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Bien que Feuerbach écrivait lui-même qu’« il faut que la politique devienne notre religion[18] », depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach de Marx publiées pour la première fois en 1888, en appendice du Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande d’Engels[19], il est généralement admis, du moins chez les penseurs marxistes ou s’inspirant du marxisme[20], qu’on ne saurait trouver dans toute l’oeuvre feuerbachienne aucune véritable dimension politique, ce dernier demeurant essentiellement fidèle à un certain aristotélisme faisant de la contemplation le plus grand achèvement de l’activité proprement humaine : « [Feuerbach] ne considère comme vraiment humaine que l’activité théorique […] C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité “révolutionnaire”, de l’activité “pratique-critique”[21]. »

Dans ce contexte, si l’on retient encore aujourd’hui le nom de Ludwig Feuerbach (1804-1872), c’est le plus souvent pour le réduire au rôle d’intermédiaire, de figure de transition entre l’idéalisme hégélien et la philosophie du jeune Marx[22]. C’est, en un sens, contre cette tendance lourde, que l’ouvrage collectif Der politische Feuerbach trouve sa raison d’être[23]. C’est l’occasion de découvrir un autre Feuerbach que celui présenté par Marx et ses épigones. C’est aussi l’occasion de comprendre, en se référant au contexte historique de l’écriture de l’oeuvre, comment une philosophie portant en apparence sur tout autre chose que les questions politiques classiques peut néanmoins servir de levier pour contester les institutions politiques en place.

Certes, comme l’écrit Joaquín Gil Martínez : « Feuerbach did not deal, in any of his main writings, with political issues or directly related to political philosophy[24]. » En fait, Feuerbach est surtout connu pour deux choses, sa critique de la religion d’abord et, dans une moindre mesure, son matérialisme, que d’aucuns ont qualifié de physiologique — lorsqu’on ne le qualifiait pas tout simplement de matérialisme vulgaire[25] — et qui reste attaché à son aphorisme célèbre « L’homme est ce qu’il mange » (Der Mensch ist, was er isst)[26]. La force de l’ouvrage dirigé par Katharina Schneider est cependant de souligner la dimension politique, souvent cachée, mais néanmoins présente derrière ces dimensions plus manifestes de l’oeuvre feuerbachienne.

Markus Bohlmann souligne ainsi dans sa contribution à l’ouvrage collectif « Feuerbach als Naturwissenschaftlicher Materialist — Die Moleschott-Rezension als politischer Akt » (« Feuerbach comme matérialiste naturaliste — la recension Moleschott comme geste politique »), la dimension résolument pratique et politique du matérialisme naturaliste allemand des années 1850-1860, représenté par Ludwig Büchner, Carl Vogt et Jakob Moleschott, et qui non seulement fut grandement influencé par Feuerbach lui-même, mais, certainement, l’influença à son tour. Si certains ont voulu voir dans ce courant le signe d’une dépolitisation progressive, après la révolution avortée de 1848, du mouvement matérialiste qui, déçu sur le plan politique, se serait retourné vers les sciences dures et un certain positivisme scientiste, Bohlmann défend au contraire qu’en tentant de vulgariser pour le peuple (für das Volk)[27] les dernières découvertes de la physiologie et de la biologie, l’objectif du matérialisme scientifique et de Feuerbach était au final de rendre manifeste la nécessité quasi naturelle, quasi biologique, du changement social. En soulignant les ravages d’une sous-alimentation systémique sur l’organisme vivant, c’était la misère et les souffrances d’un régime inégalitaire que l’on cherchait à attaquer sous couvert de vulgarisation scientifique[28].

Si Bohlmann s’intéresse à la dimension politique des oeuvres plus tardives de Feuerbach, c’est-à-dire publiées après 1848, la plupart des contributions s’intéresseront plutôt aux rapports que Feuerbach entretint avec les mouvements révolutionnaires allemands de 1848, ou encore à son influence sur ce qu’on appelle communément en Allemagne, la période du Vormärz (littéralement « pré-mars »).

Le Vormärz constitue la période qui précède directement la révolution de mars 1848 en Allemagne et qui débute avec la chute de l’Empire napoléonien. Elle se caractérise en Allemagne, de même qu’en Autriche, par un centralisme politique, une activité de censure et de contrôle policier accrus pour noyer toutes tentatives libérales favorables aux réformes des institutions politiques. C’est dans ce contexte répressif que les oeuvres de Feuerbach devinrent en quelque sorte le flambeau d’une génération avide de changement. En ce sens, Michael Jeske a raison d’écrire que Feuerbach fut peut-être « l’Auteur du Vormärz allemand » (« der Autor des deutsche Vormärz »)[29]. Derrière sa critique de la religion, ses contemporains ont tout de suite reconnu une critique à peine masquée du conservatisme religieux des différents États allemands, qu’ils fussent catholiques ou protestants. C’est l’alliance du trône et de l’autel qui était en quelque sorte le véritable objet de la critique feuerbachienne de la religion. Derrière la critique de la transcendance divine pointait déjà la critique de la transcendance politique dans sa figure monarchiste.

À l’inverse, tant que la figure d’un principe divin unique et organisateur du tout et de la nature demeure ancrée dans les consciences de tout un chacun, il est impossible, aux yeux de Feuerbach, d’opposer aux régimes monarchistes autre chose que tyrans ou empereurs. Feuerbach cherche ainsi à souligner les interrelations entre nos conceptions métaphysico-religieuses, essentiellement théoriques, et nos conceptions de l’organisation du politique, d’ordre pratique[30]. Ce faisant, Feuerbach déplace, comme le montre Katharina Schneider dans sa contribution « Feuerbach als Achtundvierziger ? Das Wesen des Christentums als Argumentarium für die Demokratie » (« Feuerbach quarante-huitard ? L’essence du christianisme comme argumentaire pour la démocratie »), les enjeux de la critique de la politique vers ce qu’on pourrait appeler le politique[31]. Un tel déplacement ne passera pas inaperçu, même pour les contemporains de Feuerbach. Ainsi, comme le souligne Schneider, Julius Fröbel, l’un des chefs de file du mouvement démocrate lors de la révolution de mars 1848 à Francfort, retiendra de Feuerbach qu’une réelle critique politique ne saurait se contenter d’une simple critique institutionnelle-organisationnelle (institutionell-staatsorganisatorisch) du régime monarchiste, mais doit, en outre, s’appuyer sur une conception égalitariste de la nature humaine[32].

C’est donc au coeur de l’anthropologie feuerbachienne même, de sa conception de la nature humaine, qu’il faudrait rechercher, en définitive, les éléments permettant une réflexion politique, démocratique et émancipatrice ; que ce soit dans sa conception de l’intersubjectivité — être, pour Feuerbach, c’est avant tout être-avec-autrui, ce qu’on rend en allemand par le concept de Mitmensch (parfois traduit par « semblable ») qui influença grandement le jeune Karl Löwith[33] —, dans sa conception de la corporéité (Leiblichkeit)[34], ou encore, et surtout, dans son concept de Sinnlichkeit que l’on peut traduire autant par « sensibilité » que par « sensualité ».

L’idée de faire de la Sinnlichkeit un concept foncièrement politique n’est d’ailleurs pas nouvelle, elle est au centre de l’ouvrage Emanzipatorische Sinnlichkeit d’Alfred Schmidt, ancien étudiant d’Adorno et de Horkheimer[35]. Son livre semble avoir d’ailleurs grandement inspiré les contributions de Michael Jeske, « Politische Implikationen der emanzipatorischen Sinnlichkeit » (Les implications politiques de la sensibilité émancipatrice), et de Raphaël Chappé, « Utopia and “Sinnlich” Concrete Reality of Man : In Which Sense is Feuerbach’s Anthropology Political ? ».

On retrouve en outre chez Chappé un questionnement intéressant sur la dimension potentiellement « utopique » d’une oeuvre comme celle de Feuerbach. À ce questionnement, on trouve cependant chez Anne Durand une réponse tout autre que la position défendue par Chappé. Si le premier suggère qu’il y aurait bien de l’utopie chez Feuerbach, non pas au sens où il présenterait la planification d’une quelconque cité idéale, mais plutôt parce qu’il poserait au centre de sa réflexion la question des potentialités de l’avenir qu’il s’agirait d’actualiser dès aujourd’hui[36], pour Anne Durand, au contraire, l’avenir n’a, chez Feuerbach, qu’une fonction essentiellement critique au regard du présent. Feuerbach se refuserait en ce sens à anticiper les formes de l’émancipation à venir, en cela proche de la position d’un Marx[37].

On le voit, dès lors que l’on s’intéresse plus attentivement aux multiples implications politiques de la pensée feuerbachienne, de nouvelles questions émergent, de nouveaux débats s’annoncent, signes de l’actualité d’une pensée qui, bien qu’elle fût considérée déjà comme un classique du vivant de son auteur[38], est, en somme, notamment à la suite de la critique marxienne, peu à peu tombée dans l’oubli, ressuscitée seulement de temps en temps comme un vestige de l’idéologie bourgeoise du xixe siècle[39].

À ce titre, en montrant les implications politiques de la pensée feuerbachienne non seulement d’un point de vue historique, pour ses contemporains, mais aussi d’un point de vue actuel, Der politische Feuerbach vise à réparer une grave négligence envers un auteur qui en a peut-être plus à nous dire que ce que l’on veut bien croire.