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L’acteur de cinéma fait l’objet d’une attention toujours plus soutenue : on approfondit l’anthropologie de la star, ou on étudie son importance économique ; on écrit ou réécrit des théories du jeu ; on redéfinit un genre cinématographique en tenant compte de l’adhérence des acteurs aux personnages propres à ce genre ; on multiplie les portraits artistiques d’interprètes pour mieux exposer la diversité de leurs méthodes ; on philosophe sur les représentations du corps, les clichés sexuels, l’imagination éthique, la projection politique, en prenant pour sujet tel type de jeu ou telle formule d’interprétation ; on repense le visage, le dos, la couleur, l’hystérie, l’improvisation, le rythme, la synchronisation, en suivant de film en film les gestes, les postures, les vitesses existentielles de telle actrice ou de tel acteur, etc. Les textes rassemblés ici s’inscrivent dans ce développement actuel des études cinématographiques, mais pour poser une question plus rare : quel rôle joue l’acteur dans le rapport du cinéma aux autres arts et aux autres médias ? Suivant sa logique propre et sa perspective particulière, chacun de ces textes se demande en quoi et comment cet agent de change ou d’échange qu’est l’acteur fait circuler des problèmes esthétiques, figuratifs, poétiques et poïétiques entre le cinéma, la peinture, le théâtre, la danse, la musique. Partant chaque fois de cas exemplaires, les auteurs font de la figure de l’acteur le schème d’une problématisation des filiations artistiques, des reprises médiatiques, des survivances figuratives, par lesquelles le cinéma pense concrètement son rapport aux autres arts et aux autres médias.

En quoi et comment l’acteur est-il l’agent de synthèse, l’objet de pourparlers ou le sujet d’une mésentente entre le cinéma et les autres arts ? Question plus rare, peut-être, mais qui a déjà une longue histoire : voudrait-on faire la synthèse des textes qui la scandent, ou le compte des chercheurs actuels qui la réécrivent, qu’on se condamnerait à une chronique qui ne satisferait que le juge en érudition ; optant plutôt pour le contrepoint, je ne convoquerai ici que deux figures qui, pour être presque ignorées dans le champ des études de l’acteur, n’en sont pas moins susceptibles de mieux faire entendre les cinq textes à venir.

Dans « Vedettes de cinéma », paru en 1923, Ricciotto Canudo écrit un chapitre important de cette histoire. Canudo, on le sait, pratiquait l’esthétique combattante de son temps, laquelle avait un double but : convaincre que le cinéma est un art nouveau et encourager le développement de cet art ; en dépit de certains faits accablants, démontrer que le cinéma est en droit ou en puissance le dernier des arts. C’est pourquoi son esthétique avait pour objet les films en tant qu’ils indiquent des tendances ou des vecteurs de développement d’une spécificité cinématographique. Son intérêt pour certains acteurs ou certaines actrices — Douglas Fairbanks, Lilian Gish, Sessue Hayakawa, etc. — est soutenu par la même logique : « l’engouement des foules pour l’un ou l’autre de ces hérauts de l’art septième vient de temps en temps nous faire réfléchir sur l’essence même de ce nouveau personnage proposé à l’enthousiasme universel » (Canudo 1923a, p. 298). En toute logique, si Canudo veut nous convaincre que le cinéma est « l’art et le langage les plus étonnants que l’homme ait pu créer pour multiplier sa vie », il doit faire la démonstration que la « vedette de l’Écran » est un « type humain nouveau » (p. 297) et que cette humanité nouvelle est inséparable du cinéma. Sa démonstration — inspirée des philosophies de Benedetto Croce, de Ralph Waldo Emerson et d’Arthur Schopenhauer — va comprendre trois étapes. Première étape : comme les autres arts, le cinéma lutte contre la mort des aspects et des formes de la vie, il a pour but de « fixer tout le fugitif de la vie » (1922, p. 161) et d’enrichir ainsi de différentes expériences esthétiques les suites de générations (p. 162). Canudo peut donc à bon droit écrire que le cinéma multiplie la vie de l’homme : en en conservant les aspects et les formes, il en déplie la diversité et en complique la différence. À ses yeux, le corps de l’acteur participe de cette même mémoire, qui détermine en partie son humanité nouvelle : c’est « la frénésie saine et bondissante » de Douglas Fairbanks (1923a, p. 299) qui complique son athlétisme athénien de la dynamique emballée d’un piston et fait de l’acteur américain un nouveau Grec (1920, p. 46). Deuxième étape : l’écraniste « voit la vie en lumières comme un peintre ou un statuaire, et en même temps la représente dans des développements rythmiques, réservés jusqu’ici seulement aux musiciens et aux poètes » (1923a, p. 297). Qui est cet écraniste ? C’était le cinéaste pour les uns, pour les autres le metteur en scène. Mais c’est aussi l’acteur, qui est à sa manière agent de synthèse des arts et qui, du coup, doit être dit représentatif « dans le sens émersonien et non dans le sens théâtral » (1908, p. 25). Pour Canudo comme pour Schopenhauer, chaque art est un degré d’objectivation de la volonté : l’architecture exprime la pesanteur et la résistance ; la sculpture exprime la vie humaine dans son rapport aux forces de la nature (une géographie, un climat, donc une race) ; la peinture a pour mission d’exprimer l’humanité dans le détail de ses caractères individuels, par lesquels la volonté se manifeste en états d’âme, en passions, en actions et réactions ; la poésie a pour but d’arracher ces caractères individuels à toute détermination spatio-temporelle pour leur permettre de développer toutes les conséquences qu’implique leur vitalité ; la musique va spiritualiser encore davantage cette volonté pour ne plus exprimer que la passion elle-même, sans sujet, sans objet. Par conséquent, si tel acteur fait sentir les forces de la gravité et si tel autre arrache le sentiment à l’action pour mieux l’autonomiser, alors on pourra s’autoriser de Canudo pour dire qu’ils ont, par le cinéma, repris tous les autres arts suivant la logique esthétique de l’un d’entre eux : Fairbanks l’architecte, Hayakawa le poète. Et ils seront alors représentatifs au sens émersonien : ils auront découvert et converti pour tous les autres hommes et femmes un matériau ou une force de la Nature ou de l’Esprit — et figuré ainsi une nouvelle possibilité de vie. Mais il faut encore montrer comment l’acteur opère à sa manière propre cette synthèse cinématographique des arts : troisième et dernière étape de la démonstration. C’est toute la différence entre l’acteur de cinéma et l’acteur de théâtre qui se joue ici. L’acteur de théâtre doit incarner dans son propre corps un personnage, s’il veut le projeter pour les spectateurs ; l’acteur de cinéma, lui, « exprime une image humaine » que d’autres fixent et projettent : l’acteur de cinéma produit des mouvements de l’âme que la pellicule imprime et que l’écran donne à voir (1921, p. 65). Impression et projection qui soumettent la psychologie à la rythmique et à la plastique du cinéma, et qui compliquent l’objectivation artistique de la volonté : parce qu’il est acteur de cinéma, Hayakawa est plus précisément poète et peintre en ce qu’il arrache le sentiment à l’action pour mieux l’autonomiser par les mouvements de l’ombre et de la lumière (1923b, p. 247) — il est alors pleinement écraniste, pour avoir inventé un Oriental d’écran.

À qui pointerait le doigt vers l’écran en disant : « C’est Greta Garbo », le juge en érudition, fort des dernières théories du signe iconique, de la perception et du dispositif, objecterait que sur l’écran il n’y a que de la lumière et de l’ombre, et non pas (malheureusement) Garbo en chair et en os (Cavell 1971, p. 44). À quoi son interlocuteur pourrait répliquer : bon, ça va, mais il y a tout de même là « un quelque chose humain, différent de tout ce que nous connaissons » (p. 55). Partant du fait qu’il nous est difficile de situer ontologiquement cette Garbo d’écran, Stanley Cavell allait ouvrir un nouveau chapitre de notre histoire interartiale et intermédiale de l’acteur (non sans réécrire à distance la mythologie de Canudo). C’est que cette étrange humanité de l’acteur est exemplaire ; elle permet de décrire dans son paradoxe éthique la différence photographique qui sépare le cinéma de la peinture : si le portrait peint de Garbo nous demande de juger de la ressemblance, sa projection cinématographique nous demande de reconnaître l’existence singulière de cette femme, et ce, dans la mesure où Garbo participe de sa propre présence photographique, de sa propre recréation sur pellicule ; elle est essentielle à la production de son paraître (p. 14). Une autre raison encore allait inscrire l’acteur au coeur de l’ontologie cavellienne du cinéma. Aux esthéticiens du cinéma — à commencer par Erwin Panofsky — qui déduisent les modes d’expression uniques et spécifiques du cinéma de ses propriétés matérielles ou technologiques reconnues, Cavell demande : qu’est-ce qui fait de ces propriétés les possibilités du moyen d’expression ? Sa réponse : faire de ces propriétés des possibilités d’expression, « c’est se rendre compte de ce qui leur donnera signification et importance — par exemple, les rythmes narratifs et physiques du mélodrame, de la farce et de la comédie américaine des années trente » (p. 61). Mais quel agent va permettre la reprise de ces formes esthétiques et poétiques léguées par les arts populaires de la scène ? Cet agent, c’est ce que Cavell appelle un type : « les types sont précisément ce qui porte les formes sur lesquelles les films se sont appuyés » (p. 63). Qu’est-ce qu’un type ? C’est ce « quelque chose humain » là-haut sur l’écran ; un certain genre de personnages, « non pas ce genre de personnages que crée un auteur, mais celui que sont certaines personnes réelles » (p. 58) ; un ensemble d’attitudes et d’attributs fixés non pas par la récurrence d’un rôle dans un corpus, mais par le retour de la physionomie individuelle et totale d’un être humain dans une série de films (p. 228). Un type, c’est encore cette sorte d’individualité à laquelle peut aspirer un être humain, car « ce qui fait de quelqu’un un type, ce n’est pas sa similarité avec d’autres membres de ce type, mais son existence bien nettement séparée des autres personnes », sa projection d’une manière singulière d’habiter un rôle social (p. 63), sa recherche propre d’une société ou d’une communauté hors ou à l’intérieur de la société dans son ensemble (p. 229). Par exemple : si l’on peut dire que Irene Dunne, Katharine Hepburn, Rosalind Russell, Barbara Stanwyck donnent signification et importance à la synchronisation de l’image et du son, ce n’est pas seulement par la vitesse spirituelle de leurs reparties, mais aussi parce qu’elles sont ce type même de femme qui permet au cinéma de reprendre à son compte un problème que fait d’abord entendre l’opéra : « les hommes veulent et ne veulent pas entendre la voix de la femme, savoir et ne pas savoir ce qu’elle désire et le fait qu’elle le désire, savoir et ne pas savoir ce qu’elle connaît des désirs des hommes » (Cavell 1994, p. 189).

Canudo et Cavell : ce ne sont là que deux exemples parmi d’autres, mais qui montrent à quel point les mouvements interartiaux et intermédiaux de l’acteur sont inséparables d’une problématisation anthropologique ou éthique. Entre cinéma et musique, cinéma et danse, cinéma et théâtre… et peinture, et poésie, l’acteur profite des interstices pour imaginer de l’humanité. Les cinq articles de ce dossier thématique sont sensibles à cette double face de l’acteur.

Le geste emphatique de la déploration est une configuration affective atteignant presque au statut d’universel de l’expression, qui traverse toute l’histoire des représentations (poétique, picturale, théâtrale, cinématographique) et qui est depuis toujours réinscrite au répertoire de tous les acteurs. Les minutieuses descriptions de Christophe Damour montrent comment, par l’intensification d’un mouvement sur place, tel ou tel acteur sait redonner à la déploration — dans un film épique des années 1920, dans un western des années 1970, tout autant que dans un film de gangsters des années 1990 — une force d’attraction. Non seulement l’acteur de cinéma en vient à donner à cette figure pathétique le pouvoir d’articuler des séquences, de ponctuer le texte filmique, de stratifier la représentation de son feuilleté archéologique, mais il entraîne aussi l’analyse filmique dans une anthropologie « théâtrale ». L’historienne de l’art Johanne Lamoureux, quant à elle, s’attache à un Brad Pitt iconologue, que son corps musclé mais trop athlétique, teinté d’un érotisme gay, engage presque malgré lui dans un jeu de redoublement partiel et partial du héros antique. Le film Troie (Troy, Wolfgang Petersen, 2004) et l’Iliade mettent l’acteur aux prises avec des difficultés d’adaptation propres au champ figuratif : comment peut-on montrer la douleur d’Achille à la mort de son compagnon Patrocle, et que peut-on en montrer ? La solution expressive et figurative proposée par Brad Pitt fait du chagrin d’Achille une intensification de sa colère légendaire, solution qu’on aurait tort de réduire à la simple conséquence d’une homophobie hollywoodienne, car elle a plus profondément à voir avec des difficultés de transport médiatique, auxquelles s’est déjà heurtée la tradition picturale : difficultés à figurer non pas les pleurs, mais le caractère démesuré du chagrin d’Achille, et à penser visuellement le lien entre les larmes et la force, sans entamer la beauté idéale du héros (et de la star). De telles difficultés, l’analyse de film en rencontre chaque fois qu’elle cherche à saisir l’image mobile de l’acteur ; ces difficultés peuvent alors la précipiter vers un dogmatisme théorique, ou bien alors lui imposer une conversion : produire des idées de cinéma par description, plus précisément encore par une forme d’ekphrasis. C’est dans cette direction que Cary Grant, James Cagney et Fred Astaire entraînent Christian Viviani, alors qu’il cherche à saisir les moyens par lesquels les trois acteurs isolent, accentuent ou modulent un geste expressif pour dépasser, à leur corps défendant, la représentation réaliste ou naturaliste, montrant comment, suivant trois programmes chorégraphiques, ils composent le plan (droite élancée chez Grant, ligne brisée chez Cagney, diagonale chez Astaire) et rythment le montage (décomposition par enchaînement de microgestes chez Grant, épuisement d’un seul et même mouvement suivant une série d’obstacles chez Cagney, prise de possession de l’espace par glissement chez Astaire). Qu’un acteur puisse déployer ainsi tout un régime cinétique et dynamique le rapproche de la musique… et du musicien. Non pas, comme nous l’apprend le musicologue Michel Duchesneau, parce que, faisant usage de la métaphore, on décalquerait le rythme actoral sur le rythme musical, par exemple, mais, plus profondément et plus concrètement, parce que les qualités expressives d’un acteur peuvent servir de principes poïétiques et esthétiques pour une pensée musicale. C’est ce que représente l’actrice Lilian Harvey pour le compositeur Charles Koechlin : carnet de notes et chronomètre à la main, mémoire photographique et passion amoureuse au corps, de textes en partitions Koechlin tire des mouvements, des lignes et des expressions de la star non seulement une théorie de la musique au cinéma (qui repense son caractère unificateur des matériaux filmiques et narratifs), mais aussi une pensée et une pratique compositionnelles qui dialoguent avec la Durchführung des Mahler, Bruckner et Strauss, ou la liberté formelle debussyste. En d’autres termes, l’acteur n’est pas qu’un médium de survivance des figures, il est aussi l’engramme d’une poïétique. C’est ce que montre Cynthia Baron, qui accompagne les acteurs américains des années 1930 dans leur migration des scènes de Broadway jusqu’aux écrans d’Hollywood : ils transportent avec eux non seulement un savoir-faire technique, mais aussi une conception du jeu qui a déjà franchi la distance qui sépare le réalisme psychologique du style pictural ; ils entraînent dans leur sillage non seulement des professeurs (de diction et d’analyse de textes), mais aussi des principes (principes de découpage et de montage des séquences d’actions, principes de structuration et de vectorisation des désirs et des passions, principes contrapuntiques d’écriture gestuelle et vocale) ; tous guidés par deux figures d’excellence du jeu théâtral, devenues modèles pour le cinéma, Alfred Lunt et Lynn Fontanne.