Corps de l’article

Eva C. Karpinski, professeure de la théorie féministe et de l’autobiographie à l’École des études féminines, Université York, a dirigé Pens of Many colours : A Canadian Reader et co-dirigé Trans/acting Culture, Writing, and Memory : Essays in Honour of Barbara Godard (2013). Borrowed Tongues : Life Writing, Migration, and Translation figure dans la collection « Life Writing Series » publiées par WLU Press qui édite exclusivement des (auto)biographies d’individus qui n’auraient pas facilement accès à la publication. « Life Writing » promeut aussi des recherches théoriques sur l’(auto)biographie.

Borrowed Tongues de Karpinski est une analyse critique d’(auto)biographies d’immigrantes au Canada et aux États-Unis. Dans une perspective comparative, Karpinski s’appuie sur les théories féministe, poststructuraliste et postcoloniale ainsi que traductologiques pour proposer une analyse des différentes stratégies de traduction présentes dans des études autobiographiques et ethnographiques traditionnelles américaines et canadiennes. Les écrivaines étudiées par Karpinski remettent en cause la notion de monolinguisme comme un outil de renforcement de l’altérité des immigrants caractérisés par leur niveau de langue et de formation, leur accent ou leur ethnicité. Karpinski considère leur style d’écritures comme une forme de résistance aux a priori des cultures dominantes sur les questions d’identité, de différence et de médiation. Les textes analysés traitent de thèmes tels que les pogroms antisémitiques, l’exil involontaire, les camps d’internement, les déportations forcées en Sibérie, l’Holocauste, etc. Borrowed Tongues constitue ainsi la première tentative d’intégrer, dans un cadre traductologique, l’analyse des stratégies de la représentation de soi caractéristique de l’(auto)biographie de femmes dans des communautés immigrantes, diasporiques et transnationales. L’ouvrage se concentre sur les aspects linguistiques et philosophiques de la traduction et révèle les manières dont les langues dominantes établissent les hiérarchies sociale, culturelle et politique ainsi que la hiérarchie entre les sexes. Le livre comporte une introduction, quatre chapitres suivis d’une conclusion, des notes ainsi que des références bibliographiques et un index.

L’introduction, intitulée « Migrations of Theories : Autobiography and Translation », commence par une épigraphe : « Why does everything have to be translated ? » (un commentaire anonyme inscrit dans la marge d’un livre que l’auteure a emprunté d’une bibliothèque). Karpinski s’inspire de ce commentaire anonyme pour introduire la problématique des concepts liés à l’immigration tels que l’identité, la langue, la traduction et l’hybridité culturelle. Pour elle, la langue empruntée (borrowed tongue) est une langue seconde ou une langue autre que la maternelle, utilisée par des migrants, immigrants ou des sujets déplacés pour communiquer ou travailler. De même, celle des auteurs qui écrivent dans la langue du colonisateur, ou des personnes engagées dans des activités discursives contre des idéologies dominantes de racisme, sexe, classe, religion, citoyenneté ou d’ethnicité, ou encore des femmes qui écrivent dans un environnement patriarcal.

Les chapitres du livre sont organisés autour de quelques questions générales : quelles mutualités et affinités existent entre l’(auto)biographie et la traduction ? Comment l’(auto)biographie est-elle présentée comme un projet de traduction dans chacune de ces narrations ? Quel rapport est construit et articulé entre les langues et les identités dans ces textes ? Quelles conceptions de subjectivité, d’altérité et de genre de ces auteures révèlent les paradigmes éthiques et philosophiques de traduction ? Karpinski considère les pratiques de traduction des auteures analysées comme symptomatiques de différentes possibilités pour la construction de la subjectivité, l’altérité et la textualité dans le continuum des choix entre l’hétérogénéité et l’homogénéité, le pluralisme et l’ethnocentrisme, multilinguisme (ou le bilinguisme) et le monolinguisme, le dialogisme et le monologisme (p. 37).

Pour établir un rapport entre la traduction et l’(auto)biographie, l’auteure s’appuie sur l’idée de Derrida qui réfute l’unité du système linguistique. « As Derrida further reminds us, there is no unity of the linguistic system ; there is no purity in language ; rather, ‘there are in one linguistic system, perhaps several languages and tongues’ » (The Ear 100, cité dans Karpinski 2012 : 4). Dans le premier chapitre intitulé, « Literacy Narratives », Karpinski présente le paradigme autobiographique des écrivaines du début du XXe siècle Mary Antin et Laura Goodman Salverson. En s’inspirant de Berman, Ricoeur et Schleiermacher pour dénoncer l’ethnocentrisme culturel en traduction, Karpinski décrit les stratégies de résistance employées par Antin et Salverson. La problématique identitaire chez Antin et Salverson se traduit par l’ambivalence exprimée à travers l’instabilité d’appartenance soit à la communauté d’origine, soit à la culture du pays d’accueil.

L’analyse de The Promise Land : The Autobiography of a Russian Immigrant de Mary Antin (1932) met en évidence les problèmes de discrimination et de racisme aux États-Unis à l’époque de la deuxième grande migration entre 1880 et 1920, composée d’immigrants paysans et illettrés de l’Europe du Sud et de l’Est. Dans Confessions of an Immigrant’s Daughter, Laura Goodman Salverson (1939) raconte sa jeunesse passée à Winnipeg et à Duluth. Karpinski décrit le texte de Salverson comme une traduction ethnographique.

Le chapitre deux, intitulé « Immigrant Crypto(auto)graphy : Akemi Kikumura and Apolonja Maria Kojder », présente deux femmes de deuxième génération immigrante qui narrent l’histoire de leur mère sous forme de traduction ethnographique. Il s’agit, dans les deux cas, de traductions des langues minoritaires vers des langues dominantes. Karpinski décrit les textes de Kikumura et Kojder comme une :

‘crypto(auto)graphie’, basée sur le sens d’autobiographie proposée par Derrida, où l’écrivain écrit d’une crypte, c’est-à-dire, écrire de la scène de perte et de deuil, et écrire au-delà du sujet (The Ear : 57-59). En s’appuyant sur le concept de crypte formulé par les psycho-analystes français Nicolas Abraham et Maria Torok, Derrida décrit la crypte comme ‘la position-limite du mort-vivant’. 

The Ear 55, cité dans Karpinski 2012 : 94-95 ; notre traduction

Publié en 1981 par l’anthropologue et écrivaine Akemi Kikumura, Through Harsh Winters : The Life of a Japanese Immigrant Woman, raconte l’expérience des femmes Issei pour qui le processus d’acculturation était lent en raison de la barrière linguistique, des contraintes sexuelles, de l’isolation et du racisme. Marynia, Don’t cry d’Apolonja Maria Kojder est une histoire qui témoigne de la lutte d’une famille polonaise contre la pauvreté, la déportation et la vie dans un camp de travail sibérien dans les années 1920, l’histoire de trois générations de femmes. Karpinski qualifie le texte de Kojder de traduction crypte selon la définition proposée par Derrida. Karpinski identifie aussi certaines fonctions de traduction culturelle dans les deux textes telles que la subjectivité généalogique féminine et l’histoire de la société, et démontre la fonction ritualiste-symbolique de la traduction où le texte, comme une offrande rituelle ou des mémoires, est présenté aux ancêtres (morts).

Le chapitre trois s’intitule « Experimental Self-Translations : Eva Hoffman and Smaro Kamboureli ». Les narrations dans Lost in Translation : A Life in a New Language de Hoffman (1989) et in the second person de Kamboureli (1985), contrairement aux traductions ethnographiques du chapitre précédent, mettent l’accent sur l’expérience subjective de la narratrice ainsi que la forme de la narration. Karpinski associe les concepts de perte en traduction développés par ces deux auteures à la théorie de deuil de Ricoeur et à l’idée de pharmakon selon Derrida[1]. Hoffman présente, dans son livre, Lost in Translation : A Life in a New Language, trois phases du processus d’auto-traduction parallèles au déplacement d’Ewa (sa narratrice) sur trois diasporas différentes : la Pologne (« le Paradis »), le Canada (l’exil) et les États-Unis (le Nouveau Monde). La première phase est une traduction de sa jeunesse dans une nouvelle langue. Ensuite, le Canada représente la scène littérale de traduction : « the in-between space that she never really wants to inhabit », commente Karpinski (p. 136). La troisième phase expose le processus de son américanisation exprimée à travers l’auto-traduction et la traduction de son passé dans une nouvelle langue (l’anglais).

Dans in the second person (1985) Smaro Kamboureli, auteure originaire de la Grèce, traite littéralement et métaphoriquement du sujet du déplacement linguistique dans des rapports complexes tissés entre la langue, la mémoire, la personnalité d’immigrant, le désir et le corps. La traduction y représente un espace de production, de reconstruction, une image de la traduction qui déconstruit la traduction comme imitation ou reproduction.

Dans le chapitre quatre, « Translation as Allegorical Metafiction », Karpinski propose une analyse de Looking for Livingstone : An Odyssey of Silence de Marlene Nourbese Philip (1991) et The Autobiography of My Mother de Jamaica Kincaid (1996). Le fait de relier la migration et la postmodernité au postcolonialisme différencie Philip et Kincaid des auteures présentées dans les chapitres précédents. Situées à Tobago et à Antigua respectivement, les deux narrations présentent les discontinuités qui caractérisent l’histoire caraïbe, une histoire marquée par la conquête coloniale, l’esclavage, l’impérialisme ainsi que la résistance culturelle et la lutte pour l’indépendance. Contrairement aux autobiographies ou biographies des femmes européennes ou asiatiques, ces deux écrivaines caraïbes africaines sont confrontées au dilemme de l’aliénation de l’anglais et de la dévaluation du créole. Leurs textes cherchent à transmettre la perte de leur histoire qui porte en elle la marque de l’intraduisibilité.

Pour conclure, l’analyse critique effectuée par Karpinski d’(auto)biographies des femmes écrivaines révèle différentes stratégies de traduction. Karpinski problématise des catégories comme langue maternelle et langue seconde appliquées à la situation des personnes en déplacement linguistique. Dans le contexte actuel de globalisation, les modèles bilingues et biculturels de la traduction s’avèrent problématiques. Par contre, comme le démontre Karpinski à travers les textes analysés, les concepts de la langue et de la traduction sont hétérogènes, surtout dans des zones de contacts migratoires, diasporiques et transnationales. Une telle perspective remet en question le pouvoir de monolinguisme et la suppression des effets de la pluralité linguistique.

Dans une perspective traductologique, Karpinski relie l’ambivalence d’appartenance exprimée par les écrivaines étudiées au concept du Tiers espace développé par Homi Bhabha, décrit comme the space of in-between-ness chez Hoffman ou représenté par the hyphen dans le cas de Smaro Kamboureli qui se considère comme une « Greek-Canadian ». Le livre de Karpinski présente plusieurs arguments autour des théories traductologiques telles que la foreignization, la domestication, l’équivalence, etc. Plusieurs stratégies de traduction employées dans les écritures de ces immigrantes révèlent diverses possibilités de traduction et d’auto-traduction ainsi que les rapports entre l’(auto)biographie, l’(auto)ethnographie et la traduction. La qualité intellectuelle du livre de Karpinski repose sur la richesse de l’intertextualité à la base de ses interprétations des (auto)biographies et (auto)ethnographies étudiées, établissant ainsi des liens tissés entre son analyse et des théories féministes, philosophiques, traductologiques et littéraires. Par conséquent, le livre de Karpinski représente une analyse de multiples pratiques de traduction offrant des propositions épistémologiques que tout traducteur ou traductologue impliqué dans le transfert linguistique, la traduction culturelle et la traduction littéraire doit découvrir.