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Composé d’entretiens avec le journaliste David Barsamian, Le bien commun est une bonne introduction à la pensée du linguiste et philosophe Noam Chomsky. Y sont abordés – pêle-mêle – le capitalisme, l’État providence, les médias, la mondialisation, les situations politiques en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, au Timor oriental et en Inde, la gauche américaine, les mouvements sociaux, etc. Ces sujets disparates auraient pu rendre l’exercice quelque peu brouillon, sans l’effort constant de Barsamian pour ramener le propos aux engagements et à la figure de l’intellectuel. Néanmoins, si le journaliste se montre intéressé, il n’en est pas pour autant révérencieux. Ce dernier a divisé le livre en cinq chapitres plus ou moins cohérents, dont le premier aborde justement le bien commun.

Développant cette notion, Chomsky souligne qu’Aristote considérait une démocratie véritable comme participative et visant au bien commun (p. 8), c’est-à-dire à une égalité relative entre citoyens. Or, pour l’intellectuel, cet idéal démocratique a été dévoyé par l’entreprise conjointe de James Madison et Alexander Hamilton qui concevaient la nation américaine comme une démocratie de possédants. Sur cette base, les institutions étatsuniennes n’ont d’autre objectif que de privilégier les plus nantis. Le libéralisme apparaît ainsi comme une chimère pour le linguiste et le capitalisme comme un instrument de domination. Abordant la situation économique, Chomsky relève : « aucune entreprise ne souhaite le libre marché ; tout ce qu’elles veulent, c’est le pouvoir » (p. 12). À ce titre, il s’insurge quant à la lecture qui oppose l’État aux entreprises, l’État n’étant qu’un instrument confisqué par ces dernières afin de sauvegarder leurs privilèges. Dès lors, ces « tyrannies privées » ont le champ libre pour s’attaquer à ce qu’il reste du bien commun, notamment par l’intermédiaire des médias qui agissent comme des instruments de propagande. Les chapitres qui suivent tendent à démontrer cette thèse sur plusieurs niveaux.

Sur le plan de la politique intérieure (chapitre 2), Chomsky s’insurge contre cette supercherie qu’il dénomme le « mythe des temps difficiles » (p. 29). Alors que les politiques d’austérité favorisent les mesures néolibérales, les portefeuilles budgétaires nullement touchés par les coupes drastiques – à l’exemple du budget de la défense – facilitent les aides dissimulées aux entreprises. Autrement dit, il s’agit d’un transfert de fonds entre l’État et les « tyrannies privées », au profit de ces dernières. Le linguiste observe alors que la politisation de certaines thématiques – comme la criminalité – favorise d’autant plus les transferts de fonds. Comme le rappelle Barsamian, la criminalité « ordinaire » coûterait environ 4 milliards, tandis que le « banditisme à cravate » est évalué annuellement à 200 milliards de dollars. Pourtant, cette seconde forme n’est quasiment pas combattue ; Chomsky explique sur ce point que la lutte contre la criminalité permet de réduire le nombre de travailleurs devenus superflus pour l’économie néolibérale, et ce, à l’aide de la violence et de l’incarcération. L’une et l’autre appartenant au secteur de la sécurité, l’un des plus prospères, il s’agirait une fois de plus d’un transfert de fonds du public au privé. Sur ce constat, l’auteur conçoit que le capitalisme promu et prôné reste un capitalisme d’État au bénéfice des classes dirigeantes. Celles-ci usent alors des médias tels des outils de propagande, destinés à canaliser la colère populaire en indexant des ennemis intérieurs comme extérieurs. Et malgré une idée enracinée dans la société, pour Chomsky il n’existerait pas de médias « progressistes », mais bien des relais du capitalisme qui autorisent une pluralité d’opinions fortement limitées. Pour ce spécialiste des médias, c’est la « culture marketing » (p. 63) qui travestit l’information et dépouille la société civile de ses forces motrices en cautionnant l’apathie généralisée. Il conclut que « ces firmes sont les institutions illégitimes d’un pouvoir tyrannique dont les racines intellectuelles ne se distinguent guère de celle du fascisme et du bolchévisme » (p. 76).

Au niveau de la politique extérieure (chapitre 3), le linguiste juge que les politiques de subventions déguisées aux entreprises et les délocalisations contribuent à renforcer les disparités économiques et sociales entre les États-Unis et le tiers-monde. Toutefois, Chomsky ne verse pas dans la théorie du complot. Il voit dans le développement du néolibéralisme une banale alliance d’intérêts entre les différentes élites dans le monde. Dès lors, la dette du tiers-monde « a servi l’investissement intérieur, et non l’exportation de capitaux » (p. 90). Sur cette situation générale, l’entretien se recentre sur les différents terrains en dehors des frontières étatsuniennes, alternant critiques et carnets de voyage grâce auxquels Chomsky évoque ses observations, expériences et engagements. Pour être en phase avec l’actualité, cette partie est datée, malheureusement. En effet, l’édition anglaise a été publiée en 1998 et de nombreuses analyses ou prédictions du linguiste se sont révélées démenties par le cours de l’histoire, voire infondées à certains égards. Il n’empêche que Chomsky remémore certaines tendances qui restent actuelles, dont l’impasse des organisations internationales – et plus spécifiquement de l’Organisation des nations unies (ONU) – à établir une paix durable, notamment à s’élever contre les États-Unis d’Amérique qui, parfois, la menacent.

Les derniers chapitres, respectivement consacrés à la gauche américaine (chapitre 4) et aux solutions envisageables (chapitre 5), concluent l’exposé avec une bribe d’optimisme. Mais à quel prix ? Avant de porter son dévolu sur certains mouvements alternatifs, Chomsky critique tout ce que la gauche peut signifier. Au marxisme-léninisme, il reproche sa conquête du pouvoir et, inversement, au postmodernisme son désengagement politique. Les indexant « à droite », il explique que la propagande confond si bien des valeurs qu’elle mêle les repères politiques. Afin de les démêler, Chomsky souhaite apporter des solutions pour changer un système contesté par un fort désaveu populaire. En outre, l’intellectuel préconise que les sociétés par actions soient placées sous le contrôle des travailleurs et que la population puisse définir les orientations du gouvernement. Autrement dit, il privilégie la réforme et non la révolution. Pour susciter ces tièdes changements, c’est « un contexte d’éducation, d’organisation et de luttes populaires » (p. 168) qu’il faut s’évertuer à créer. C’est justement sur ce point qu’échouent, selon lui, les partis politiques et les syndicats. De manière générale, Chomsky ne croit pas en un grand dessein ou une stratégie par à-coups, concevant que « seul un travail lent, acharné et accompli avec dévouement permettra aux gens d’aiguiser leur conscience du monde, de redéfinir les rapports sociaux, y compris leurs relations à autrui, et de bâtir des réseaux d’entraide et des contre-institutions » (p. 179), la dissidence passant par la contre-culture, l’éducation populaire, des médias alternatifs, etc.

Ainsi se termine ce livre d’entretiens qui, répétons-le, demeure une bonne introduction à la pensée et à l’engagement de Noam Chomsky, malgré certains défauts qui pourraient éventuellement rebuter le lecteur. Parmi ceux-ci et sans alléguer de nouveau quant à la tiédeur des solutions proposées, le plus incommodant est probablement le tropisme étatsunien qu’affiche l’auteur. En effet, si l’exercice de vulgarisation est plutôt bien mené, les références mentionnées sont essentiellement américaines. Les noms des intellectuels, des politiciens et des revues évoqués par le linguiste et son interlocuteur échappent à un lectorat profane en la matière. Cet ethnocentrisme dans la forme se retrouve également sur le fond. Quoiqu’il soit indéniable que la vie politique dans les démocraties occidentales s’apparente de plus en plus à des formes larvées de ploutocratie, les institutions politiques diffèrent considérablement d’un pays à l’autre. Il en va de même des structures économiques qui, bien qu’elles puissent abonder dans la mondialisation, n’empruntent pas le même virage. Pour ainsi dire, Chomsky généralise à l’aide d’une situation singulière, cherchant à l’amender aux moyens d’épiphénomènes comme celui d’un cinéma populaire au Brésil. Il y a dans sa réflexion un manque de scientificité patent, auquel l’intellectuel ne souhaite pas répondre. Lorsque David Barsamian évoque quelques critiques, Noam Chomsky y répond le plus souvent à l’aide d’une pirouette, parfois avec arrogance. Cette dimension nuit considérablement à cet ouvrage dont on ne sait trop si Chomsky défend ses idées ou sa personne, s’il parle de ses engagements ou de lui-même. Ce n’est qu’en faisant abstraction de tout cela que la lecture devient plaisante, d’ores et déjà facilitée par la direction de ces entretiens et une prose agréable à lire.