Corps de l’article

Depuis les années 1970, on observe, notamment grâce aux mobilisations féministes, une tendance globale à la politisation de la sphère privée, entrainant une intervention croissante de l’État dans la régulation de questions qui, pendant longtemps, furent laissées de côté par les institutions. De ce fait, l’État doit se positionner comme garant à la fois de la liberté et de la sécurité de chacun. Il est intéressant d’étudier cette dynamique, particulièrement présente lors des processus de transition à la démocratie qui ont eu lieu durant les années 1980 et 1990 en Espagne et au Chili, deux pays ayant connu de longues dictatures militaires (36 ans de dictature franquiste en Espagne et 17 ans de régime de Pinochet au Chili). Ce contexte politique particulier a-t-il favorisé la politisation de nouveaux problèmes, comme celui des violences subies par les femmes dans l’intimité ? Cette question nous semble pertinente dans la mesure où, dans ces deux pays, les processus de transition à la démocratie ont entrainé la reconnaissance de nouveaux droits pour les citoyen-ne-s, dans une logique de récupération des droits de la personne qui avaient été bafoués/restreints par les régimes autoritaires. Ainsi, en Espagne et au Chili, la question de l’égalité hommes-femmes s’est imposée comme un objet de politique publique des nouvelles démocraties. La lutte contre les violences envers les femmes, question qui nous intéresse dans le présent article, désormais reconnue comme un problème social, s’est peu à peu convertie en l’un des grands axes de l’intervention publique, entrainant la création de dispositifs spécifiques destinés aux femmes victimes de violences et à leurs familles.

Dans les deux États étudiés, la prise en charge de ce problème, conceptualisé notamment par les mouvements féminins et féministes, a entrainé une série de négociations impliquant différents acteurs avec des perspectives parfois divergentes, tels que les autorités publiques, des experts en la matière, des partis politiques ou encore des organisations de la société civile. Au terme de ce processus, deux lois ont été adoptées ; comme le laissent transparaitre les termes choisis par le législateur, elles reflètent deux lectures différentes du phénomène. Ainsi, il est question au Chili de violencia intrafamiliar, « violence intrafamiliale » (Loi 19.325 de 1994[1], remplacée en 2005 par la Loi 20.066[2]), tandis qu’en Espagne, le concept utilisé est violencia de género, « violence de genre[3] » (Loi organique 1/2004[4]).

Le choix d’une approche comparative s’avère pertinente dans la mesure où elle nous amène à nous « confronter à d’autres réalités géographiques et culturelles » (Vigour, 2005 : 17). Elle permet de trouver les confluences et les différences, et de construire à partir de là un premier essai de compréhension de la réception et de l’impact des idées formulées et associées au « Nord » dans les réalités du « Sud » (Moreno, 2011). Nous nous sommes détachées dans la mesure du possible des généralisations que les statistiques et les méthodes quantitatives peuvent offrir. En d’autres termes, nous avons privilégié le style que la politiste della Porta (2013) identifie à la méthodologie défendue par Weber. Selon cette chercheuse, la méthodologie comparatiste wébérienne se caractérise par le choix d’un nombre restreint de cas, dans le but de réaliser des « généralisations limitées » qui peuvent s’expliquer par une ou des « divergence(s) historique(s) » ou bien par des « processus spécifiques » à chaque contexte analysé (ibid. : 217). La comparaison entre l’Espagne et le Chili est courante dans l’analyse sociopolitique en raison de la proximité culturelle qui, historiquement, lie ces deux espaces[5].L’étude de ces deux pays nous semble particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit de réfléchir sur les rapports de genre et sur la violence de genre. En effet, l’État chilien est un des premiers du continent latino-américain à se doter d’une loi pour affronter le problème. De son côté, si l’État espagnol a longtemps tardé à réagir, l’ambitieuse loi de 2004 traduit une volonté de convertir le pays en un modèle en matière de lutte contre la violence de genre (Lombardo et Bustelo, 2009 : 124). On peut donc, pour des raisons différentes, considérer les deux États comme pionniers sur cette question dans leurs aires géographiques respectives[6].

Partant des travaux de López Rodríguez (2011) sur les cadres d’interprétation de la violence de genre en Espagne et des travaux d’Araujo, Guzmán et Mauro (2000) sur l’émergence de la violence domestique en tant que problème public au Chili, notre étude s’inscrit dans une logique constructiviste et adopte une approche cognitive de l’analyse des politiques publiques (Muller et Surel, 1998). Ainsi, nous entendons que l’élaboration d’une politique publique ne peut être interprétée seulement comme la solution d’un problème particulier : la constitution et la définition des problèmes publics est un processus complexe qui laisse entrevoir à l’observateur comment seront déterminées les « actions publiques concrètes » (Subirats et al., 2008 : 125) et les modes d’intervention élaborés sur la base de représentations sociales.

Dans cet article, nous chercherons à analyser quels sont les facteurs qui ont pesé sur le choix des termes retenus dans les deux sociétés étudiées, avant de réfléchir à la portée de cette compréhension différente du problème et à ce qu’elle implique. Quelle influence a-t-elle eu sur les solutions proposées en Espagne et au Chili pour faire face à la violence subie par les femmes dans l’intimité ? Cette analyse nous permettra notamment de nous interroger sur le rapport femme-famille dans les politiques publiques étudiées. L’hypothèse que nous avançons ici est que, nonobstant une politisation différente de la problématique dans les deux États, l’application effective des politiques publiques tend à converger vers un objectif commun : la protection des femmes victimes.

Pour ce faire, nous nous appuyons sur une analyse approfondie des textes produits sur la question depuis la fin des dictatures par les institutions chiliennes et espagnoles (principalement des rapports, programmes politiques, plans d’action, débats parlementaires et lois). Nous avons également réalisé une enquête de terrain dans les deux pays entre les années 2009 et 2013, où nous avons eu la possibilité d’interviewer, dans le cadre d’entretiens semi-directifs, des acteurs impliqués dans la mise en oeuvre des politiques publiques ainsi que des militantes travaillant sur la violence de genre.

1. La construction du phénomène comme problème social et son inscription à l’agenda public

1.1. L’importance de l’inscription du problème à l’agenda international

Les travaux consacrés à la question de la violence de genre en Espagne et au Chili signalent de manière quasiment unanime les répercussions qu’a eues, dans les deux pays, l’inscription de ce problème à l’agenda international et l’élaboration d’un cadre normatif supranational visant à l’éradiquer (Marugán et Vega, 2001 ; Almeras, 2002). Ainsi, l’adoption par l’ONU, en 1979, de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) a donné lieu aux premières campagnes de sensibilisation sur la question en Espagne (Vives Cases et al., 2005 : 147). Les quatre conférences de l’ONU sur les femmes vont également jouer un rôle clé et contribuer à donner de la visibilité au phénomène dans les deux pays. Lors de la conférence de Mexico, en 1975, la communauté internationale exprime son inquiétude pour les femmes chiliennes, et dénonce particulièrement les conditions de détention dont elles sont victimes dans le cadre de la politique de répression contre les opposants politiques (article 34 de la déclaration adoptée à l’issue de la convention). La conférence de Copenhague, en 1980, sera décisive pour le mouvement féministe chilien, car elle marque la naissance de « réseaux féministes transnationaux » (Marques-Pereira, 2012) qui mettront l’accent sur plusieurs problèmes parmi lesquels la lutte contre la violence de genre. La rencontre des féminismes latino-américains aboutira, entre autres, à l’organisation, en 1981, à Bogotá, de la première rencontre féministe d’Amérique latine et des Caraïbes, au cours de laquelle le 25 novembre sera désigné Journée internationale de la non-violence à l’égard des femmes (rebaptisée par l’ONU Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes en 1999). C’est aussi à cette occasion qu’est pris l’engagement d’organiser sur ce continent la première campagne internationale de lutte contre la violence machiste, qui se concrétisera en 1983. Enfin, lors de la Conférence de Beijing, en 1995, la violence contre les femmes est pointée comme un obstacle au développement et à la paix entre les peuples (Vives-Cases, 2004 : 42). Cette année-là, l’Espagne connait une intense période de mobilisations organisées par les associations de femmes et féministes, ayant pour objectif d’inscrire dans l’espace public la discussion à propos de la violence de genre (Coll-Planas et al., 2008).

Soulignons que, parallèlement à la préoccupation croissante des Nations Unies au sujet des violences faites aux femmes, dans les années 1990, d’autres initiatives voient le jour au sein des institutions transnationales, tant sur le continent européen[7] que sur le continent américain[8].

Ainsi, dans le cas espagnol, il est évident que les politiques d’égalité hommes-femmes promues par l’Union européenne ont eu un impact sur l’agenda public établi en la matière, notamment par l’Instituto de la Mujer (Institut de la femme), agence ministérielle créée en 1983, tant pendant les négociations d’adhésion du pays à la Communauté économique européenne qu’après son intégration à cette structure le 1er janvier 1986.

1.2. Le rôle des mouvements de femmes et des mouvements féministes dans la constitution de la violence de genre au sein du couple en problème public

1.2.1. Le cas espagnol

Dans le cas espagnol, le général Franco prend officiellement le pouvoir le 1er avril 1939, au terme de presque trois ans de guerre civile, et le conservera jusqu’à sa mort, le 20 novembre 1975. Dans les années 1960, le décollage économique du pays et son ouverture progressive au tourisme international permettent l’introduction de nouvelles idées et de nouvelles pratiques qui favoriseront le développement et l’expansion d’une pensée critique vis-à-vis de la doctrine nationale-catholique promue par le régime. On commence alors à observer le développement d’un mouvement général d’opposition au régime, auquel de nombreuses Espagnoles participent activement (voir notamment Egido et Fernández Asperilla, 2011). Parallèlement à l’engagement politique pro-démocratique s’organisent des rassemblements qui intègrent une dimension ouvertement féministe dans leurs revendications, tel le Movimiento Democrático de Mujeres[9] (MDM, « Mouvement démocratique des femmes ») dont un des objectifs est d’aider les femmes à prendre conscience des discriminations dont elles sont victimes. Dès 1968, dans le programme qu’il élabore, le MDM revendique « la promulgation d’une loi qui considère le divorce comme seule solution face à certaines situations de violence dans le mariage qui, comme le montrent des centaines de cas, ne font que nuire aux parents et aux enfants[10] » (cité dans Durán, 1993 : 201). À la même époque, d’autres organisations et regroupements de femmes adoptant un point de vue féministe voient le jour, indépendamment des organisations politiques et syndicales opposées à la dictature et qui sont alors, dans la clandestinité, en pleine recomposition. Certaines de ces organisations sont officielles (comme l’Asociación de Mujeres Juristas, « Association des femmes juristes », ou l’Asociación de Mujeres Separadas, « Association des femmes séparées »), d’autres sont illégales.

Ce bouillonnement contenu en marge de la légalité explique l’explosion de la pensée féministe dès les premiers jours de la transition (Moreno, 1977 ; Di Febo, 1979 ; Larrumbe, 2002 ; Martínez Ten et al., 2009, etc.). Comme le note Uría Ríos (2009 : 115), la question des violences subies par les femmes dans le contexte domestique est mentionnée, sous des appellations diverses, dans la plupart des programmes et publications des organisations féministes de la transition. Cependant, elle reste pendant des années reléguée au second plan dans les discours et revendications, qui mettent davantage l’accent sur d’autres problèmes, notamment le divorce et l’avortement. À ce sujet, l’extrait du programme du MDM cité précédemment nous permet d’émettre l’hypothèse suivante : pour la plupart des militantes féministes espagnoles de la transition, la légalisation du divorce (Loi 30/1981 du 7 juillet) suffirait à éradiquer le problème des violences conjugales puisqu’elle permettrait aux femmes qui les subissaient de s’affranchir de leur mari violent.

Dans ce contexte, malgré l’ouverture dès 1984 des premières Casas de acogida (maisons d’accueil) s’inspirant d’expériences menées ailleurs en Europe (Cid Santos, 2007 ; Jovaní Roda et al., 1994)[11] et malgré la rédaction d’un rapport sur « la femme battue » présenté au Sénat le 12 mai 1989[12], il faudra attendre les années 1990 pour voir s’accroitre la place accordée au problème dans les agendas féministes[13], médiatiques[14] et politiques, en correspondance avec l’agenda des Nations Unies et celui de l’Union européenne (Vives-Cases, 2004 : 72-78). Au cours de cette période, la médiatisation croissante des assassinats de femmes et des cas de violence de genre s’intensifie et peut être considérée comme un des éléments déclencheurs ayant permis la reconnaissance publique de ce phénomène comme un problème social majeur (Vives Cases et al., 2005). L’idée que la violence subie par les femmes dans le cadre des relations sentimentales et matrimoniales constitue un problème public va donc se diffuser et s’imposer, convertissant cette question en un objet de politique publique.

1.2.2. Le cas chilien

Dans le cas chilien, le mouvement social des femmes a également joué un rôle fondamental dans la dénaturalisation du phénomène de la violence de genre au sein du couple. Le général Augusto Pinochet prend le pouvoir le 11 septembre 1973, suite à un coup d’État qui provoque la dislocation brutale du tissu social et la disparition des acteurs politiques traditionnels (Rios Tobar et al., 2003 : 42). Dans ce contexte chaotique, de nouvelles solidarités vont rapidement s’établir, permettant l’émergence de nouveaux acteurs sociaux. Le rôle des femmes dans ce processus est central : malgré son hétérogénéité, le mouvement social féminin s’affirme peu à peu comme l’un des principaux acteurs sociaux au sein de l’opposition à la dictature (Gaviola et al., 1994). Ce mouvement regroupe des femmes aux trajectoires et expériences très différentes, qui se regroupent au sein d’organisation très diverses.

Ainsi, souvent très directement affectées par les conséquences sociales de la répression politique et par les politiques économiques néolibérales menées par le nouveau régime, nombreuses sont les Chiliennes issues des classes moyennes et populaires à se regrouper au sein d’organisations de solidarité et de charité, encouragées notamment par le Comité de cooperación para la paz en Chile (Comité de coopération pour la paix au Chili), créé le 4 octobre 1973 (remplacé en 1976 par la Vicaría de la Solidaridad, « Vicariat de la solidarité »). Parallèlement, au sein du Círculo de Estudios de la Mujer (CEM, « Cercle d’études de la femme ») hébergé par l’Academia de Humanismo Cristiano (Académie d’humanisme chrétien) créée en 1975, un groupe de chercheuses travaille à produire une réflexion féministe théorique, particulièrement stimulée par la présence de retornadas[15], qui, fortes de leur expérience à l’étranger et de leurs contacts avec le féminisme international, européen et américain principalement, vont favoriser l’introduction dans le pays de nouveaux concepts pour penser et analyser les rapports entre les sexes (Marques-Pereira et San Martín, 2009).

La rencontre de ces deux mouvances, favorisée par les liens que l’une et l’autre entretiennent avec l’Église, très engagée pour la protection des droits de la personne dans les premières années de la dictature[16], donne lieu à une réflexion approfondie sur la violence, tant celle exercée au niveau politique que celle vécue dans le contexte des relations matrimoniales et sentimentales. Les échanges entre les théoriciennes et les femmes du terrain permettront l’élaboration d’un nouveau cadre interprétatif ; la violence dans les relations de couple sera désormais perçue comme une des manifestations du système de domination/soumission qui structure la société chilienne (domination du gouvernement militaire, domination du genre masculin).

Ce parallèle entre autoritarisme politique et autoritarisme masculin, caractéristique du féminisme chilien, trouve son expression la plus synthétique dans le slogan attribué à la sociologue féministe Julieta Kirkwood (1985) « ¡Democracia en el país y en la casa! » (« Démocratie dans le pays et à la maison ! »). Les relations de couple sortent alors de la sphère privée auxquelles elles étaient cantonnées et deviennent un terrain politique où la « question démocratique » (Bereni et Revillard, 2009) doit également se poser (Sanz-Gavillon, 2014). L’influence de l’agenda international, la production au sein du mouvement des femmes d’une nouvelle grille d’analyse permettant d’interpréter différemment la maltraitance vécue par de nombreuses femmes dans l’intimité des relations de couple, le rôle fondamental de ce mouvement au sein de l’opposition à la dictature ainsi que les spécificités du système politique chilien[17] sont autant d’éléments qui expliquent pourquoi ce problème est rapidement inscrit à l’agenda public dans le contexte de la transition (Araujo et al., 2000).

2. L’élaboration des lois et la mise en place des dispositifs au Chili et en Espagne

2.1. La transition démocratique comme ressource politique au Chili

Au Chili, le problème de la violence envers les femmes devient une priorité de l’action publique au moment du processus de redémocratisation du pays, au début des années 1990. Au niveau institutionnel, les principaux promoteurs de cette cause sont les députés appartenant à la Concertación, coalition de centre gauche, Sergio Aguiló (Parti socialiste) et Adriana Muñoz (Parti pour la démocratie), auteurs d’un projet de loi sur les violences domestiques[18] inscrit à l’agenda parlementaire dès août 1991. Ils y soulignent que la violence à l’encontre des femmes de la part de leur conjoint « est une des expressions les plus visibles de discriminations envers les femmes[19] », se positionnant en faveur d’une perspective de genre qui, cependant, inclut les enfants. Reprenant les apports de l’analyse produite par le mouvement des femmes dans l’exposition des motifs, les auteurs du projet mettent en exergue la gravité du problème et signalent qu’il est nécessaire que l’État mobilise des ressources en faveur des victimes. Ce besoin est d’autant plus important que, dans le cadre du processus de transition à la démocratie alors en cours, le Chili doit impérativement faire preuve de volontarisme dans la reconnaissance et la protection des droits sociaux et des droits de la personne afin de regagner sa légitimité dans la société internationale.

Dans cette perspective, de nouvelles institutions sont rapidement créées, comme le Servicio Nacional de la Mujer (SERNAM, « Service national de la femme »), fondé en 1991 afin de promouvoir des politiques publiques et des lois favorisant l’exercice des droits des femmes. Un des premiers efforts de l’État chilien en matière de lutte contre les violences subies par les femmes dans le cadre domestique consiste, dès 1992, à mettre en place, par l’intermédiaire du SERNAM, le Programme national de prévention de la violence intrafamiliale[20]. Dans un premier temps, ce programme se focalise, d’une part, sur la sensibilisation de l’administration à la problématique spécifique de la violence (par le biais de formations auprès des fonctionnaires) et, d’autre part, sur l’encouragement à la création de centres et programmes au niveau local (PNUD, 1999). Quelques mois plus tard, en juin 1992 (Décret suprême 108, 1992), est créée la Commission interministérielle sur la violence intrafamiliale[21]. À celle-ci participent : le SERNAM, chargé la coordination du projet, les ministères de la Justice, de la Santé, de l’Éducation et des Relations internationales, le Secrétariat général du Gouvernement, la Présidence de la République, l’Institut national de la Jeunesse, la Police et la Red Chilena contra la violencia domestica y sexual (Réseau chilien contre la violence domestique et sexuelle) qui représente la société civile et le mouvement féminin.

Sa principale responsabilité est de convaincre les différentes institutions de l’urgence et de la pertinence de la prise en charge par l’État des violences faites aux femmes, en plus d’identifier les ressources qui sont susceptibles d’être incluses au programme contre les violences du SERNAM (Araujo et al., 2000). Elle est également chargée de proposer des politiques publiques de prévention, diffusion et prise en charge du problème de la violence et de veiller à leur application à l’échelle régionale : dans chaque région, les différents représentants des services cités sont chargés de créer des réseaux institutionnels afin d’assurer la bonne couverture territoriale des réponses au problème de la violence, d’améliorer la coordination des services et de simplifier le parcours des femmes victimes de violences qui recherchent de l’aide. La création de ces réseaux marque le début d’une nouvelle étape en matière de violences conjugales : celle de la prise en main effective du problème par l’État. Les pouvoirs publics vont progressivement se substituer aux associations féminines et féministes qui, antérieurement, travaillaient depuis le terrain sur la question de la violence – neutralisant ainsi en partie leur capacité d’action et de parole. Cette évolution n’est pas neutre puisque le SERNAM ne véhicule pas un discours dénonçant la violence comme une manifestation du pouvoir patriarcal et du déséquilibre des relations hommes-femmes. La politique publique mise en place, du moins au cours des premières années, tend ainsi à dépolitiser le sujet et à organiser une politique « pragmatique » de prise en charge des victimes (Marques-Pereira, 2012)[22].

Parallèlement, une commission nommée par le SERNAM, composée en majorité de militantes du Parti démocrate-chrétien, étudie le projet et propose quelques changements qui sont soutenus par le pouvoir exécutif. Cette commission élabore plusieurs rapports où sont formulés de nombreux commentaires sur le projet initial. Le SERNAM finit ainsi par prendre le relais dans la défense de ce projet de loi, sous une perspective différente de celle proposée par les députés de gauche : un positionnement plus conservateur l’emporte (Araujo et al., 2000). Ce dernier s’exprime par le changement de l’intitulé de la loi : le concept de violencia doméstica, « violence domestique », disparait au profit de celui de violencia intrafamiliar, « violence intrafamiliale ». Le conservatisme se manifeste également dans l’approche « thérapeutique » retenue « sous la prémisse qu’il était nécessaire de chercher la réconciliation et la réparation des liens familiaux affectés par les violences à travers l’intervention judiciaire » (Casas et Vargas, 2011 : 135). L’argument principal évoqué par les partisans de cette nouvelle version de la loi est que, s’il est admis que les femmes sont les principales victimes, le nom de violence domestique restreint la portée de la loi et laisse sans protection les autres membres de la famille. Selon eux, la notion de « violence intrafamiliale » et l’approche thérapeutique permettent de mieux protéger le noyau principal de la société : la famille. Suite à trois ans de débat, le projet est finalement promulgué le 19 août 1994 avec le titre suivant : Ley no 19.325 establece normas sobre procedimiento y sanciones relativos a los actos de violencia intrafamiliar[23].

La nouvelle loi implique une avancée importante en termes symboliques, puisqu’elle produit des « effets d’annonce » (Mégie, 2010 : 349), qui se traduisent par la reconnaissance du phénomène des violences intrafamiliales en tant qu’objet susceptible de recevoir un traitement étatique. Mais des critiques sur sa portée et son efficacité commencent à circuler peu de temps après sa promulgation : à la fin des années 1990 et au début du mandat du président socialiste Ricardo Lagos (2000-2006), de nombreux sondages évaluant la mise en oeuvre de la Loi 19.325 rendent compte de ses limites[24]. En termes généraux, les critiques s’articulent autour de deux axes : d’une part, la loi s’avère ne pas être suffisamment punitive avec les agresseurs et, d’autre part, elle n’offre pas une protection adéquate aux victimes. La gravité des problèmes pointés amène deux députées de la coalition de gouvernement, Adriana Muñoz (PPD) et María Antonieta Saa (PPD), promotrice de la première loi, à déposer le 7 Avril 1999 un nouveau projet de loi relatif aux « violences intrafamiliales[25] », qui provoquera lui aussi de nombreux débats. Pour pallier le problème de l’accompagnement des victimes, à partir de 2001, le SERNAM met en place dans tout le pays des Centres d’attention intégrale et de prévention en matière de violence intrafamiliale. Destinés à accompagner les victimes, ils sont composés d’équipes interdisciplinaires (avocats, psychologues et travailleurs sociaux)[26] et s’adressent à tous les membres de la famille affectés par les violences pouvant avoir lieu dans la sphère privée.

Finalement, en 2005, après six ans de négociations, une nouvelle loi est adoptée : la Ley 20.066 establece la ley de violencia intrafamiliar[27] : le concept de « violences intrafamiliales » est donc conservé. Le nouveau texte s’intègre dans la réforme des institutions judiciaires mise en place au Chili et place le problème de la violence entre les mains de deux nouveaux acteurs : les tribunaux de la famille et le ministère public. La réforme comporte un certain nombre d’avancées : elle renforce le dispositif de protection des victimes, durcit et élargit l’éventail des sanctions et crée le délit de maltraitance habituelle. Par ailleurs, la réforme laisse entrevoir une certaine évolution dans la définition du bien juridique à protéger (article 2) : « les membres de la famille », à savoir des individus et non pas la famille elle-même. De plus, elle signale la vulnérabilité particulière des femmes et des enfants face au phénomène, ce qui est encore loin de la reconnaissance des spécificités de la violence à l’encontre des femmes, mais laisse entrevoir l’idée que la violence est le produit de relations de pouvoir. Enfin, la loi élargit les compétences du SERNAM. Ce sont le gouvernement socialiste de Michelle Bachelet (2006-2010) puis le gouvernement conservateur de Sebastián Piñera (2010-2014) qui se chargeront de l’application de la réforme et de la mise en oeuvre des dispositifs visant à garantir les objectifs prévus par le corpus légal. Les anciens Centros de Prevención Legal de Violencias Intrafamiliares (Centres de prévention légale des violences intrafamiliales) sont rebaptisés Centros de la Mujer (Centres de la femme) en 2006 et, en 2007, s’ouvrent les premières Casas de Acogida (Maisons d’accueil), des centres d’hébergements d’urgence pour les victimes de violences graves dans le contexte intrafamilial. En 2011, le SERNAM ouvre aussi les Centros de Hombres por una Vida sin Violencia (Centres d’hommes pour une vie sans violence), un dispositif destiné aux hommes violents qui a pour objectif de leur apprendre à contrôler leurs pulsions. Suivant la logique de durcissement des sanctions contre les agresseurs, en décembre 2010 est promulguée la Loi 20.480, dite ley de femicidio[28] (loi sur le fémicide), qui condamne à des peines plus lourdes les hommes jugés coupables du meurtre de leur partenaire.

2.2. La prise en charge de la violence de genre en Espagne

La prise en charge par l’État espagnol du problème de la violence subie par les femmes dans l’espace domestique devient effective en mars 1997, quand la question est explicitement inclue dans le III Plan de Igualdad de Oportunidades entre Mujeres y Hombres (IIIe Plan pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes). Par la suite, le 30 avril 1998[29], le Conseil des ministres espagnol, alors présidé par José María Aznar, membre du Partido Popular, principal parti conservateur, adopte un Plan de Acción contra la Violencia Doméstica pour la période 1998-2000 (Instituto de la Mujer, 1999), organisé autour de six thématiques : sensibilisation et prévention, éducation et formation, recours sociaux, santé, lois et pratique juridique et investigation).

Suite au cas Ana Orantes (voir section précédente), pendant les années 1998 et 1999, les groupes engagés dans la lutte contre la violence de genre dans les relations de couple ouvrent le débat sur la nécessaire adoption d’une loi intégrale de protection des victimes. Dans leur discours, ils signalent que la violence de genre est un problème public, un problème d’État, et qu’il est donc nécessaire d’implanter des politiques publiques pour y faire face. À cette époque, la grande sensibilité de l’opinion publique sur cette question et le contexte de la campagne pour les élections générales ouvrent une « fenêtre d’opportunité » (Kingdon, 1984) qui permet à ce débat de prendre rapidement de l’ampleur. Ainsi, en 2000, lors d’un déplacement de campagne, le candidat du Parti populaire à la présidence du gouvernement, José María Aznar, s’engage oralement à faire voter une loi intégrale contre la violence domestique s’il est élu. Cette promesse ne figure toutefois pas dans le programme du Parti populaire où il est seulement fait mention du développement d’un nouveau Plan d’action pour remplacer celui de 1998-2000 et d’une réforme du Code pénal. En revanche, l’adoption d’une loi contre la violence de genre est inscrite au programme du Parti socialiste (PSOE)[30] porté par Javier Arenas.

Après l’élection de José María Aznar, en juin, les parlementaires socialistes déposent une pétition au gouvernement pour l’amener à légiférer sur la violence de genre, en vain. Fidèle à son programme[31], le gouvernement du parti populaire adopte un Plan Integral contra la Violencia Doméstica[32] pour remplacer le premier lorsque celui-ci arrive à terme. En vigueur de 2001 à 2004, ce nouveau dispositif s’organise autour de quatre grandes thématiques : mesures préventives, mesures législatives et de procédure, mesures d’assistance et d’intervention, recherche.

En parallèle et malgré l’échec de leur pétition, les parlementaires du PSOE commencent à rédiger une proposition de loi intégrale contre la violence de genre. Des experts des différents secteurs touchés par le problème (santé, travail, éducation, justice) ainsi que des militantes et des chercheuses féministes engagées dans cette cause prennent une part active dans cette initiative. Par ailleurs, le groupe de parlementaires socialistes demande la création d’une Delegación de Gobierno[33] (délégation de gouvernement) contre la violence de genre, qui sera elle aussi rejetée.

Le projet de loi contre la violence de genre est qualifié d’ « intégral », car il prétend couvrir le problème dans toute sa complexité, en mobilisant toute une série de secteurs et d’instruments publics pour soutenir et protéger les victimes : soins de santé, accès aux droits sociaux, priorité à l’emploi et assistance juridique. Le projet de loi est présenté par le groupe socialiste au Congrès en décembre 2001, avec le soutien de l’ensemble des partis politiques à l’exception du Parti populaire. Il sera voté et rejeté en septembre 2002. Deux mois plus tard, à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, la section espagnole d’Amnesty International publie pour la première fois un rapport sur la situation dans la péninsule (2002). L’ONG y dénonce l’attentisme de l’État en matière de prévention de la violence dans le milieu familial et de prise en charge des victimes, qualifiant notamment d’« insuffisantes » et même d’« inadaptées » les mesures adoptées jusque-là[34]. Cette publication suscite de très nombreux commentaires politiques[35], médiatiques et militants, et vient renforcer le discours sur la nécessité urgente de légiférer sur ce point. Au cours de l’année 2003, plusieurs réformes importantes vont être adoptées, touchant de près à la question qui nous intéresse : la Loi 27/2003[36] modifie sensiblement les procédures en matière de protection des victimes tandis que deux lois modifiant le Code pénal, LO 11/2003 et LO 15/2003[37], durcissent la qualification des faits de violence domestique et notamment du délit de « maltraitance habituelle ».

Enfin, quelques semaines après la victoire du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero aux élections générales de mars 2004, se concrétise l’une des grandes promesses de campagne[38] du candidat : le Proyecto de Ley Orgánica de Medidas Integrales contra la Violencia de Género[39] (Projet de loi organique de mesures intégrales contre la violence de genre) est inscrit à l’agenda parlementaire le 1er juillet 2004[40]. La Ley Orgánica 1/2004, de 28 de diciembre, de medidas de protección integral contra la violencia de género (LO 1/2004, du 28 décembre sur les mesures de protection intégrale contre la violence de genre), est finalement adoptée en décembre 2004 avec un intitulé très proche de celui du projet déposé.

La loi s’organise autour de trois grands axes (Lombardo et Bustelo, 2009) : la défense et protection des droits des victimes, un ensemble de mesures visant à transformer les structures patriarcales de la société afin de prendre le problème à la racine et, enfin, une série de mesures d’ordre administratif, judiciaire et pénal visant à organiser les sanctions envisagées et l’action de l’État. Ainsi, l’autorité publique constitue un réseau étatique afin d’accompagner la mise en place de la loi et de nouvelles institutions sont créées, notamment la « délégation spéciale du gouvernement contre la violence envers les femmes », les tribunaux de violences envers les femmes, spécialement chargés de traiter les cas de violence, et l’Observatoire étatique de la violence à l’encontre des femmes.

La reconnaissance du concept de genre comme outil normatif, utile tant pour l’analyse des problèmes sociaux que pour la compréhension des structures sociales et des dynamiques à l’oeuvre, représente une des avancée majeure apportée par la Loi organique 1/2004. Celle-ci a, en outre, le mérite de « juridiciariser » (Coll-Planas et al., 2008) les violences subies par les femmes dans l’espace intime, leur donnant la pleine dimension de problème public, ce qui rompt définitivement avec l’idée qu’il s’agit d’une question relevant de la sphère privée (ibid., 2008 ; Lombardo et Bustelo, 2009). Par ailleurs, l’approche intégrale permet de synthétiser en un seul texte l’ensemble des politiques instaurées en amont (prévention, éducation, surveillance de la publicité, etc.) et en aval (protection et réinsertion des victimes, sanction contre les agresseurs, etc.). Nous n’entrerons pas davantage dans la description du dispositif existant actuellement, mais il convient de signaler qu’à l’inverse du Chili, qui est un pays fortement centralisé, l’État espagnol a adopté un fonctionnement d’inspiration fédérale. Les Communautés autonomes disposent par conséquent d’importantes compétences, notamment en matière de lutte contre la violence de genre. En complément du cadre étatique, chacune d’entre elles dispose donc de ses propres instruments (lois, plans, dispositifs, maisons d’accueil…). Bien que l’étude des dispositifs régionaux (Cabrera et Carazo, 2010) ne soit pas l’objet du présent article, il nous semble important de signaler que la multiplicité des outils juridiques entraine, au niveau régional, des différences dans la compréhension et la dénomination du problème ainsi que dans la réponse qui y est apportée. Mais au-delà des disparités régionales, il est également fondamental de souligner les nombreux écarts entre la Loi organique 1/2004 et les lois adoptées en la matière par les communautés autonomes qui, globalement, proposent une lecture plus extensive (Ramos Vázquez, 2010) que celle du texte ici étudié[41].

3. Violence intrafamiliale, violence de genre : quelles implications dans la compréhension des problèmes publics ?

3.1. Réflexions sur la terminologie comme révélateur des cadres interprétatifs adoptés par les politiques publiques étudiées

Nous allons maintenant réfléchir aux implications de la terminologie choisie dans les lois chiliennes et espagnole pour qualifier leur objet : violencia intrafamiliar et violencia de género. À l’instar du politologue Pierre Muller, nous considérons que les politiques publiques reflètent la manière dont « une société construit son rapport au monde » (Muller, 2011 : 55) et que, par conséquent, en étudiant les politiques publiques et leur élaboration, on peut détecter et analyser les représentations qu’une société choisit pour comprendre et agir sur la réalité telle qu’elle la perçoit. Étant donné que la Loi espagnole 1/2004 et la Loi chilienne 19.325 (remplacée par la Loi 20.066 depuis 2005) constituent la colonne vertébrale des politiques publiques mises en marche dans les deux pays pour lutter contre les violences subies par les femmes dans le cadre conjugal, la terminologie choisie pour se référer au problème est tout sauf anecdotique. Nous allons donc essayer ici d’analyser les enjeux idéologiques et conceptuels induits par le choix de l’une ou l’autre expression.

Il convient, en premier lieu, de souligner qu’au Chili comme en Espagne, il y a eu de grandes hésitations sur le terme à retenir dans la loi. En effet, dans les deux pays, la terminologie retenue dans les avant-projets[42] et projets de loi présentés était différente des termes finalement adoptés. Aujourd’hui encore, dix ans après l’adoption de la Loi 1/2004, on observe dans la classe politique espagnole un clivage entre les partis conservateurs, qui privilégient l’expression « violences domestiques », et les partis progressistes, qui parlent de « violence de genre ».

Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, dans les deux pays, le problème de la violence subie par les femmes dans les relations de couple a été conceptualisé en tant que tel depuis des cadres d’analyse produits par le féminisme. Cependant, dans le cas chilien, l’apport féministe en termes de concepts et d’outils servant à appréhender le phénomène suivant de nouveaux cadres d’interprétation n’apparait pas dans la loi. L’expression « violence intrafamiliale » gomme la spécificité du problème de la violence à l’égard des femmes tel que celui-ci a été analysé depuis le féminisme.

L’adjectif « intrafamilial » mérite tout notre intérêt. Dans une entrevue du 18 juin 2009, Atilio Macchiavello, psychologue chilien travaillant alors pour le programme de prise en charge des hommes violents PRONOVIF, qualifie cet adjectif de redondant dans sa formulation même. Il signale en effet que l’expression « violence familiale » serait suffisante pour désigner des faits violents ayant lieu au sein de la famille. Pourquoi alors ajouter le préfixe intra qui n’apporte aucune nuance supplémentaire et ne fait qu’insister de manière peu élégante sur l’idée de violence « dans la famille » ? Une hypothèse que nous formulons ici, suivant Araujo et al. (2000), est que cet ajout ne peut se comprendre que si l’on considère que ce concept a été forgé pour rappeler l’importance de la famille en tant que cellule unitaire en opposition à la liberté et à l’autonomie de l’individu qu’une telle loi tend à souligner. Le fait que ce concept ait été défendu par Soledad Alvear[43], alors ministre du SERNAM, tend à renforcer cette hypothèse. D’ailleurs, la Loi 19.325 comme la Loi 20.666 (l’intitulé n’a pas changé) ne place pas la femme, mais la famille, comme bien juridique à protéger. Les acteurs des conflits régulés par la loi sont désexualisés et désignés tout au long du texte par des circonvolutions telles que « la victime » ou « la partie plaignante ». De cette manière, la loi (qui dans sa version définitive n’incluait aucun titre préliminaire ou exposition des motifs) n’ouvre aucun espace de réflexion et de questionnement en lien avec l’organisation traditionnelle des rapports de genre, et se positionne exclusivement comme un instrument dépolitisé de régulation des conflits dont l’objectif principal est de parvenir à la réparation des liens familiaux. Ces affirmations sont largement applicables au texte de la Loi 20.066, quoiqu’on y observe tout de même deux avancées significatives : il fait explicitement référence à la vulnérabilité particulière des femmes, mais aussi des mineurs, face au problème et il supprime le passage obligé par une étape de « conciliation » entre les parties.

Comme évoqué précédemment, dans le cas espagnol, la loi représente une avancée très significative. La définition de la violence de genre donnée dans l’exposition des motifs – une forme de « violence qui se dirige contre les femmes en raison de leur sexe » – induit une compréhension du phénomène qui incorpore les revendications féministes et se différencie en cela du concept de violence domestique (Maqueda, 2006). La loi offre donc une lecture du problème très différente de celle retenue au Chili puisque les apports du féminisme dans la conceptualisation du problème sont reconnus dans sa dénomination même. Dans ce contexte, la rapidité et la quasi-unanimité avec laquelle elle fut adoptée en 2004 interroge, car il est peu probable que l’ensemble de la société espagnole, dans toute sa diversité politique, se soit soudainement convertie et ait adopté le cadre interprétatif féministe comme nouveau prisme d’analyse de la réalité. Ceci nous amène à considérer que cette loi a bénéficié d’une fenêtre dopportunité (Kingdon, 1984) qui a permis d’avancer sur cette question dans un contexte où l’alternance politique, d’une part, et la multiplication des cas de violences extrêmes à l’égard des femmes relatés par les médias, d’autre part, rendaient politiquement incorrecte toute critique ouverte à cette loi.

De fait, le positionnement idéologique et politique de la loi, loin de faire consensus, a généré lors des débats et suite à son adoption de nombreuses tentatives de distorsion et de neutralisation, notamment de la part des milieux conservateurs. Mentionnons ici les tentatives menées par le Parti populaire et par de nombreux juges chargés d’appliquer la loi pour éliminer les éléments les plus innovants du texte[44] : la reconnaissance officielle de la spécificité de la violence contre les femmes face à toute autre manifestation de violence pouvant se produire dans nos sociétés et la nécessité d’adopter des « actions positives[45] » pour faire respecter le principe d’égalité inscrit dans la Constitution (Gimeno Reinoso et Barrientos Silva, 2009). Ce type de résistances s’est également exprimé par d’autres biais : par exemple, la Real Academia de la Lengua (RAE), dans son rapport sur l’expression violence de genre, la réfute au profit de l’expression violence domestique, niant totalement la construction du genre en tant que concept dans la théorie féministe[46]. Un phénomène équivalent se retrouvait encore récemment dans l’analyse de l’ideología de género, « idéologie du genre », proposée par la Conférence épiscopale espagnole dans le texte La verdad del amor humano. Orientaciones sobre el amor conyugal, la ideología de género y la legislación familiar (La vérité sur l’amour humain. Orientations sur l’amour conjugal, l’idéologie du genre et la législation familiale) rendu public en 2012[47].

3.2. Réflexions sur la compréhension du phénomène comme révélateur des cadres interprétatifs adoptés dans les politiques publiques étudiées

Afin de contraster l’analyse précédente, nous souhaitons ici reprendre la grille d’analyse présentée par Bustelo et al. (2007) dans le cadre d’un projet européen d’analyse comparée des politiques d’égalité en Europe. Comme l’expliquent les auteures, le travail réalisé sur les politiques de lutte contre la violence de genre a permis d’identifier trois cadres interprétatifs dans lequel s’inscrivent les politiques publiques étudiées : « le cadre domestique non genré », « le cadre domestique mettant l’accent sur les femmes comme principales victimes » et « le cadre de l’égalité de genre ». Ces cadres se différencient par « la présence ou non de la dimension de genre dans les explications sur les causes et les origines de la violence » (ibid. : 73).

Dans le premier cas, le concept de victime est fortement dilué et caractérisé principalement par une situation de dépendance vis-à-vis de l’agresseur. La victime peut donc être indépendamment un enfant, une personne âgée, un personne handicapée, un homme, une femme (ibid. : 75). L’acte violent traduit une situation familiale dysfonctionnelle qu’il appartient à l’État de réguler. De notre point de vue, c’est le cadre interprétatif dans lequel s’inscrit la Loi chilienne 19.325 qui, dans son article 1, définit ainsi le bien juridique à protéger :

S’entendra par acte de violence intrafamiliale tout mauvais traitement qui affecte la santé physique ou psychique de celui qui, étant majeur, a vis-à-vis de l’agresseur la qualité d’ascendant, conjoint ou concubin ou, étant mineur ou handicapé, a vis-à-vis de l’agresseur la qualité de descendant, adopté, pupille ou des liens de consanguinité allant jusqu’au 4e degré inclus ou étant sous le soin et la dépendance de quiconque appartient au groupe familial et réside sous le même toit.

Le deuxième cadre interprétatif pointe explicitement les femmes, et souvent les enfants, comme principales victimes et signale les hommes comme principaux agresseurs, sans nécessairement établir un lien entre les stéréotypes et inégalités de genre et la violence observée : tout le monde peut potentiellement être l’agresseur ou l’agressé. Même quand cette dimension est envisagée, elle est généralement accompagnée d’autres facteurs explicatifs d’ordre pathologique, social, etc. Le problème est considéré comme un problème social pour des raisons comme le respect des droits de la personne et la santé publique (ibid. : 74). Les auteures de l’étude indiquent que cette analyse peut être appliquée à la politique publique espagnole jusqu’à l’adoption de la Loi 1/2004. Ainsi, dans le Plan d’action contre la violence de genre, adopté en 1998, le terme de violence domestique n’est pas défini et ses causes ne sont pas mentionnées. Néanmoins, les femmes sont pointées comme principales bénéficiaires du dispositif, comme le montre la citation suivante :

Avec ce plan, le gouvernement prétend donner une réponse à la situation de violence dont souffrent beaucoup de femmes et à la demande sociale provoquée par cette violence en regroupant les mesures nécessaires pour éradiquer la violence domestique et en fournissant les ressources sociales suffisantes.

Ce cadre interprétatif nous semble également applicable à la Loi chilienne 20.066, qui, dans son article 3, stipule que :

L’État adoptera les politiques visant à prévenir la violence intrafamiliale, en particulier contre la femme, les personnes âgées et les enfants, et à prêter assistance aux victimes.

Soulignons que l’article suivant désigne le Service national de la femme comme institution chargée de proposer les politiques publiques adaptées à l’application de la loi.

Enfin, le dernier cadre interprétatif présente les femmes comme seules victimes du phénomène. Les pouvoirs publics reconnaissent explicitement que la violence subie par les femmes dans les relations de couple est une des manifestations des inégalités de genre qui structurent la société et sont à l’origine des relations hiérarchisées au sein de la famille. L’État assume la nécessité de prendre en charge ce problème social qui porte atteinte aux droits de la personne d’une partie de la population et de provoquer des changements sociaux nécessaires à sa disparition (ibid. : 73).

Contrairement à Bustelo et al., qui considèrent que le second cadre interprétatif a prévalu en Espagne jusqu’en 2004, nous tendons à penser que malgré la terminologie employée dans son intitulé, l’approche en termes d’égalité de genre est déjà palpable dans le Plan intégral de lutte contre la violence domestique qui, dans son introduction, définit ainsi les causes du phénomène :

La violence, manifestation de l’inégalité entre les genres, est le mode d’expression auquel ont recours de nombreux hommes pour dominer les femmes et maintenir leurs privilèges dans le milieu familial, produisant de terribles effets pour les victimes.

Il est cependant indéniable que l’on trouve l’expression la plus complète de cette approche dans la loi de 2004 qui, dans l’exposition des motifs, définit ainsi la violence de genre :

La violence de genre n’est pas un problème public qui affecte la sphère privée. Au contraire, elle se manifeste comme le symbole le plus brutal de l’inégalité existant dans notre société. Il s’agit d’une violence qui est exercée sur les femmes en raison de leur simple condition de femme, parce que leurs agresseurs considèrent qu’elles sont dépourvues des droits élémentaires de liberté, de respect et de capacité de décision.

3.3. Réflexions finales

Afin de réfléchir aux cadres interprétatifs dans lesquelles s’insèrent les deux politiques étudiées, il est particulièrement intéressant de confronter l’approche en termes de choix lexicologiques et l’approche en termes de causes. La première rend compte d’une vraie guerre des expressions et confirme l’importance des mots comme vecteurs conceptuels dans la question des violences subies par les femmes dans les rapports amoureux : derrière les choix terminologiques apparaissent des clivages politiques et idéologiques qui perdurent aujourd’hui. L’intérêt de la deuxième approche réside dans la manière dont elle permet de mesurer les évolutions qui se sont produites dans la construction de la problématique étudiée sans que ne se produise nécessairement une évolution terminologique, sans doute justement à cause de la valeur politique et symbolique des mots. Ainsi, la Loi 19.325 et la Loi 20.066 conservent le même terme, violence intrafamiliale. Pourtant, à y regarder de plus près, la compréhension du problème par la puissance publique a sensiblement évolué entre 1994 et 2005. De même, entre le Plan espagnol de 1998 et celui de 2001, pourtant tous deux élaborés par le Parti populaire, le prisme d’analyse s’est transformé, mais la terminologie, violence domestique, est restée la même.

Cependant, les éclairages apportés par ce second niveau d’analyse ne permettent pas de saisir toute la complexité des cadres interprétatifs retenus dans les normes espagnoles et chiliennes. En effet, en observant les deux dispositifs sous l’angle des groupes-cibles définis et des solutions proposées, on constate que les ressemblances entre l’Espagne et le Chili sont plus nombreuses qu’il n’y paraît. Plusieurs raisons permettent d’expliquer ce phénomène. La première explication réside dans le principe de circulation des idées (Kaluszynski et Payre, 2013) et des pratiques en matière de politiques publiques. Ainsi, dans un entretien réalisé le 19 décembre 2012, Laura Albornoz, ministre du SERNAM de 2006 à 2009, déclarait « J’ai travaillé sur la conception de ce modèle ; nous n’avons pas joué les “superstar”, nous avons copié beaucoup de modèles qui avaient eu de bons résultats en Espagne et dans d’autres pays. » Un autre facteur expliquant les ressemblances observées réside dans le fait qu’il existe, dans les deux cas, des « inconsistances entre diagnostics et pronostics » (Bustelo et al., 2007 : 78). Ainsi, les auteures montrent qu’en Espagne, la perspective de genre adoptée dans l’analyse des causes du problème tend à se dissoudre quand on s’intéresse aux remèdes envisagés. Dans le cas chilien, on observe également ces inconsistances, mais, dernièrement, elles semblent se produire plutôt dans le sens inverse : bien que le genre comme catégorie analytique n’ait pas été intégré au dispositif normatif, le genre comme outil pragmatique, technique et bureaucratique se diffuse de plus en plus au sein des dispositifs publics et des institutions chiliennes. Certes, il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences de cette évolution, mais il est tout de même intéressant d’observer, à titre d’exemple, que l’expression « violence de genre » apparait dans le dernier Plan national pour la prévention de la violence intrafamiliale approuvé par le gouvernement conservateur de Sebastián Piñera.

Nous ne reviendrons pas ici sur les différents outils et leviers d’action mis en place dans les deux pays, mais nous souhaitons néanmoins souligner que les deux politiques publiques offrent finalement une approche très parcellaire des violences subies par les femmes. En effet, la politique chilienne n’établit aucun lien entre la violence envers les femmes qui se produit dans le contexte intime et domestique et d’autres formes de violence exercées à l’encontre des femmes. Quant à la loi espagnole, si elle donne une définition très englobante de la violence de genre dans l’exposition des motifs, celle-ci est fortement restreinte dans le premier article, qui introduit une importante contradiction :

La présente loi a pour objet d’agir contre la violence qui, en tant que reflet de la discrimination, de la situation d’inégalité et des relations de pouvoir des hommes sur les femmes, est exercée sur celles-ci par ceux qui sont ou ont été leur conjoint ou par ceux qui sont ou ont été liés à elles par une relation affective analogue, y compris en l’absence de cohabitation.

D’autre part, les politiques publiques tendent davantage à l’individuation des femmes dans leurs principes que dans leur application. Ainsi, les deux dispositifs sont plus complets en matière d’assistance aux victimes qu’en matière d’empowerment des femmes ayant subi des violences. Il est évident qu’une étude détaillée des dispositifs révèle des différences sensibles entre l’Espagne et le Chili, mais d’un point de vue global cette tendance est évidente dans les deux cas, ce qui tend à générer revictimisation et survictimisation des femmes, qu’on peine à envisager comme des sujets autonomes capables de se battre pour leurs droits et leurs libertés. Face au groupe principal des victimes, des femmes[48] hétérosexuelles, autour desquelles les deux lois s’articulent, les hommes ne sont envisagés que sous l’angle des agresseurs (Chili) ou comme agresseurs et professionnels accompagnant les victimes (Espagne). En aucun cas, les citoyens lambdas qui ne sont ni agresseurs ni travailleurs sociaux ne sont considérés comme le public-cible de la loi ; aucune action spécifique de prévention et sensibilisation n’est envisagée à leur intention afin de les rendre partie prenante du changement social et culturel qu’implique le changement de cadre interprétatif. Comme le souligne Coll-Planas et al. (2008), le concept de genre introduit par la loi est donc assez ambigu, car, en caractérisant les victimes et les agresseurs en fonction de leur sexe, le texte ne prend pas en compte la dimension socialement construite des identités féminines et masculines, et s’en tient de ce fait à une approche qui relève plus du sexe que du genre.

En conclusion, en Espagne comme au Chili, la réalité des dispositifs est nuancée et complexe. Au-delà des principes énoncés par chacune des deux lois, les solutions conçues pour répondre au problème et l’application de la loi dépendent de la lecture sociale du phénomène. Comme le signale Maqueda (2006 : 13) :

En deçà [des] stratégies promotionnelles indispensables que le Droit peut offrir, il a certainement une étape antérieure incontournable, celle de faire parvenir à la conscience collective la nécessité de voir identifiée, reconnue et dépassée la discrimination, les inégalités et l’exclusion des femmes comme produit d’un modèle culturel de genre.

Dans ces deux sociétés où le patriarcalisme a fait loi jusqu’à la fin des dictatures, c’est donc une lecture sociale changeante, multiple et contradictoire que les autorités, en tant qu’émanation du corps social, tentent de capter et d’appliquer, générant des entre-deux et des compromis qui amènent les cadres interprétatifs à s’entrecroiser, parfois à se confondre.

Ainsi, sur un axe qui irait de la violence comme phénomène « domestique sans genre » à la violence comme manifestation et conséquence des inégalités de genre, les dispositifs espagnol et chilien se situeraient l’un et l’autre entre la violence comme problème domestique dont les femmes sont les principales victimes et la violence comme expression des inégalités de genre – le Chili un peu plus près de la première, l’Espagne s’approchant davantage de la seconde.