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Connaissez-vous Jacques Boulerice ? Si oui, ce ne sont pas les histoires littéraires ou les anthologies de la poésie actuelle qui vous auront renseigné sur son oeuvre. L’accueil qu’elles lui font est inexistant. Seul le très avenant Dictionnaire Guérin[1], que je sache, lui ménage une place ainsi que, bien entendu, le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, qui vise lui aussi à une honnête exhaustivité[2].

La reconnaissance publique du talent du poète est donc inexistante, ou presque. Pourtant, deux de ses recueils ont paru à l’Hexagone[3], et un autre avait été édité par Pierre Belfond à Paris[4]. Mais aucune récompense spécifiquement québécoise n’a été décernée à l’oeuvre. Or, après trente ans de publications qui ne comprennent pas que de la poésie, l’auteur vient de faire paraître des Poèmes choisis[5] qui devraient aider à réparer cet oubli.

La centaine de pages retenues représente environ le dixième de la production poétique totale. L’auteur a évidemment écarté les textes moins convaincants que les autres. De cette sélection il résulte un corpus homogène et propre à nous introduire dans un univers singulier, dont les qualités d’immédiateté et de franchise sont étonnantes. Voilà une parole humble et directe, qui sait émouvoir. Il est rare, en poésie, que l’expression brute du moi émerveille, rien qu’à afficher sa vérité tranquille. Jacques Boulerice parle beaucoup de lui-même, de ses proches, et pourtant on est aux antipodes du narcissisme. Il parle de son père forgeron, de sa mère éprise des mots et des chansons, d’autres membres de sa famille, avec une tendresse si vraie qu’il transfigure ce qu’il peut y avoir de convenu dans une telle rhétorique familiale. Je pense ici aux Songes en équilibre, de la très éminente Anne Hébert, qui, dans ce premier recueil, s’enlisait dans la sentimentalité facile en campant avec piété l’univers de son enfance. Même voix claire et droite, si l’on veut, que celle d’un Boulerice, mais sans la maîtrise, voire le génie que manifestera plus tard l’auteure du Tombeau des rois.

Le titre de l’anthologie personnelle de Jacque Boulerice donne une idée de la voie particulière qu’il emprunte : Je ne sais plus pourquoi je veille. Voilà un énoncé riche de sens, en particulier sous-entendus. Je veille : il peut s’agir, dans une acception tout à fait première, du refus obstiné du sommeil, ce qui nous introduit dans une mince circonstance dont la raison ne nous est pas connue. Mais veiller peut être une métaphore pour désigner une attention à quelque chose de plus vaste, au sens même du monde, de la vie : je ne sais plus pourquoi j’existe et reste attentif à la vérité des choses. L’énoncé est donc compatible avec deux ordres de grandeur, l’un qui est immédiat et concret, l’autre qui nous projette dans une vaste rêverie. Et l’on peut dire que tous les poèmes nous feront osciller d’un de ces types de compréhension à l’autre. Par exemple, les proches du poète, père et mère en particulier, sont à la fois des présences chères et bien matérielles, et d’énigmatiques sauveurs grâce à qui est reconduite la chaleur de l’enfance pendant toute la vie :

BIOGRAPHIE

Ce chèque en blanc payable au porteur

l’enfance du côté de mon père

jusqu’aux souffles sournois de la forge,

un pommier doux en pleine terre.

De peine et de misère noire

la survie d’une femme en fuite

dégagée du plomb des grisailles,

ma mère, sa peur endimanchée.

Qui m’ont laissé toutes les couleurs

à voir, à voir absolument.

116

Reproduit également en quatrième de couverture, ce poème présente une importance particulière. Il résume à sa façon, comme son titre l’indique, la vie de l’auteur tout en la rattachant aux deux figures majeures que sont les parents. Contrairement à ce qu’on trouve dans d’autres textes, comme les poèmes en prose des pages 105 à 109, des notations négatives sont associées à l’un et à l’autre — les « souffles sournois de la forge » liés au père, lequel se destinait primitivement au travail de la ferme (106) ; la « peine » et la « misère noire », la « peur endimanchée » en rapport avec la mère, dont le piano représente par ailleurs « le solfège élémentaire de [sa] vie jouée » (114). Les côtés sombres ne font que mieux ressortir la générosité des parents, qui vouent leur enfant à un univers illuminé de « toutes les couleurs ». Une telle vénération à l’endroit des auteurs de sa vie est chose rare en poésie et son expression laisse loin derrière, je le répète, les accents maladroits de la jeune Anne Hébert — à qui il faut évidemment reconnaître le mérite prodigieux d’être ensuite devenue celle que nous connaissons et admirons ! Certes, Jacques Boulerice n’atteindra pas les mêmes sommets, mais on peut lui savoir gré d’avoir donné à l’inspiration familiale et personnelle la beauté qu’il lui a conférée. Sa vie est un « chèque en blanc » dont il est le porteur, grâce au père, et l’enfance ainsi gratifiée revêt l’aménité d’un « pommier doux en pleine terre » — à moins qu’il s’agisse du père lui-même ? L’interprétation que je hasarde est peut-être erronée, car la poésie de Jacques Boulerice est simultanément simple et complexe, se déploie dans plusieurs directions ; mais n’est pas erroné ce climat du sens qui relie ensemble les êtres aimés et une nature offerte à une intime contemplation.

La nature : voilà bien, hormis les parents, les enfants, la femme aimée (119-120), les villageois qui peuplent les poèmes, voilà la multiple présence chaleureuse qui manifeste l’accord du poète avec le monde. Capable de conjuguer l’animé et l’inanimé, elle donne lieu, par exemple, à ce petit prodige de la pierre-oiseau, « une pierre brune et blanche avec des taches sous le ventre, une pierre qui marche sur de minces pattes […]. Un oiseau comme une pierre parmi les pierres du bord de l’eau, un oiseau qui balance sa queue sans cesse, un oiseau pressé, un oiseau nerveux. » (101) Rien de plus convaincant que cette vie grêle — animale et minérale à la fois — qui tremblote…

Ici comme ailleurs, le concret et l’imaginaire s’allient pour créer l’émotion, représenter quelque chose d’à la fois modeste et aligné sur une énigme plurielle. L’affinité végétal/chair humaine se manifeste de façon éclatante dans « Les os des arbres » :

Les os des arbres craquent quand

ils tentent de tendre la main,

de quêter le long des chemins,

givrés, glacés et gémissants.

Tous les arbres sous le verglas

sont en congé de maladie,

tristes lépreux que les gens fuient.

70

On ne peut pousser plus loin l’animisme, qui, des arbres, fait des êtres humains et dont le commentaire poétique impose la justesse, la pertinence.

Pour pénétrer un peu mieux le mystère de cette troublante simplicité, on lira l’excellente postface de Jean-François Dowd (127-136), lui aussi poète hors des voies communes.

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Les Acadiens sont un peuple francophone relativement homogène malgré leur dispersion sur plusieurs territoires anglophones. Par leur relative cohésion, ils peuvent ressembler aux Québécois — eux aussi guettés par l’effondrement linguistique et culturel. La mondialisation, devenue effrénée grâce aux modernes développements de l’informatique et de la communication, y contribue nettement. L’identité nationale est de plus en plus décriée, en particulier par les jeunes qui vivent en dehors de la référence au passé.

Mais on lira avec intérêt l’Anthologie de la poésie des femmes en Acadie, de Monika Boehringer[6]. Le livre établit une consonance dans un champ littéraire où l’on pourrait déceler surtout une disparité. Cette unité est la conséquence d’une éducation dont les bons effets se sont maintenus à travers les âges, mais aussi de la stabilité de certaines institutions, telle la maison d’édition Perce-Neige, qui a assuré la publication d’un bon nombre des livres présents dans l’anthologie.

Cela dit, l’unité est marquée à deux niveaux, comme le souligne bien le titre. Il y a, d’une part, la réalité acadienne, la plupart des auteures étant natives des diverses communautés concernées et partageant jusqu’à un certain point un langage poétique commun. L’esprit acadien est là. D’autre part, toutes ces poètes sont des femmes et elles se rallient très souvent à l’idéologie féministe, qu’elles pratiquent avec ferveur et/ou finesse.

On peut s’interroger sur le sens d’un projet qui allie féminisme et littérature nationale, mais il ne manque pas de précédents, notamment l’Anthologie de la poésie des femmes au Québec, de Nicole Brossard et Lisette Girouard[7] — c’est d’ailleurs Nicole Brossard, grande poète et féministe québécoise, qui signe la préface du livre de Monika Boehringer (9-11). Elle lui a en partie servi d’inspiration.

Compte tenu de la double tonalité, idéologique et nationale, du livre, c’est l’accomplissement littéraire, bien entendu, qui confère à celui-ci sa valeur. Or la poésie peut se réaliser de multiples façons, qui vont du lyrisme pur à différentes formes d’expression, marquées tant par le politique que par le social ou l’intime. On trouve toutes ces inspirations dans les textes des vingt-sept poètes.

Matériellement, les contributions varient entre deux pages, dans le cas des oeuvres peu développées (d’apparition récente ou de peu de titres), et plus de quinze pages, pour les plus considérables. Les mieux représentées sont celles de Dyane Léger (vingt-deux pages), d’Hélène Harbec (dix-huit pages), de Rose Després et de France Daigle (treize pages), de Georgette Leblanc (dix pages), et d’Antonine Maillet, de Martine L. Jacquot et de Judith Hamel (neuf pages). Dans cette liste, on n’aura guère rencontré de noms célèbres sauf ceux d’Antonine Maillet, connue internationalement pour ses romans et son théâtre, et de France Daigle, dont la réputation s’est étendue au Québec.

L’anthologie couvre d’abord la période des débuts, illustrée par quatre noms seulement si l’on inclut Antonine Maillet (née en 1929). Joséphine Duguay (1896-1981), en communauté Soeur Marie-Augustine, fait entendre les accents de la patrie et de la religion, mais aussi de la nature, et s’en prend allègrement à Albert Lozeau, qui, dans un poème satirique, s’était moqué des « jeunes filles ». On peut saluer ici les premiers accents du féminisme littéraire en Acadie !

Les deux poèmes d’Antonine Maillet sont des exceptions dans son oeuvre, qui est entièrement rédigée en prose. Malgré des traces de cette orientation, ils ne manquent pas de mordant lyrique, en particulier La complainte du soldat inconnu, dont le début semble faire écho à une célèbre chanson de Boris Vian : « Merci, M. le Président, pour tant d’hommages à ma flamme,/pour le salut militaire, mon général, pour la couronne. » (66)

L’on peut classer les poètes que rassemble l’anthologie selon les diverses décennies qui séparent 1940 de nos jours. Depuis Édith Butler (née en 1942) jusqu’à Monica Bolduc (née en 1992), des groupes sensiblement homogènes de poètes se succèdent, à raison de six ou sept pour les années 1940 et 1950, puis de trois pour les décennies suivantes. Bien que superficiel, cet examen laisse apparaître un certain déclin, malgré la fécondité de plusieurs poètes récents, comme si l’année 1960 marquait le début d’une résorption de la vitalité poétique — ou littéraire — acadienne.

La poésie d’Édith Butler, célèbre auteure-compositrice, est constituée de paroles de chansons, ce qui confère aux textes une ingénuité particulière. Il arrive souvent que les poèmes réunis dans l’anthologie aient une provenance plus folklorique que littéraire, ou soient inspirés de la quotidienneté la plus immédiate.

Angèle Arsenault (née en 1943) livre un vibrant éloge des « femmes libérées » (73) qui semble aller tout à fait dans le sens du féminisme, mais qui rejoint le sentiment national le plus poussé puisque ces femmes sont Marguerite Bourgeoys, Mère Marie d’Youville, Madeleine de Verchères et Jeanne Mance… Tradition et modernité composent alors un bizarre amalgame.

Toujours dans la décennie des années quarante, Annick Perrot-Bishop, née en 1945 au Vietnam puis ayant vécu en France avant de se fixer à Saint-Jean, Terre-Neuve-et-Labrador, propose sans doute les poèmes les plus limpides, les plus inspirés de toute l’anthologie. Ils célèbrent délicatement la fluidité de l’existence :

Une fine clarté effleure mon front

ou est-ce un son qui plisse ma peau ?

pourquoi trembler alors que la douceur coule

en humides caresses ?

79

Au printemps, je boirai à la tendresse des eaux.

Me blottirai dans le vacillement de l’herbe. Voltigerai

dans l’humeur bleue du vent. M’endormirai parfois

au bord d’une larme. Pour m’éveiller, le coeur

blanchi de sel, les mains creusées d’absence. Alors,

j’embrasserai la légèreté de l’ombre. Cette louve

apprivoisée qui me conduira vers la senteur

de l’humus où s’enracine le ciel.

82

Dans l’éclaboussure d’un champ. Rouge

l’horizon s’enchante. J’appelle ton nom. Poignard

dans l’air coupant.

83

L’éloquence parfois véhémente ou la fantaisie de plusieurs des textes, signés de Dyane Léger, de France Daigle et d’autres poètes localement réputées telles Georgette Leblanc et Emma Haché, rendent compte de l’âme collective, en particulier de la sensibilité féminine faite de courage et de générosité. On rencontre des éclats de sens semblables à ceci : « Mon coeur est un vieux ciel./Trop grand pour être accroché à la mamelle de la Vie » (Dyane Léger, 167). La famille — parents et enfants — est souvent évoquée, parfois en termes macabres :

six pieds sous terre

roulent à tombeaux ouverts

les os de mon père

les cendres de ma mère

Pauline Dugas, 181

Chose étonnante, cependant, l’amour pour le partenaire masculin est un thème presque absent. Le « toi », très rare, est souvent une apostrophe de la poète à elle-même, ou à une amie.

Autre sujet d’étonnement, soit dit en passant : les éditions Perce-Neige respectent scrupuleusement les règles de la nouvelle orthographe (que manifeste surtout l’absence d’accent circonflexe sur bon nombre de mots : « coute que coute », « le gout », « aout », ou du redoublement de certaines consonnes comme dans « morcèlement »). L’usage de cette orthographe n’est pas encore répandu au Québec.

Pour conclure, je dirai que cet ouvrage donne une idée attrayante d’une littérature et, plus précisément, d’une poésie vivante et riche, que le féminisme rend à l’occasion provocante, comme dans ce poème de Monica Bolduc :

Tu vas être belle ou « The twisted code of women »

Sois plus féminine

Tu vas être belle

Maquille-toi, beaucoup

Mets du cache-cerne

Du fond de teint

Du eye shadow

Du crayon noir

Du mascara

Enwèye mets-en du blush

234

La féminité, ce serait donc le contraire volage de la rigueur féministe ? On peut en douter ! Être féministe ne suppose pas l’abdication de la féminité. Voyons plutôt ici une ironie proprement poétique, du genre de celle qui est sous-jacente à plusieurs des textes de l’anthologie.