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Les oiseaux semblent susciter l’intérêt intrinsèque de tous les êtres humains. Ils sont dépeints dans les oeuvres d’art, célébrés dans les chansons, évoqués dans la littérature. Les gens partagent des récits et des légendes à leur sujet, utilisent des plumes pour l’ornement et la décoration, et observent les oiseaux pour déchiffrer l’environnement invisible ou deviner leur propre destinée. Ils s’entourent d’oiseaux domestiqués comme des perruches ou des perroquets, et se servent d’autres espèces comme le faucon ou le cormoran pour chasser et pêcher. Durant les débuts de l’ère industrielle, les pigeons voyageurs étaient utilisés pour transporter des messages en temps de guerre et des canaris servaient à détecter le monoxyde de carbone dans les mines. Les oiseaux sont convoqués à titre de symboles d’appartenance à un groupe, non seulement dans les sociétés faisant explicitement appel à des totems animaux, mais aussi dans les États-nations qui les adoptent comme emblèmes collectifs, à l’instar du Pygargue à tête blanche américain. Certains oiseaux sont chassés et mangés, d’autres sont élevés pour leurs oeufs ou leur viande. Et, bien sûr, ils peuvent constituer une nuisance, en particulier lorsqu’ils envahissent les champs de céréales[1].

Les idées qu’entretiennent les gens sur les oiseaux révèlent des différences d’ordre ontologique. Celles-ci peuvent être saisies au moyen de la typologie des quatre ontologies établie par Philippe Descola selon la manière dont les êtres humains se distinguent eux-mêmes des autres animaux en termes d’intériorité ou de physicalité. Ces ontologies sont l’animisme (ressemblance des intériorités, physicalités différentes), le totémisme (ressemblance des intériorités et des physicalités), le naturalisme (intériorités différentes, ressemblance des physicalités) et l’analogisme (intériorités et physicalités différentes) (Descola 2005 : 176). Ces différences ontologiques peuvent expliquer pourquoi les oiseaux semblent particulièrement importants pour les peuples autochtones (Tideman et Gosler 2010), en particulier pour ceux dont la cosmologie est animiste. Les animistes et les totémistes recherchent des liens entre les animaux humains et non humains ; les naturalistes perçoivent les animaux comme des êtres existant au-delà des limites de la culture qui, au mieux, peut inclure des animaux « domestiques ». Descola soutient que le naturalisme domine les sociétés européennes parce que, depuis Darwin au moins, les Européens imaginent les humains comme faisant partie d’un continuum matériel avec d’autres espèces. Néanmoins, ils croient que seuls les humains sont dotés d’une conscience réflexive, d’une subjectivité, de la capacité à produire du sens et à maîtriser les symboles et le langage – ce que nous appelons la « culture » (Descola 2005 : 242-243). Ces ontologies ne sont pas absolues, car toutes les quatre « coexistent en puissance chez tous les humains », même si l’une d’entre elles peut devenir dominante dans une situation historique donnée (ibid. : 322).

Réfléchissant aux mêmes questions, Tim Ingold explore la manière dont les individus parviennent à une compréhension ontologique du monde. Pour lui, les différences ontologiques relèvent moins de représentations mentales que de l’expérience personnelle, l’ontologie ne consistant pas à proposer une vision du monde, mais plutôt à adopter un point de vue dans ce monde (Ingold 2000 : 42). Nonobstant leurs disparités, les idées de Descola et d’Ingold ouvrent la réflexion sur la manière dont une ontologie se modifie ou prend le pas sur les autres, et sur la façon dont les gens adoptent une vision du monde donnée dans un contexte de changement social. Dans le présent article sur les Truku de Taïwan (un sous-groupe des Sadyaq), j’explore ainsi les relations entre humains et oiseaux dans le contexte colonial vécu par cette population autochtone. À partir des concepts de Descola, d’Ingold et d’autres chercheurs, je montre que l’ontologie se comprend mieux comme le reflet d’une situation économico-politique plutôt que comme un échafaudage intellectuel qui précéderait tout contact avec d’autres espèces et d’autres peuples.

Les peuples de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie ont de riches traditions relatives au monde avien, dont celle de la divination par les oiseaux (Le Roux et Sellato 2006). Tout comme d’autres groupes austronésiens de Taïwan (Cauquelin 2006) et d’ailleurs (Revel 1990-1992 ; Forth 2004), les Truku observaient les oiseaux pour s’en nourrir, pour protéger leurs récoltes, pour la divination et pour le plaisir. Tōichi Mabuchi (1909-1988), qui a très tôt étudié le savoir autochtone taïwanais, divisait leurs connaissances du monde naturel en cercles concentriques : la « sphère de la vie », constituée des contacts directs permis par la vie quotidienne ; la sphère de l’« observation et du ouï-dire », faite du savoir acquis grâce au commerce et aux voyages ; et la « sphère légendaire » que constitue l’histoire orale (Mabuchi 1974 : 179-182). Ces distinctions mettent en lumière la manière dont les auteurs insistent sur l’une ou l’autre de ces sphères de la connaissance. Ainsi, Ingold tend à privilégier la sphère de la vie et l’expérience du monde réel, ce que Dan Sperber appelle le « savoir encyclopédique », tandis que Descola, à l’instar de Claude Lévi-Strauss, s’appuie principalement sur la légende ou le « savoir symbolique ». De même, nos informateurs locaux passent d’un cercle à l’autre, certains individus accordant davantage d’importance à une sphère plutôt qu’à une autre, même si, comme c’est le cas partout (Sperber 1974 : 106), les significations littérale et métaphorique de ces types de savoir sont clairement distinguées. Les Truku évoquent souvent leurs légendes aviaires, en particulier celles concernant le sisil ou Alcippe à joues grises (Alcippe morrisonia)[2]. Cet oiseau a pris de l’importance en tant que symbole des mouvements nationalistes seediq/sediq/sejiq et truku, mais il est également connu pour sa capacité à prédire l’issue d’une chasse. Comment les Truku ont-ils intégré les oiseaux dans leur cosmologie ? Quelle expérience ont-ils de ces animaux dans leur vie quotidienne ? Que nous révèle cette expérience sur les ontologies des relations humains-animaux dans la société taïwanaise passée et actuelle ?

L’Alcippe morrisonia

L’Alcippe morrisonia
Photo : Mae Wong

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Introduction à Taïwan et au peuple truku

L’île de Taïwan, d’une superficie d’environ 36 000 km2, possède les montagnes les plus hautes de l’Asie de l’Est. Avec ses 165 sommets de plus de 3 000 mètres, elle constitue l’une des régions les plus densément montagneuses du monde. Couverte d’immenses forêts qui totalisent de 54,5 % à 58,5 % de son territoire (Liu, Lin et Kuo 2002), Taïwan comprend huit parcs nationaux constituant 8,64 % de sa masse terrestre. Le Parc national de Taroko, situé au coeur du territoire traditionnel truku, couvre 92 000 hectares qui vont de la forêt tropicale humide à des pics enneigés atteignant 3 705 mètres d’altitude. Il n’est donc pas surprenant que la diversité aviaire y soit si grande : on retrouve à Taïwan plus de 500 espèces d’oiseaux, qui constituent 5,4 % de la diversité aviaire mondiale (McBeath et Leng 2006 : 8).

L’île de Taïwan est également caractérisée par sa diversité ethnique. Les seize « tribus »[3] autochtones officiellement reconnues totalisaient 537 103 personnes en juillet 2014, soit un peu plus de 2 % de sa population totale. Ces populations ne sont rien de moins que les « barbares » longtemps relégués, dans la cosmologie chinoise, aux montagnes de la lointaine périphérie de la civilisation (Descola 2005 : 76). Les Sadyaq, autrefois considérés comme un sous-groupe des Atayal par les administrateurs japonais et chinois, sont constitués des trois groupes dialectaux truku, teuda et tkedaya. Après des campagnes vivement contestées pour la rectification de ces noms, les Truku, affirmant représenter ces trois groupes, ont été reconnus comme une « tribu » en 2004. En 2008, les contestations soulevées par l’utilisation d’un ethnonyme désignant un seul groupe dialectal pour désigner les autres groupes ont conduit à la reconnaissance officielle des Seediq/Sediq/Sejiq (Simon 2012a : 189-202)[4], mot signifiant « être humain », dont la graphie variable reflète les différences de prononciation selon les trois dialectes. En juillet 2014, 29 410 personnes s’identifiaient comme Truku, et 8 947 comme Seediq/Sediq/Sejiq dans les registres des ménages. Le présent article s’intéresse à ces deux « tribus » en tant que groupe linguistique unique.

Les communautés truku des comtés de Nantou et de Hualien sont étroitement reliées : les Truku du Hualien sont originaires de leur territoire Truku Tuluwan, dans les montagnes situées dans ce qui est aujourd’hui le comté de Nantou, et savent que la migration de leurs ancêtres s’est produite dans un passé lointain. Les communautés du Nantou s’appellent Mkribaq (« derrière les montagnes ») et celles de Hualien, Nklaan xedao (« là où le soleil se lève »). Les anciens ont recours aux expressions poétiques de cina sali (« vieux taro ») pour désigner les Truku et de buqan sali (« germe de taro ») pour désigner la population ayant migré vers le comté de Hualien au fil des siècles, délaissant ainsi le conflit politique contemporain au profit de l’affinité historique. Ils cherchent encore à établir des alliances entre les communautés de ces deux comtés par le mariage. Les Truku tirent fierté de leurs traditions cynégétiques et guerrières (Simon 2012b). Ils appellent Gaya la loi ancestrale qui régissait autrefois les droits de propriété, les relations entre hommes et femmes et les pratiques cynégétiques. L’adhésion des hommes à la Gaya passait par la guerre ou la chasse aux animaux ; celle des femmes passait par le tissage. Tous pouvaient ainsi traverser le pont de l’Arc-en-ciel après leur mort et devenir un esprit ancestral (otoç ludan). Selon la Gaya traditionnelle, certains oiseaux agissaient comme médiateurs entre les Truku et les esprits ancestraux. Néanmoins, les Truku se sont massivement convertis au christianisme, et ont abandonné ou réinterprété leurs croyances et pratiques religieuses traditionnelles. Ils ont traduit les dix commandements par « les dix Gaya », et Dieu par Otoç balao, « l’Esprit d’en haut » (Simon 2012a : 54).

Aujourd’hui, les Truku sont intégrés à l’économie capitaliste de Taïwan, possèdent des terrains réservés aux autochtones, et travaillent dans un environnement industrialisé. Ils participent à un système politique qui prévoit une certaine proportion de législateurs autochtones et de politiciens autochtones dans les administrations municipales. Ils interagissent avec un État qui promeut l’autochtonie en tant que partie prenante du discours multiculturel officiel et avec un mouvement social lié aux mouvements internationaux pour les droits autochtones. Si la chasse et la cueillette assuraient la subsistance des Truku il y a moins d’un siècle, ces derniers ne sont plus des « chasseurs-cueilleurs » à strictement parler. Ils travaillent désormais au sein de l’économie moderne et les hommes ne chassent plus qu’occasionnellement, sinon jamais. Ils ont une conscience politique du contexte colonial où ils se trouvent, et en particulier de la discrimination dont ils font l’objet dans les lieux de travail ou à l’école. Cette économie politique constitue un environnement relativement nouveau au sein duquel les relations avec les animaux sauvages sont moins importantes pour la vie quotidienne que leurs liens avec d’autres groupes ethniques, en particulier les groupes (« chinois ») han. Le terme sadyaq (« être humain »), qui servait jadis à distinguer les êtres humains des êtres animaux, correspond ainsi aujourd’hui à un ethnonyme séparant des groupes humains d’autres groupes humains. Devenu le nom d’une tribu, il signifie également « peuple autochtone » de par sa connotation de sadyaq balae (« humain véritable »).

Méthodologie

La présente étude, qui s’inscrit dans une recherche ethnographique avec des groupes sadyaq, s’est étalée sur une décennie et a compris deux périodes de travail sur le terrain ayant porté sur les relations entre les êtres humains et les oiseaux. De septembre à décembre 2012, j’ai travaillé près de la côte pacifique à Fushi, village du comté de Hualien, où la plupart des familles ont été relocalisées de force depuis leurs territoires montagneux d’origine par les Japonais, il y a deux générations. J’ai travaillé dans le sous-district de Krgi, fondé par quelques-uns des premiers groupes déplacés et par les Xoxos et les Skadang qui y ont été relocalisés en 1979, avant la création du Parc national de Taroko (Simon 2012a : 107). J’ai séjourné deux semaines dans l’ancien village de Skadang, aujourd’hui habité par environ vingt communautés à une altitude de 1 128 mètres au-dessus du niveau de la mer. La plupart des habitants de Fushi travaillent dans le parc national, dans une cimenterie locale ou dans les villes du comté de Hualien. De mai à juillet 2013, j’ai travaillé à Boalung, dans le comté de Nantou, à une altitude de 1 400 mètres, où les gens cultivent du thé, des légumes et des fruits. Tous ces endroits sont habités majoritairement par des communautés truku. L’altitude est importante, puisque divers habitats abritent différentes espèces aviennes et mammifères et offrent des milieux de travail différents.

La méthodologie principale a été l’observation participante : randonnées pédestre, chasse à la perdrix, accompagnement de trappeurs et inspection des pièges, travail dans les plantations de thé, fréquentation de l’église et conversations avec le plus de gens possible. J’ai interrogé des gens en faisant appel à des exercices de listage libre pour connaître les noms et les récits associés à différentes espèces et j’ai interrogé des experts reconnus localement à partir de photos d’oiseaux. Ce n’est que vers la fin de mes séjours que j’ai demandé aux personnes les mieux informées de confirmer les appellations truku à partir de guides d’identification d’oiseaux ou de mammifères. Enfin, j’ai animé des groupes de discussion afin de discuter de mes résultats préliminaires avec les membres de la communauté. Durant toutes ces activités, les gens ont attiré mon attention sur les sphères quotidiennes de la chasse et de l’alimentation.

Penser les animaux

Même si de nombreux villageois élèvent des poules et des canards et débutent la journée en nourrissant leur volaille, personne n’évoque ces volatiles en tant qu’oiseaux, même lors des entretiens où il s’agissait d’énumérer des noms associés à cette catégorie. Cette pratique présente des similitudes avec celle des Nage d’Indonésie, pour qui les oiseaux de basse-cour ne sont pas tout à fait des oiseaux (Forth 2004 : 39). Poules et canards sont classés dans la catégorie des tbgan ou tbuan, « les animaux qu’on élève » (Pecoraro 1977 : 63). Cette catégorie, qui comprend aussi les cochons, les chiens et les chats qui sont nourris par les gens, s’oppose à celles des samat, animaux forestiers, tout comme le cochon (babwi) s’oppose au sanglier (boyaq), par exemple. Avant la sédentarisation, la distinction portait vraisemblablement moins sur le « sauvage » et le « domestique » que sur le « jardin » et la « forêt », car certains animaux dépendaient des villageois et d’autres de la forêt.

L’appellation des oiseaux varie selon les dialectes. Chez les Truku du comté de Hualien, de même que dans les dialectes teuda and tkedaya, les oiseaux sont appelés qbxni. Les Truku du Nantou les appellent qduda. Dans ce comté, le garrulaxe de Steere (Liocichla steerii), espèce couramment observée, est appelé qduda paro (littéralement « le gros oiseau »). Un interlocuteur qui accompagne régulièrement un ornithologue lors d’excursions avec les enfants de son école m’a expliqué que cet oiseau est appelé ainsi parce qu’il réprimande de façon agressive tout animal (y compris l’être humain) qu’il perçoit comme une menace, protégeant ainsi les oiseaux plus petits qui se cachent dans la végétation. Au sens strict, a-t-il ajouté, qduda renvoie seulement aux oiseaux plus petits, alors que qbxni comprend des oiseaux de plus grande taille comme les rapaces, les faisans et les perdrix. Le Qduda paro, de 17 à 18 cm de longueur, est le plus gros des petits oiseaux. Les Truku du Nantou ont commencé à appeler tous les oiseaux qduda, alors que les autres groupes maintiennent les distinctions plus anciennes entre qbxni et qduda.

Lorsqu’on les interroge sur les oiseaux, il arrive souvent que les gens répondent en disant qu’ils ne s’intéressent qu’aux espèces qu’ils mangent. De fait, l’analyse des listes fournies par les répondants révèle que l’oiseau le plus important pour les deux communautés est sans aucun doute le faisan. La Bambusicole de Chine (Bambusicola thoracicus) arrive en second dans le Hualien et en troisième dans le Nantou. Des cailles et des colombes, la Pie-grièche schach (Lanius schach) et le Barbu de Taïwan (Megalaima nuchalis), consommés localement, ressortent également de notre analyse. Toutefois, les rapaces diurnes et nocturnes et la corneille, dont tous s’accordent à dire que la viande est répugnante parce qu’elle a un goût de « métal rouillé », figurent également parmi les espèces importantes. La relative importance de ces espèces plutôt non comestibles, ainsi que celle d’autres espèces semblant être appréciées davantage pour leur beauté que pour quoi que ce soit d’autre, contredit les affirmations voulant que les Truku s’intéressent « seulement » aux oiseaux qu’ils mangent. Curieusement, elle montre une conscience aiguë de ce que certains appellent les « oiseaux-esprits » (voir plus bas). Néanmoins, les relations qu’entretiennent les Truku avec les oiseaux se comprennent décidément mieux dans le contexte de la chasse. Beaucoup d’hommes disent qu’ils ont appris le nom des espèces durant leur enfance, leur père les ayant encouragés à tirer sur les oiseaux pour s’exercer à chasser.

L’exercice de la chasse

La Bambusicole de Chine est une espèce fréquemment chassée. Élevée en captivité en Chine depuis des siècles, elle est vendue en Europe et en Amérique du Nord. Lors de mon travail sur le terrain, j’ai été invité à chasser cet oiseau avec Halung[5]. La première chose que j’ai apprise fait écho aux réflexions d’Ingold sur les chasseurs-cueilleurs qui doivent apprendre à connaître la forêt et ses habitants (végétaux ou animaux) de la même façon que l’on s’investit dans des relations interpersonnelles :

[Les chasseurs-cueilleurs finissent par] connaître la forêt ainsi que les plantes et les animaux qui y vivent, de la même façon que nous apprenons à connaître d’autres gens en passant du temps avec eux et que nous consacrons à nos relations interpersonnelles intérêt, attention et sensibilité.

Ingold 2000 : 47

Halung passe des heures à l’affût, à écouter le chant des oiseaux, à observer leur comportement et à élaborer des stratégies pour capturer les espèces terrestres. Pour Halung, la Bambusicole mâle est très territoriale et défend son territoire contre la menace d’autres mâles de son espèce. C’est parce qu’il a passé du temps avec ces oiseaux qu’Halung sait cela.

C’est là que la technologie entre en jeu, un procédé de découverte auquel Lévi-Strauss a attribué le fameux terme de bricolage et qu’il a dès le début associé aux techniques de chasse (Lévi-Strauss 1962 : 26). Halung chasse avec un appareil MP4, affirmant que seuls les chasseurs « traditionnels » utilisent des cassettes. Il relie cet appareil à un haut-parleur qu’il cache dans des broussailles et recouvre de feuilles à proximité de l’endroit où il a entendu une Bambusicole, puis il entoure le haut-parleur de pièges. Bientôt il entend le cri d’un mâle capturé et va le chercher, après quoi l’endroit n’est plus réutilisable avant une quinzaine de jours, le temps que les autres oiseaux présents au moment de la capture oublient ce qui s’est passé. Cette technique, remarque-t-il, permet de ne capturer que les oiseaux les plus agressifs et épargne les femelles, les poussins et les mâles plus timides. Elle ne menace donc pas la survie à long terme de l’espèce. Il faut souligner ici que pour Halung, les oiseaux sont des êtres qui pensent et qui ressentent. Il ne peut les attraper que parce qu’il a appris à penser comme eux.

Quand sa récolte est faite, il mange quelques oiseaux, en donne quelques autres et en vend à des marchands de « médicaments chinois », cette espèce entrant dans la composition d’une soupe utilisée pour guérir les problèmes respiratoires. Il en garde d’autres en cage, mais lorsque je lui ai demandé s’il prévoyait les manger, il m’a répondu : « Jamais je ne mangerai un oiseau qui a mangé et dormi chez moi. Nous avons établi un lien émotionnel (ganqing) ». Il s’est montré surpris lorsque je lui ai dit que certaines personnes en faisaient l’élevage, car il n’avait jamais entendu dire que l’on pouvait domestiquer ces oiseaux et les élever en captivité, sa propre pratique relevant davantage de l’apprivoisement que de la domestication. Les oiseaux en cage de Halung, comme les animaux gardés et nourris par les femmes achuar (Descola 2005 : 68), ne sont ni maltraités ni consommés (du moins par ceux qui s’en sont occupés). Dans cette forme d’animisme, les animaux ne sont pas extérieurs à la société humaine et peuvent y entrer sans avoir été domestiqués. Halung, comme les chasseurs truku qui font des observations similaires à propos des mammifères (Simon 2013 : 225), attribue aux animaux une conscience réflexive, une subjectivité et, par les appels qu’ils se lancent les uns aux autres, la capacité à produire du sens. L’idée que les animaux possèdent une conscience est considérée par eux (et par de plus en plus de zoologues supposément « naturalistes ») comme un fait biologique ou une connaissance d’ordre encyclopédique.

Les habitants des plaines chassent aussi la Pie-grièche schach (Lanius schach). On dit que cette espèce migratrice, qui arrive à l’automne, est apportée par les typhons. Des anciens m’ont raconté que cet oiseau, qu’ils appellent psima, était très prisé pour sa viande grasse et vendu commercialement comme une spécialité locale. En raison de l’application stricte des lois sur le braconnage, peu de gens se risquent à les attraper et à les vendre. Néanmoins, j’ai fini par repérer deux personnes âgées qui le font discrètement et m’ont aimablement montré comment plumer et faire cuire l’oiseau au-dessus d’un feu, en m’expliquant qu’on les attrape durant la période où les oiseaux migrent du Japon vers les Philippines. Dans le comté du Nantou, la Pie-grièche côtière est inconnue. En fait, les Truku du Nantou nomment psima le Zostérops du Japon (Zosterops japonicas). Personne n’a été en mesure d’identifier la Pie-grièche schach dans mes guides d’identification, tout simplement parce qu’elle ne s’aventure pas à des altitudes plus élevées et plus froides.

Quelques jours après être allé à la chasse avec Halung, je suis monté à Skadang (à 1 128 mètres d’altitude) et j’ai parlé aux gens de la chasse à la perdrix. Quelqu’un a déclaré : « Aucun vrai Truku ne se soucie d’attraper des oiseaux. Ce n’est pas de la vraie chasse ». Cette remarque montre comment les Truku de Fushi se sont adaptés aux plaines. À Skadang, où les chasseurs ont un accès plus facile au gros gibier tel que le sanglier ou le muntjac (Muntiacus reevesi), ceux-ci associent la « vraie chasse » aux animaux plus gros, bien qu’ils attrapent également des écureuils volants et d’autres petits animaux, y compris des oiseaux. Éloignés de leurs forêts ancestrales, les habitants des plaines se contentent de ces derniers. À Skadang, j’ai rencontré un jeune homme qui tirait sur le Barbu de Taïwan et sur le Merle pâle (Turdus pallidus) parce que ces espèces mangeaient les fruits du verger de sa mère. Cet homme les plumait, les éviscérait et en rôtissait la viande qu’il partageait avec des amis (et une bouteille de scotch). Sans l’effort physique suscité par la recherche de gibier dans la jungle et la relation avec les esprits ancestraux que cette épreuve nécessite, cette activité n’était pas considérée comme une véritable chasse, mais plutôt comme une mesure de lutte contre les nuisibles, une manière appropriée d’utiliser la viande et la manifestation d’une hospitalité authentique.

Les hommes truku étaient davantage susceptibles de chasser et de manger des oiseaux au cours d’expéditions de longue durée où leurs seuls accessoires étaient leur fusil de chasse, un couteau, des allumettes et du sel. Tant que du gros gibier n’avait pas été tué, ces oiseaux forestiers constituaient des réserves de protéines commodes. Très peu d’hommes, cependant, entreprennent aujourd’hui de ces longues expéditions. Les plus vieux se contentent de poser des pièges le long d’un parcours qu’ils se sont taillé dans la végétation dense. Les plus jeunes tirent la nuit sur les écureuils volants (Petaurista petaurista et Petaurista alborufus). Et presque tout le monde participe au piégeage du sanglier qui peut ravager un champ entier en une nuit. En fin de compte, ce sont ceux qui passent le plus de temps à chasser qui en savent le plus sur les oiseaux forestiers. L’un de ces oiseaux est particulièrement vénéré pour sa relation avec les chasseurs. Ironiquement, toutefois, cet oiseau – le sisil – est plus souvent invoqué par les nationalistes indigènes que par les chasseurs.

Le sisil : prophète et symbole national

Le sisil (sisin dans le Nantou, Alcippe morrisonia) est à la fois l’oiseau- oracle le plus important et un symbole national[6]. Ce petit oiseau est fréquemment mentionné dans les études ethnographiques (Masaw 1998 : 224-225 ; Huang 2000 : 70) et par les répondants pour sa capacité à prédire l’issue des expéditions de chasse ou de piégeage ainsi que celle des expéditions de guerre ou de chasse aux têtes humaines. Presque tout le monde affirme que si plusieurs sisil apparaissent sur le côté droit du chemin de quelqu’un qui marche dans la forêt, c’est le signe que son expédition sera fructueuse. S’ils apparaissent du côté gauche, c’est le signe de son échec. Si un sisil affolé traverse la route du chasseur, ce dernier doit abandonner la chasse et rentrer parce qu’un malheur est arrivé. Une pratique similaire d’ornithomancie a été documentée pour d’autres tribus taïwanaises (Cauquelin 2006 : 193). Aujourd’hui, les nationalistes tant truku que seediq/sediq/sejiq expliquent que cet oiseau est le symbole de leur nation. Lors d’un événement public ayant conduit à leur reconnaissance en tant que tribu autochtone, les partisans seediq/sediq/sejiq ont fait serment d’allégeance à leur communauté, « peuple du sisil ».

L’importance symbolique du sisil est abordée dans le film de Te-sheng Wei, Warriors of the Rainbow (2011), qui traite de la résistance seediq à l’occupation japonaise. Le réalisateur, qui a collaboré avec des consultants seediq, a eu recours quatre fois à des images du sisil pour évoquer des ancêtres seediq transmettant un message aux protagonistes. Au moment où vont s’affronter des Seediq et des Japonais, le chef Mona invoque cet oiseau en l’opposant à la corneille charognarde, symbolisant ainsi le conflit opposant les Seediq et les Japonais : « Les sisil qui gazouillent dans la forêt chassent les corneilles charognardes ». Les consultants de Wei étaient les mêmes activistes qui revendiquaient la reconnaissance des Seediq en tant que peuple.

Les figures légendaires, voire mythiques, du sisil sont désormais plus largement partagées au cinéma et dans les productions théâtrales scolaires qu’au cours de conversations autour d’un feu avec des anciens. Une légende du Nantou, mise en spectacle par une école primaire et partagée sur YouTube, dépeint trois oiseaux déplaçant un rocher. L’histoire commence par un impératif moral en affirmant que les gens sont devenus fiers et égoïstes, enclins à l’affrontement et à la chasse aux têtes humaines. Pour leur donner une leçon, le dieu du tissage invite trois espèces d’oiseaux, le sisil, la corneille et le qopin, ou Bulbul noir (Hypsipetes leucocephalus), à se mesurer lors d’un concours où les participants devront déplacer trois blocs de pierre[7]. Les corneilles révèlent leur paresse lorsque, les soulevant en premier, elles en laissent tomber un sur l’une d’entre elles qui proteste (« Qa-qa-qa » !) et s’enfuit. Les Bulbuls montrent leur incapacité à se fixer un but quand, après avoir déplacé le rocher le plus petit, ils se déclarent satisfaits et abandonnent le concours. Seuls les sisil se mobilisent et soulèvent tous ensemble le dernier rocher, le plus gros. Animés par leur exemple, les humains concluent un pacte avec eux et s’engagent à coopérer entre eux à leur tour.

Dans un autre conte raconté par une femme qui avait participé au spectacle où ce conte avait été mis en scène, des gens voulaient faire tomber dans la rivière une grosse pierre juchée au haut d’une falaise. Les hommes les plus forts avaient tenté en vain de la faire bouger. L’ours, le léopard et même l’éléphant n’y étaient pas non plus parvenus. Finalement, après que tous les animaux eurent essayé chacun leur tour, le petit sisil sortit de la forêt et affirma qu’il allait s’en charger. Tout le monde se mit à rire, mais il leur dit d’aller se coucher : quand ils se réveilleraient, la pierre serait dans la rivière. Au lever du jour, en effet, la pierre avait roulé jusqu’à la rivière. Pourquoi ? Parce que, pendant que tout le monde dormait, un tremblement de terre avait provoqué la chute du rocher. Les ancêtres truku comprirent alors que le sisil savait prédire l’avenir et firent un pacte avec lui pour l’éternité.

Ainsi, le sisil fait partie en même temps de la sphère légendaire et de celle de la vie, même quand la légende figure sur YouTube ou dans une pièce de théâtre. Toutefois, sa signification est plurielle. Tout le monde ne voit pas cette espèce comme le fier symbole d’une Première Nation autochtone[8]. Une femme âgée, qui a clairement qualifié l’oiseau de « diabolique », m’a raconté qu’un jour qu’elle descendait une montagne, un bébé sur son dos, un sisil affolé avait traversé sa route à plusieurs reprises. À son arrivée au village, l’enfant était déjà mort. « Quand le sisil a parlé, il n’y a plus rien à faire », a-t-elle conclu.

Messagers de la naissance et de la mort

Les rapaces nocturnes suscitent un vif intérêt chez les Truku. Ils sont difficiles à étudier en raison de leur diversité : les ornithologues répartissent les espèces taïwanaises en deux familles, celle des Tytonidae (une espèce) et celle des Strigidae (12 espèces). Les Truku du comté de Hualien les appellent généralement purung ; les Truku du Nantou les appellent tukung. Dans le Nantou, certaines espèces sont aussi appelées uul, guul ou dduluy, quoique tous ne s’entendent pas sur le nom à donner à chacune des espèces illustrées dans le guide d’identification. Ce vocabulaire plus riche peut être associé à la vie en altitude et à la plus grande proximité de la forêt, les gens ayant davantage d’expérience de ces oiseaux et étant plus conscients de leur diversité. Des chasseurs m’ont indiqué que le dduluy est le plus grand rapace nocturne de la forêt et qu’il menace parfois les chasseurs afin de pouvoir s’emparer des écureuils volants que ces derniers ont abattus. Contrairement aux traditions des Koyukon, pour qui les rapaces nocturnes conduisent le chasseur vers le gibier (Nelson 1983 : 28), ce sont les chasseurs, dans ce cas, qui guident ces oiseaux vers leur proie. Les hommes truku racontent que des chasseurs inexpérimentés confondent parfois son hululement grave avec la voix humaine ou prennent peur en imaginant qu’il s’agit d’un fantôme.

Contrairement aux traditions des Premières Nations américaines qui font de ces oiseaux des messagers de la mort, celles des Truku font d’eux des messagers de la naissance. Des femmes âgées racontent que des rapaces nocturnes se posent près des maisons où vivent des femmes enceintes et hululent la nuit. Si leur cri est haut perché et bref, ressemblant à « niak-niak », la femme donnera naissance à une fille. Si au contraire il est plus long et plus grave, ce sera un garçon. L’une des informatrices a affirmé que ces rapaces entrent dans les villages et déambulent fièrement dans la rue lorsqu’une femme est enceinte. Récemment, raconte-t-elle, l’apparition de l’un d’entre eux a causé une certaine confusion parmi les habitants parce que ces derniers n’étaient au courant d’aucune grossesse parmi eux. À leur grande surprise, une femme de 40 ans était enceinte et donna naissance à un garçon, comme l’avait annoncé l’oiseau. Cette même informatrice a raconté que, lorsqu’elle était elle-même enceinte, elle était allée se promener en montagne avec deux cousines, enceintes comme elle, pour cueillir des champignons. Toute la nuit, des « niak-niak » s’étaient fait entendre. Par la suite, les trois femmes avaient donné naissance à des filles. L’informatrice assure que, si l’une d’entre elles avait porté un garçon, un second oiseau serait apparu. Terminant sur un lieu commun, elle a fait remarquer d’un ton pince-sans-rire que la technologie des ultra-sons avait supplanté ces oiseaux, tout infaillibles qu’ils soient. En entendant cette histoire, sa fille de 30 ans a exprimé sa surprise et affirmé qu’elle n’avait jamais entendu parler de cette aptitude des rapaces nocturnes. Une telle compréhension du comportement avien a peut-être à voir avec les tabous associés par les Nage aux chouettes et aux hiboux (Forth 2004 : 106).

La créature la plus mystérieuse et la plus crainte était l’oiseau de mort, décrit comme un oiseau noir aux pattes recouvertes de plumage rouge. Si cet oiseau tourne au-dessus d’une maison au crépuscule, se pose sur le toit et émet un « Qā » sinistre, quelqu’un dans la maison mourra bientôt[9]. Une femme a affirmé en avoir vu un peu de temps auparavant, juste avant qu’un voisin ne succombe au cancer. Une autre personne a déclaré que son père en avait déjà tué un, mais que tuer ces oiseaux n’empêche pas le destin de s’accomplir. Lorsque j’ai tenté d’identifier l’oiseau en question, certains répondants estimaient qu’il devait s’agir d’un corvidé ou d’un rapace nocturne, d’autres assuraient que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais personne ne parvenant à l’identifier dans les guides, ils en concluaient qu’il ne s’agissait d’aucune espèce connue. Dans le comté de Hualien, toutefois, on m’a signalé quelques noms pour cet oiseau, mais il s’agissait plutôt de descriptions, comme qbxni psaniq (« oiseau tabou ») ou qbxni smiyus (« oiseau de mauvaise augure »), ou d’une onomatopée (Qā, tout simplement). Ce n’est qu’à Skadang que trois personnes d’un âge avancé m’ont confirmé de façon indépendante que son nom truku est hghul.

Certains oiseaux, en particulier le sisil et le hghul, mais parfois aussi les rapaces nocturnes ou diurnes et les corvidés, sont qualifiés de qbxni otoç, c’est-à-dire oiseaux-esprits, dans la catégorie desquels figurent également les oiseaux albinos. Cette association des rapaces aux oiseaux noirs potentiellement dotés d’esprits maléfiques présente des parallélismes avec les « oiseaux sorciers » des Nage (Forth 2004 : 76). Chez les Truku, des anciens, quand ils croyaient encore à ce que l’on qualifie aujourd’hui, de manière péjorative, de « superstitions », ont affirmé que ces oiseaux avaient une âme. Ils prenaient garde à ne pas les tuer, en particulier le sisil, parce que cela aurait attiré immédiatement la malchance sur leur famille. Toutefois, la plupart des oiseaux n’avaient pas d’âme, selon eux, et pouvaient être tués et mangés si nécessaire, selon des pratiques qui suggèrent que les Truku n’ont jamais appliqué des conceptions « animistes » à toutes les espèces aviennes. Certaines personnes ont affirmé avoir trappé et mangé des rapaces nocturnes ou diurnes, se déclarant surpris qu’il y ait si peu de viande dans de si grands oiseaux. Quoiqu’il en soit, les espèces ailées sont parfois davantage qu’un aliment ou une légende : ce sont aussi des métaphores.

L’oiseau comme guide moral

Tout comme la qualification de « poule mouillée », en français, souligne un manque de courage, les Truku ont recours à certains oiseaux pour évoquer les défaillances morales des humains. Le swilao ou Arrenga de Taiwan (Myophonus insularis), que l’on peut voir et entendre le long des torrents de montagne, est l’un de ceux-là. Les Truku traitent de « swilao » les gens sur lesquels on ne peut pas compter, qui ont l’habitude de se vanter et de faire des promesses sans les traduire en action. Néanmoins, personne n’a pu m’expliquer pourquoi le swilao est considéré comme non fiable jusqu’à ce qu’un jeune chasseur prenne la parole lors du groupe de discussion concluant nos rencontres. Pour lui, le swilao a l’air charnu, mais quand on l’attrape, on découvre qu’il a beaucoup de plumes, mais très peu de viande. Cet exemple montre bien que la sphère de la vie peut constituer la base de la sphère légendaire. Néanmoins, comme peu de gens aujourd’hui ont eu l’occasion d’essayer de manger un swilao, ces deux sphères de la connaissance sont désormais largement dissociées.

Le Colombar de Formose (Treron formosae), appelé puah ou pgagu, fait l’objet d’une fable morale plus élaborée. Selon une légende illustrée dans un livre pour enfants servant à l’apprentissage de la langue truku (Nanang et Naci 2010), deux petites filles sont envoyées par leur père en haut d’une montagne pour mettre le feu aux herbes afin de préparer le sol à la culture. Elles décident de jouer d’abord et de remettre leur travail à plus tard, et finissent par s’endormir au milieu du champ. Ne les voyant pas revenir, leur père se rend compte qu’elles n’ont pas accompli la tâche qui leur avait été confiée et monte à son tour pour allumer le feu lui-même. Ses filles ne se réveillent qu’une fois encerclées par les flammes, quand il est trop tard pour les sauver. Le père, horrifié, assiste impuissant à la scène et voit s’échapper des flammes deux Colombars. Une fois l’incendie éteint, il ne parvient pas à retrouver le corps de ses filles, mais les Colombars le suivent partout en roucoulant tristement. Il comprend alors que ses filles se sont transformées en oiseaux. Depuis, le roucoulement plaintif du Colombar rappelle à tous que la paresse n’est pas bonne conseillère.

Enfin, il y a l’histoire du millet, que j’ai entendue pour la première fois lors d’un sermon à l’église. Dans les temps anciens, cultiver la terre n’était pas nécessaire. Lorsque les gens désiraient manger, il leur suffisait de placer un grain de millet dans un pot. Lorsqu’ils rouvraient le pot, celui-ci était rempli d’assez de grains pour nourrir toute la famille. Il arriva qu’une femme avide mette toute une poignée de grains dans le pot. Celui-ci explosa, et les grains de millet se changèrent en moineaux. Depuis, les gens doivent cultiver pour récolter et empêcher les oiseaux de piller leurs champs. La leçon à retenir est qu’il ne faut être ni paresseux ni trop cupide.

Chez les Truku, les relations entre humains et oiseaux suggèrent que ces derniers sont bons à manger et « bons à penser » (Lévi-Strauss 1980 [1962] : 132) – caractéristique qui n’est pas l’apanage des totémistes. Ils transmettent des messages de la part des ancêtres, annoncent des événements à venir et offrent aux humains un guide de conduite. Dans les légendes, les filles se transforment en oiseaux, comme le millet, ce qui laisse croire à une ontologie animiste sous-jacente. Pourtant, la présente recherche montre également qu’il est très difficile de trouver, chez les Truku, une ontologie unitaire, voire une même conception culturelle des oiseaux. On constate une grande diversité dans le temps et dans l’espace, différentes personnes entrant en relation avec différentes espèces aviennes et différents individus dans des contextes spatiotemporels changeants.

La diversité et le changement dans les relations entre humains et oiseaux chez les Truku

Oiseaux et humains sont constamment en mouvement. À Taïwan, certains oiseaux d’altitude passent l’été en montagne, mais descendent en plaine l’hiver. Les oiseaux migrateurs, qui parcourent de plus grandes distances, hivernent à Taïwan ou y passent durant leur voyage vers des climats encore plus chauds. Les humains migrant eux aussi, il existe encore des villages truku dans le comté de Nantou, mais la population s’est également dispersée vers les basses altitudes et dans les plaines du comté de Hualien. Les mariages et le commerce favorisent de fréquentes interactions entre ces différents lieux. Ces mouvements ont permis aux Truku d’entrer en contact avec de nouvelles espèces aviennes qu’ils ont intégrées à leur identité culturelle. Ces nouvelles relations expliquent certaines divergences entre les deux comtés. Par exemple, Les Truku du Hualien expliquent qu’attraper et manger des Pies-grièches migratrices (psima) fait partie de leur culture, ce qui conforte l’argument selon lequel la chasse devrait être légalisée en tant que droit autochtone, alors que les Truku du Nantou ne connaissent pas cette espèce et utilisent le mot psima pour en dénommer une autre. Ces derniers disposent en outre d’un vocabulaire plus riche en matière de colombes ou de pigeons sauvages et de rapaces nocturnes. La diversité des milieux humains compte également pour beaucoup. Les mariages intergroupes, en particulier avec les Teuda, expliquent pourquoi les Truku du Hualien utilisent souvent du vocabulaire identique à celui des Teuda, par exemple qbxni pour oiseau, mais différent de celui des Truku du Nantou.

D’autres changements reflètent également le déplacement des Truku de la montagne vers les plaines. Dans le comté de Nantou, où des couples de Minivet mandarin (Pericrocotus solaris) vivent dans les forêts de haute altitude, le mâle d’un rouge vif et la femelle jaune sont appelés mayas. Dans le Hualien, les gens utilisent la forme plurielle de ce mot, mmayas, pour désigner n’importe quel oiseau chanteur au plumage coloré ou, comme l’a indiqué un de mes interlocuteurs, « les oiseaux qui sont jolis et chantent bien, mais qui sont par ailleurs inutiles ». De même, les habitants des deux localités appellent pulut le très commun Moineau friquet (Passer montanus), même si les plus âgés soulignent qu’ils ne connaissent cet oiseau que depuis qu’ils ont migré en plaine et, dans le comté de Nantou, qu’après la mise en place du transport par camion des céréales. Pour ces derniers, cette espèce devrait plutôt être appelée pisao, et pulut ne renvoyer qu’au Bouvreuil brun (Pyrrhula nipalensis) qui, autrefois, mangeait le millet en altitude. Un chasseur d’oiseau passionné est allé jusqu’à me montrer le Bouvreuil dans son habitat forestier avant de l’identifier dans un guide d’identification pour appuyer ses dires. Comme dans le cas du psima, les gens utilisent des appellations familières pour désigner les espèces de leur nouvel environnement. Cette habitude rappelle celle des Québécois qui utilisent des mots des « vieux pays » pour décrire les oiseaux du Nouveau Monde. En France, le rossignol est le Luscinia megarhynchos, alors qu’au Québec il désigne le Melospiza melodia (aujourd’hui « bruant chanteur » pour les ornithologues). Les oiseaux et les humains sont, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, des « corps associés », mais ces constellations de corps associés évoluent en fonction de leurs déplacements.

La rencontre de nouveaux peuples et l’établissement de nouvelles relations sociales ont provoqué d’autres changements. La criminalisation de la chasse instaurée par la République de Chine a provoqué le déclin radical de la chasse diurne – plus facilement détectée par les patrouilles forestières – et l’augmentation de la chasse nocturne. Les pères n’apprennent plus à chasser à leurs enfants en les faisant s’exercer sur les petits oiseaux. Dans ce contexte, le sisil diurne a perdu de sa pertinence. Ainsi, en dépit de son importance ethnographique et de sa place privilégiée dans l’imaginaire national des peuples truku et seediq/sediq/sejiq, cette espèce est désormais moins connue de la population en général. Lors des exercices de listage, cette espèce s’est classée douzième dans les deux communautés. Sur 21 entrevues axées sur des photographies d’oiseaux, seulement dix personnes ont été capables de l’identifier correctement. Le sisil ne fait plus partie de la vie quotidienne, tout simplement, même s’il constitue désormais un symbole nationaliste.

Cependant, les changements ontologiques les plus importants se sont produits à la suite de la christianisation et de l’implantation de nouvelles formes d’éducation. Bien que les chasseurs pratiquent diverses variétés de syncrétisme et aient conservé certaines croyances relatives aux esprits montagnards, le christianisme domine aujourd’hui, allant même jusqu’à constituer un ancrage identitaire puissant dans une société dominée par le bouddhisme et le taoïsme. Les plus âgés, qui ont été parmi les premiers à se convertir au christianisme et à le propager, évoquent volontiers les anciennes coutumes sur les oiseaux-oracles, les esprits de la forêt et la Gaya. Qu’ils les évoquent sous l’appellation de kari ludan sbiyao, expression truku respectueuse signifiant « mots des anciens du passé », ou de mixin, mot chinois péjoratif signifiant « superstition », ils comparent dans les deux cas la tradition truku à la modernité chinoise et manifestent leur acceptation de cette dernière.

À l’exception des chasseurs (Simon 2010), qui semblent parvenir à compartimenter leur vie entre la forêt, peuplée d’esprits, et le village, dominé par l’Église, les anciens n’ont pas transmis ce savoir aux plus jeunes. Ils sont parfaitement conscients que leurs anciennes croyances faisaient partie d’un contexte religieux plus large comportant des rituels autour du millet, qui n’est plus cultivé à grande échelle, et de la chasse aux têtes humaines, qu’ils sont fiers d’avoir abandonnée (Simon 2012b). Certains chrétiens disent même que c’est un péché d’observer les présages annoncés par les oiseaux ou de spéculer sur la question de savoir si ces animaux ont ou non une âme.

L’école, dont les programmes sont établis par le ministère de l’Éducation de la République de Chine, a également introduit d’importants changements. Le plus dramatique est le fait que les élèves n’ont pas eu le droit de parler une langue aborigène jusque dans les années 1990. Espérant aider leurs enfants à réussir au sein de l’économie taïwanaise moderne, les parents et les grands-parents les ont encouragés à étudier le mandarin en associant les langues indigènes à la tradition et en n’y accordant pas d’importance. Dans ce contexte, les services religieux et les excursions de chasse, de plus en plus rares, sont devenus les occasions les plus courantes d’apprendre la langue locale. Les programmes scolaires ont également contribué à remplacer l’animisme par les hypothèses naturalistes de la biologie moderne. Ce changement se traduit par le fait que les Truku invoquent souvent la classification taxonomique de Linnée traduite en chinois. Ces derniers ont également modifié leur propre taxonomie. Les chauves-souris, par exemple, étaient autrefois classées parmi les qbxni, soit la même catégorie que les hirondelles, parce qu’elles ont un vol rapide similaire et se nourrissent d’insectes, bien qu’elles sortent la nuit et que les hirondelles soient actives le jour, ou que les chauves-souris nichent dans des grottes alors que les hirondelles nichent sous les ponts. Aujourd’hui, on apprend aux enfants que les chauves-souris sont des mammifères et n’ont aucun lien avec les oiseaux. Le naturalisme prend de plus en plus d’importance dans toutes les sphères de la vie truku.

L’un des apports majeurs de Descola est l’idée que l’anthropologie culturelle repose sur une logique téléologique voulant que « chaque culture tend[e] à sa conservation et à la perpétuation de son Volksgeist » (Descola 2005 : 112). L’étude des relations humains-oiseaux chez les Truku montre qu’une ontologie animiste a jadis constitué la clé de leur vie de chasseurs, mais qu’elle perd de son influence en raison de la conversion au christianisme, des nouvelles formes d’éducation et du déclin de la chasse à mesure que la population truku s’intègre à la vaste économie taïwanaise. Cela ne signifie pas que la tradition truku disparaisse. Il serait plus juste de dire, comme Nelson l’a observé chez les Koyukon (Nelson 1983 : 235), que l’individualisme généralisé caractérise la manière dont ces peuples pratiquent aujourd’hui leur religion, qui prend quelquefois la forme d’un amalgame syncrétique adapté au vécu de chacun. Il existe une tension entre assimilation et syncrétisme, certains individus suivant une voie plutôt qu’une autre principalement en fonction du temps qu’ils passent en forêt.

Ce constat confirme l’idée d’Ingold selon laquelle l’ontologie serait moins une conception de l’environnement qui précède l’expérience qu’une manière de prendre sa place dans cet environnement. Les chasseurs savent que les animaux ont une conscience subjective, des intentions, des émotions et la capacité de les exprimer, simplement parce qu’ils passent plus de temps avec des animaux non humains, en les regardant littéralement dans les yeux pour deviner leurs intentions. Comme le souligne Ingold, pour pouvoir exister en tant qu’êtres doués de sens, il faut déjà faire partie d’un certain environnement et être engagé dans les relations qu’il suppose : « pour simplement exister en tant qu’êtres sensibles, il faut déjà faire partie d’un environnement donné et être engagé dans les relations interpersonnelles que cet environnement suppose » (Ingold 2000 : 25). Néanmoins, ces environnements et ces engagements sont susceptibles de changer au fil du temps.

À l’exception des chasseurs, des trappeurs et des responsables de la gestion forestière, peu de Truku passent désormais du temps en forêt et, de ce fait, ils entretiennent moins de relations avec les animaux qui y vivent. Les gens habitent aujourd’hui plutôt dans des villages ou en ville, ils travaillent à l’usine ou à l’hôpital, vont à l’école, prient à l’église et s’engagent dans des relations induites par ces environnements. Même ceux et celles qui travaillent dans les plantations de thé en haute altitude, selon des horaires déterminés par leurs superviseurs, observent les oiseaux de loin plutôt que de les voir en tant qu’oracles de leurs réussites ou de leurs échecs.

Les sphères de la vie truku sont moins remplies de divers oiseaux et mammifères forestiers que de camarades de classe, de superviseurs, de collègues et de coreligionnaires taïwanais de différentes origines ethniques. Les Truku consacrent plus de temps à réfléchir aux devoirs scolaires, aux problèmes de travail, aux élections et même à Facebook qu’à la forêt et à ses habitants légendaires. C’est pourquoi toutes les sphères de la vie en sont transformées. Les oiseaux ont certes perdu de l’importance au quotidien, mais la sphère légendaire a gagné en utilité pour marquer la différence ethnique à une époque où les revendications politiques autochtones se font plus grandes. Ainsi, les affirmations d’altérité ontologique se comprennent mieux en tant que symboles identitaires autochtones dans des contextes de luttes politiques spécifiques. Si l’enjeu de ces affirmations ontologiques est de se tailler une place dans le monde, l’utilisation de ces symboles a peut-être davantage à voir avec l’établissement de relations avec d’autres êtres humains qu’avec des espèces non humaines. Cette situation explique pourquoi tous les Truku connaissent le sisil, alors que la plupart d’entre eux sont incapables de l’identifier quand ils en voient un. À mesure que les Truku ont tourné le dos à la forêt, les oiseaux ont gagné en importance en tant que symboles du nationalisme autochtone et perdu de leur influence comme partenaires des pratiques cynégétiques sous-tendues par l’animisme.