont saisis sans qu’ils aient le temps ou la volonté d’ajuster une apparence ou un comportement particuliers dans la brève interaction avec le photographe. Les personnes y sont fidèles à elles-mêmes. On est « entre soi ». On est conforme à son habitus, à son hexis corporelle. Et les formes revêtues par les scènes, les détails révélés par les photographies offrent à la vue et à l’analyse autant de signes et d’indices qui permettent de composer peu à peu un « tableau de pensée » permettant une première analyse, un type présentant les traits d’apparence et de comportement d’un milieu social à un moment donné.

Une impression de solitude et de tristesse, de pauvreté et de désarroi, revient avec insistance, que les corps disent autant que les vêtements, ici indissociables, et que les études sociologiques citées présentent peu. S’il y avait un élément caractéristique des milieux populaires à dégager, à titre de donnée d’enquête ou d’hypothèse, ce serait certainement celui-là, qui n’apparaît pas nécessairement avec autant de netteté et de force dans les références scientifiques que nous avons citées. Le bassin d’emploi de la ville est particulièrement sinistré et la construction d’un avenir n’y est pas de mise dans les milieux qui fréquentent le marché de Caen dans sa partie populaire. Il faudrait y ajouter aussitôt que la photographie montre également une certaine dignité, voire une certaine souveraineté des personnes, très éloignée des représentations dominantes, que l’examen attentif et minutieux des images permet de mettre en relief. Tout l’intérêt de la photographie dans la démarche inductive/analytique apparaît dans ce que certains détails conduisent de cette façon à composer un « tableau de pensée » remettant en cause des données qui semblaient bien établies par la sociologie « classique » et fournissant des ébauches d’hypothèses pour la poursuite de la recherche.

On peut souligner ainsi que les couches populaires ne portent plus, comme le disait Hoggart pour les années 1960, de costumes du dimanche : les vêtements de série à bon marché ont fini par les emporter dans l’anonymat de la consommation de masse, même si les personnes photographiées conservent dans le maintien qui leur est propre, une identité à nulle autre semblable. Comme le dit Hoggart : « Il n’y a rien de commun entre l’embonpoint d’une femme du peuple entre deux âges et celui d’un homme d’affaires arrivé » (1991, p. 74).

C’est dire qu’une série de photographies réalisées et soigneusement sélectionnées possède une capacité singulière à faire apparaître et à détailler ce que l’image « dit » de plus que le discours et le rapport de recherche. Cette contribution, par la modestie de la série reproduite (l’auteur de l’article regrette de ne pas avoir pu présenter une dizaine de clichés), ne permet pas de le montrer avec suffisamment de netteté. Le recours à l’image ne constitue pas pour autant un recours méthodologique innocent. Les techniques et les pièges de l’analyse des entretiens ou des observations ainsi que ceux qui entourent la confection des tableaux statistiques font partie de l’enseignement et de l’habitus scientifique des chercheurs en sociologie. Ce n’est pas encore le cas, en France en tout cas, pour l’image photographique, dont les principes et les méthodologies de description, d’analyse et d’interprétation n’en sont qu’aux balbutiements, malgré les réussites évidentes déjà signalées.

Quoi qu’il en soit, cette contribution s’est construite sur le parti pris de maintenir constamment les deux fils de l’empirisme des données photographiques et des éléments de théorie et de références sociologiques, ainsi que les deux fils de la forme esthétique et du sens sociologique. Elle repose ainsi sur le principe de la démarche inductive et sur l’hypothèse d’une symbiose forte, et à analyser plus avant, entre une technique complexe de représentations ambiguës et un état de la société, qui trouvent dans cette complexité et cette ambiguïté une des plus justes expressions de la nature même de cette société, complexe et ambiguë.