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Le caractère affectif du lien qui peut se créer entre un maître ou un dompteur et un animal est évident pour l’observateur, tant il passe par de multiples canaux et est alimenté par des interactions quotidiennes et répétées. À l’inverse, le rapport du chasseur à sa proie est plus délicat à analyser en termes d’affect, du fait notamment de la mise à mort qui le caractérise. Nouer une relation affective à l’animal chassé, n’est-ce pas courir le risque de transformer l’acte cynégétique en une forme d’homicide ? De nombreuses études ethnologiques ont toutefois montré, chez des populations de chasseurs-cueilleurs, l’intimité du rapport qui liait le chasseur et sa proie, nécessitant une forte ritualisation de cet acte pour le rendre socialement acceptable[1]. Chez les chasseurs occidentaux, plusieurs travaux ont également contribué à montrer la complexité de la relation à la proie et le caractère seulement apparent du désenchantement des pratiques cynégétiques[2]. Il semble cependant difficile, au premier abord, d’étendre ces considérations à l’ensemble des pratiques ; la « chasse au trophée », notamment, semble particulièrement mal adaptée pour parler de relation affective à l’animal. En effet, cette activité, autrement appelée « tourisme cynégétique », ne consiste-t-elle pas à acquérir contre une certaine somme d’argent le droit de transformer un animal en trophée, autrement dit de le réifier pour l’intégrer à une collection ?

Il s’agira pourtant, ici, d’interroger plus avant le rapport à l’animal dans la pratique du safari de chasse, en essayant de montrer en quoi l’interprétation en termes de réification et de marchandisation ne suffit pas à appréhender la réalité du vécu et à comprendre l’ensemble des pratiques des chasseurs. Cela permettra de montrer, d’une part, la présence d’un rapport affectif à l’animal même là où on l’attendrait a priori le moins, et, d’autre part, l’intérêt de la démarche ethnographique pour y accéder[3].

Une relation marchande

Le terme « safari » a une acception aujourd’hui extrêmement large : il peut désigner aussi bien un séjour photographique en Afrique qu’un séjour de chasse en Amérique du Nord, une sortie dans un parc zoologique européen, ou même des activités qui n’ont plus aucun rapport avec la chasse, l’Afrique ou les animaux, comme cette visite d’une grotte cévenole qui prend le nom de « safari souterrain ». À l’origine, ce terme swahili désigne (sur la côte est de l’Afrique) les expéditions commerciales arabes qui traversent le désert. La similarité de ces longues colonnes d’hommes et d’animaux chargés de matériel avec celles emmenant, dès la fin du XIXe siècle, de riches Occidentaux chasser au coeur de l’Afrique de l’Est britannique, poussera à utiliser ce même terme pour ces expéditions. C’est l’ouvrage de Théodore Roosevelt, paru en 1910, pour narrer son propre séjour de chasse qui popularisera l’usage du terme en ce sens. Ce terme sera ici utilisé dans son acception précise de séjour de chasse commerciale en Afrique.

Ce type de séjour s’est principalement développé autour de Nairobi au début du XXe siècle, à l’initiative de colons britanniques se professionnalisant comme guides de chasse. Il s’agit d’une pratique hybride, voire « transculturelle », selon l’historien Edward I. Steinhart (2006), reprenant certains codes des chasses de la gentry britannique en les adaptant au gibier africain et aux méthodes locales (pistage, chasse à pied, etc.). Si les premiers safaris impliquaient des dizaines, voire des centaines d’hommes transportant de grandes quantités de matériel, des safaris plus « légers » se sont rapidement créés, notamment sous l’impulsion du guide professionnel Charles Cottar et de ses fils, de sorte à être moins coûteux et plus mobiles, répondant ainsi à une demande croissante. C’est alors que de pratique réservée à une minorité très aisée, le safari est devenu une activité commerciale florissante, bien que toujours élitiste. De nos jours, le « tourisme cynégétique » en Afrique est une activité bien développée et lucrative. Elle est également très diversifiée, puisqu’il est possible pour une somme relativement modeste d’effectuer des séjours de petite chasse[4] en Afrique de l’Ouest, comme de s’offrir des séjours prestigieux pour des sommes considérables en Afrique australe ou orientale[5].

Ces séjours s’inscrivent dans une pratique plus large et dépassant le cadre strictement africain, qui consiste à chasser « pour le trophée » divers animaux à travers le monde. Ainsi, un chasseur me confiait lors d’un entretien réalisé en 2006 dans une zone de chasse au Bénin :

Juste avant de venir en safari au Bénin, j’ai fait une semaine de chasse en Irlande à la bécasse. Et puis au mois de septembre, je suis parti trois semaines aux États-Unis et j’ai passé quinze jours en Alaska pour chasser l’ours et l’orignal.

La logique qui sous-tend cette pratique est celle d’un collectionneur qui additionne les trophées de divers animaux chassés aux quatre coins du globe. Le chasseur payant pour entrer en possession de ses proies, cette logique est, en apparence au moins, également marchande[6]. Les magazines de chasse sont à ce propos truffés de publicités pour des voyagistes spécialisés dans le séjour de chasse, dans lesquels sont listés les animaux promis au futur client.

Dans ce contexte, le statut apparent de l’animal est celui d’une marchandise. Il est en effet transformé en trophée avant même d’avoir été abattu, vendu « sur photo » en quelque sorte, les publicités regorgeant en effet de photographies faisant figurer des chasseurs avec leur proie, constituant autant de promesses pour le futur client[7]. On peut donc supposer entre le chasseur et son futur trophée une relation guère plus affective que celle que peut nouer n’importe quel acheteur avec un objet prestigieux et désiré. Une connaissance plus fine du milieu du safari et des processus qui conduisent au passage d’un animal vivant à l’état de trophée invite toutefois à modérer cette interprétation. Tout en actant le caractère marchand du rapport entre chasseur et proie, il semble que le fait que l’on ait affaire à un animal, qu’il faut mettre à mort qui plus est, empêche le trophée de constituer une marchandise comme une autre, ce que l’on peut déjà constater dans la façon dont se construit la transaction commerciale.

La commercialisation du safari

Contrairement à un safari-photo, que l’on peut trouver sous différentes formules jusqu’en grande surface, l’accès à un safari de chasse est plus complexe. Si certains voyagistes proposent des séjours de chasse, ils ne le mettent pas en avant, comme j’ai pu le constater dans une agence dont je savais qu’elle proposait des séjours de chasse. En effet, rien n’était affiché à ce propos, et aucune brochure n’était disponible. Seul un agent s’occupait de ce type de séjour, et il n’a pas accepté de me recevoir. Je suppose que des documents existent bel et bien, mais ils doivent n’être donnés que dans le cadre d’entretiens individuels et après vérification des motivations du client potentiel. Cette prudence est très probablement liée à la crainte de répercussions sur l’image de l’agence. En effet, les autres clients, notamment ceux se destinant à un safari-photo, ont généralement un a priori très négatif du safari de chasse, car ils l’associent à la destruction de la faune africaine[8]. Certaines agences en ligne ont d’ailleurs créé un site séparé pour présenter leurs séjours cynégétiques[9], voire même une agence en apparence sans lien avec la première[10]. Mais ce phénomène, que j’ai déjà décrit ailleurs[11], peut également s’expliquer par la volonté de créer un cadre de transaction plus intimiste et personnalisé pour les séjours de chasse.

Les chasseurs prennent en effet rarement contact directement avec une agence. En les interrogeant sur la façon dont ils ont choisi un prestataire en particulier, la réponse est toujours la même : ils ont été mis en relation par un autre chasseur, en général un ami, parfois une connaissance par personne interposée. La plupart du temps, les chasseurs sont invités par d’autres connaissant déjà la zone, ou alors ayant eu « un bon tuyau » :

Moi – Quand tu pars à l’étranger, tu pars plutôt dans un pays ou [pour] chercher un animal particulier ?

Le chasseur – Non, je pars surtout… c’est parce que j’ai déjà des copains qui ont organisé ça, qui ont déjà été ou qui ont des copains qui ont été là-bas et qui ont dit « écoute, là-bas c’est pas trop mal », enfin « c’est pas mal, tu verras, y’a tels ou tels animaux à tirer… »[12] 

Si un individu souhaite partir de lui-même chasser en Afrique, le réflexe est généralement de se renseigner auprès de ses connaissances dans le milieu de la chasse. Le safari revenant souvent bien plus cher si le chasseur part seul, il est intéressant d’intégrer un groupe déjà constitué. Il faut cependant, pour cela, un réseau de connaissances suffisant : « C’est par connaissance, par relation. Vous pouvez pas accéder à un groupe comme ça autrement »[13].

La sociabilité des chasseurs dans leur pays d’origine est ainsi très importante dans la préparation du safari ; loin d’être une démarche individuelle, le choix d’un lieu de chasse met en branle toutes les relations cynégétiques du chasseur, et la réputation des zones circule assez rapidement, les adeptes du safari étant peu nombreux : « c’est un petit monde, on se connaît tous » (idem). Faire un safari, c’est donc entrer dans un milieu, une sorte de communauté d’initiés pour laquelle il faut être coopté. Faute de pouvoir l’être par d’autres chasseurs, il faut l’être par le voyagiste, qui n’est pas toujours facile d’accès, et qu’il faudra souvent rencontrer à plusieurs reprises pour finaliser le séjour[14]. Dans ce cadre, il est peu surprenant que le lieu privilégié de mise en relation des chasseurs avec les agences soit les salons de la chasse. Ceux-ci sont en effet souvent visités en groupe, sur invitation, et se prêtent donc particulièrement bien à cette impression de « privilège » qui semble recherchée par les chasseurs. Ils permettent des prises de contact, mais aucune transaction n’y est réalisée : des rendez-vous ultérieurs sont pris pour finaliser la vente d’un séjour.

Ces éléments mettent en évidence que le safari n’est pas un produit de consommation classique, et, a fortiori, que le trophée ne l’est pas non plus. Tout se passe comme si la sélection apparente qui s’opère dans la démarche commerciale devait permettre au « client » d’être reconnu pour gagner, par ce qu’il est – ce qui inclut ses relations sociales – plus que par ce qu’il paye : le droit d’aller conquérir son trophée. Si ce type de démarche consistant à faire passer le consommateur pour un privilégié éclairé est un classique du marketing, c’est surtout l’euphémisation de la dimension monétaire au profit de la dimension quasi initiatique qui doit être ici soulignée. Cela suffit à montrer que le trophée n’est pas directement vécu comme une marchandise par les chasseurs, dans le sens où l’argent versé est une nécessité pour permettre la conquête du trophée, mais ne constitue pas en soi le moyen qui permet de l’acquérir. Outre cette mise à l’écart de l’argent, nous allons maintenant voir que tout un travail de contextualisation de l’acte de chasse est nécessaire pour permettre l’acquisition d’un trophée digne de ce nom.

Le campement de chasse, décors de l’action

Le lieu de résidence des chasseurs pendant la durée de leur séjour est appelé « campement de chasse ». On perçoit d’emblée, avec cette dénomination, la référence aux séjours des XIXe et début du XXe siècles, pendant lesquels le lieu de résidence était itinérant et dressé à la demande. De nos jours, ces campements sont le plus souvent en dur et disposent d’un confort relativement important. Ils ressemblent à ce titre plus à des villages-vacances qu’à un « campement » au sens commun du terme.

Dès les premiers safaris, ces « campements » bénéficiaient d’un confort maximum : d’innombrables caisses de matériel et de nourriture étaient apportées par des colonnes de porteurs ainsi que de nombreux domestiques. Si l’Afrique était conçue comme le comble du sauvage[15], le campement était quant à lui conçu comme un espace des plus civilisés transporté jusqu’en son coeur. À ce titre, il correspondait parfaitement à l’idéologie qui a accompagné la fondation de la ville de Nairobi, berceau du safari, qui se voulait, tout comme l’ensemble des fermes qui l’entourait, un déplacement de la civilisation au coeur de la brousse africaine[16].

Il est intéressant de remarquer qu’après son abattage, l’animal doit le plus rapidement possible être transporté au campement. C’est là que, installé sur une plate-forme, il sera découpé pour séparer la viande du trophée, dont les éléments sont préparés avant d’être envoyés au chasseur en fin de saison afin d’être montés par un taxidermiste. Dans les rares cas où le véhicule ne parvient pas jusqu’à l’animal, celui-ci est découpé sur place pour être transporté jusqu’au véhicule. C’est une situation qui est crainte par de nombreux chasseurs rencontrés, qui n’aiment pas que l’animal entier ne soit pas transporté jusqu’au campement et découpé « selon les règles ».

Comment interpréter cette situation ? Il faut pour cela essayer de comprendre plus avant le rôle du campement de chasse. Celui-ci fait l’objet d’un style architectural bien précis, appelé « style safari » par certains ouvrages d’architecture (Beddow et Burns 1998 ; Balfour et Balfour 2003 ; Reiter et al. 2004). Il se caractérise, d’une part, par un accent mis sur le confort au niveau du mobilier, avec de larges fauteuils et banquettes. Sont privilégiés, d’autre part, des matériaux naturels : bois pour le mobilier et de nombreux aménagements, paille pour les toitures, terre parfois pour les murs, etc. Sont enfin insérés en guise de décoration des trophées de chasse et des éléments d’art africain. Le caractère local de ces oeuvres a peu d’importance[17] : ce qui importe, c’est le rendu général. Cette association n’est pas sans rappeler la description que faisait Nélia Dias (1999) de la salle « Afrique » du Musée de la chasse et de la nature à Paris telle qu’elle apparaissait aux visiteurs avant la réfection complète des expositions en 2007. Elle remarquait à l’époque :

Aucune pièce africaine ne fait l’objet d’attention particulière, moyennant un dispositif muséographique spécifique : isolement spatial, éclairage, cartel détaillé. Mais tout ceci n’est pas surprenant, car l’image de l’Afrique, transmise par cette salle, est celle d’un continent mystérieux, totalement dominé par la nature au point que même les productions matérielles et artistiques sont naturalisées.

Dias 1999 : 586

On ne peut s’empêcher d’établir un lien avec le campement de chasse, dont la décoration serait une évocation de la « sauvagerie » africaine. Mais cette évocation n’est pas simplement esthétique : la mise en exposition en elle-même de ces objets constitue une marque de domination. Nélia Dias souligne d’ailleurs un peu plus loin : « Que ce soient les têtes d’animaux ou les fusils, ce qui est célébré dans cet espace c’est la victoire de la culture blanche sur la nature africaine » (Dias 1999 : 587).

Le style architectural proposé dans le campement de chasse constitue donc en soi un discours, rappelant à la fois par son confort le haut niveau social de ses occupants, et par sa décoration la sauvagerie supposée du continent et la domination qu’incarne l’acte de chasse. En jouant sur les contrastes, le campement en vient à constituer un lieu intermédiaire, sorte de sas qui permet de faire la jonction entre le monde « civilisé » et quotidien des chasseurs et la brousse « sauvage » qu’ils viennent affronter, fusil à la main. En même temps, il est, nous venons de le voir, le lieu de la domination de cette sauvagerie par le monde civilisé.

Il est intéressant de souligner que les chasseurs que j’ai rencontrés dans la zone de chasse de la Mékrou n’en sortaient presque jamais, et s’intéressaient peu, en tous cas pendant les périodes de chasse, au contexte environnant. L’un d’entre eux, qui vient tous les ans, me disait d’ailleurs qu’il ne se déplace jamais dans le pays, qu’il apprécie pourtant, quand il vient pour chasser. Il y revient régulièrement spécialement pour « faire du tourisme », pour reprendre son expression. Les chasseurs cherchent ainsi à se maintenir dans une forme de « décors », ce qui évoque les lieux « d’enchantements » tels que décrits par Yves Winkin (2001). Notons à ce propos que dans le campement de chasse, les boissons s’achètent avec des carnets de tickets qui ne sont payés qu’à la toute fin du séjour avec les taxes et autres, ce qui correspond au « tabou du calcul » évoqué par Yves Winkin dans le texte cité.

Ce contexte interprétatif du campement posé, on comprend qu’y découper la proie, c’est lui offrir les conditions d’un passage de l’état d’animal – même déjà mort – à celui de trophée, c’est-à-dire d’objet de prestige témoignant d’une forme de conquête du monde sauvage. On constate dès lors que l’acquisition d’un trophée suppose plus qu’un simple versement monétaire. Elle nécessite une conformation de l’espace – la zone de chasse – à un imaginaire du sauvage, qui va permettre au trophée de prendre sa valeur en tant que représentant véritable du monde sauvage convoité. Cela invite à complexifier le rapport à l’animal de ces chasseurs. En effet, ces impératifs symboliques montrent que l’animal n’est pas conçu uniquement comme un trophée en devenir. Il est avant tout un représentant d’un monde sauvage fantasmé qui ne peut être transformé en trophée sans certaines conditions préalables qui incluent, outre la conformation de l’espace, des implications pratiques.

Éthique de la chasse et rapport à l’animal

Tous les chasseurs rencontrés ont bien pris soin de mettre en avant les préoccupations éthiques qui président à leur activité. Comme cela a été rappelé plus haut, historiquement, le safari a été développé par des colons issus de la gentry britannique. En résulte la grande codification de sa pratique qui s’inspire directement des séances de fox hunting et de bird shooting traditionnels de l’Angleterre victorienne. C’est d’ailleurs en ce sens que l’on parle aussi de « chasse sportive » pour désigner la chasse au trophée. Il s’agit non pas de considérer cette pratique comme étant physiquement éprouvante, mais comme respectant les règles de la sportivité. Normalement, ces règles sont censées maintenir un équilibre entre les protagonistes, en l’occurrence le chasseur et sa proie. Mais le gibier africain était au début du XXe siècle considéré comme si sauvage, puissant et abondant que peu de contraintes s’appliquaient dans les faits. Les évolutions des techniques tout comme la raréfaction du gibier ont conduit à durcir progressivement les règlements, en prohibant certaines méthodes (usage d’hélicoptère, chasse nocturne aux phares, tir depuis le véhicule, etc.) et en augmentant la sélectivité (quotas de chasse, interdiction du tir des jeunes animaux et des femelles, etc.). Si ces règlementations existent partout aujourd’hui, elles varient dans leur contenu. De même, la tolérance des chasseurs envers certaines méthodes est tout aussi variable. Mais tous les chasseurs estiment chasser avec éthique, quand bien même leur propre notion d’éthique peut différer de celle de leur voisin ; c’est d’ailleurs souvent cette différence qui permet de définir sa pratique comme éthique, en l’opposant à celle des « autres » dans une espèce de logique segmentaire : celui qui chasse en réserve va se dire plus respectueux de l’éthique que celui qui chasse en « ferme à gibier » ; ce dernier va mettre en avant le fait que pour sa part, il chasse à pied, alors que certains chassent en véhicule, etc. ; jusqu’à celui dont la supposée absence totale d’éthique permet de justifier à peu près n’importe quelle pratique : le braconnier. On voit à travers cette dernière figure que le safari a gardé de son origine aristocratique une volonté de distinction sociale qui, chez les colons, revenait principalement à se distinguer des populations locales. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de souligner que toute façon d’acquérir un trophée n’est pas acceptable et ne se justifie généralement pas par le simple fait d’avoir payé. D’ailleurs, la figure du « trophéiste », celui qui ne « rechercherait que le trophée », est fréquemment évoquée et fortement critiquée par les chasseurs eux-mêmes : ainsi, dans le discours accompagnant la pratique tout du moins, le safari semble pouvoir difficilement se résumer à la simple quête d’un trophée « coûte que coûte ».

Dans un article antérieur, j’avais montré que les chasseurs en safari mettaient en oeuvre tout un ensemble de pratiques pour faire en sorte que la mort de l’animal ne soit pas centrale (Michaud 2008). Des stratégies d’évitement, en premier lieu, notamment vis-à-vis du sang, ont été relevées. Elles consistent, par exemple pour les chasseurs, à rarement assister au découpage de l’animal une fois qu’il a été pesé et mesuré. Par ailleurs, les traces de sang sont systématiquement nettoyées avec des branchages, notamment en vue de la prise des « photos-trophées ». Ces clichés sont réalisés juste après l’abattage, et mettent en scène le chasseur avec l’animal et le fusil, mais également tous les protagonistes de la chasse : guide, pisteurs, porteurs, chauffeur, accompagnateurs, qui posent à tour de rôle avec le chasseur et la proie. On peut d’ailleurs interpréter comme une forme de négation de la mort le fait que l’animal soit à ce moment-là mis dans une position telle qu’il a l’air vivant : couché sur ses pattes, l’un des protagonistes lui tenant la tête relevée. À cet évitement du sang s’ajoute un évitement assumé de l’agonie. Tout est fait pour que l’animal meure le plus rapidement possible. Au besoin, on tire une ou plusieurs balles supplémentaires pour accélérer le décès. L’idéal du chasseur est la mort immédiate de l’animal à la première balle tirée, raison pour laquelle des calibres puissants sont utilisés et des zones spécifiques correspondant à des organes vitaux sont visées. Comme le proclame dans son sous-titre un article tiré d’une revue de chasse, tout chasseur sait que « la bonne balle, c’est celle qui tue… net » (Gheerbrant 2006). Ces stratégies d’évitement de la mort se retrouvent dans les récits de chasse sous la forme de procédés rhétoriques particuliers. Le verbe « tuer » est par exemple très peu utilisé. On lui préfère en général les verbes « faire » ou « prélever ». De même, certaines tournures de phrases vont permettre de mettre comme sujet de la mise à mort l’arme ou la munition[18]. Dans tous les cas, la centralité de la mise à mort dans l’acte de chasse, bien qu’évidente en théorie, est beaucoup moins flagrante à l’observation des pratiques et à la lecture des récits.

On voit donc à travers ces considérations que la transformation de l’animal en trophée est problématique, en ce sens qu’elle demande un ensemble de pratiques guidées soit par des règles éthiques, soit par des impératifs plus ou moins conscients[19]. L’acte de chasse ne peut se résumer à une formalité située entre la signature à l’agence de voyages et l’accrochage du trophée au mur : il est bien le coeur du safari et implique un statut particulier de l’animal. Cela joue donc contre l’apparence d’une bête réifiée avant même d’avoir été abattue, sinon ces précautions ne seraient pas nécessaires. Par ailleurs, l’évitement de la mort et le fait de donner à l’animal un air vivant sur la photo-trophée plaident plutôt pour l’hypothèse inverse : le trophée ne présenterait pas véritablement une proie morte, mais une créature qui aurait gardé quelque chose de vivant. Cela expliquerait ce type de discours souvent retrouvé en entretiens ou dans les récits de chasseurs :

Mais moi, à chaque trophée, qu’il soit beau par rapport à la norme ou moins beau par rapport à la norme, c’qui m’intéresse quand j’regarde mon trophée c’est les souvenirs qu’il représente qui est un moment de ma vie, un moment de ma vie où j’ai ôté la vie à un animal, donc je me dois de le respecter, c’est un peu pour moi un respect de l’animal que d’avoir un beau trophée et de pouvoir le regarder et l’admirer[20].

Dans la même phrase, on trouve deux idées réunies : le trophée constitue, d’un côté, un « souvenir », et de l’autre, il témoigne d’un « respect » pour cet animal. Ce sont précisément les mêmes idées qui sont évoquées dans un autre entretien mené avec un autre chasseur lors du même séjour sur le terrain :

Moi – Et qu’est-ce que tu apprécies dans le trophée ?

Le chasseur – Les souvenirs.

Moi – Les souvenirs que ça évoque ?

Le chasseur – Voilà.

Moi – Et l’animal lui-même ?

Le chasseur – Bah l’animal… J’ai un immense respect pour ces… ces grands bestiaux.

Le fait que le souvenir soit garant de la valeur personnelle attribuée à un trophée témoigne de l’importance du processus de chasse. En effet, on peut en déduire qu’un trophée qui ne serait pas associé à une chasse effectuée dans les règles de l’art, en tout cas celles valables aux yeux du chasseur concerné, n’aurait aucune valeur. Par ailleurs, cette valeur est également donnée par l’animal lui-même, auquel le chasseur affirme vouer une certaine admiration. Certains m’ont d’ailleurs affirmé refuser de chasser des animaux qu’ils ne trouvaient pas assez dignes d’être transformés en trophée, comme le phacochère ou le babouin. Dès lors, plus qu’une réification, le trophée peut être considéré comme une offrande à l’animal[21], comme l’expression de l’appropriation par le chasseur d’une créature admirée et que sa naturalisation viendrait sublimer en lui conférant une forme d’éternité. Chaque animal devenu trophée serait alors un « élu » qui a eu la chance d’être reconnu et « conquis » par un chasseur.

Cette idée de « conquête » invite à utiliser la métaphore amoureuse pour exprimer ce rapport. Certes, c’est un amour particulier, dominateur et même narcissique, puisque le trophée vient valoriser le chasseur qui en est le propriétaire. C’est un amour qui passe par une mise à mort, une sorte de crime passionnel[22]. Mais nous sommes tout de même loin d’une simple relation marchande sans dimension affective. Si considération de l’animal comme objet il doit y avoir, c’est plutôt comme ces objets d’« art primitif » dont les collectionneurs expriment fréquemment leur rapport en terme amoureux (Derlon et Jeudy-Ballini 2008 : 174-182), c’est-à-dire dans leur dimension animée – dans l’étymologie animiste du terme. En ce sens, on peut considérer que si la chasse consiste à abattre un animal, la mise en trophée en constitue une ré-animation justifiant l’acte d’abattage : l’animal sauvage quelconque, noyé parmi la masse, devient alors le partenaire éternel de son bourreau-sauveur. Cela rejoint la juxtaposition des objets d’art et des trophées dans la décoration des campements : finalement, n’est-ce pas, dans le cas du collectionneur comme du chasseur, une forme de sauvagerie que chacun souhaite s’approprier à travers la relation la plus intime qui soit : la relation amoureuse ?

Il est intéressant de faire ici le lien avec ces nouveaux types de chasse, appelés green hunting, qui consistent à tirer un animal avec une fléchette tranquillisante le temps de prendre une photo-trophée, avant de le réanimer, justement, à l’aide d’un antidote. On a ici une pratique dans laquelle le phénomène est similaire, mais où le trophée se résume à la photo qui a été prise. On peut dès lors se demander dans quelle mesure cette quête d’une forme de sauvage fantasmée à travers l’animal africain qui motive les chasseurs en safari diffère de celle qui attire des centaines de photographes amateurs dans les réserves de faunes africaines. S’approprier jusque dans la plus grande intimité ces animaux et le monde sauvage qu’ils incarnent : ne serait-ce pas un des fantasmes les plus largement partagés du monde occidental ?