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Au début de nombre de romans de mémoire contemporains[2], il y a le silence. Il peut s’agir du silence des « pères “taiseux” » qui occasionne un « défaut de transmission[3] », chez beaucoup d’enfants de bourreaux ou de victimes de guerres, mais aussi de celui des objets, ces restes du passé familial en forme de lettres, photos et journaux[4], que les descendants essaient de faire parler. Des deux côtés de l’Atlantique, le silence et les non-dits donnent actuellement lieu à des romans de mémoire dont les protagonistes plongent dans l’histoire familiale, voire dans leurs propres souvenirs refoulés afin de s’approprier un passé tu.

Ainsi, au début de son projet de raconter la vie de son grand-père, la narratrice initiale de Hunter s’est laissé couler[5] (2012), le premier roman de l’écrivaine québécoise Judy Quinn, se rend compte qu’elle ne sait de lui que le fait qu’il avait été marin pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans Spione[6] (2000) de l’auteur allemand Marcel Beyer, un album de photos de famille inspire l’imagination de quatre cousins et cousines qui essaient de restituer la vie de leurs grands-parents mariés dans les années 1930. Pendant les vacances d’un été, les quatre enfants et adolescents s’occupent ainsi à essayer de combler le silence de leurs parents respectifs en se racontant des histoires qui les accompagneront toutes leurs vies. Rabut, le protagoniste des Hommes[7] (2009) de l’écrivain français Laurent Mauvignier est, enfin, lui-même un homme du silence. Bien que hantés par des cauchemars de la guerre d’Algérie, ses camarades et lui ont préféré taire leurs expériences après leur retour en France. Quarante ans après, ce passé fait soudainement irruption dans le présent.

Outre la mise en scène d’une mémoire inconnue[8] ou tue, ces trois romans publiés au xxie siècle ont ceci en commun qu’ils confèrent au lecteur le rôle d’un enquêteur de cette mémoire. C’est grâce à leur dispositif temporel et narratif élaboré qu’ils incitent à une lecture que l’on pourrait qualifier d’« indicielle[9] », car dans les trois cas, lors de sa tentative d’élucider le mystère du passé diégétique, le lecteur doit en même temps essayer de résoudre le puzzle du récit. Plus précisément, les trois romans suscitent un doute par rapport à l’identité de l’instance narrative de différentes parties du texte, entraînant, dès lors, le lecteur dans une interprétation d’indices afin de résoudre la question : « qui parle ? » Ce faisant, Hunter s’est laissé couler, Spione et Des hommes exploitent de différentes manières les ruptures entre voix narratives identifiables et voix dont l’attribution pose problème.

En faisant vaciller de la sorte les assises narratives du récit, ces trois romans remettent en cause les limites de la mémoire, laquelle s’avère respectivement insaisissable, inventée ou indicible. De ce fait, ces cas de figure d’une narration indécidable telle que définie par Frances Fortier et Andrée Mercier[10] — passagère ou non lors de la lecture — interrogent de diverses manières le caractère à la fois collectif et individuel de la mémoire.

Hunter s’est laissé couler : graviter autour de l’absence

La première phrase de Hunter s’est laissé couler offre une sorte de feuille de route au lecteur : « Les événements ne s’enchaînent pas, ils sont des points isolés qu’on relie désespérément par des traits pour créer des formes » (HLC, p. 11). Admettant franchement qu’« [o]n fait ce qu’on peut avec ce qu’on a » (HLC, p. 11), la petite-fille de Hunter souligne dès le début que sa tentative de « raconter » son grand-père est aussi subjective que sélective. Par la suite, le roman présente trois récits de sources différentes, intitulés « D’en haut », « De profil » et « De chien en chien », qui entraînent le lecteur dans une quête d’indices, afin de restituer non seulement les relations entre les personnages, mais aussi celles entre les parties du texte.

Le premier point de vue, celui « [d]’en haut », comporte un journal intime, traduit de l’anglais par une certaine Greta Duggan, comme l’indique une note de bas de page (voir HLC, p. 15). L’auteur du journal traduit s’avère être un déserteur de l’armée britannique caché dans un navire de la marine canadienne. Son journal met le lecteur sur la piste de deux marins que cet aviateur déserteur, dont plusieurs remarques (voir HLC, p. 39-40) laissent sous-entendre l’homosexualité, nomme « le grand tranché mince » et « le chou frisé ». Un troisième personnage est introduit qui s’appelle Léopold. Ce pilote apparemment disparu au-dessus de la Ruhr est aussi connu du « chou frisé » (voir HLC, p. 34) selon le déserteur. De ce récit nerveux et elliptique, qui se termine de manière abrupte, le lecteur sort sans pouvoir identifier Hunter ou spécifier la relation des personnages évoqués.

S’ensuit l’approche « [d]e profil » sous la forme du témoignage enregistré d’un vieil homme hospitalisé qui est livré à la narratrice initiale, la petite-fille de Hunter. Remplissant quelques ellipses de l’histoire précédente, ce témoignage permet d’identifier le personnage que le déserteur avait surnommé « le grand tranché mince », avec le témoin même, Victor Souci, ce qui laisse inférer que « le chou frisé » est Hunter. C’est Victor qui a caché un jeune homme dans les tuyaux d’aération du navire contre une somme d’argent considérable, même si cet homme — le lecteur reconnaît le déserteur de la première partie — avait d’abord « demandé qui était Hunter » (HLC, p. 48, p. 50) à son arrivée au quai en se présentant comme « un ami de Léopold » (HLC, p. 72). Les liens se précisent, d’une part, lorsque Victor associe ce Léopold à la famille de Nanette, la future femme de Hunter, et, de l’autre, lorsqu’il se réfère à son propre témoignage en tant que dossier « Souci et Duggan » (HLC, p. 92). Le nom de famille du « chou frisé », Hunter Duggan, concordant avec celui de la traductrice du journal, Greta Duggan, indique qu’il s’agit bel et bien de la petite-fille de Hunter et du coup, de la narratrice initiale. Présente, mais effacée, elle semble régir le récit depuis son avertissement sans pour autant s’y mêler directement.

Lors de son témoignage, qui est motivé par le besoin, souligné à plusieurs reprises, de donner une image juste de Hunter (voir HLC, p. 49, p. 82, p. 116), Victor raconte la fin tragique du passager secret, mort asphyxié lors d’une attaque par l’aviation allemande. Voulant sauver le déserteur coûte que coûte et refusant de quitter le navire, c’est la première fois que Hunter « s’est laissé couler » (HLC, p. 95), d’après Victor. En effet, cette impulsion de désespoir coupable semble se muer en geste de lassitude qu’il répétera plusieurs années après lors d’un accident en voilier avec Victor, comme le réitère celui-ci. Dans son récit, plus associatif qu’informatif, Victor esquisse la vie mouvementée d’un homme qu’il juge « droit » (HLC, p. 55), mais « abonné au malheur » (HLC, p. 70).

Le dernier récit, « De chien en chien », divisé en trois parties, lie les personnages mentionnés en plongeant dans le passé de Léopold en Europe. Le matin du 12 août 1942, Léopold essaie d’écrire une lettre à Hunter. C’est grâce à ces ébauches de lettres que le lecteur peut confirmer l’hypothèse selon laquelle Léopold est le frère de Nanette. Tout en fournissant des réponses sur le plan diégétique, ce récit pose toutefois problème sur le plan de la narration dès la troisième phrase, soit « Léopold jeta le papier » (HLC, p. 129). La question de l’identité du narrateur de ce dernier récit apparemment hétérodiégétique surgit, car sa transmission n’est pas plus expliquée que celle des brouillons de lettres que Léopold déchire (voir HLC, p. 130). Alors que les deux récits précédents semblaient réunis par la narratrice initiale et paraissent, par là, factuels au sein de l’univers fictionnel, ce troisième récit, qui semble exister indépendamment d’un support matériel, a un statut inconnu dans la structure de l’univers fictionnel[11]. S’agit-il d’un récit présenté par un narrateur extradiégétique qui livre des informations sur la vie de Léopold sans être intégré dans la recherche de la petite-fille de Hunter, ou ce récit est-il attribuable à un nouveau narrateur situé au même niveau diégétique que le déserteur et Victor, et qui choisit de raconter une version possible de la vie de Léopold à la troisième personne ?

La question de la relation du récit « De chien en chien » avec les récits précédents est d’emblée provoquée par les marqueurs de fiction évidents qui le distinguent du journal du déserteur et du témoignage de Victor, auxquels leur situation énonciative très claire confère une « vraisemblance pragmatique[12] ». De fait, la nouvelle instance narrative, d’abord impersonnelle[13], a accès aux réflexions de Léopold et fait même preuve d’omniscience quand elle commente : « S’il avait pu penser, ces signes l’auraient rassuré » (HLC, p. 158). À ce signal de fiction que présente la narration omnisciente s’ajoute la transformation des brouillons de lettres de Léopold à Hunter en lettres imaginaires au cours du dernier sous-chapitre, « Une dernière balade ». Son avion ayant été frappé et lui, grièvement blessé et parachuté, Léopold continue à s’adresser à Hunter. La narration simultanée au « je » met en évidence le caractère fictif de ces « lettres ». Néanmoins, celles-ci fournissent des indications quant à la relation complexe entre Léopold, Hunter et Nanette, laissant entre autres entendre l’affection de Léopold pour Hunter, dont il a « gravé […] [le] nom sur un morceau de marbre » (HLC, p. 170), ainsi que le sentiment de responsabilité de Hunter pour l’engagement de Léopold dans l’armée (voir HLC, p. 169), ce que Léopold réfute toutefois (voir HLC, p. 169). La mise en fiction d’une rencontre amoureuse entre Léopold et un jeune aviateur, qui concorde avec les faits rapportés dans le journal, indique, tout comme la fin ouverte — après une tentative avortée de sauvetage de la part d’un civil allemand, Léopold est laissé pour mort dans une forêt de la Ruhr —, que ce dernier récit est une interprétation, certes fictionnalisée, mais vraisemblable des deux récits précédents.

La dernière partie du roman permet finalement d’attribuer le récit « De chien en chien » à la petite-fille de Hunter et de Nanette, qui émerge au tout dernier paragraphe, bouclant ainsi la boucle avec l’incipit. C’est là la pointe de ce roman, qui introduit le lecteur en quelque sorte dans les coulisses du roman historique, en lui donnant accès aux sources qui ont inspiré le récit « De chien en chien ». De fait, en laissant au lecteur le soin de reconstituer le rapport entre les parties du texte, le dernier chapitre s’affiche en tant que « représentation fictionnalisée et narrative du passé[14] » de Léopold, Hunter et Nanette, ce qui oblige le lecteur à rejeter toute possibilité d’un récit de la part d’un narrateur extradiégétique autre que la narratrice initiale qui fournirait une version définitive du passé et, par là, une conclusion à sa quête[15]. Ce faisant, malgré les signaux de fiction, le troisième récit se base sur l’interprétation de sources — le journal et le témoignage — lors d’une recherche historique — celle de la narratrice. Apparemment, il puise aussi dans ce que Jan Assmann appelle la « mémoire communicationnelle[16] », à savoir une mémoire du quotidien transmise à la petite-fille par Nanette qui a, elle aussi, mené une enquête : celle, irrésolue, sur le sort de son frère Léopold (voir HLC, p. 173).

En brouillant hypothèses et faits transmis ainsi qu’imaginés — lorsque Léopold affirme « bénir le ciel que sa mère ait caché les lettres de Hunter [à Nanette parce qu’elle] voulait mieux pour sa fille » (HLC, p. 142), il est impossible de déterminer s’il s’agit d’un fait révélé plus tard à la petite-fille ou d’une simple hypothèse, par exemple —, la narratrice en retrait met en relief la part de l’interprétation qui accompagne la transition problématique de la mémoire communicationnelle diffuse en un récit. Ce faisant, elle esquisse un portrait en creux. Hunter, dont le silence serait imputable à un sentiment de culpabilité qui paraît en filigrane à travers les récits, est le « centre absent[17] » d’un roman qui met en scène l’insaisissabilité d’une vie.

Spione[18] : le pouvoir des histoires inventées

Tandis que la narratrice de Hunter s’est laissé couler présente les sources de son interprétation fictionnelle afin d’en souligner la vraisemblance, le narrateur initial de Spione de Marcel Beyer avoue de manière beaucoup plus explicite son recours à l’imagination : « J’ai depuis longtemps commencé à compléter les parties floues, les parties aveugles par ma propre imagination[19]. » Dans Spione, le « défaut de transmission[20] » qu’éprouve la troisième génération mène à une réflexion sur le pouvoir des histoires qu’elle invente afin de combler ce vide. Au lieu de graviter autour d’un centre absent, ce roman se construit alors autour d’un centre inventé.

Ce faisant, le narrateur initial sans nom n’est pas à l’origine de la première invention qui engendrera une biographie imaginaire de ses grands-parents. En effet, pendant les vacances de 1977, ce sont ses cousines et cousins, Nora, Carl et Paulina, qui racontent aux enfants du voisinage qu’ils ont tous les quatre hérité de leur grand-mère leurs yeux foncés, et que cette chanteuse d’opéra aurait quitté l’Allemagne pour vivre à Rome (voir S, p. 24), afin de ne plus se faire harceler à cause de leurs « yeux d’Italien[21] ». Ne connaissant pas leur grand-père, qui habite pourtant la même ville allemande avec sa nouvelle femme, les quatre petits-enfants ne savent de leur grand-mère, décédée en réalité avant leur naissance (voir S, p. 29), que le fait qu’elle a été chanteuse. C’est pourquoi un vieil album de photos, sur lequel ils tombent par hasard, les fascine tant et nourrit leur imagination. S’apercevant qu’un grand nombre de photos montre le même homme en uniforme, ils concluent vite que « [c]ela doit être [leur] grand-père[22] » et se lancent dans des spéculations sur la vie de leurs grands-parents. À partir d’un commentaire dans l’album — « “Retour d’Espagne, été 1937”[23] », ils se figurent l’« histoire secrète[24] » de cet officier de la Luftwaffe : sa mission secrète en tant que membre de la Légion Condor, la vie et les préoccupations de sa fiancée pendant son absence et le pacte des grands-parents de ne jamais parler de la participation du grand-père à la Guerre d’Espagne (voir S, p. 180). Se rendant compte qu’il n’y a aucune photo de leur grand-mère, ils concluent que quelqu’un a dû les enlever (voir S, p. 40). Leurs fabulations finissent par entraîner des actions lorsqu’ils essaient de s’expliquer pourquoi le contact avec leur grand-père a été coupé. Soupçonnant la nouvelle femme du grand-père, nommée seulement « la vieille[25] » par leurs parents, d’avoir imposé une « interdiction de remémoration[26] », ils la harcèlent avec des appels anonymes et publient même son avis de décès dans le journal (voir S, p. 194, p. 252). Vingt ans plus tard, lors d’une rencontre avec son cousin qu’il n’a pas revu depuis (voir S, p. 250), Carl dénonce les conséquences de la fixation de la bande des quatre sur cette femme. Déplorant le sentiment de culpabilité aussi persistant que démesuré qu’éprouve Paulina, convaincue d’avoir tué « la vieille », il reproche à son cousin de s’être « livré à cette histoire, d’en être devenu un personnage[27] ».

Histoire d’une perte de la réalité dans les dédales des non-dits, de l’interprétation et de l’invention, Spione n’offre pas d’issue aux questions qui se posent au cours de la lecture. En effet, le récit joue avec la ligne du temps, chacun des huit chapitres mélangeant trois niveaux de temps — la vie des grands-parents depuis les années 1930, les vacances des petits-enfants en 1977 et le présent du narrateur initial à la fin du xxe siècle. Raconté en grande partie par le « cousin », le récit multiplie les contradictions et les incongruités, ce qui rend impossible la restitution d’un récit de famille cohérent. Le dispositif narratif et temporel y est pour beaucoup, car afin de monter son énigme, Beyer n’a pas seulement recours à un narrateur peu crédible qui invente ouvertement l’histoire, mais sème aussi le doute sur l’identité de l’instance narrative à plusieurs endroits du récit. Il s’agira de démontrer que la narration apparemment impersonnelle de plusieurs chapitres du premier niveau temporel provoque une première impression — passagère — d’indécidabilité narrative. Une fois cette incertitude narrative résolue, trois sous-chapitres situés au troisième niveau temporel, c’est-à-dire à la fin du xxe siècle, la réintroduisent en brouillant le lien de création entre narrateur et récit.

À l’instar des chapitres écrits à la première personne, quelques-uns des épisodes imaginés de la vie des grands-parents affichent le « nous » de la « voix collective[28] », telle que définie par Susan Sniader Lanser, et sont, dès lors, facilement attribuables au « cousin[29] ». Le lecteur le soupçonne aussi d’être à l’origine des chapitres dans lesquels l’instance narrative part d’une description d’image (voir, par exemple, S, p. 168) et la « mobilise […] sous forme de séquences quasi filmiques[30] » selon Silke Horstkotte. En effet, il s’avère être à l’origine d’un récit qui repose, au moins en partie, sur des images de mémoire qu’il a créées au fil des ans et qui déclenchent son imagination comme le feraient de vraies photos. Ce mécanisme est révélé quand le narrateur initial demande à Carl lors de leur réunion s’il se souvient d’une photo de leur grand-père en tant que jeune homme assis à l’opéra (voir S, p. 249), une photo dont le début du roman offre l’interprétation suivante : « Sur cette image, notre grand-père tient le programme sur ses genoux […] Il cherche quelque chose[31]. » Carl évoque les difficultés de la prise d’une telle photo dans le noir d’une salle d’opéra et conclut : « Cette image de mémoire n’a jamais pu exister[32]. »

D’autres sous-chapitres plongent toutefois dans le passé sans le support médiatique d’une image, transmettant, de plus, ces scènes de la vie des grands-parents au présent de l’indicatif et sans introduction qui distinguerait l’affirmation d’une simple supposition[33]. Ainsi, le premier chapitre du roman rapporte les pensées du grand-père alors qu’il était à l’opéra : « Il s’est tout de suite souvenu d’elle. […] Elle est dans sa famille la seule avec de tels yeux […] autant qu’il s’en souvienne[34]. » De manière semblable, le sixième chapitre emprunte le point de vue de « la vieille » qui découvre son propre avis de décès dans le journal : « Son nom. Il ne peut pas y avoir d’erreur. C’est elle. Elle a des éblouissements[35]. » C’est par leur introspection impossible du point de vue pragmatique que ces passages soulèvent la question « qui parle ? ». Cette forme d’indécidabilité narrative s’avère toutefois un effet de lecture passager car, dans la plupart des cas, ils peuvent être attribués au narrateur initial, le « cousin », qui s’approprie la perspective des personnages. Des récurrences lexicales indiquent, par exemple, que c’est le même narrateur qui imagine le point de vue de ses grands-parents et celui de « la vieille ». Ainsi, selon le narrateur qui emprunte le point de vue du grand-père assis à l’opéra, ce dernier « connaît l’opéra comme sa poche[36] », une expression que le « cousin » reprend lorsqu’il décrit et interprète l’image (voir S, p. 17). De manière semblable, sa description subjective d’une tombe mentionnant « la haie de buis, une odeur dégoûtante, de pensées peut-être[37] » fait écho à « l’odeur insupportable de buis et de pensées[38] » soulevée par la « vieille ». C’est par la reprise de mots et l’expression d’émotions similaires repérable dans la modalisation du discours que ces chapitres s’avèrent des variations du passé imaginées par les enfants et racontées par le « cousin ».

Le récit de Spione ne se laisse toutefois pas si facilement réduire à « une collection d’images inventées[39] » d’un narrateur à la première personne — le « cousin » —, tantôt effacé, tantôt présent, c’est-à-dire d’un seul narrateur dont la présence se détecte par endroits seulement dans des formulations subjectives employées aussi par le « cousin » dans des chapitres dans lesquels le « je » de la narration se manifeste explicitement. En effet, un nouveau doute sur l’identité de l’instance narrative s’installe au sixième chapitre lorsque celle-ci évoque les réflexions de l’adulte Paulina sur son cousin, pour lequel « présent et passé se fondent et s’entrelacent, peut-être qu’il n’y voit pas de différence, observe le passé de la même manière que ce qui l’entoure momentanément[40] ». Si cette affirmation offre une explication pour la structure non linéaire du roman, elle pose malgré tout elle-même un problème sur le plan de la narration et ce, d’autant plus que ce chapitre mentionne des faits dont le cousin n’est pas conscient. Lorsque l’instance narrative dévoile la surprise que Paulina voulait faire à son cousin lors de leur rencontre dans le présent — elle projetait de lui donner l’album photo qu’elle a retrouvé, mais il s’est enfui avant de connaître la nature de la surprise —, il est clair que le « cousin » n’est pas au fait de cette trouvaille, et peut, du coup, difficilement être le narrateur de ce sous-chapitre. Se heurtant à la mise en scène du cousin en tant que personnage, le lecteur se demande alors : qui parle, ici ?

En effet, l’identité de l’instance narrative de deux sous-chapitres[41] situés au présent et intercalés dans le récit de la rencontre entre le « cousin » et Carl reste indéterminable, une incongruité du récit que Cornelia Blasberg explique[42] par une perte d’autorité graduelle du « cousin ». Celle-ci se décèle déjà dans ses lacunes de mémoire. En effet, le narrateur de ce passage mentionne l’étonnement de Paulina devant le fait que le « cousin » ne se souvient pas qu’enfants, la bande des quatre gagnait quelques sous en cherchant dans les maisons de la ville infestée les traces de la moisissure souterraine (voir S, p. 234), une occasion d’espionner les voisins qu’il raconte cependant lui-même au quatrième chapitre (voir S, p. 99). Le sous-chapitre empruntant le point de vue de Paulina ne révèle pas seulement la mémoire défaillante du narrateur initial, qui occasionne des contradictions au sein de son propre récit ; qui plus est, elle l’évince de la narration. Quoiqu’une invention de la part du « cousin » soit toujours possible, son savoir lacunaire et l’agencement des épisodes pointent plutôt vers une instance narrative tierce qui perce le flot d’images inventées, telle une voix qui fait intrusion dans le récit afin de rétablir la réalité et illustre la perte d’autorité du « cousin » sur son récit. Semblant s’émanciper de son narrateur initial, ce chapitre, oscillant entre les perspectives des cousins et cousines adultes, se clôt sur les remarques de Carl confrontant le « cousin » au danger de se perdre dans des souvenirs imaginés.

Le doute sur le mode d’appropriation du passé ne persiste toutefois pas. Au lieu de se méfier du « pouvoir des mots[43] » contre lequel Carl le met en garde, le « cousin » le manipule de manière consciente : « Nos mots sont suffisants. Rien ne se perd. […] Il n’y a rien à craindre, je peux faire confiance à mes images inventées[44]. » Par la suite, le récit rapporte une entrevue avec une ancienne chanteuse d’opéra à Rome menée par un « jeune homme[45] ». C’est de cet épisode embrassant le point de vue de la vieille dame et raconté à la troisième personne que résulte la version finale de la biographie de la grand-mère du « cousin » que le lecteur devine derrière l’interviewer auquel elle dévoile la raison de la rupture avec sa famille. Gravement malade pendant plusieurs années et ne voyant pas de perspective d’amélioration de son état, elle avait pris avec son mari la douloureuse décision de divorcer afin de permettre à leurs enfants une vie libre et sans souci (voir S, p. 284), une décision qu’elle avait respectée même après sa guérison imprévue. Un tant soit peu tiré par les cheveux, mais néanmoins cohérent et, qui plus est, offrant la clé tant cherchée du silence entourant la grand-mère, ce récit ouvre un monde parallèle à celui selon lequel la « grand-mère était décédée depuis longtemps, quand [eux, les cousins et cousines venaient] au monde[46] », information que le « cousin » n’ignore cependant pas.

Contrairement à l’exemple précédent, ce sous-chapitre à narration indécidable ne dénonce donc pas le caractère inventé des scènes de la vie des grands-parents, mais construit une complémentarité en leur offrant une clôture. Ce souci de cohérence indique l’identité du narrateur à la troisième personne, du jeune interviewer et du « cousin ». En effet, simple personnage dans ce récit détaché du sien, le « cousin » évoque toutefois cet épisode lui-même lorsqu’il projette de raconter sa visite à Rome à ses cousins et cousines lors d’une réunion imminente des quatre (voir S, p. 307). En attribuant ce récit qui clôt la biographie des grands-parents à un narrateur hétérodiégétique au lieu d’afficher son emprise sur le récit et d’assumer le rôle du narrateur au « je », le « cousin » semble enfin entrer dans sa propre histoire en tant que personnage, tel que l’avait annoncé Carl lors de leur rencontre. La visite chez sa grand-mère, créée entièrement par les mots, incarne alors ce pouvoir qu’ont les mots d’inventer une vie, qui s’oppose à celui de la détruire, comme le remarque le « cousin » à la fin de son récit en évoquant le calvaire — imaginé — de la « vieille », dont les cousins et cousines avaient si ardemment souhaité la mort (voir S, p. 307).

Des hommes : un glissement vers l’indicible

Si Spione et Hunter s’est laissé couler illustrent différents moyens pour combler le vide mémoriel et identitaire de ceux qui viennent après, Des hommes se consacre au phénomène situé en amont, soit au refoulement de souvenirs traumatisants qui occasionne un silence. Ce faisant, le roman de Laurent Mauvignier converge vers un centre indicible[47], le passé enfoui de la guerre d’Algérie, qui surgit quarante ans après les expériences traumatisantes qu’ont vécues les personnages principaux.

Structuré en quatre parties intitulées « Après-midi », « Soir », « Nuit » et « Matin », le récit des Hommes s’ouvre sur l’entrée de Bernard dans une salle communautaire, lieu de célébration de la fête des soixante ans de sa soeur, Solange. Bernard va y provoquer un scandale en offrant une broche très précieuse à Solange, que lui, « ce type qui vit au crochet des autres » (DH, p. 23) depuis son retour au village, n’a pu payer, selon sa famille, qu’avec l’argent volé à sa mère. Se rendant compte que les invités sont scandalisés, Bernard s’attaque sans motif apparent à Saïd Chefraoui, un invité et collègue de Solange d’origine maghrébine. Exclu de la fête, Bernard se rend ensuite à la maison de Saïd, y entre par effraction et terrorise ses enfants et sa femme avant d’être chassé par le père de famille.

Cet incident raciste et ses conséquences — à la fin de la soirée, les responsables du village décident de conduire Bernard à la police le lendemain matin — sont rapportés de manière rétrospective par un narrateur homodiégétique que le lecteur n’identifie qu’au fur et à mesure. Se fondant d’abord dans la posture collective du « on » des invités, il finit par se démarquer à la deuxième page du roman quand il annonce que c’est « après, bien sûr, une fois que tout aura été fini et qu’on aura laissé derrière nous la journée de ce samedi […] que moi aussi je reverrai chaque scène en m’étonnant de les avoir chacune si bien en mémoire, si présentes » (DH, p. 12).

La remémoration du scandale lors de la fête débute au futur (historique), ce qui semble annoncer la fatalité et l’inévitabilité des événements, du moins aux yeux du narrateur maintenant individualisé, Rabut, qui s’avère être le cousin de Bernard et de Solange. Le lecteur apprend notamment qu’en tant que conseiller municipal (voir DH, p. 48), Rabut est l’un des responsables du village. Se décrivant comme « membre des anciens d’Afrique du Nord » (DH, p. 48), il fait, ensuite, allusion à son service militaire en Algérie.

Par l’emploi du discours direct libre, ce récit de la journée fatidique rend non seulement difficile la distinction des énonciations du narrateur de celles des personnages autour de lui, mais brouille aussi celle entre parole prononcée et pensée tue. Ce dispositif occasionne un nivellement de voix lorsque Bernard interpelle Rabut, par exemple :

Sa voix soudain se taisant et s’écrasant dans un regard de mépris sur moi.
Alors, le bachelier. Avec sa bachelière.
Un rire. […]
Puis le silence.
Puis sa voix très forte qui est revenue de l’intérieur de lui pour faire peur, peut-être, mais surtout et d’abord pour Solange qui tardait à revenir, qu’est-ce que pouvait faire Solange dans cette cuisine,
C’est sa fête à elle et c’est elle qui est dans la cuisine et vous n’avez pas honte de la laisser tout faire dans sa cuisine, tas de fainéants, hein, le bachelier, qu’est-ce que t’en penses ?

DH, p. 41

Par ce procédé la parole s’impose immédiatement et sur le même plan que la narration dans laquelle elle fait intrusion, comme dans la vie de Rabut. Le brouillage s’intensifie lorsque Rabut a recours aux discours des autres afin de rapporter des épisodes auxquels il n’a pas assisté lui-même, tel l’intrusion de Bernard dans la maison des Chefraoui. Afin de raconter cette intrusion, il s’appuie sur trois récits successifs. Il relaie ce que le chef de police lui a raconté après avoir parlé à Saïd, qui, lui-même, avait rapporté l’entretien avec sa femme au policier. Ce faisant, le récit de Rabut fusionne les voix au lieu de départager les points de vue :

Elle avait seulement compris que quelqu’un venait d’entrer chez elle sans […] prévenir. […] Elle avait pensé tout de suite à son mari, puis s’était dit que non, ce n’était pas son mari.
Ce sont des choses qu’on sait d’instinct, qu’on devine, la présence d’un inconnu

DH, p. 59

Résultat d’une chaîne de communication, le récit de Rabut est marqué par la bivocalité du discours indirect libre qui véhicule aussi les émotions des personnages dont Rabut rapporte les récits. Plus particulièrement, il n’est pas possible d’attribuer la dernière phrase, transmise au temps présent du discours direct libre, à un sujet d’énonciation précis. Si l’on peut déceler dans de tels passages empruntant la voix d’un « on » collectif « la figure informée de celui qui en coulisses [sic] orchestre le récit[48] », soit le romancier, au niveau diégétique, cette affirmation pourrait tout aussi bien faire partie du récit « original » de Mme Chefraoui ou avoir été ajoutée par l’un des interlocuteurs. L’épanorthose dans cette dernière phrase traduit, dès lors, les émotions d’une instance indéterminée. Ce monologue polyfocalisant n’est pas flou sur le plan de la source de l’énonciation finale, mais sur celui de la source des énoncés amalgamés. L’omission des signes typographiques du discours direct et la superposition de voix illustrent que, submergé par les intrusions et les impressions des voix des autres auxquelles il est exposé, Rabut semble moins résumer la soirée que la revivre par la mémoire dans un récit qu’il peine à maîtriser. Ce faisant, son but n’est pas de restituer les faits de manière objective, mais de saisir l’impact des événements sur lui-même : « Enfin, non, ce n’est pas comme ça qu’il faut raconter. Pas comme ça que les choses me sont tombées dessus ni qu’il a fallu les affronter » (DH, p. 48).

Ce que Rabut doit affronter, ce sont des souvenirs enfouis que l’incident de la soirée fait resurgir. En effet, son récit est largement débordé par les souvenirs qui s’emparent de lui comme un « déluge » (DH, p. 91). Il ne peut pas arrêter le flot des mots qui dénoncent par exemple le manque de compassion de Bernard envers sa soeur morte en couches et méprisée par son frère parce qu’elle n’était pas mariée. Rabut ne dit pas à haute voix, cependant, qu’il avait été surtout offensé que Bernard, lui aussi un ancien appelé, n’ait accroché que des photos prises pendant la guerre d’Algérie dans sa maison, qu’il ait

osé les encadrer, les mettre au mur et les montrer, là, […] comme si c’était des photos de vacances, et ne rien m’en dire, à moi, moi qui l’avais pourtant vu si souvent là-bas et avec qui il avait partagé le — bon, disons, oser, sans rien en dire, accepter qu’on puisse des années après se retrouver tous les deux et laisser entre nous des photos sur les murs, des photos pour nous regarder nous taire

DH, p. 100

L’ellipse, signalée par le tiret, signale que l’évocation de ces photos fait surgir l’indicible pour Rabut, c’est-à-dire « une situation où le traumatisme intime rend impossible tout témoignage ou [fait] que le sujet parlant bute véritablement sur une faille du langage[49] ». Convergeant vers le non-dit de la guerre d’Algérie, le récit le dévoile enfin dans un détour narratif.

Une fois rentré à la maison après la fête gâchée, Rabut s’imagine la nuit que Solange passera, livrée aux images et aux mots de la journée, et conclut :

Alors, sûr que, comme moi, Solange ne dormira pas bien.
Elle entendra sa voix à lui, Bernard. Elle l’entendra comme moi je l’entends, comme on peut l’entendre et le voir en 1960, arrivant en civil au centre de recrutement de Marseille […]. On peut l’imaginer s’étonnant que le train soit très lent, qu’on ne soit pas prioritaires pour aller là où l’on va. Ça l’agacera vaguement, il n’aime pas la lenteur

DH, p. 119

Perdant graduellement l’ancrage dans l’ici et maintenant de la diégèse, le récit glisse dans le présent du départ de Bernard pour l’Algérie. Le « je » étant éclipsé de ce récit qui fait part des inquiétudes et des réflexions de Bernard, la partie « Soir » se clôt sur le son de la sirène du bateau qui annonce la traversée de la Méditerranée par Bernard. L’ouverture de la partie suivante, « Nuit », se fait in medias res. Le lecteur est catapulté dans la razzia violente d’un village algérien. Racontant la vie au poste où est basé Bernard, ce récit « algérien » rend ensuite présents les moments d’extrême ennui, mais aussi d’extrême horreur que les appelés vivent au cours de leur séjour en Algérie. Décrivant d’abord « les soldats » (DH, p. 133) d’un point de vue extérieur, il finit par se fondre dans ce groupe en embrassant tantôt le point de vue collectif d’un « on » ou, plus rarement, d’un « nous », tantôt le point de vue individuel d’un des soldats entourant Bernard. Ne constituant plus le centre de perception, Rabut est désormais un personnage secondaire évoqué à la troisième personne (voir DH, p. 155). Par là, cette partie du roman brise le pacte de lecture conclu qui reposait sur la supposition d’un récit des souvenirs de Rabut. Lors de ce « décrochage énonciatif[50] », qu’Alice Provendier identifie à l’introduction d’une « voix narrative […] insituable[51] » en reprenant l’expression de Dominique Rabaté, la parole est cédée à une voix du collectif. Cette voix, sautant d’un point de vue à l’autre, traduit la tentative d’un « nivellement de l’individu dans le collectif » que Stéphane Bikialo voit déjà dans l’emploi du pronom indéfini « ON d’amnésie collective[52] ».

Pour révéler enfin l’événement traumatisant refoulé, ce récit d’origine incertaine retrace la chaîne de circonstances qui a mené au drame liant Rabut, Bernard et un autre appelé, Février. En effet, la relation déjà tendue des cousins se complique lorsque les deux semblent être attirés par la même femme. Pendant une permission, ce mélange de vieille rancune, de jalousie et d’alcool provoque une bataille violente entre les cousins. Déclenchée par la voix « cassante, cinglante » (DH, p. 215) de Bernard demandant, « qu’est-ce qu’il a, qu’est-ce qu’il me veut, il veut quoi, le bachelier ? » (DH, p. 215), et la réponse de Rabut lui reprochant son manque de compassion à l’égard de sa soeur (voir DH, p. 219), cette bataille marque la transition entre les deux niveaux temporels de la diégèse, car l’instance narrative restitue l’action dans le présent en annonçant de manière proleptique :

Bernard, lui, à ce moment-là, il ne peut pas s’imaginer que quarante ans plus tard, disons, presque quarante, c’est ça, presque quarante ans, tant d’années, […] il ne peut pas imaginer ce saut dans le temps et, […] voir, ni même apercevoir cette nuit d’hiver où Rabut se réveille une fois encore en sursaut, parce que quelqu’un dans la journée aura dit le nom Algérie

DH, p. 222

Même si Rabut ne se souvient pas des détails de la bagarre (voir DH, p. 225), il a appris plus tard qu’elle a retardé le départ du convoi de retour au poste de Bernard et de Février, ce qui a permis une attaque du poste et un véritable massacre dont les trois se sentent encore responsables. Après cette révélation du noeud de culpabilité, le récit renoue avec le présent de l’insomniaque qui a « en lui cette voix qui ne sait pas se taire et murmure des souvenirs comme dans un champ de mines ou de ruines, des mots, des questions, des images, un amas compact et confus dont il ne sait pas tirer autre chose que la peur et le mal au ventre » (DH, p. 251).

C’est à l’aube que Rabut finit par assumer de nouveau la narration. Une fois levé, il arrive à regarder les photos qu’il a prises lors de son séjour en Algérie, des « [c]lichés au double sens du terme : photographies à la fois si nettes et illisibles[53] », qui lui font comprendre « qu’en Algérie [il] avai[t] porté l’appareil photo devant [s]es yeux seulement pour [s]’empêcher de voir » (DH, p. 258). Submergé par des souvenirs et indécis quant à Bernard, il part en auto. La partie finale du livre, « Matin », le met en scène dans sa voiture qui a glissé dans un fossé. Enfermé, Rabut se livre à un monologue dans lequel il confronte de manière consciente ses impressions de la fin de la guerre dans une sorte d’explosion d’images douloureuses. Ce flot de souvenirs semble avoir été libéré par un aveu : « ce qui me gêne, c’est qu’il [Bernard] est devenu ce que j’aurais dû devenir aussi si j’avais été capable de ne pas accepter des choses » (DH, p. 267). C’est cette prise de conscience qui lui permet aussi de prendre une décision : il n’ira pas « accompagner les gendarmes chez Bernard » (DH, p. 270).

L’histoire de Rabut, qui se déploie sur les différents niveaux du récit, manifeste le souci de cohérence tout à fait typique d’une mise en récit de la mémoire, dont la structuration narrative « confère [de manière rétrospective] une signification à des événements en identifiant leur […] apport à un résultat[54] ». En effet, l’attaque verbale de Bernard lors de la fête d’anniversaire de Solange — « Alors le bachelier » (DH, p. 41) — s’avère un double de la bagarre à conséquences tragiques vécue quarante ans plus tôt, ce qui expliquerait la résurgence des souvenirs. Sa prise de conscience pourrait ainsi correspondre au résultat d’un travail de remémoration et ce, d’autant plus que Rabut affirme : « on ne sait pas ce que c’est qu’une histoire tant qu’on n’a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s’accumulent » (DH, p. 270). Rabut semble ici décrire de manière autoréflexive le rapport entre son récit et le « récit algérien », mais leur lien incertain ne permet pas de déterminer dans quelle mesure il est conscient des faits racontés dans la partie du texte qui embrasse le point de vue de Bernard et de ses camarades. Qui a donc « soulevé celles [les histoires] qui sont dessous » ? Le glissement vers l’histoire de Bernard, à la fin de la partie « Soir », semble d’abord indiquer que c’est Rabut qui — tout en prêtant ses réflexions à Solange — s’approprie l’histoire de son cousin pour s’approcher de leur douloureux passé commun à l’aide de l’imagination. Une telle lecture mimétique expliquerait le choix de la troisième personne par la tentative de se détacher des événements traumatisants afin de les maîtriser. En effet, le « récit algérien » est caractérisé par la même omission des signes de ponctuation que celui de Rabut et le style elliptique d’une voix hésitante qui ne sait parfois pas « comment dire » (DH, p. 182, p. 216).

Même s’il emploie le présent d’une narration simultanée, ce récit tâtonnant rappelle alors constamment au lecteur qu’il s’agit d’une représentation narrative des faits. Par sa linéarité, cette représentation ne correspond pas à l’« amas compact et confus » (DH, p. 251) de la voix intérieure de Rabut. De plus, de multiples prolepses et commentaires témoignent de la vue d’ensemble d’une instance narrative qui fait preuve de connaissances dont Rabut ne dispose pas ou plus d’après son récit de mémoire. Cette instance ne connaît pas seulement les détails de la bagarre dont Rabut ne se souvient pas, mais évoque aussi, par exemple, de manière proleptique, une photo « que Rabut retrouvera au milieu de toutes les siennes [le matin], sans savoir comment elle est arrivée là » (DH, p. 198). Non seulement « exploration des cavernes de l’inconscient[55] », ce récit d’un passé traumatisant semble avoir de l’emprise sur tous les niveaux temporels. Il hante les appelés survivants — et surtout Rabut — depuis quarante ans et paraît exister sans emplacement et sans ancrage temporel dans l’univers fictionnel. La narration indécidable indique qu’il s’agit du récit impossible d’une mémoire collective par une voix « sans lieu réel[56] ». À l’aide de ce « lieu utopique » au sein de l’univers fictionnel, Des hommes raconte la présence d’une absence, celle d’un passé indicible qui se laisse néanmoins affronter.

Conclusion

Ce passé qui ne passe pas ne sous-tend pas seulement le roman de Mauvignier, mais aussi la mémoire collective française. De fait, le roman semble s’inscrire dans le mouvement d’une « sensation d’absence à une sorte de surabondance[57] » de la mémoire du conflit algérien, repérable entre autres dans des gestes politiques tels sa reconnaissance officielle en tant que guerre par le gouvernement français en 1999. Dévoilant ce qui est passé sous silence, Des hommes contient, toutefois, d’autres blancs, car le roman « semble se refuser à entrer “dans la psychologie de ceux qui tuent”[58] », se limitant à mettre en scène la culpabilité de ceux qui ne peuvent pas empêcher la mort, idée qui est aussi au coeur du roman de Judy Quinn. L’un des rares romans de la littérature québécoise à plonger dans la Deuxième Guerre mondiale[59], le récit d’un passé insaisissable s’y lit comme le rappel d’une guerre autrement oubliée, celle dans laquelle ont été engagés des marins canadiens. Spione joue, pour sa part, sur l’omniprésence de la Deuxième Guerre mondiale dans la mémoire collective allemande[60], qui fait en sorte que les petits-enfants y présument tout naturellement des explications au silence des parents. Se penchant presque automatiquement sur la participation du grand-père à la Légion Condor, ils la scrutent longtemps avant de considérer des motifs d’ordre privé.

Se positionnant de la sorte par rapport au discours mémoriel officiel, les trois romans soulèvent, de surcroît, des enjeux d’ordre théorique sur la mémoire. Bâtis sur le silence, ils scrutent l’insaisissable, l’imaginaire et l’indicible du passé à l’aide d’une écriture à indices qui perd, à un moment donné, son ancrage dans l’univers fictionnel. Ce faisant, la présence d’une voix « sans lieu réel », qui caractérise la narration indécidable dans Des hommes, se décèle aussi, par endroits, dans Spione, tandis qu’elle finit par s’identifier dans Hunter s’est laissé couler. Dans les trois cas, la question « qui parle ? » n’est soulevée que pour mieux mettre en relief les raisons et les conséquences du silence.

Si l’indécidabilité narrative s’avère passagère dans le roman de Judy Quinn, car le dernier récit du roman est finalement attribuable à la narratrice initiale, il n’offre toutefois pas de dénouement à l’enchaînement des points de vue. Ce faisant, l’agencement des récits de Hunter s’est laissé couler met en évidence les diverses couches sur lesquelles repose ce dernier récit qui met en fiction les informations recueillies par la petite-fille de Hunter. Le flottement temporaire souligne, dès lors, dans quelle mesure son récit est redevable à la mémoire des autres. Le portrait qu’elle dresse de son grand-père à partir de plusieurs angles reste toutefois flou et plein de taches blanches. Au lieu d’accepter l’insaisissabilité du passé et de l’Autre, comme la narratrice principale de Hunter s’est laissé couler, le narrateur de Spione a recours à l’imagination afin de raconter ses grands-parents, la narration indécidable marquant alors la fin d’un collectif. Si la construction d’une mémoire familiale par l’imagination avait soudé les quatre enfants, ce lien est rompu lorsque le narrateur adulte insiste pour poursuivre seul. Bien qu’il emploie souvent la narration au « nous » pour rapporter les épisodes que ses cousines et cousins et lui se sont racontés sur leurs grands-parents, des récits d’origine indécidable font intrusion dans son récit qui s’avère, du coup, ne parler qu’en apparence au nom d’une mémoire collective.

Alors que le retrait de la narratrice initiale de Hunter s’est laissé couler semble servir à laisser parler les voix du passé afin de ne pas se mettre au premier plan elle-même mais d’y placer son grand-père, dans Spione, le souci d’un récit de filiation cohérent liant le passé et le présent du narrateur prime clairement sur le désir de mieux connaître la vie des grands-parents. Les parties du récit d’origine non déterminées signalent alors l’emprise de l’histoire qui a accompagné le narrateur depuis l’enfance et dans laquelle il finit par se fondre car, au contraire du monde dans lequel il vit, c’est ce monde fictionnel qui semble combler son besoin d’appartenance et de filiation. Cette transgression des frontières de la réalité se fait en deux étapes. Se détachant d’abord d’une voix de la réalité qui fait intrusion dans son récit en dénonçant sa perte dans ses souvenirs inventés, le narrateur se représente, plus tard, en tant que personnage d’un récit temporairement indécidable, celui qui lui offre une explication sur le secret de sa famille qui se révèle être sa propre création.

Un souci de cohérence caractérise aussi le récit des Hommes. Seul des trois romans à dévoiler le mystère du passé, Des hommes repose sur un paradoxe relevé à l’aide de la narration indécidable qui sert à exprimer l’indicible et à traduire la hantise du passé. Grâce à ce procédé narratif, ce roman conçoit un récit assumé par une voix collective sans clarifier le rapport à celui du sujet remémorant initial. Ce récit flottant vers lequel glisse le récit de mémoire de ce premier narrateur incarne une mémoire collective virtuelle, voire impossible, qui ne peut se manifester, en réalité, que par l’entremise d’un sujet remémorant individuel, comme le laisse entendre la troisième partie du roman dans laquelle Rabut affronte consciemment son passé.

Hunter s’est laissé couler, Spione et Des hommes surpassent ainsi les enjeux de la sélectivité et de la subjectivité de la mémoire, enjeux phares du roman de mémoire, car les différentes formes de la narration indécidable ont ceci en commun de démontrer que même si le silence peut être individuel, la mémoire ne l’est jamais.