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Introduction

L’étude des enjeux de la diversité ethnoculturelle sous toutes ses formes s’avère fort répandue ces dernières années. L’augmentation de l’immigration et sa diversification ont mené le gouvernement québécois à s’adapter à cette nouvelle réalité de différentes manières. Le milieu de l’éducation ne fait pas exception et c’est en 1998 que le ministère de l’Éducation du Québec met sur pied sa Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ), 1998)[1]. Cette dernière souhaite favoriser l’intégration des élèves issus de l’immigration dans le réseau scolaire, mais également dans la société plus large (MEQ, 1998). La participation active dans une société ouverte, démocratique et pluraliste ainsi que le développement d’un sentiment d’appartenance à son égard sont des buts visés par la Politique (MEQ, 1998). À cet effet, elle conçoit que l’intégration soit un processus long, complexe et réciproque. Les élèves issus de l’immigration se doivent de s’adapter et d’adhérer aux valeurs communes, mais le processus d’intégration exige également une ouverture du milieu à la diversité ainsi que des moyens précis de la prendre en compte (MEQ, 1998). En ce sens, cette recherche s’est principalement intéressée aux moyens mis en oeuvre dans le milieu scolaire pour implanter cette nouvelle vision de l’éducation. Afin de soutenir le personnel du réseau scolaire québécois dans l’ouverture à la diversité, notamment à travers l’éducation interculturelle, des sessions de formation interculturelle ont été conçues à l’intention des enseignants, des professionnels non enseignants ainsi que des directions scolaires.

Ainsi créées, les formations interculturelles du Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS) se sont avérées toutes désignées pour renouveler la réflexion et les pratiques sur les enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires, car elles permettent la rencontre entre les différents types d’acteurs en présence dans le milieu scolaire. De fait, on retrouve deux modèles de protagonistes qui se différencient en fonction de leur rapport à la population immigrante (Hohl, 1996). D’une part, on compte ceux dont la fonction ne permet d’instaurer qu’une certaine distance entre eux-mêmes et les nouveaux venus, tels que les administrateurs, les concepteurs de politiques, les conseillers et les chercheurs (Hohl, 1996), et d’autre part, on dénote ceux qui établissent un rapport immédiat avec la clientèle immigrante, les enseignants (Hohl, 1996). Cette proximité fait en sorte que ces derniers sont beaucoup plus impliqués émotivement : leurs croyances, idées, valeurs et allégeances apparaissent beaucoup plus exposées que celles de leurs collègues éloignés (Hohl, 1996). Les sessions de formation interculturelle permettent ainsi une incursion dans le milieu scolaire à travers les représentations et les perceptions des deux types d’acteurs sur la diversité ethnoculturelle dans leur profession.

Plus spécifiquement, nous nous sommes intéressée au vécu des intervenants scolaires, à leurs réactions par rapport à la diversité ethnoculturelle présente dans leur milieu professionnel, aux stratégies qu’ils ont mises en place ainsi qu’à leur réflexion à la suite des sessions de formation suivies. Nous avons mis en relation les discours des enseignants, des directeurs, des conseillers pédagogiques et des formateurs afin de mieux saisir la portée d’une formation en interculturel. Pour ce faire, des choix méthodologiques importants ont été effectués. Nous présenterons la pertinence et le déroulement de ces derniers réalisés tout au long de la recherche : l’accès au terrain, l’observation participante des formations interculturelles ainsi que les entretiens semi-dirigés. Enfin, divers enjeux sont ressortis des entrevues et formations et seront discutés : la pérennité de l’identité québécoise, l’éthique de l’enseignant ainsi que la complexité de la réflexion amorcée par les intervenants scolaires. Nous montrerons comment la rencontre avec l’Autre force la réflexion sur le Soi quotidiennement, notamment à travers le discours interculturel qu’entretiennent les intervenants scolaires, les différentes valeurs en présence dans leur milieu professionnel et la démarche réflexive préconisée par les formateurs.

1. La méthodologie de la recherche : entre réflexivité et savoir

1.1 La prise de contact

Après avoir pris connaissance de la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998) et des divers moyens mis en oeuvre pour faciliter son implantation dans le réseau scolaire, nous nous sommes inscrite à toutes les formations interculturelles qu’offrait le MELS de janvier 2012 à mai 2012. Le terrain a consisté en une observation participante de cinq formations interculturelles, débutant à 8 h 30 et se terminant à 15 h 30 selon une journée d’école usuelle. Les formations traitaient de différents thèmes, allant des élèves allophones à la réussite scolaire en passant par l’intervention en milieu pluriethnique. Notre participation, en tant qu’observatrice extérieure au milieu de l’éducation, s’est négociée sous certaines conditions : notre présence devait être acceptée par les divers formateurs et nous devions prendre nous-mêmes contact avec les intervenants scolaires présents pour une future collaboration au projet de recherche. À ce sujet, Abélès (2002) décrit l’entrée au terrain comme une période délicate et décisive :

C’est une phase essentielle où des positions se construisent dans un espace, où le non-dit pèse aussi lourd que les paroles échangées. Ce round d’observation, préliminaire obligé du terrain, permet de tester ses partenaires. Personne n’est dupe de l’enjeu : il y a une demande forte de la part de l’ethnographe, l’ouverture du terrain est conditionnée par l’attitude de ses hôtes. Et ces derniers ont souvent conscience du pouvoir qu’ils détiennent. Bien plus tard, l’on mesurera, de part et d’autre, l’impact de cette rencontre. Mais pour lors, quelque chose s’est produit dans ce premier contact où la présentation de soi joue un rôle déterminant

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À cet effet, le rôle qu’a joué l’organisatrice des formations au MELS a été plus qu’important pour notre entrée sur le terrain. La perception qu’elle avait de notre projet semblait se modifier au fil des sessions de formation et la présentation qu’elle en faisait se transformait en conséquence. Au départ, l’organisatrice n’énonçait que les conditions de participation ainsi que les grandes lignes de notre projet. Or plus le temps passait et plus nous nous connaissions, plus notre projet de recherche devenait presque lié au processus de formation en interculturel, « une étape de plus pour faire bouger les choses ». L’approbation de notre projet par l’organisatrice a certainement pu influencer les intervenants scolaires présents aux formations à accepter de collaborer à notre recherche.

De plus, sans notre connaissance préalable de certaines données, la participation aux sessions de formation interculturelle aurait été amoindrie. Méthodologiquement, la revue de la littérature scientifique et la conceptualisation, voire la problématisation de notre recherche nous a permis d’ouvrir le dialogue avec les chercheurs-formateurs. Les têtes d’affiche de la littérature scientifique sur les enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires se retrouvaient également dans les salles de formation du MELS : elles en étaient les formateurs! Ces derniers se montraient intéressés par notre recherche. Certains souhaitaient engager la conversation sur notre projet tandis que d’autres nous encourageaient pleinement à participer à leur formation. Notre parcours universitaire en anthropologie s’est concentré sur l’étude de certains concepts clés telles l’identité, la culture, l’ethnicité, les relations ethniques et la diversité urbaine. Dans ce contexte, nous avions une base non négligeable pour créer le contact avec les formateurs-chercheurs, ces derniers misant sur la transmission de ces concepts pour l’approfondissement de l’éducation interculturelle. Le contact avec les intervenants scolaires, lui, a été facilité par notre connaissance préliminaire du contexte d’enseignement. En effet, la revue de la littérature scientifique ainsi que notre propre expérience scolaire en tant qu’étudiante ont été mobilisées pour amorcer ou renforcer la conversation. La maîtrise du langage et des codes communs aux intervenants scolaires peut faciliter le partage d’informations par la suite (Ghasarian, 2004). Notons également que nous avons participé et collaboré, tout comme les intervenants scolaires, aux différentes activités et réflexions préparées par les formateurs. À ce titre, notre expérience de terrain rejoint l’expérience des anthropologues : elle s’est érigée à travers la relation à l’Autre, au sein des formations interculturelles et au fil du contact avec les informateurs.

1.2 L’observation participante : les formations interculturelles du MELS

La discipline anthropologique se démarque notamment par l’accent mis sur la méthode ethnographique de terrain pour mener ses enquêtes scientifiques (Emerson, Fretz, & Shaw, 2001; LeCompte & Schensul, 2010; Olivier de Sardan, 2008). Les particularités du sujet d’étude, les questions posées tout au long du processus de recherche ainsi que la nécessité d’acquérir des informations qualitatives et de comprendre les nuances apportées par les participants ont confirmé la pertinence d’utiliser cette méthodologie (LeCompte & Schensul, 2010). Comme son nom l’indique, l’observation participante implique que le chercheur observe tout autant qu’il participe aux activités des personnes étudiées (Ghasarian, 2004). Il est ainsi aux premières loges pour voir les comportements et les réactions des informateurs (Ghasarian, 2004). La pertinence de l’observation participante des formations interculturelles du MELS a résidé dans l’accès aux discours réflexifs des intervenants scolaires. Cette méthodologie a rendu réalisable l’étude de situations exclusives, par exemple le partage de situations problématiques et leur mode de résolution entre différents intervenants du réseau scolaire québécois. Mais encore, la perception qu’ont les intervenants scolaires de leur quotidien a été mise en relation avec les diverses stratégies proposées par les chercheurs-formateurs afin d’analyser plus en profondeur la dynamique entre la diversité ethnoculturelle et les institutions scolaires.

Ainsi, l’ethnographie menée se base sur une méthodologie interactive (LeCompte & Schensul, 2010) et réflexive (Ghasarian, 2004). Les interactions, discours et réactions ont été la source des données recueillies, mais le regard porté sur ces données a certainement été influencé par notre personne. Même avec un esprit ouvert, le chercheur possède des préconceptions sur ce qu’il perçoit et tente d’observer (Ghasarian, 2004). La réflexivité s’apparente à un mode de relation au monde : pour tout effort de représentation de l’Autre, il devrait y avoir un effort de représentation de Soi (Fabian, 2001; Ghasarian, 2004). Dans cette optique, les notes de terrain apparaissent centrales au travail de l’ethnologue sur le terrain (Emerson et al., 2001). Elles permettent de rendre compte des éléments et discours retenus, mais aussi, de l’expérience vécue (Emerson et al., 2001). Fondamentalement, les notes de terrain sont sélectives : ce qui apparaissait significatif a été mémorisé et transcrit, oubliant le reste (Emerson et al., 2001). La particularité de la prise de notes réside dans le fait qu’elle n’est pas simplement factuelle, elle comprend également un processus actif d’interprétation (Emerson et al., 2001; Glazer & Strauss, 1973; Olivier de Sardan, 2008). D’ailleurs, les interprétations se développent et évoluent tout au long du terrain (Strauss, 1987) et se reflètent dans les notes de terrain.

Les notes ont souvent été prises à chaud, au gré des interactions et des exercices demandés (Emerson et al., 2001). Le rôle de participant à une formation en interculturel suppose (sur une base volontaire) une prise de notes concernant les stratégies et les réflexions proposées. L’exercice a donc exigé une double réflexivité. D’un côté, nous réfléchissions avec l’aide des formateurs aux préjugés identitaires, ethniques et culturels en contexte scolaire tandis que, de l’autre, nous nous devions d’être réceptive à ce qui se passait devant nous (Emerson et al., 2001). Nos réactions émotives ont également été incluses dans les notes de terrain, comme partie prenante du processus de formation interculturelle, mais également comme piste pour cibler nos propres préjugés (Emerson et al., 2001). Tout cela sans oublier d’être nous-mêmes réflexive par rapport à notre présence en tant que chercheur au sein des formations (Ghasarian, 2004).

L’ethnographie des formations interculturelles données par le MELS nous a permis de mettre à jour l’éducation interculturelle, l’identité ethnique et culturelle, et l’arrimage des deux thèmes dans le quotidien scolaire. Nous avons été particulièrement attentive aux types de participants, aux motifs et incitations à participer à de telles formations, et au vécu anecdotique des participants afin de comprendre les dynamiques en jeu. L’attention a aussi été portée sur le format des formations : la durée, les sujets abordés, les moyens pour faire passer la matière, les outils suggérés, le nombre de participants et la documentation distribuée. Enfin, la méthode ethnographique nous a permis de nous familiariser avec les croyances, perceptions, valeurs, philosophies et comportements des intervenants scolaires (LeCompte & Schensul, 2010). Il a ensuite été possible d’aborder certaines données du terrain avec les informateurs lors des entrevues semi-dirigées effectuées plusieurs semaines après la tenue des formations.

1.3 Les entrevues semi-dirigées

Plusieurs thèmes ne pouvant être abordés dans le contexte des formations interculturelles, des entrevues semi-dirigées ont donc été nécessaires (Olivier de Sardan, 2008). Dès lors, sept intervenants de milieux scolaires différents ont été rencontrés, dont deux sont issus de l’immigration[2]. Ces derniers ont été sollicités, d’une part, pour leur expérience personnelle (Olivier de Sardan, 2008) et, d’autre part, pour les connaissances qu’ils détiennent sur leur profession, leur milieu de travail et les enjeux qui s’y déroulent (Olivier de Sardan, 2008). Les entrevues ont ainsi permis d’avoir accès aux « représentations des acteurs locaux [qui] sont un élément indispensable de toute compréhension du social » (Olivier de Sardan, 2008, p. 54). Les échanges se sont déroulés sous forme de conversations, en évitant l’interrogatoire. Un canevas d’entretien ainsi qu’une liste de thèmes à aborder (construits préalablement) maintenaient un élément commun entre les entrevues (Olivier de Sardan, 2008). Par contre, dans certaines situations, des questions plus dirigées ont dû être posées, en tentant tout de même de retourner à l’usage de questions plus ouvertes (Olivier de Sardan, 2008). Ainsi, un portrait de l’intervenant scolaire a été dressé : les études, le parcours professionnel (milieux de travail, postes et ancienneté) et personnel (voyages, immigration, maternité, etc.). Le coeur de l’entrevue s’est tout de même concentré sur la tâche quotidienne, la place de l’intervenant dans son école auprès des élèves, des parents et des collègues. Des rétroactions concernant la participation aux formations interculturelles ont aussi été demandées : diffusion dans le milieu, motifs de participation, moyens déployés pour y assister, perceptions de la ou des formations avant et après la participation. Enfin, une grande attention a été portée aux événements jugés significatifs par les intervenants scolaires interrogés. Pour ces derniers, ces incidents critiques ont souvent été perçus comme le coeur même des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans leurs établissements scolaires : des situations précises laborieuses à éclaircir. Ces récits ont la plupart du temps été l’occasion d’une ouverture à une discussion plus approfondie sur des thèmes plus larges tels que l’interculturel, l’identité, la responsabilité professionnelle, etc. (Olivier de Sardan, 2008).

À travers certains entretiens semi-dirigés, notre posture de chercheur et les facettes de notre identité ont suscité des réactions (LeCompte & Schensul, 2010). Notre identité de jeune femme québécoise d’origine canadienne-française[3] a été assumée à plusieurs reprises par les informateurs (Castagno, 2008). Notre présumé bagage identitaire a été mobilisé par les intervenants scolaires interrogés, que ce soit pour appuyer un argument ou encore pour souligner une divergence de points de vue. Aborder la question des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires en portant l’étiquette de « Québécoise de souche » n’apparaît pas totalement neutre. À maintes reprises, les informateurs nous ont incluse dans le « nous » majoritaire, créant une distinction avec le « eux » minoritaire (Barth, 1969/1995; Eriksen 2002; Juteau 1999). Il convient aussi de soulever la possibilité que certains informateurs se soient sentis plus à l’aise de discuter de leurs problématiques ethnoculturelles avec un tiers parti avec qui ils partageaient une certaine « affinité » (Castagno, 2008). Or, consciemment, nous n’avons pas affiché nos croyances et nos appartenances. Nous avons plutôt cherché à proposer diverses perspectives, divers points de vue aux informateurs rencontrés lors des entrevues.

2. Le discours interculturel qu’entretiennent les intervenants scolaires

Même si la base théorique de l’éducation interculturelle n’est pas très populaire auprès des intervenants interrogés, elle s’avère indispensable pour faciliter le recul, pour remettre en perspective les enjeux de la diversité ethnoculturelle dans la société plus large et, donc, pour stimuler une réflexion en profondeur (Ouellet, 2002). Les chercheurs (Abdallah-Pretceille, 2003, 2010; Kanouté, 2007; Kanouté, Hohl, Xenocostas, & Duong, 2007; Ouellet, 2002) misent sur l’étude de ces principaux thèmes pour une formation à l’interculturel : l’identité, l’ethnicité et la culture, les obstacles aux relations interculturelles (préjugés, stéréotypes, racisme), l’égalité des chances, l’éducation à la démocratie ainsi que l’immigration et les modèles d’insertion des immigrants. Plusieurs sessions de formation interculturelle du MELS s’appliquaient à inculquer les fondements d’une telle approche tandis que d’autres nécessitaient une certaine connaissance de ces mêmes assises afin d’approfondir la réflexion. Pourtant, même si les intervenants scolaires rencontrés avaient participé à au moins une formation interculturelle, la plupart d’entre eux ne semblaient pas toujours au fait des fondements théoriques et l’expression éducation interculturelle devenait ainsi un « fourre-tout » (Ouellet, 2002, p. 83). L’utilisation erronée du vocabulaire n’est pas dérisoire, elle rend compte de l’état des connaissances, car la multitude de termes fait référence à des enjeux symboliques nettement différents (Abdallah-Pretceille, 2010).

2.1 L’ouverture et la reconnaissance de l’Autre

Nous avons remarqué que le discours des intervenants scolaires rencontrés est plutôt orienté vers l’ouverture à l’Autre et la reconnaissance de l’Autre. Diverses stratégies et initiatives sont mises de l’avant dans les écoles afin de s’ouvrir sur le monde et à l’Autre. On dénote l’engagement communautaire, les cours de langues, plusieurs voyages au Québec et à l’étranger, des conférences, des journées d’immersion culturelle. Ces activités tentent de faire connaître à l’élève la diversité des perspectives et des manières de faire, mais elles représentent aussi des moyens pour les élèves de partager certains éléments d’une culture pour laquelle ils ressentent une appartenance. À travers ces tentatives des milieux, on constate que l’ouverture à l’Autre est une attitude et une expérience valorisées.

Un autre enjeu du discours interculturel qu’entretiennent les intervenants scolaires rencontrés est la reconnaissance, voire la connaissance de l’Autre telle que conceptualisée par Fabian (2001). La manière de penser la culture lorsqu’on parle de connaissance de l’Autre semble être en contradiction avec l’approche constructiviste mise de l’avant par les formations interculturelles du MELS. Une conseillère pédagogique d’une commission scolaire de l’île de Montréal met en garde contre la naïveté derrière le projet de connaissance de l’Autre :

[…] la grande majorité des enseignants ont un discours, auprès de leurs élèves, qui les renvoient constamment à leur culture d’origine. [Les élèves] sont nés au Québec, [ils] ne parlent même pas nécessairement leur langue d’origine, [ils] ne sont jamais allés dans leur pays d’origine. [Ils] passent leur primaire à faire une présentation au début de chaque année sur « leur pays » même s’ils sont nés ici

Entrevue Emmanuelle[4], 1er mai 2012

Dans cette perspective, la connaissance de l’Autre apparaît intimement liée aux origines. L’utilisation des identités collectives par rapport aux identités individuelles s’avère plus contraignante, car elles apparaissent plus essentialisées, immuables et innées (Appiah, 1994). De fait, certaines lois implicites d’identification peuvent être dégagées de la manière dont l’enseignant se présente à eux et dont il rend compte de la diversité ethnoculturelle de l’école. Car l’acte de dénomination apparaît comme un acte de création de la réalité sociale (De Rudder, Poiret, & Vourc’h, 2000). Emmanuelle renchérit :

Les identités [que les enseignants] transmettent en ce moment sans s’en rendre compte c’est, « moi je suis québécois, je suis québécoise et toi tu viens de là, vous, vous êtes les immigrants ». C’est là […] où est-ce [que l’enseignant] agit. Quel que soit l’enseignant, son discours va avoir une influence sur l’identification [des élèves] à la société québécoise

Entrevue Emmanuelle, 1er mai 2012

Mettre constamment l’accent sur l’appartenance aux identités collectives contribue à figer l’Autre dans une identité fixe. Décerner une « identité ethnique » à un élève ou lui accoler une étiquette culturelle dès le départ dans son parcours scolaire affaiblit considérablement l’identification individuelle et personnelle au profit d’une identité plus essentialisée (Meintel, 2008).

2.2 Quelle place pour le « Québécois »?

Le discours interculturel qu’entretiennent les intervenants scolaires rencontrés porte essentiellement sur l’Autre, au détriment d’une part importante de l’éducation interculturelle, le Soi. En ce sens, un déséquilibre est perceptible dans leurs discours puisque les intervenants scolaires rencontrés semblent mettre beaucoup d’efforts dans leur milieu respectif pour tenter de rejoindre l’Autre. Un sentiment d’insatisfaction pour certains et d’inquiétude pour d’autres se manifeste lorsque ces intervenants tentent de se situer par rapport à l’Autre. À travers les formations et les entrevues menées, plusieurs événements ont affecté le Soi lors de sa rencontre avec l’Autre – le Soi étant ici conceptualisé comme « être Québécois ». Quatre de ces évènements seront présentés.

Premièrement, l’annulation de la sortie annuelle à la cabane à sucre dans une école secondaire privée de Montréal en raison de la faible participation des élèves au fil du temps a causé tout un émoi chez le personnel. Pour la directrice, l’enjeu de la réalisation de cette sortie était de sentir que le Soi avait bel et bien une place au sein de la diversité ethnoculturelle et l’enjeu de son impopularité s’avérait être la sauvegarde d’une tradition québécoise, d’une culture, d’une identité locale (Amselle, 2008). Deuxièmement, lors d’une session de formation, certaines enseignantes ont raconté avoir ressenti de l’inquiétude lorsqu’elles ont perçu un refus de l’identité québécoise chez certains élèves d’origine immigrante. Les formateurs et chercheurs précisent que les jeunes vivent une « double socialisation » (Hohl & Normand, 1996, p. 43) et qu’il existe un clivage entre le vécu à l’école et à la maison. Aux yeux des jeunes, la culture d’accueil peut sembler intrusive dans son cheminement et même être vécue comme une trahison par rapport à la culture d’origine. En vieillissant, ils pourront s’ouvrir et effectuer des choix qui leur seront propres (Hohl & Normand, 1996). Troisièmement, les journées d’immersion culturelle mises de l’avant par les intervenants scolaires rencontrés font, le plus souvent, la promotion de l’ouverture et de la connaissance de l’Autre. Ces activités piègent les intervenants scolaires puisqu’à leur tour, ils doivent se mettre en scène ou se stéréotyper pour se définir… ce qui ne leur convient pas. Il persiste chez ceux-ci la croyance que la « culture québécoise » est plus difficile à cerner et à définir que les autres cultures. La définition de l’Autre par l’usage de raccourcis restreint l’accès à la complexité d’une identité (Kanouté et al., 2007). Enfin, les enseignants rencontrés se sont dits ébranlés par la transformation de la langue française, notamment par la différence de vocabulaire qu’utilisent leurs élèves par rapport au leur et les autres langues en présence. Quotidiennement, les enseignants modifient certaines expressions courantes comme « sors ton “linge” d’éducation physique » (« linge » pouvant être remplacé par « vêtement ») ou certains référents qui deviennent dépassés, du moins sur le coup, par l’arrivée des immigrants. Karine raconte : « Sur le Plateau, je disais : “Coudonc, est-ce que je parle chinois?”, mais maintenant, la moitié de ma classe parle chinois! » (Entrevue Karine, 25 mai 2012). Ces expressions ou référents sont étiquetés par les intervenants scolaires rencontrés comme « purement québécois ». La modification de la langue, même passagère, ayant presque toujours été liée « à des enjeux de définition identitaire, de relations interethniques et d’établissement de rapport de domination » (Armand, Dagenais, & Nicollin, 2008, p. 44) amène une sensation de changement ou de transformation de cette représentation du Québécois.

Bref, ces quelques exemples montrent comment la rencontre quotidienne avec l’Autre suscite chez les intervenants scolaires un questionnement sur leur propre identité. Pourtant, l’accent trop souvent mis sur l’Autre au détriment du Soi les amène à passer à côté de la pertinence d’une approche interculturelle. De fait, le double enjeu d’une telle orientation réside dans le dialogue (Meintel, 2008). Le va-et-vient entre l’Autre et le Soi permet une réévaluation critique des partis, dont soi-même (Meintel, 2008). Une validation de l’Autre (Fabian, 2001) et du Soi est désormais rendue possible par l’engagement des deux partis dans la dialectique. Ainsi, le déséquilibre engendré peut se corriger notamment par la communication interculturelle (Abdallah-Pretceille, 2010), l’écoute, la lenteur, l’engagement dans la relation, la réflexion et la réciprocité (Toussaint, 2010). L’interaction étant au coeur de l’approche en interculturel (Abdallah-Pretceille, 2010), les efforts devraient être mis sur le retour du « je » et du « tu » (Abdallah-Pretceille, 2010) en opposition à la célèbre distinction « nous/eux » (Barth 1969/1995; Eriksen 2002; Juteau, 1999) présente chez la plupart des intervenants scolaires rencontrés.

3. L’éthique professionnelle de l’intervenant scolaire

En plus de l’identité dans le discours interculturel, l’éthique professionnelle des intervenants apparaît comme une dimension importante des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires. De fait, la rencontre avec l’Autre au quotidien suscite bon nombre de réactions auprès des intervenants scolaires. Que ce soit lors de rencontres avec des élèves, des parents ou, encore, des collègues ayant des manières de faire alternatives, leurs modes d’appréhension du monde peuvent s’en trouver ébranlés (Kanouté et al., 2007). La particularité du rôle professionnel des intervenants scolaires donne naissance à un flot de questions concernant leur mandat. Ils sont à la fois citoyens et employés de l’État, ils ont donc des croyances et valeurs personnelles en plus de devoir souscrire à celles mises de l’avant par l’État qui les emploie (Hohl & Normand, 2000). De plus, il y a longtemps que le Québec a choisi de lier la profession enseignante et la transmission d’une identification québécoise, notamment à des fins de protection identitaire (Hohl, 1996). Ainsi, quelles sont les balises éthiques propres à chaque facette du rôle professionnel (le citoyen, l’intervenant et l’établissement qu’il ou elle représente)? En fait, la plupart des intervenants scolaires rencontrés tentaient de répondre à ce dilemme : agir ou ne pas agir, et en vertu de quels motifs?

3.1 Les conflits de valeurs

Les témoignages des intervenants scolaires font consensus sur ce point : dans le cadre de leur profession, il survient des situations où ils vivent un certain décalage de valeurs, de croyances et de comportements entre eux, les élèves et leurs parents. La plupart du temps, ces situations sont attribuées à la diversité ethnoculturelle présente dans les écoles. Karine, une enseignante du primaire, raconte avoir vécu des conflits de valeurs au fil de son expérience professionnelle. Elle cite, en exemple, les différentes perceptions des parents sur les devoirs, les activités extrascolaires et la discipline. Karine fait également état de situations plus complexes où elle s’est sentie troublée et où les limites de son rôle professionnel se sont embrouillées. Elle soulève la fois où une élève de sa classe s’est fait interdire la participation à une activité extrascolaire que les élèves avaient longuement préparée. Il s’agissait d’une visite de la ville de Québec et comprenait une nuit à l’hôtel. L’élève s’étant livrée à son enseignante, celle-ci ne savait plus si elle devait contacter les parents afin d’approfondir la situation avec eux.

[…] Il y a une petite fille [et] sa mère. Ce qui la préoccupait beaucoup, c’était que les garçons et les filles soient ensemble. Pas nécessairement dormir dans la même chambre, mais il y avait la piscine, qu’ils soient en maillot de bain ensemble dans la piscine. C’est ça, [pour moi] c’était un choc. Je ne m’attendais pas à ça! […] Moi, c’est que j’ai la petite qui est toute triste à l’école parce qu’elle ne participe pas. Est-ce que oui c’est mon rôle d’appeler, de pousser un peu plus loin?

Entrevue Karine, 25 mai 2012

En effet, Karine réalise la divergence de valeurs et de croyances qui amène à agir différemment et désire prendre du recul avant de poursuivre ses interventions. En fait, elle tergiverse sur la conduite à adopter face aux différents acteurs en présence, car elle se sent coincée entre les parents, les enfants, son rôle d’enseignante et sa propre vision de la situation. Enfin, il est possible de dresser un parallèle entre la remise en question de Karine et le sentiment de Nathalie, une enseignante au secondaire, qui résume son expérience ainsi :

Je dirais [qu’à la fin de la journée, je ressentais] un sentiment d’impuissance, de ne pas arriver à communiquer de façon claire, d’avoir l’impression qu’il y a une part de la relation qui est comme insaisissable ou je n’ai pas l’impression que mon message est compris de la bonne façon. On dirait qu’il y a quelque chose qui ne marche pas dans un sens comme dans l’autre, que l’enfant ne comprend pas mes intentions puis moi je ne comprends pas non plus… Un blocage, une incompréhension mutuelle

Entrevue Nathalie, 22 mars 2012

3.2 Le courant de la connaissance au profit d’une meilleure action

La remise en question de l’éthique professionnelle des enseignantes provient, entre autres, de la perte de repères causée par les conflits de valeurs. Elles constatent qu’il leur manque des informations sur les habitudes et croyances de la clientèle qui fréquente leur école. La recherche de connaissances apparaît comme un moyen de pallier l’éthique déjà ébranlée. Cette quête sert souvent de base à l’élaboration d’une charte d’actions. En se familiarisant à l’Autre, il devient plus facile de prévoir ce qui se passera dans une situation donnée. Depuis plus de 30 ans maintenant, les participants des formations interculturelles recherchent la plupart du temps des « manuels » sur les cultures en présence (Lorreyte, 1982). À défaut d’avoir de l’information provenant des formations ou des sujets eux-mêmes, les enseignantes interrogées puisent leurs connaissances directement de leurs expériences de rencontre avec l’Autre. Ainsi, Josée, directrice de niveau dans un collège privé de l’île de Montréal, enrichit ses stratégies d’intervention à l’aide de sa propre expérience afin de se sortir d’éventuelles impasses. Bien que le savoir-faire y soit pour beaucoup dans la pratique enseignante, il reste que certains réflexes de gestion de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires peuvent avoir des implications dépassant les actes eux-mêmes. D’abord basées sur des compréhensions des situations en cours, les stratégies développées par Josée deviennent, avec le temps, des généralisations culturelles. Il s’agit certainement d’une solution rapide et pratique à court terme (Pagé, 1992, 1997), mais le courant de la connaissance des cultures possède de nombreux effets pervers (Ouellet, 2002). Que ce soit la remise en question du curriculum scolaire (Camilleri, 1988; D’Souza, 1991; Kleinfield, 1975; Ravitch, 1990), la folklorisation et la réification de l’identité ethnique et culturelle (Abdallah-Pretceille, 2010), et même la stigmatisation et la marginalisation de certaines minorités (Nicolet, 1987), miser sur la valorisation des particularismes ethnoculturels au détriment d’autres courants ou approches de l’éducation interculturelle donne une image erronée de la culture.

Ce courant essentialiste fige les comportements des individus (Juteau, 1999), donnant l’idée que les acteurs sont passifs dans leur interprétation et leur appropriation d’éléments culturels (Cohen-Émerique, 1989; Hannerz, 1996). Les formations interculturelles suivies se distanciaient d’un tel courant pour plutôt embrasser une approche constructiviste, mais comme l’explique Meintel en citant Marie-Nathalie Le Blanc : « […] les sujets parlent souvent de leur groupe en termes de traits considérés comme essentiels » (1993, p. 13). Or il semble que l’ethnicité dans les écoles secondaires de Montréal soit une facette de l’identité et de l’identification aux pairs fortement mobilisée dans les conflits (Jodoin, Mc Andrew, & Pagé, 1997; Lapperrière, D’Khissy, Dolce, Filion, Fleurant, & Compère, 1991; Laperrière, Compère, D’Khissy, Dolce, Filion, Fleurant, & Vendette, 1994). Les différences entre les marqueurs mobilisés par les élèves ont beau être objectivement réduites, les frontières ethnoculturelles s’avèrent bien présentes pour les élèves (Mc Andrew, 2001). En effet, l’ethnicité se constituerait à travers la relation à l’Autre, notamment par l’auto-attribution et l’alter-attribution de traits pour se définir soi-même et les autres (Barth, 1969/1995; Juteau, 1999) et les frontières ethniques se construiraient au coeur des processus d’assignation et d’appartenance. Ce processus rendrait les traits subjectifs attribués, significatifs et « réels ». Nathalie, une enseignante du secondaire, raconte qu’une situation problématique s’est présentée dans sa classe : deux adolescents affichaient leur appartenance nationale et ethnique à outrance (Entrevue Nathalie, 22 mars 2012). Le comportement était devenu très dérangeant et elle aurait voulu en savoir plus sur les appartenances tant mobilisées par ces élèves. Sauf que Nathalie, lors d’une formation, a compris qu’il fallait évacuer la dimension ethnoculturelle des interventions pour qu’elles soient efficaces tandis que la formatrice misait plutôt sur le fait de se recentrer sur les besoins de l’échange (Kanouté et al., 2007). L’importance des formations interculturelles – et de son étude – réside dans cet espace de négociation et de compréhension. La différence de perception entre les formateurs, les chercheurs et les intervenants scolaires a certainement une influence sur les retombées des formations interculturelles suivies et donc, sur la perception des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires.

3.3 L’adaptation du rôle professionnel

Les nombreuses questions éthiques que soulève la présence de la diversité ethnoculturelle dans les milieux scolaires amènent aussi les intervenants à s’adapter. À travers les formations et entrevues, il est ressorti que les arrangements quotidiens liés à la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires émanent des intervenants eux-mêmes et ressemblent plutôt à des ajustements volontaires, comme le décrit le Rapport Fleury (2007). Ainsi, les intervenants de première ligne, décrits par Janine Hohl (1996) comme plus impliqués émotivement, s’ajustent volontairement afin de favoriser la participation de leurs élèves aux activités extracurriculum. Les réactions des élèves telles que leur tristesse, leur déception, leur confusion et leur anxiété alimentaire apparaissent le plus souvent comme des motivations d’adaptation. Enfin, l’approche interculturelle se vit au quotidien au gré des rapports avec les élèves et les parents à l’aide, notamment, de la décentration (Abdallah-Pretceille, 2010; Kanouté, 2007). Les situations complexes peuvent, entre autres, être dédramatisées lorsque les intervenants remettent en perspective leur propre système de référence afin d’admettre d’autres opinions et d’autres visions du monde (Abdallah-Pretceille, 2010).

4. La complexité de la formation interculturelle amorcée par les intervenants scolaires

L’étude des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les établissements scolaires a permis de mettre en évidence qu’une part non négligeable de ces enjeux réside justement dans les formations interculturelles. Comme il a été mentionné, le contact quotidien avec la diversité suscite chez le personnel scolaire bon nombre de questions. Allant de la pérennité de l’identité québécoise à la pertinence de l’éthique professionnelle, ces questionnements ébranlent les convictions profondes des intervenants. Ces derniers vont souvent chercher du soutien auprès de leur direction et de leur commission scolaire qui les dirigent vers les formations interculturelles. Or le processus de formation à l’interculturel est complexe pour plusieurs raisons, mais principalement parce qu’il accorde une place très importante à la réflexivité.

4.1 Une priorisation de la démarche réflexive

Les sessions de formation étudiées, en l’occurrence celles du MELS, n’offrent pas de « recettes », mais plutôt des repères pour guider la réflexion et, par la suite, l’action. Les principes de reconnaissance et de dialogue entre l’Autre et le Soi amènent à penser que l’interculturel ressemble plutôt à une herméneutique (Abdallah-Pretceille, 2003). L’approche propose de se frayer un chemin à travers des situations complexes, polysémiques et contextuelles « à partir d’un mode d’intelligibilité » (Abdallah-Pretceille, 2003, p. 25). L’approche interculturelle priorise le sens qu’attribuent les acteurs à leurs comportements, plutôt que les traits culturels tant recherchés par les intervenants scolaires (Abdallah-Pretceille, 2003; Clanet, 1990).

En ce sens, les formations interculturelles mettent de l’avant une démarche réflexive, tout comme l’anthropologie préconise une telle méthodologie lors de l’expérience de terrain. Les formateurs tentent d’amener les participants à prendre conscience de l’intersubjectivité qui se loge dans la relation à l’Autre, en termes d’attitudes, de valeurs et de visions du monde (Fabian, 2001). Ils sont ainsi amenés à examiner les points de vue culturellement divergents et à construire une intelligibilité en coopération (Bélanger, 2000; Cohen-Émerique, 2000), c’est-à-dire clarifier ensemble comment leurs « visions du monde » proviennent de vécus et d’expériences qui leur sont propres (Bélanger, 2000). D’ailleurs, les formations ont été créées dans cette perspective. À l’aide d’éléments théoriques, d’exercices pratiques et de discussions, « […] une équipe d’intervenants placés en situation propice à la résolution de problèmes possède des capacités réflexives et créatives d’une très grande richesse » (Kanouté et al., 2007, p. 242).

Une telle démarche occupe une place de choix dans une profession s’exerçant auprès de personnes (Kanouté et al., 2007). Les formations interculturelles du MELS ont outillé les participants de façon à ce qu’ils prennent un instant de recul avant d’intervenir lorsqu’ils vivent des conflits de valeurs. Il s’agit d’abord de traiter le « choc » et de le séparer des objectifs professionnels à atteindre lors de la rencontre avec le parent ou l’élève issu de l’immigration. Il s’agit ensuite d’examiner ce qui a fait monter l’émotion, d’analyser l’interprétation donnée aux paroles ou gestes concernés et de mettre de l’avant les valeurs et les motivations profondes personnelles résultant de l’interprétation. Ensuite, il est encouragé de viser la réalisation d’un objectif concret afin de mener à terme la rencontre. La démarche réflexive permet d’effectuer un nouveau départ si des perturbations se pointent et de rediriger la discussion dans l’« ici et maintenant » (Mc Andrew, 2008, p. 25), car la rencontre avec l’altérité est bien souvent engloutie sous « des dimensions symboliques qui dépassent – et de loin! – l’enjeu réel [à] régler » (Mc Andrew, 2008, p. 25).

4.2 De participants à délégués

Les intervenants scolaires ressortent des formations interculturelles avec comme outil un processus réflexif qui les accompagnera à travers le quotidien scolaire. Comme ils sont souvent envoyés aux formations à titre de délégués pour leur milieu, il n’apparaît pas évident de partager leurs acquis avec leurs collègues à leur retour. L’approche interculturelle s’apparentant à une herméneutique et formant à l’analyse de situations (Abdallah-Pretceille, 2003), comment ces délégués peuvent-ils être en mesure de transmettre l’expérience récoltée? La formation à l’interculturel s’avère un processus hautement personnel. De fait, les différentes activités et discussions amènent l’intervenant scolaire à vivre des expériences, à ressentir des émotions, à remettre en question certaines conventions. La particularité de la formation interculturelle réside dans la priorisation de la démarche réflexive. Les participants devenus délégués ne sont pas nécessairement aptes et disposés, à ce stade dans leur formation continue en interculturel, à transmettre ce qu’ils ont réellement appris lors de la session, pour susciter une réflexion profonde chez leurs collègues. Enfin, il ne s’agit pas de se procurer des connaissances, mais plutôt de s’engager personnellement et de cheminer à travers ses perceptions et ses représentations.

Conclusion

L’observation participante des formations interculturelles du MELS s’est imposée comme la méthode la plus appropriée pour saisir la complexité des enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les milieux scolaires. Cette méthodologie a permis d’être témoin de situations exclusives, telles que les relations et échanges entre les formateurs et les intervenants scolaires. Elle a également permis d’accéder aux discours réflexifs des participants sur les stratégies proposées et, ainsi, d’explorer l’espace de négociation entre la théorie et la pratique. En ayant accès à ces formations, nous nous sommes rapprochée de notre but : celui de mieux comprendre les enjeux de la diversité ethnoculturelle dans les milieux scolaires. D’une part, nous avons pris connaissance de l’importance du quotidien dans le vécu scolaire et de l’implication émotive des enseignants dans celui-ci et, d’autre part, nous avons pu constater les multiples perspectives qu’ont les acteurs – les intervenants et les formateurs – des enjeux de la diversité dans les écoles.

De fait, lors des entrevues semi-dirigées, un hiatus était perceptible entre le discours des formateurs et celui qu’entretenaient les intervenants volontaires. Ces derniers l’orientaient vers une ouverture et une connaissance de l’Autre, au détriment du Soi, faisant fi de la base théorique de l’éducation interculturelle proposée en formation. En mettant l’accent uniquement sur l’Autre, naissait le sentiment d’inquiétude de la perte d’une place pour le « Québécois » au sein de la diversité ethnoculturelle des milieux scolaires. De fait, la rencontre avec l’Autre et les interrogations liées à la gestion de la diversité amène un questionnement sur sa propre identité qui n’est pas simple. Ce processus ébranle les enseignants lorsque des conflits de valeurs avec les élèves et leurs parents surgissent au quotidien.

À cet égard, les intervenants scolaires estiment que le courant de connaissance des cultures apparaît comme une solution productive, de prime abord, pour mieux appréhender la rencontre interculturelle. Or, les formations interculturelles proposent tout autre chose : une démarche réflexive qui demande une mise en perspective de ses propres croyances pour mieux interagir. Elles tentent d’ouvrir leur clientèle à une réflexion nouvelle quant à leurs savoirs et leurs pratiques. L’approche interculturelle favorise donc un va-et-vient entre l’Autre et le Soi, une instauration de balises professionnelles facilitant l’intervention et un engagement personnel de l’intervenant dans son processus de formation. Dans cette veine, les commissions scolaires et les directions ont un rôle important à jouer pour supporter les intervenants dans leur développement de compétences interculturelles.

À la lumière des données récoltées et dans une continuité de la méthodologie anthropologique utilisée, la mise en place d’un système de suivi postformation en interculturel serait hautement pertinente afin d’offrir un soutien pédagogique, mais aussi afin d’approfondir les connaissances en lien avec l’intégration des acquis. En plus de mesurer les retombées à moyen et long termes de telles formations, le fait de suivre une école qui se lance dans un processus de formation en interculturel sur une période de temps donnée serait une option intéressante afin de mieux comprendre le rôle des différents intervenants scolaires, le lien qui les unit, leurs interactions au quotidien ainsi que les processus de résolutions de conflits en contexte de diversité ethnoculturelle et religieuse.