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Là où on serait tenté de chercher une essence de l’art ou une attitude fondamentale […], nous apercevons une multiplicité de fonctions et une distribution sociale des attitudes correspondantes.

Paul Veyne, « Conduites sans croyance et oeuvres d’art sans spectateur »

Cette contribution a failli s’intituler : « Des effets de l’approche ethnographique[1] du théâtre sur l’analyse de la notion de “répertoire” ». L’idée en a finalement été abandonnée, la perspective principale du dossier n’étant pas métathéorique. Cependant, l’interrogation sur les modèles et les outils utilisés en études théâtrales devra demeurer présente en filigrane de ce qui va suivre.

Si en effet j’ai regardé d’un oeil neuf le terme de « répertoire » si familier qu’on ne l’examine plus, c’est que mes recherches m’avaient amenée à le transplanter dans un cadre inhabituel et à l’aborder selon un mode d’investigation rarement choisi par les spécialistes des textes dramatiques. Ayant entrepris une étude sur ce que jouaient et avaient joué les groupes d’amateurs en France depuis les années 1950, alternant pour ce faire l’enquête de terrain et le dépouillement de fonds d’archives locaux, consultant parallèlement un certain nombre de personnes concernées par cette question dans des milieux que je qualifierai de socioculturels, j’ai rencontré une intéressante bizarrerie dans l’emploi que celles-ci faisaient du mot « répertoire ». Une de leurs pratiques fréquentes consistait à comparer « le répertoire des amateurs » à celui des professionnels, leurs conclusions étant cruellement dépréciatives pour les premiers. En fait de comparaison – qui aurait exigé une double enquête dans la mesure où l’on ne disposait alors de données fiables ni dans un champ, ni dans l’autre –, mes interlocuteurs se contentaient de confronter deux ensembles supposés : un premier ensemble, hétéroclite, dont le noyau paraissait formé de copies de l’émission de télévision « Au théâtre ce soir[2] », et un second composé d’oeuvres reconnues (Phèdre, Le soulier de satin, ou Hamlet machine…). À un fourre-tout de saynètes et de pièces divertissantes était opposé un panthéon dramatique. L’élément bizarre n’était pas la méconnaissance de l’univers amateur, alors banale, mais le fait que le mot « répertoire » changeait de signification en passant d’un membre de la comparaison à l’autre : lorsqu’il s’agissait du théâtre des amateurs, il avait son sens le plus large et désignait « l’ensemble des pièces montées [dans le cadre de ce théâtre] »; appliqué aux professionnels, il était pris dans sa grande acception : « l’ensemble des oeuvres théâtrales du passé, françaises et étrangères, qui sont considérées comme des chefs-d’oeuvre indiscutables […] et sont couramment jouées[3] ». Cette faute de raisonnement, qui passait inaperçue, n’avait donné lieu qu’à un bref commentaire dans l’étude présentant les résultats de ma recherche, son intérêt étant marginal par rapport à son objet (Mervant-Roux, 2004 : 114-136), mais elle méritait d’être réexaminée. Elle témoignait en effet de la force d’une idée reçue, qui avait déjà fait l’objet de réflexions critiques, en particulier de la part d’Evelyne Ertel[4], mais se trouvait éclairée d’une lumière nouvelle. Selon cette idée, ce qu’on appelle sans plus de précision «  le répertoire  » (ici, l’ensemble des oeuvres dramatiques perçues comme «  indiscutables  ») exprimerait la vérité ultime de notre théâtre. Seule une telle perspective autorisait à confondre les deux niveaux : les textes effectivement joués sur la scène professionnelle (textes dont l’inventaire restait à faire) et les grands textes de référence. Ensuite, tout s’enchaînait : ne montant pas – du moins le croyait-on – ce bouquet d’oeuvres prestigieuses, ou seulement certaines d’entre elles, et encore, exceptionnellement, les amateurs étaient automatiquement soupçonnés de médiocrité. Dans l’article déjà mentionné, Evelyne Ertel énumère plusieurs discours critiques par rapport à l’idée du « grand répertoire » : celui qui, au nom de la modernité, de la performance, du postdramatique dévalorise le principe même du répertoire; celui qui, au nom de la liberté des créateurs, fait éclater le processus sélectif en programmes esthétiques et idéologiques divers, parfois militants, souvent concurrents; celui qui élargit le sens du mot à « une certaine manière de pratiquer le théâtre » – ce qui revient, selon l’auteur, à « en refuser la notion même » (Ertel, 1989 : 42). Partir du champ de l’amateurisme permet de critiquer la conception traditionnelle du répertoire sans dévaloriser le concept de repertorium, de « liste ».

Besoins et désirs de textes-repères dans le théâtre d’amateurs

C’est que le théâtre des amateurs est fondamentalement un théâtre « de répertoire », dans les deux sens indiqués plus haut : il joue une certaine sélection de textes; une hiérarchie se constitue à l’intérieur de cette sélection. Mais il l’est selon des modalités qui obligent à reconsidérer la façon dont on conçoit généralement la mise en évidence des oeuvres-phares[5].

Montant de nombreuses « créations » (en milieu amateur, on désigne ainsi ce qui a été écrit par le groupe lui-même), il se nourrit de plusieurs traditions, ancrées pour la plupart dans les XVIIIe et XIXe siècles. L’attachement à la poétique de la langue, aux matrices dramatiques, classiques ou non, va de pair avec une liberté cavalière dans le traitement, la transmission et l’adaptation des oeuvres. L’écrit y est pourtant un matériau précieux, surtout là où le travail scénique est la seule occasion de lecture, de mémorisation, d’énonciation à haute voix. Dans la grande bibliothèque théâtrale, les amateurs sélectionnent des formes identifiables et parfois surprenantes; ils empruntent beaucoup aux professionnels, d’une façon qui n’appartient qu’à eux; ils élaborent aussi des formes spécifiques. Des titres se détachent, circulent de groupe en groupe à travers des revues, des anthologies, de nombreux festivals, des rencontres, des sites Internet… Ainsi se constitue finalement un fonds original, dont on peut montrer les constantes sous un éclectisme apparent[6].

Pour dégager et analyser ces constantes, il faut revenir à la nature et à la genèse du théâtre des amateurs. À partir de la fin du Moyen Âge se sont développés dans les grandes villes préindustrielles de l’Europe divers jeux dramatiques auxquels participaient des citoyens, bourgeois et patriciens, qui ne vivaient pas de cette activité et ne perdaient pas leur fonction à l’intérieur de la cité du fait qu’ils interprétaient en public des personnages de fiction. Bien au contraire. Ces pratiques se sont développées jusqu’à constituer à côté du théâtre des professionnels, lui-même en gestation, l’autre grand mode de réalisation de la fonction dramatique. La plus importante de ses caractéristiques est qu’il ne s’organise pas à partir d’une rupture radicale avec la vie sociale, comme le théâtre créé par les premières troupes de métier, troupes itinérantes, dont l’exemple canonique est la commedia dell’arte, mais selon une sorte de décalage interne, ce qui n’est pas sans conséquences sur les différents aspects de la réalisation scénique. Dans le théâtre des amateurs, par exemple, celui qui monte sur scène n’est jamais complètement dépouillé du statut qui est le sien dans la vie, il ne peut donc pas « tout jouer », mais parce qu’il est plus évidemment que le comédien professionnel un délégué du spectateur sur le plateau, les interactions symboliques entre la scène et la salle se font innombrables et complexes. Ainsi, la composition du groupe (de la troupe, de la compagnie, de l’atelier) et son rapport avec le public, réel et virtuel, comptent dans toutes les décisions théâtrales et en particulier dans le choix des textes. Les critères retenus pour sélectionner ce qui pourra être monté ne sont pas abstraitement esthétiques : lorsqu’ils vont eux-mêmes voir des spectacles, les membres des troupes ou ateliers peuvent apprécier et admirer des oeuvres qu’ils ne souhaitent pas forcément interpréter ou mettre en scène. Ce qui compte alors dans leurs choix, c’est l’organisation globale de l’entreprise théâtrale. Dans cette organisation, en dehors du moment de la représentation, où chacun assume sa fonction de part et d’autre de la frontière, les spectateurs ne sont pas clairement dissociables des acteurs. Cela ne signifie pas que les praticiens amateurs cherchent systématiquement ce qui pourrait plaire à leur public – comme on peut en revanche le vérifier dans nombre d’entreprises professionnelles. Ce dont ils tiennent intuitivement compte est la fonction qui est structurellement la leur : se tenir sur la scène comme des « spectateurs vus ». Ils vont donc privilégier certains genres, certains auteurs dont ils pressentent qu’ils permettront ce jeu subtil d’identification intermittente, de distanciation permanente. Et c’est la justesse de ces choix que leurs publics confirmeront en aimant certains des spectacles, en élaborant leur mémoire.

De même, les raisons pour lesquelles, à l’intérieur de ce premier ensemble de textes, les différents groupes d’amateurs élaborent des fonds stables auxquels ils peuvent se référer, auxquels ils reviennent (on note chez eux de nombreuses reprises : de ce que le groupe a déjà monté, de ce que d’autres amateurs ou des professionnels ont monté), s’enracinent dans les traits anthropologiques de leur activité. Pour le faire comprendre, il faut revenir sur la définition proposée plus haut pour le second sens du mot « répertoire » : « l’ensemble des oeuvres théâtrales du passé qui sont considérées comme des chefs-d’oeuvre indiscutables […] et sont couramment jouées », dissocier dans cette définition ce qui est reprise, et ce qui est hiérarchisation, pour distinguer deux ensembles : a) l’ensemble des textes « couramment joués » (statistiquement représentatif d’une certaine réalité théâtrale); b) l’ensemble des oeuvres « indiscutables » « couramment jouées » (symboliquement représentatif d’un certain idéal théâtral).

La pratique de la reprise s’explique d’abord par ce qu’on appelle d’une façon négative le « non-professionnalisme » : on joue plus librement avec ce qu’on maîtrise bien; les acteurs se réapproprient un texte d’autant plus facilement qu’il est déjà connu, et il en va de même pour les spectateurs. Mais il existe une autre raison, liée au caractère fortement collectif de ce théâtre et à son inscription dans la vie sociale : le retour des mêmes oeuvres, des mêmes auteurs, contribue à structurer le groupe et l’ensemble qu’il forme avec son public, il nourrit leur mémoire commune. La liste des titres successivement montés, publiée dans les programmes, les bulletins, résume leur histoire. Les amateurs illustrent ainsi la proposition de Maurice Halbwachs faisant de l’« immobilisation » concertée du temps un processus fondamental des sociétés démocratiques :

Comment une société quelle qu’elle soit pourrait-elle exister, subsister, prendre conscience d’elle-même, si elle n’embrassait point d’un regard un ensemble d’événements présents et passés, si elle n’avait pas la faculté de remonter le cours du temps et de repasser sans cesse sur les traces qu’elle a laissées d’elle-même?

Halbwachs, 1997 [1950] : 192

Maurice Halbwachs se réfère à l’image d’un espace social unifié autour d’un patrimoine commun, auquel appartient par exemple le « grand répertoire » dramatique. Les représentations d’amateurs, qui remplissent toutes les conditions pour être rangées parmi les dispositifs mémoriels, présentent des singularités, des qualités semi-privées ou semi-publiques qui ne peuvent être négligées. Les « sociétés » dramatiques du début du XXe siècle, quoique intégrées à des systèmes de pensée et d’action plus vastes qu’elles-mêmes (pensons aux cercles républicains, aux patronages religieux ou laïques), étaient toutes ancrées dans des territoires précis. Les compagnies actuelles et leurs publics constituent encore plus clairement des «  communautés interprétatives restreintes[7]  » (Allard, 1999 : 230). Très ouvertes (il s’agit de théâtre), elles cultivent leurs problématiques, leurs styles, leurs répertoires propres à l’intérieur d’un ensemble (le répertoire des amateurs) que les chercheurs ont entrepris d’identifier.

Résumons-en les caractères : les textes qui le composent ne coïncident qu’exceptionnellement avec les oeuvres « du répertoire », même si le sous-ensemble commun est prestigieux (dans le genre de la comédie surtout : Shakespeare, Molière, Marivaux, Tchekhov… et dans le comique grinçant : Jarry, Feydeau, Ionesco, Grumberg, Lagarce…), et que certaines oeuvres ont été créées par les amateurs (Ubu roi, L’île de la raison). Bien des titres sont inconnus ou mal connus des bons connaisseurs de théâtre. On vient de montrer pourquoi : ils ne se sont pas dégagés du même ensemble de départ et n’ont pas été filtrés selon les mêmes processus. Ajoutons que l’absence presque totale de critiques spécialisées fait que les spectateurs deviennent des témoins encore plus importants. Comme les critères d’évaluation sont beaucoup moins dissociables de l’espace-temps contextuel des groupes que dans le théâtre professionnel, nous parlerons plutôt d’oeuvres-repères que d’oeuvres-phares.

Ainsi, l’observation de la scène amateur ouvre-t-elle une nouvelle brèche dans l’image d’un « grand répertoire » unique. Cependant, loin de frapper d’invalidité le principe de la sélection, elle révèle la part prise par les spectateurs dans ce qui paraît être un phénomène de fond, dont on distingue mieux les enjeux et les étapes : a) les spectateurs comptent, indirectement, mais fortement, dans les décisions des acteurs de monter tel ou tel texte; b) ils éprouvent et manifestent leur besoin propre de titres-repères, de listes à fonctions mémorielles et allégoriques; c) ils contribuent à la mémorisation des spectacles et au filtrage des quelques textes dont la charge traverse le temps. Elle nous invite à interroger l’idée apparemment admise selon laquelle, en matière de hiérarchisation, l’essentiel se passerait du côté des artistes (auteurs, metteurs en scène) et des critiques professionnels agissant pour le bien d’assistances-destinataires se contentant de consacrer avec plus ou moins d’empressement les choix des spécialistes. Dans l’univers du théâtre professionnel aussi, les membres du public pourraient bien prendre une part active aux différents temps de la sélection. Pour être en mesure de le vérifier, il faudrait d’abord réviser la conception du « public » généralement admise en études théâtrales. Accepter en particulier que la figure spectatrice est « moins celle qui assiste au spectacle que celle qui, un jour, y aura assisté[8] ». L’irruption de l’amateur dans la réflexion théorique récente a contribué à perturber le découpage de la vie culturelle en deux catégories : d’un côté les créateurs, de l’autre les consommateurs[9]. Sur le sujet particulier de l’évaluation des textes, le spectateur du théâtre d’amateurs constitue la pierre de touche de clichés hérités de la même sociologie.

Les répertoriages du public : histoires  du temps  intervallaire

Comme l’ont montré Élie Konigson, spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance en Europe, ou Jack Goody, qui travaille sur un corpus anthropologique plus large, la fonction dramatique engage les spectateurs au côté des acteurs – sans se confondre avec le rite : l’acteur n’a rien d’un officiant, le spectateur n’est pas un fidèle[10]. À l’intérieur d’un schéma qui n’est pas binaire et à sens unique (de la scène vers le public), mais ternaire et à double sens (la ville – le public  – la scène), celui qui assiste au spectacle est (a été, sera) une sorte de médium, un passeur nécessaire entre la vie sociale et la scène, entre la scène et la vie sociale. Que le réseau soit amateur ou professionnel, sa fonction d’intermédiaire est la même, seules changent les modalités de son exercice. Nous avons évoqué jusqu’ici le cas des amateurs et la façon dont les réseaux d’acteurs-spectateurs-coopérateurs interviennent sur le choix – ou l’écriture – des textes avant de soutenir certaines reprises et de constituer des listes mémorables. Qu’en est-il dans le cas du théâtre professionnel? Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’art des comédiens de métier est à l’origine asocial, il est une force de transgression, il en reste encore quelque chose. L’influence des spectateurs sur le choix des textes ne pourra être qu’exceptionnelle. C’est sur le deuxième temps de la constitution du répertoire (la façon dont ils pèseront en faveur de certaines oeuvres) et sur le troisième temps (la façon dont ils contribueront à leur fixation dans le temps), que nous pourrons le mieux observer leur action.

Constatons la rareté des travaux sur lesquels nous appuyer pour explorer notre hypothèse, et leur hétérogénéité : selon les disciplines auxquelles ils se rattachent (histoire, sociologie, esthétique), les auteurs évoquent le succès (ou l’échec) immédiat du spectacle (nombre de places vendues, nombre de représentations, nombre de rappels, etc.), le succès critique (mesuré à l’aide des revues de presse), l’importance du lectorat (nombre d’éditions et de rééditions, importance des tirages). Peu d’études ont été consacrées à l’attachement que manifestent les spectateurs aux oeuvres dites « du répertoire »[11]. Plus rares encore sont les études suivant pas à pas le processus par lequel un texte trouve sa place dans la liste des chefs-d’oeuvre, entre l’instant de « l’entrée au répertoire » (un metteur en scène inscrit le titre dans une programmation) et le moment où un certain nombre de signes indiquent que ce même titre est perçu comme une référence, qu’il soit retenu ou non dans les histoires du théâtre[12]. On mentionne rituellement le rôle du public dans la consécration des oeuvres, mais les seuls indices évoqués sont des manifestations immédiates (salles pleines, salles divisées, ovations debout, etc.). Du temps long qui suit ces phénomènes visibles, dont on sait à quel point ils peuvent être trompeurs, il n’est presque jamais question. Alors qu’il existe pour d’autres arts (peinture, littérature, musique) des études sur l’influence des connaisseurs, lecteurs, auditeurs, rien ou presque n’a été écrit sur la fonction des « amateurs » de théâtre modernes dans les mouvements de redéfinition de la liste –  ou plutôt des listes – des événements théâtraux majeurs et des textes sur lesquels ils se sont fondés. Le caractère spectaculairement collectif de la représentation, la possibilité qu’a le public de réagir et de répondre fait peut-être croire que le spectateur exerce totalement son rôle lorsqu’il est au spectacle et que sa participation à la vie théâtrale s’arrête là. Il n’en est rien.

Prenons l’un des cas les plus célèbres de renouvellement du répertoire, celui du TNP de Jean Vilar, dont on dit qu’il a enrichi rapidement et spectaculairement la liste des « classiques » reconnus, « ces oeuvres mères d’où tout peut et doit sortir, et qui appartiennent à tous (c’est pourquoi elles défient le temps) » (Vilar, 1975 [1960] : 242. Nous soulignons). Entre la décision de Vilar d’inscrire une pièce au répertoire du TNP, et l’inscription effective, c’est-à-dire imaginaire, de la même pièce parmi les oeuvres « défi[a]nt le temps », il y aura eu tout un processus, dans lequel la création scénique occupe une place majeure, mais où l’expérience et l’action des spectateurs ne sauraient être négligées.

Il existe beaucoup de publications sur le TNP, mais peu d’études précises sur les spectacles des premières années[13]. On n’imagine plus la fragilité de ces essais, l’incertitude régnante, la place immense laissée à l’imagination et à l’intelligence de ceux qui venaient les voir. Le quantitatif, le « succès » a été l’un des facteurs importants[14], mais cela n’aurait pu suffire. De ce qui a été monté, de ce qui a été vu par de très nombreux spectateurs, à Avignon ou au Théâtre de Chaillot, tout ne s’est pas inscrit dans le temps d’une autre nature qui est celui du répertoire « mythique » du TNP. Des émotions de ces années-là, nous pouvons rassembler ou susciter des traces. Mais ce dont ces traces témoignent aura-t-il vraiment contribué à rectifier la liste des chefs-d’oeuvre reconnus[15]? Si oui, comment? Par quels canaux?

Pour construire son spectacle intitulé Histoire(s), une « vidéo performance documentaire » présentée en 2004 au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, la chorégraphe Olga de Soto a cherché à retrouver, en passant des annonces dans la presse, des spectateurs présents lors de la création du Jeune homme et la mort en 1946 (ballet de Jean Cocteau et Roland Petit, musique de Bach, avec Jean Babilée et Nathalie Philippart), un spectacle considéré comme un événement dans l’histoire de la danse. Ceux qui ont répondu à l’annonce ont été invités à évoquer leurs souvenirs. Aucun d’entre eux ne rapporta exactement les mêmes détails : les vies personnelles s’étaient intriquées à l’expérience du spectacle et les éléments retenus ne correspondaient pas du tout à ce qu’avaient noté les critiques, ce sur quoi ceux-ci s’étaient fondés pour inscrire le ballet dans le répertoire chorégraphique moderne. Existe-t-il, dans ces conditions, un rapport quelconque entre le devenir-oeuvre du Jeune homme et la mort et ses imbrications secrètes avec les vies de ses témoins? Les assistances touchées, réceptives de 1946 auraient-elles incité les critiques à imaginer des explications à cet événement, dont la teneur réelle ne se formulerait que beaucoup plus tard? De la représentation théâtrale, Claude Régy – dont les spectacles sont restés longtemps hors de la liste des « oeuvres incontestables » – explique qu’on ne sait rien, qu’elle n’est pas ce que l’on croit, qu’elle n’est pas une « production », qu’elle passe par tous ceux qui la vivent dès son premier commencement :

[C]ette « chose » de plus en plus incernable, loin d’être un objet, ne vit que réfractée en une multitude de cerveaux – une multitude d’êtres – qui pour la plupart ne se rencontrent pas, ne se connaissent pas, et sont remplacés, jour après jour, par d’autres êtres et d’autres cerveaux – voyant, éprouvant, imaginant

Régy, 2008 : 17

Et le processus se poursuit, dit-il, dans un espace-temps incommensurable, le seul dont on peut penser que le spectacle s’y prolonge :

Peu nombreuses et précaires, vaguement vivantes, sont les mémoires et les imaginations où certaines traces encore – longtemps après – agissent, mais faibles, lointaines. Vaguement déportées hors d’atteinte, elles tremblent

Régy, 2008 : 19

Un des premiers phénomènes à analyser serait donc l’écart ou la relation entre, d’une part, ce que Régy appelle « l’imaginaire en expansion constante » (Régy, 2008 : 18), par lequel le spectacle / le texte s’installe(nt) dans le temps long, processus qui concerne prioritairement les spectateurs, et, d’autre part, la consécration officielle du spectacle / du texte. Cette tâche relève de la grande question anthropologique de la « diffusion culturelle » telle que l’a travaillée Carlo Ginzburg[16] : avec quels outils saisir la propagation des traits culturels, aussi bien immatériels (institutions sociales, mythes, rumeurs) que matériels (types d’objets et techniques)? Il faudrait s’arrêter sur chacun des deux mouvements de répertoriage : sur la mémoire vivante collective du théâtre, d’abord. Trouver comment étudier la durée intervallaire séparant la constitution d’un répertoire objectif (ce qui est joué, en interaction, déjà, avec un public) et la constitution d’un « répertoire » imaginaire (ce qui demeure dans les mémoires) : suivre sur des exemples le phénomène de l’effacement (spectacles et textes n’éveillent plus d’échos), l’entrée du spectacle / du texte dans une culture associative (dans une mémoire de groupe), l’entrée du spectacle / du texte dans une base qui les rend concrètement rejouables (éditions, anthologies, bibliographies, captations…). Les phénomènes peuvent être conscients ou inconscients. La diffusion « spontanée » du spectacle / du texte par les spectateurs, nous l’avons vue à l’oeuvre pendant les représentations, là où elles durent assez longtemps. Pour étudier la diffusion « volontaire » de la part des mêmes spectateurs, il conviendrait d’inventorier leurs pratiques : lire ou relire le texte (l’acheter, l’emprunter, le photocopier); en mémoriser des fragments, en réciter certains extraits; conserver les archives de l’événement (programme, films, affiches, photographies); traduire, lire, jouer d’autres textes de l’auteur; constituer et tenir des listes, en discuter, les comparer, jouer le texte en amateur; travailler et faire travailler des séquences de ce texte (lors de stages, de cours, d’ateliers); chercher à revoir la même mise en scène; aller voir d’autres mises en scène, les raconter, les commenter, oralement ou par écrit (lettres, journaux, papiers ou blogs)[17]… S’intéresser parallèlement au processus d’inscription du spectacle / du texte dans un répertoire officiel. Il faut parfois la conjonction de conditions exceptionnelles pour que les persistances intimes d’un spectacle finissent par se traduire en une reconnaissance écrite de la part des greffiers de l’histoire du théâtre[18]. En dehors des a priori et des querelles esthétiques ou idéologiques, il existe à ces blocages et retardements plusieurs raisons : la mémorisation du spectacle / du texte n’est pas linéaire, même dans le cas d’une réalisation fondée sur une pièce de facture classique. L’événement éclate en une multitude de relations personnelles avec des éléments très divers du spectacle et, comme dans l’exemple du Jeune homme et la mort, la vie et l’oeuvre se mélangent, et les créations qui émeuvent le plus sont loin d’être « indiscutables » : ce qui résiste, ce avec quoi l’esprit du spectateur risque d’être occupé longtemps, compte sans doute davantage que l’immédiatement saisissable. Ce qui déclenche l’émotion, donc la mémoire, n’est pas un décodage scolaire de l’oeuvre, les expériences de ce type trouvent difficilement des mots[19]. Or les mots sont indispensables. D’où l’importance des divers scripteurs et écrivains qui se font les passeurs entre les spectateurs et le monde théâtral : critiques, essayistes, chercheurs.

Extraits, bonus, livres-programmes : le répertoire à l’âge des scènes présentistes

Qu’en est-il aujourd’hui de la fonction du repertorium, de la liste mémorielle, et de sa composante textuelle? Curieusement, le théâtre dit « du présent » (Lehmann, 2002 [1999] : 232) semble avoir déclenché chez ses spectateurs une intense recherche de traces et en particulier écrites. Les spectateurs du Théâtre du Radeau, par exemple, ont souhaité identifier les oeuvres littéraires dont ils entendaient des extraits, se les procurer, et les lire. Non pour comprendre dans l’après-coup ce à quoi ils avaient assisté, mais pour prolonger ce moment en se laissant ré-affecter, d’une façon renouvelée, par des matériaux de la scène. Ainsi des listes bibliographiques ont-elles circulé parmi les habitués, puis elles ont été distribuées, puis imprimées dans les programmes. Ceux qui sont passionnés par l’art de ce théâtre s’attachent aux écrits qu’il suscite et aux traces audiovisuelles, aux photographies, aux vestiges dont la rareté fait le prix.

Plus généralement, nombre de spectacles retenus ces dernières décennies par la rumeur publique étaient des spectacles construits sur des textes non dramatiques : des journaux intimes (celui de Canetti, dans Eraritjaritjaka), des poèmes (La divine comédie), des nouvelles (Lenz), des témoignages-documentaires (Rwanda 94). Ces textes entrent progressivement, sous des formes diverses, dans ce qu’on peut appeler le « quasi-répertoire » de la scène contemporaine. Un coup d’oeil sur les tables de librairies dressées dans les halls des théâtres donne une idée de ce qui le constitue : à côté des textes joués, ou des oeuvres dont ils proviennent, on trouve les autres oeuvres des auteurs, des ouvrages sur les spectacles (beaux livres, essais, reportages photographiques, documents sur les répétitions et la genèse des créations), des DVD avec bonus et livret d’accompagnement.

L’observation des pratiques mnésiques, archivistiques et littéraires des spectateurs de performances invite à revoir la façon tranchée dont on oppose souvent l’ère des grandes oeuvres dramatiques, avec son public consécrateur et conservateur de répertoires, d’une part, et le temps des events, d’autre part. En reconnaissant aux spectateurs contemporains (leurs lectures, leurs sites, leurs blogs, leurs réseaux) une fonction à la fois discrète et décisive dans la constitution du temps long des spectacles et de nouveaux espaces mémoriels, nous prenons le contre-pied des affirmations trop rapides sur la portée du « présentisme » dans la vie du nouveau théâtre[20]. Le répertoriage, renouvelé, continue à être vital pour les amateurs de cet art, ceux qui jouent et ceux qui regardent, quoi qu’en disent certains critiques. La lutte vive, voire virulente, entre le cinéma d’Abdellatif Kechiche, dont L’esquive (2004) s’organisait autour du Jeu de l’amour et du hasard, et le cinéma de François Bégaudeau (Entre les murs, 2008), qui ne semble connaître que l’affrontement sommaire entre les « classiques » scolaires (forcément mous et dépassés) et les formes d’expression libre (énergiques et non verbales), montre toute l’importance actuelle de la question du répertoire[21].

Que conclure de ces remarques? Que le Public –  censé fonder le consensus du (grand) répertoire – n’est qu’un leurre sociologique[22]. Mais que les spectateurs comptent plus et autrement qu’on ne croit dans les mouvements de long terme qui sélectionnent les textes et les oeuvres scéniques et composent des ensembles autour d’une oeuvre, d’une série d’oeuvres, d’un lieu, d’un courant, d’un auteur, d’une compagnie, d’un acteur, d’un metteur en scène. Que ceux qui font, qui auront fait l’expérience des spectacles en trahiront l’impact réel. Aujourd’hui plus encore qu’au temps où la critique était socialement efficace. Et par des voies plus mystérieuses.

Pour définir l’action des assistances successives, ignorantes les unes des autres, contribuant cependant ensemble à définir le « répertoire » perpétuellement instable où se croisent les deux définitions de la notion (l’ensemble des oeuvres jouées, l’ensemble des oeuvres incontestables), nous ferons référence au « Finale » de L’homme nu. Claude Lévi-Strauss y formule le rapport de l’artistique et du mythique, le passage de l’un à l’autre. Il distingue dans chaque création des niveaux « structurés », reposant « sur des fondations communes », et des niveaux « probabilistes » :

au cours du procès de la transmission orale, ces niveaux probabilistes se heurteront les uns aux autres. Ils s’useront aussi les uns contre les autres, dégageant progressivement de la masse du discours ce qu’on pourrait appeler ses parties cristallines. Les oeuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur « mythisme »

Lévi-Strauss, 1971 : 560

Décrivant la « transmission orale » d’oeuvres qui sont elles-mêmes principalement verbales, ce texte de Lévi-Strauss invite à s’interroger sur la fonction du langage (conversations, récits, évocations, imitations, mais aussi critiques écrites, essais, fictions, textes de toute sorte) dans la transmission théâtrale – avant, pendant, après la représentation. L’un des grands objectifs du programme ECHO [ECrire l’Histoire de l’Oral. L’émergence d’une oralité et d’une auralité modernes. Mouvements du phonique dans l’image scénique (1950-2000)][23] est d’appréhender la voix parlée non seulement sur les scènes, portée par les acteurs, mais dans l’après spectacle et le temps long de la mémoire, dans la bouche des spectateurs. « Tout le théâtre, écrit Jouvet, est un vaste commentaire, une ample et continuelle “commentation” : tous les participants du théâtre sont des commentateurs » (Jouvet, 1952 : 150).