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Née en 1975 dans les milieux portoricains de New York et popularisée quelque dix années plus tard sous sa forme compétitive actuelle par le poète Marc Smith, la pratique poétique du slam (poetry slam) s’est répandue très rapidement à travers le monde[1]. Dès la fin des années 1990, nous étions déjà bien loin des premiers concours de poésie orale à Chicago, alors qu’on comptait plusieurs centaines de poètes performeurs qui, dans des langues aussi diverses que l’anglais, le français, l’allemand, le mandarin et l’arabe, interprétaient devant public leurs propres textes rédigés à grands traits à l’avance ou simplement improvisés. Inspirés par ces premiers tournois de poésie orale aux États-Unis, dont la rencontre cruciale du National Poetry Slam à San Francisco en 1990, les slameurs continuent de s’affronter aujourd’hui par équipes, à la manière des ligues d’improvisation, et dans des compétitions individuelles sur une multitude de scènes théâtrales et musicales. Ayant pénétré progressivement le circuit des festivals et les milieux de l’éducation et de la culture, le slam a grandement renouvelé l’intérêt pour la poésie orale, la lecture publique et le chant poétique.

Dans les contextes québécois et canadien-français, auxquels notre article renverra plus précisément, nous serons à même de constater que l’esthétique du slam continue de s’inspirer, par ses partis pris formels et sa prise en charge de la sphère publique, d’une riche tradition de la récitation poétique communautaire remontant au xixe siècle pour ce qui est de la chanson surtout, et au tournant des années 1970 en ce qui concerne la poésie orale. Bien que les slameurs québécois cherchent aujourd’hui à se distinguer de leurs prédécesseurs des Nuits de la poésie (1970), il est évident, comme le montre Jean-François Caron, que les pratiques de l’oralité auxquelles ils font appel appartiennent plus largement à certaines constantes de la prise de parole au Québec[2]. Chantal de Grandpré ajoute d’ailleurs que l’étude de l’oralité en littérature ne peut reposer sur les mêmes paramètres historiques en France et au Québec : « si la poésie contemporaine française s’est beaucoup désoralisée, au Québec, l’oralité est toujours demeurée une valeur vive, constituant, entre autres, sa tradition poétique[3] ». C’est cette « valeur vive » de la voix qui nous semble continuer de marquer les pratiques de l’oralité dans la poésie québécoise. Dans les pages qui suivent, nous présenterons d’abord une vue d’ensemble du mouvement slam au Québec et au Canada depuis le tournant des années 2000, pour ensuite porter notre attention sur certaines voix emblématiques de la poésie slam dans la région frontalière de Gatineau-Ottawa (Québec-Ontario français), région qui nous semble bien représenter le dynamisme des pratiques orales dans les cultures francophones du Canada à l’heure actuelle.

Un nouvel univers symbolique ?

Alors que plusieurs poètes slameurs optent assez rapidement pour la publication de leurs oeuvres sur Internet ou en format livre, force est de constater que la poésie orale contemporaine constitue en soi une part considérable de la production littéraire, surtout en région et dans les sociétés minoritaires. N’étant pas soumise aux procédures d’évaluation et de production qui ralentissent l’échéancier de publication des oeuvres et détachent le poète de son public, la performance slam suppose une incarnation immédiate de la parole et une liberté d’expression quasi totale dont ne peuvent généralement bénéficier les artistes du livre et de la chanson. En outre, la poésie orale actuelle permet de refléter plus facilement certains phénomènes identitaires, comme la diglossie, les parlers vernaculaires et l’hybridité linguistique. Dans une brève étude qu’elle publiait en 2009, Corinne Tyszler soulignait que la poésie slam peut entraîner une refonte de l’univers symbolique de la langue : « Les rappeurs et les slameurs infligent ainsi des torsions, des brisures à la langue française, qui nous obligent du même coup à ne pas oublier que la langue appartient à tous ceux qui la parlent[4]. » Nous verrons que chez certains slameurs, issus de communautés minoritaires ou diasporiques, la performance scénique vise précisément à reproduire la langue parlée au quotidien avec tous ses effets de mixité et d’hyperbole. S’il est vrai que, par son recours à des textes rédigés au préalable, le poète slameur reste largement tributaire des structures de l’écriture versifiée et de la poésie chantée, il n’en est pas moins vrai de dire que le slam dépasse largement l’expérience de la lecture publique. Il convient donc de reprendre la distinction très utile entre l’oralité et le parlé proposée par Chantal de Grandpré dans son article s’intitulant « La poésie comme parole », où elle dénonce certaines conceptions contemporaines de la poésie orale : « de la même façon qu’on continue de l’opposer à l’écrit, comme si l’oral précédait l’écrit, on continue de confondre l’oralité avec le parlé au lieu de voir que l’oralité est un rapport au parlé[5] ». En effet, le slam, non plus que la poésie orale des années 1970, ne peut être une simple transcription du français parlé. Il se présente plutôt comme une « écriture du parlé[6] », une parole, répondant à des exigences esthétiques et institutionnelles précises. La poésie slam est donc une construction culturelle de l’oralité (elle n’est pas un « parlé ») et, bien qu’elle vise la spontanéité sur scène, son déploiement en tant que parole agissante reste malgré tout de l’ordre du spectacle.

La métaphore de l’affrontement sportif sert depuis l’origine à structurer le spectacle de poésie slam et à inscrire l’interprétation orale des textes poétiques dans une logique du tournoi et de l’émulation qui était absente des récitals de poésie plus conventionnels[7]. Comme le notent la plupart des sites Internet où s’affichent les différentes équipes de slam, l’appropriation du vocabulaire sportif à des fins artistiques a constitué en soi une forme de subversion et de résistance aux discours dominants dans la société médiatique nord-américaine. L’historique que propose sur son site le collectif français Slam Tribu, par exemple, rappelle le caractère fondamentalement compétitif du spectacle de poésie orale et ses liens, comme pour le sport, avec les milieux urbains : « Joute orale poétique, véritable espace de liberté d’expression, la scène slam rassemble […] la crème sportive d’une poésie nouvelle. Les feuilles et les stylos ont remplacé les haltères, les micros ont remplacé les protège-dents et les protège-tibias[8]… » À chaque ville, donc, son équipe de slameurs et ses arènes où la poésie se donnera en spectacle par la voix même de ses poètes. Cette structure compétitive des pratiques du slam impose en revanche la formation de réseaux nationaux et transnationaux aujourd’hui bien établis qui permettent la coordination entre les équipes.

Au Canada, le slam fait irruption dans les bars et cabarets urbains dès le milieu des années 1990, alors que se forme d’abord la Vancouver Poetry House (en 1996) et que s’impose assez rapidement le Canadian Festival of Spoken Word à Ottawa, événement multilingue annuel très axé sur les collectivités minoritaires, et notamment sur la poésie autochtone. Au Québec, la création d’une équipe montréalaise de slam (Slamontréal) en 2006 et de regroupements semblables à Québec (SlamCap), Trois-Rivières (Slam Mauricie, hôte du Grand Slam de 2012), Rimouski (Slam Rimouski) et Gatineau (SlamOutaouais) marque l’arrivée d’une importante génération de slameurs rassemblée autour des figures médiatiques de José Acquelin, Éliz Robert, Queen Ka, Guy Perreault et Mykalle Bielinski, entre autres. Dès 2006, le Festival du texte court de Sherbrooke rassemble poètes oraux et chansonniers de tous âges autour de scènes temporaires et de lieux publics dans une série de spectacles fortement marqués par l’intermédialité et l’action communautaire. C’est en 2012 qu’est ensuite fondée dans cette même ville la Maison des arts de la parole, dont le mandat d’abord réservé au conte traditionnel s’est élargi pour inclure aujourd’hui l’ensemble des pratiques de la « parole partagée ».

Dans la région de la capitale canadienne, les slameurs anglophones ou bilingues se présentent sous la bannière du Capital Slam Collective, tandis que certains poètes franco-ontariens préfèrent plutôt se joindre à leurs collègues de Gatineau et de la région québécoise de l’Outaouais. C’est d’ailleurs par le biais d’une découverte de ces poètes frontaliers de Gatineau et d’Ottawa que nous tenterons de mieux saisir dans les pages qui suivent l’esthétique de la poésie slam et son recours à des conceptions exacerbées de l’espace urbain et des lieux frontaliers. Si le slam n’a cessé d’évoluer au cours des dernières années vers des formes plus établies et plus modérées du spectacle festivalier, il n’a jamais quitté le terrain de la contestation identitaire qui a donné naissance à ses manifestations les plus audacieuses.

Poésie orale et militantisme

En effet, l’émergence du slam aux États-Unis, en Afrique du Sud et dans certains pays européens comme l’Allemagne ou la France permet aux groupes marginalisés d’exprimer ouvertement leurs revendications sur la place publique, alors que ce type de récitals devient rapidement un point de convergence pour tous les militantismes politiques et sociaux. Depuis ses origines dans les bars et cafés fréquentés par la minorité portoricaine aux États-Unis, le slam continue d’être fortement lié à la défense des identités culturelles, génériques et linguistiques, notamment chez les peuples autochtones et dans les communautés minoritaires ou diasporiques. Il n’est pas étonnant, par exemple, que, délaissant graduellement le livre, la poète innue Natasha Kanapé Fontaine (de son nom autochtone Ishinakuan Pakushenitanum) se soit jointe plus récemment au mouvement slam, car la présence de l’écrivaine sur la scène publique et médiatique semble répondre à l’urgence de dénoncer les inégalités sociales et la dépossession identitaire et territoriale auxquelles font face les communautés innues[9]. On notera également l’ampleur inégalée de certains festivals récents, notamment le Women of the World Poetry Slam, où se sont rassemblées plus d’une centaine de slameuses en mars 2014 à Austin (Texas), et, au même moment, dans une dizaine de villes du Maroc, le Festival étrange de slam et musique, réunissant une vingtaine de poètes oraux du monde francophone, parmi lesquels figurait le slameur français Fabien Marsaud (mieux connu sous le nom de scène de Grand Corps Malade).

Bien qu’il se réclame d’une rupture radicale avec les pratiques traditionnelles de diffusion de la poésie, le mouvement slam emprunte largement aux grandes esthétiques de la contestation ayant cours en Europe et en Amérique dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cependant, sur de nombreux plans, le slam appartient d’abord à la culture américaine du spectacle. Il constitue à l’échelle occidentale une exportation culturelle états-unienne au même titre que la chanson populaire, le rap et le hip-hop, auxquels il emprunte d’ailleurs certaines configurations. De nombreux slameurs se situent à la frontière de la culture populaire et de la poésie traditionnelle. Si le mouvement slam a pu trouver au sein d’autres cultures, parfois fortement minoritaires, un terreau favorable, c’est que sa diffusion s’accompagne d’un ensemble de préoccupations plus vastes et plus profondes sur la transmission des traditions orales, fracturées et même annihilées par le colonialisme, les migrations forcées et les guerres. En ce sens, la résurgence des pratiques de l’oralité et du spectacle en poésie contemporaine ressort bel et bien au champ politique. Enno Stahl note que le slam américain naît, au tournant des années 1990, du sentiment d’aliénation ressenti fortement au sein de communautés marginalisées et sans pouvoir, comme celles des Afro-Américains, des Latino-Américains, et des gais et lesbiennes[10].

Aux États-Unis, le slam constitue en outre un avatar des nombreux récitals de poésie qui sont organisés régulièrement sur les campus universitaires depuis le début des années 1950. Lesley Wheeler fait remarquer, dans un chapitre de son ouvrage consacré à l’histoire des récitals de poésie orale dans ce pays, que les premiers slameurs se sont largement inspirés des poètes de la contre-culture qui fréquentaient tous le circuit universitaire pour y faire entendre leurs textes de vive voix[11]. Cependant, les formes plus récentes de la poésie orale américaine insistent sur la matérialité de la parole en tant que son et rythme, et sur le corps comme élément central de la performance poétique. Elles supposent aussi un lieu de sociabilité où la voix unique du récitant pourra être accueillie et rendue signifiante au-delà d’elle-même par la présence de spectateurs réunis dans le cercle provisoire de la parole partagée. C’est pourquoi en Amérique du Nord le slam reste fortement lié aux mouvements de contestation étudiante, et son effet de nouveauté ne résulte pas nécessairement de son langage expérimental, selon Wheeler, mais plutôt du conflit intergénérationnel sur lequel il s’appuie plus ou moins explicitement[12].

La scène québécoise du slam ne fait pas exception. Elle puise en effet aux discours sociopolitiques qui motivent les pratiques de la poésie orale partout en Amérique du Nord. Dans sa défense enthousiaste du mouvement slam parue dans le magazine Québec français, Anne Peyrouse, elle-même écrivaine, souligne d’ailleurs à plusieurs reprises la nécessité de l’engagement social au sein des pratiques du slam : « les poèmes dits reflètent souvent l’urbain, ils traitent des problématiques de la ville et du “je” qui vagabonde dans cet environnement parfois inquiétant et injuste. Le slameur revêt souvent une cause sociale, parle d’injustice et de frustrations, exprime la révolte ou la déception[13] ». Délaissant le nationalisme, le slam québécois et canadien-français s’attachera plutôt à construire une subjectivité rebelle, en marge des discours politiques dominants et des préoccupations économiques mondiales.

Gatineau-Ottawa : slam sans frontières

Dans sa thèse sur l’histoire de la poésie orale au Québec, Paul Fraisse retrace les premiers spectacles de slam à Montréal en 2004 et note la réticence des premiers groupes de slameurs québécois à l’idée d’adopter le modèle sportif du tournoi. Inspiré plutôt par les Nuits de la poésie et par le mouvement Spoken Word, le slam québécois gravite d’abord autour des milieux littéraires et cherche à établir, selon Fraisse, une certaine continuité avec le passé, car la distinction entre écriture et oralité ne semble pas opérer de la même façon qu’en France ou aux États-Unis. Ce chercheur souligne ainsi que des poètes oraux très importants, comme Marjolaine Beauchamp et Jean-Sébastien Larouche, ne dépendent pas du tournoi de slam pour diffuser leurs textes[14].

Cependant, si le mouvement slam parvient à s’établir en dehors de Montréal après 2006, c’est par la formation d’un réseau de concours régionaux et nationaux qui permet de recruter un très grand nombre de participants issus à la fois des milieux littéraires, musicaux et médiatiques. C’est ainsi que Marjolaine Beauchamp, l’une des poètes les plus intéressantes du slam québécois, découvre en 2008 un premier réseau de spectacles de poésie slam dans des lieux aussi improbables qu’un dépanneur ou un bureau de poste du centre-ville de Gatineau dans l’Outaouais québécois[15]. En effet, SlamOutaouais, fondé et animé par Pierre Cadieu, avait mis en oeuvre en 2008 les premiers tournois de slam dans cette région de l’ouest du Québec, à l’instar d’initiatives semblables dans la région d’Ottawa, du côté ontarien de la frontière. Fondé en 2004, le Capital Poetry Collective avait été à l’origine de tournois de poésie orale dans l’esprit du mouvement anglophone Spoken Word. De part et d’autre de la rivière des Outaouais, les scènes artistiques et littéraires fonctionnent souvent en vase clos. Toutefois, l’importante communauté franco-ontarienne d’Ottawa sert parfois de trait d’union et de lieu d’échanges entre les institutions anglophones et francophones dans les deux provinces. En dépit de la frontière géopolitique qui tend à dédoubler les infrastructures culturelles et ainsi à fragmenter la production des spectacles, artistes, poètes et producteurs, tant franco-ontariens que québécois, circulent entre les différentes institutions et les divers lieux de diffusion mis à leur disposition.

Il faut dire que, du côté franco-ontarien, les concours et spectacles de slam ne se sont pas développés de façon aussi spontanée. Il est clair que, faute d’institutions et de scènes communautaires, certains slameurs francophones ont choisi dès le début de participer à des événements organisés par les équipes anglophones d’Ottawa. Cependant, dès le milieu des années 2000, les administrateurs scolaires et agents de développement culturel montrent un intérêt nouveau pour le concours de poésie orale. Tandis que le mouvement slam avait pris forme à Gatineau dans des lieux impromptus et inusités, sa contrepartie franco-ontarienne, ne bénéficiant pas d’un milieu urbain homogène sur le plan linguistique, était donc assez rapidement prise en charge par les groupes d’action communautaire et le milieu scolaire. En effet, les dirigeants de ces institutions, fortement préoccupés par la désaffection identitaire et l’anglicisation des jeunes Franco-Ontariens, voient alors dans la performance slam une stratégie destinée à mobiliser les artistes de la relève pour les amener à assumer pleinement leur langue et leur identité publique.

Le développement du mouvement slam francophone à Gatineau et à Ottawa révèle donc deux modèles de prise en charge de la poésie slam. Alors que, sur la rive québécoise, le partage souhaité du texte poétique, incarné devant un public par son auteur même, semble plus facilement réalisable et en quelque sorte plus naturel, le slam franco-ontarien s’est plutôt défini comme un spectacle de participation, certes, mais devant un auditoire prédéterminé dans le cadre de projets d’animation scolaire et communautaire. En marge de cette institutionnalisation (certains diront cette domestication) par l’école du mouvement slam, un certain nombre de poètes franco-ontariens se sont toutefois fait entendre à intervalles réguliers depuis plusieurs années dans des lieux publics d’Ottawa et de Gatineau.

En outre, en littérature franco-ontarienne, la question de l’oralité est omniprésente depuis le début des années 1970, à la fois comme stratégie textuelle et comme mode de diffusion de la littérature dans une société appauvrie sur le plan institutionnel. Si l’on a abondamment commenté depuis plus de trente ans l’importance de la notion d’oralité dans les domaines de la poésie et du théâtre franco-ontariens[16], les chercheurs ont toutefois beaucoup moins insisté sur les formes plus particulières de la performance slam, dont on peut néanmoins recenser des exemples à Ottawa, à Toronto et à Sudbury. Ainsi, dans la capitale canadienne, il faut certainement parler d’un réseau assez souple de poètes urbains et de slameurs autour de très jeunes auteurs comme Oni (Ingrid Joseph), Marie-Charlotte Aubin, Éliz Robert, Mehdi Hamdad, Brigitte Fontille et plusieurs autres performeurs franco-ontariens ou appartenant à des communautés immigrantes francophones. Cette poésie présentée sur les scènes informelles de quelques cafés d’Ottawa est bilingue, dominée par les femmes, et elle n’est pas étanche sur le plan régional puisqu’elle inclut des poètes vocales québécoises de l’Outaouais comme Marjolaine Beauchamp et Lise Careau.

Rendre compte de l’histoire de la poésie orale dans la région de l’Outaouais, c’est d’abord évoquer le rôle essentiel joué de chaque côté de la frontière par les Cuisines de la poésie, animées par Robert Dickson à Sudbury au milieu des années 1980 d’une part, et d’autre part par les Lundis de la poésie, soirées mensuelles fondées en 1997 par Lise Careau à Gatineau. Bien que l’initiative des Cuisines de la poésie se soit limitée aux régions excentrées du Nord ontarien, son impact sur l’ensemble de la production littéraire franco-ontarienne a été très important. Ces soirées de lecture de poésie dans des lieux insolites ont permis de construire la littérature franco-ontarienne contemporaine en grande partie sur les bases de la performance orale, scandée et le plus souvent accompagnée de musique. Pour Robert Dickson, de telles stratégies de diffusion répondaient aux besoins particuliers d’une communauté franco-ontarienne privée d’accès au livre en français. Il n’est donc pas étonnant qu’une telle formule d’intervention publique du poète en situation minoritaire se soit implantée sous diverses formes, par le biais des festivals de la voix et des salons du livre[17], vers d’autres régions de l’Ontario français et éventuellement de l’Outaouais québécois, où le récital de poésie et le slam prennent forme autour de la figure centrale de Lise Careau.

Originaire de Sturgeon Falls, près de Sudbury, Careau s’installe à Gatineau vers la fin des années 1960 et devient rapidement une animatrice incontournable de la poésie orale dans la région de l’Outaouais québécois. Réunissant au Café Van Gogh, puis au Café-bar Le Troquet du Vieux-Hull, les poètes et slameurs de toute la région et ouvrant cette scène à de nombreux auteurs émergents, les Lundis de la poésie (1997-2008) ont permis de créer un véritable réseau de poésie francophone dans la région et de jeter les bases de ce qui deviendrait plus tard le collectif SlamOutaouais. En 2005, Careau produit elle-même un livre audionumérique dans lequel sont regroupés les nombreux poèmes présentés au cours des années sur les scènes outaouaises. Commentant sa décision d’enregistrer et de publier ces textes à compte d’auteur, Careau fait remarquer que peu d’éditeurs auraient alors accepté de prendre le risque de produire sur support numérique un recueil de poésie orale : « C’est tout nouveau, la littérature orale, et le projet aurait pris trop de temps à se réaliser », explique-t-elle dans un entretien au journal Le Droit[18]. Or, dès 2010, l’action des premiers slameurs de l’Outaouais dépasse largement les limites de la région. Plusieurs d’entre eux, dont Lise Careau elle-même, Pierre Cadieu et Marjolaine Beauchamp, joueront un rôle central dans l’institutionnalisation des réseaux de poésie slam au Québec et dans la diffusion sur divers supports des textes destinés à la performance orale.

Slam et médiatisation de la scène

Sous l’impulsion de Pierre Cadieu, les éditions Vents d’Ouest, établies à Gatineau, publient ainsi en 2010 la première anthologie de poésie slam au Québec[19]. Ce livre, préfacé par Marc Smith et accompagné de fichiers mp3 disponibles sur le site Internet de la maison d’édition, permet alors de faire connaître de façon plus formelle dans les médias conventionnels le fonctionnement des tournois de slam à l’échelle nationale et internationale et de diffuser les textes de cinquante auteurs jusque-là largement passés sous silence. Slam poésie du Québec, il faut le préciser, s’adresse en premier lieu aux élèves des écoles secondaires chez qui Pierre Cadieu, lui-même éditeur scolaire et enseignant, souhaite susciter le goût de la scène de poésie orale. Cependant, l’anthologie cherche également à diffuser plus largement le mouvement slam et à inscrire son développement et son action dans l’historiographie littéraire du Québec et du Canada français. Les fichiers audionumériques, rendus disponibles gratuitement par l’éditeur, assurent l’intégrité de la démarche d’oralité des auteurs et permettent aux lecteurs-auditeurs d’entendre la musicalité du poème : « Ces fichiers permettront aux amateurs de mieux s’initier à ce nouvel art déclamatoire où il ne s’agit pas seulement de lire un poème, mais bien de le communiquer avec émotion ou de le scander avec conviction[20]. » Grâce à un éditeur régional, les slameurs de l’Outaouais parviennent donc à inscrire leur démarche à l’échelle du Québec tout entier, et leur rôle ne cessera de s’accroître au cours des années, ce que confirment notamment certains prix prestigieux remportés aux concours nationaux de slam au Québec et en France.

Les textes de Pierre Cadieu, à titre d’exemple, soulignent la part considérable accordée à l’intonation, à l’allitération et aux effets sonores au cours de la performance slam. Dans le poème « Par », disponible en format numérique sur le site Internet des éditions Vents d’Ouest, le poète insiste lourdement sur la solennité mystérieuse du texte, qui se présente avant tout comme une admonition. La voix suggère le chuintement des consonnes sifflantes et labiales, alors que peu à peu l’arrière-plan sonore est pénétré par la rumeur des gouttes de pluie sur le sol :

Par

Par le silence de la nuit

Par le lent sifflement du vent

Par le pianotement de la pluie

Par le bruit de tes pas que j’entends

Par les craquements du plancher de bois

Par le ronronnement du chat

Par le chuchotement de nos voix[21].

Ce texte est tout à fait représentatif à la fois de l’esthétique sonore du slam, fondée sur la répétition, et de son contenu thématique (ici, la pluie qui tombe, le bruit des pas et du vent), qui permet de souligner sur le plan du sens l’omniprésence des voix. En effet, ce que laisse entendre le poète, n’est-ce pas justement que la pensée intime et le monde matériel qui constitue son extériorité se rejoignent précisément à l’endroit où, le poème entamé, la voix parle ? Empruntant largement à la tradition littéraire, à quelques exceptions près, les textes de Cadieu bénéficient néanmoins de la stabilité apparente des processus d’écriture. Il s’agit bien d’une poésie écrite. C’est ainsi consigné que le poème fera plus tard l’objet d’une scansion et d’une déclamation qui le situeront pour un temps dans le provisoire de la performance orale.

À l’inverse, l’oeuvre poétique de Marjolaine Beauchamp, elle-même inspirée par le mouvement slam mis en place par Cadieu et Careau à Gatineau, tire sa pleine origine de la langue orale. Couronnées de succès dans le circuit du slam national et international, les performances de cette remarquable artiste de la parole se déploient non seulement sur scène, mais aussi et surtout dans l’ensemble des médias traditionnels et numériques. À elle seule, Beauchamp a beaucoup contribué à faire de la performance de poésie slam un événement artistique au sens fort, certes ponctuel puisqu’il s’inscrit dans un lieu et un temps physiques, mais aussi porteur d’échos, de rumeurs et de réverbérations dans la sphère médiatique. Cette expansion publicitaire de l’action poétique n’est légitime que si elle reprend sur des modes différents l’oralité fondamentale du texte. En réalité, la poésie slam cherche activement à vibrer dans l’espace de sa diffusion, depuis les mots déclamés sur scène jusqu’à leur circulation exponentielle dans l’espace médiatique contemporain.

Pourtant, le sens du poème n’est pour Beauchamp qu’une émanation de l’histoire personnelle de l’artiste. En 2010, dans un entretien qu’elle accordait au journal Voir au moment de la parution de son premier recueil de textes, la poète exprime des doutes sur la validité de sa démarche : « Je suis le syndrome même de l’imposteur. Je suis qui, moi, pour conter ma vie ? Je me demande encore souvent ce que je fais là. Je suis une petite punkette avec mes idées weird et ma maison fuckée[22]. » Ainsi, le slam reflète pour Beauchamp la marginalité extrême de l’artiste elle-même. En fait, la performance sur scène de la slameuse expose au grand jour toutes les figures et les effets de marginalisation dont la poésie contemporaine doit être à ses yeux l’incarnation première. Dans le même entretien avec Guillaume Moffet, Beauchamp évoque l’ancrage idéologique de sa démarche en soulignant le mandat sociocommunautaire des Éditions de l’Écrou, où venait de paraître son recueil : « L’Écrou est pour moi beaucoup plus qu’une maison d’édition, c’est avant tout une cause. Parce que la poésie au Québec était isolée, réservée à l’intelligentsia. Ces poètes-là vont à la guerre. Ils sont capables de lire un poème et que ça sonne comme un show rock[23]. » Ces propos signalent parfaitement de quelle manière la poésie orale, selon Beauchamp, emprunte à l’univers du spectacle (et non pas aux modes de diffusion plus discrets du théâtre) certaines structures de propagation qui correspondent à la mise en réseau des individus dans les sociétés actuelles[24]. La poésie n’est donc pas qu’un signe tracé sur la page d’un livre fermé : elle se situe plutôt à la jonction du regard et de l’écoute, tout « comme un show rock ».

En outre, le poème slamé devant public ou sur enregistrement vidéo dénonce à maintes reprises la blessure que représente la trace ouverte sur le corps de la femme. Symboliquement, alors qu’elle est elle-même trace, l’écriture du poème ne peut jamais colmater cette fêlure souvent dénoncée :

La fille pas d’filtre

C’est moé la fille pas de caulking din craques

[…]

Juste une fêlure profonde, un stigmate, une tache de naissance[25]

Tandis qu’elle se réclame ici de la répétition et de la musicalité de la voix, seule capable de traduire le sentiment d’impuissance et la colère accumulée, la poésie slam vise à déconstruire l’élitisme attribué par les poètes oraux à la tradition littéraire. Cependant, l’oralité seule du poème ne peut suffire à réduire la distance entre le texte et son public. C’est pourquoi il faudra parler la langue des démunis, refléter l’hybridité linguistique des zones frontalières et déjouer les interdits qui pèsent encore sur la poésie et la désarme : « C’est fou combien ça s’éternise ces fois où ça flanche[26]. » Dans les enregistrements audionumériques de l’oeuvre poétique de Marjolaine Beauchamp, les tambours et les percussions forment généralement l’arrière-plan sonore et confèrent à la poésie slam non seulement son rythme primordial — ce texte est d’abord un martèlement —, mais aussi son ancrage dans l’histoire sacrale des peuples opprimés.

Né en Algérie et installé aujourd’hui à Ottawa, le slameur Mehdi Hamdad offre pour sa part l’exemple d’une pratique bilingue et multiculturelle de la performance orale. En 2009, Hamdad s’adjoint des musiciens, adopte le nom de scène de Mehdi Cayenne Club et se présente sur différentes scènes québécoises et françaises. Ses activités l’amènent à collaborer entre autres avec la Maison des arts de la parole à Sherbrooke et à participer, depuis 2013, aux Slamsessions organisées par le café Aux derniers humains à Montréal. Comme Elkhana Talbi (Queen Ka), Hamdad suit un parcours artistique qui le rapproche de l’univers de la musique indie et de ses méthodes de propagation : petites salles, fréquentation des festivals, pénétration du marché scolaire, utilisation des médias sociaux. Ses deux albums, Luminata en 2011 et Na Na Boo Boo en 2013, sont d’ailleurs surtout composés de chansons. Dans ce contexte, la performance slam, si elle a pu au début de la carrière de Hamdad précéder l’enregistrement audionumérique, sert maintenant d’actualisation du produit culturel vendu en salle et par Internet, suivant en cela les pratiques de mise en marché de la musique populaire. Cela dit, une puissante oralité forme toujours la matière première des textes de Hamdad, qui fréquente alternativement, à partir de 2007, les scènes anglophone du Capital Slam Collective et francophone de SlamOutaouais. Depuis 2011, Mehdi Hamdad collabore directement avec certains slameurs français de renommée internationale, dont Grand Corps Malade, en assurant la première partie de leur tournée de spectacles. Dans un entretien sur les ondes de TFO en octobre 2013, lors de la sortie de son deuxième album, Hamdad rappelle que l’univers du slam n’est pas relié à une culture nationale particulière. Au contraire, la poésie orale, soutient-il, est « transgénérationnelle et transculturelle », de sorte que personne ne doit s’étonner que le slameur, avant tout un performeur « de la rue », exprime son refus de se limiter à un espace identitaire restreint.

Chez ce slameur, comme chez Queen Ka ou Marjolaine Beauchamp, les mouvements corporels et cinétiques, de même que le support musical très élaboré, servent à rehausser la fonction performative de l’acte de création. En effet, dire le poème, c’est mimer en quelque sorte le moment inaugural qui a vu naître la parole et présider à son entrée dans le monde. Chaque fois, le premier mot de tous se donne à entendre, et c’est sur la base de cette inauguration que la voix épouse les contours du texte. Le slam convoque donc le performeur et son public à une expérience de ce que Michaël La Chance appelle la « conscience scénique », puisque l’interprétation vocale du texte brise sa linéarité première et renvoie le spectateur à une nouvelle conception du message. Pour La Chance, cette « esthétique relationnelle » entre le poète et les lieux où sa parole se déploie est une condition essentielle du succès de la performance poétique, en ce qu’elle imite la théâtralité même des rapports sociaux :

Cette performativité traverse tout le spectre social, depuis le banal « ça va », qui est une question mais aussi une affirmation, jusqu’aux pratiques des artistes et des poètes qui créent ce qu’ils décrivent. Alors le langage ainsi que tous les codes d’expression en même temps décrivent un monde et le façonnent[27].

En fait, pour cet essayiste, la diffusion de la poésie contemporaine ne peut être pensée à l’extérieur de sa représentation dans l’espace public : « Penser la scène d’écriture, c’est donc prendre acte des modifications de la poésie qui se ressent des transformations de la société et — plus concrètement — qui s’écrit à l’intérieur du processus de reproduction devant public[28]. » Ainsi, chez Mehdi Hamdad, par exemple, les vers du poème récité dévalent en rafales sans qu’aucune syntaxe vienne combler les ruptures ni en expliquer la pertinence. Tout est dans le cri et l’allitération :

Casse-cou

Casseroles

Pas cool

Pot de colle

Casse-tête

Pétrole

[…]

Arrête ton char

Amène ta gang

Casse-noisette

On mange des claques

Je claque

Je claque[29].

Déstructurée et marquée par l’urgence d’accumuler les mots, la langue du poème n’offre aucune prise sur la continuité. Pourtant, certains effets narratifs orientent l’écoute du poème slamé et permettent tout de même d’assigner aux claquements de la bouche et au corps contorsionné un sens provisoire. Dans cet extrait d’un texte mémorisé par le poète et fortement scandé, le passage du pronom « on » inclusif à la singularité du poète qui manifeste plusieurs fois sa détresse (« je claque ») ramène le spectateur à la souffrance vécue par le slameur au moment même où sa parole se fait entendre. De la même manière, chez Marjolaine Beauchamp, le pathos de la voix dans la solitude dénudée de la scène suffit à donner sens et profondeur à la répétition allitérative et à la scansion excessive du poème.

Le crible de la voix

Dans les contextes littéraires français et francophones, le slam découle donc de certaines constructions épistémologiques du milieu du siècle dernier qui font du poète un agent prophétique en rupture avec les injustices et les violences de l’histoire. Pour le slameur, la culture du livre et de l’écrit paraît s’appuyer sur une logique de la domination qu’il lui faudra contester par des pratiques subversives liées à la voix, à l’improvisation et au rythme. Dans le contexte français, Georges Bataille attribuait déjà à la poésie une oralité désordonnée et transgressive qui permettait de faire apparaître le non-dit à la base du discours social et d’en déplacer de façon permanente l’hégémonie[30]. Dans L’histoire de l’érotisme et dans certaines conférences de la même époque (« Le non-savoir et la révolte », 1952), Bataille insistait sur la nécessité de renverser les interdits par une prise en charge de l’espace « profane », désormais libéré de toute sacralité[31].

Si l’oralité du texte poétique a pu constituer depuis l’époque médiévale un enjeu important de sa diffusion et de son esthétique, la question de la performance orale ne s’est véritablement posée qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale en Europe et en Amérique, au moment où les appels à la décolonisation et l’émergence de voix minoritaires au sein des sociétés occidentales réclamaient un engagement réel des écrivains dans les débats de l’heure. Maurice Blanchot n’en avait-il pas déjà prédit la nécessité, en soulignant que le poème, s’il prophétise l’avenir, doit d’abord se confronter à l’extériorité radicale et devenir « une parole où s’exprimerait, avec une force désolée, le rapport nu avec le Dehors[32] » ? Le poème slamé, martelant le refus de l’écriture et l’emprise du spectaculaire, imposerait ainsi ses figurations scéniques particulières, ses intonations bruyantes et festives, sur cette scénarisation de l’extériorité incarnée qui forme le coeur de son propos. Par son oralité, le poème viserait à exprimer un paradoxe fondamental, à savoir que cette parole d’engagement intérieur qu’est la poésie, par ses liens avec la subjectivité, ne se produirait plus qu’à partir d’un « Dehors » irréductible, dont la scène de spectacle serait l’expression métonymique.

Blanchot fait également du poète un instrument de la rupture historique, dans la mesure où il est amené à produire une figuration contestataire du récit historique dominant : « La parole prophétique est une parole errante qui fait retour à l’exigence originelle d’un mouvement, en s’opposant à tout séjour, toute fixation, à un enracinement qui serait repos. » (LV, 110) Si l’écrivain parle d’abord en son nom propre, il ne cesse toutefois de « dire les choses », et son geste est aussitôt emporté par ce « Dehors » qu’il avait voulu appréhender par le langage et dans lequel il s’est laissé absorber. Son « tourment » revient donc toujours, selon Blanchot, à ne pas pouvoir survivre à la décision d’écrire, dans la mesure où il se doute bien que « tout a été dit et redit », et que seule « une écriture blanche, absente et neutre » pourra finalement émerger du cérémonial de la création postulé par le livre (LV, 285). La lecture que fait alors Blanchot de l’oeuvre de Samuel Beckett l’amène à pressentir la mort de l’écrivain, car l’oeuvre exigerait désormais que celui-ci s’abolisse dans le silence ultime qu’il a cherché à combattre.

Or tout dans l’esthétique du slam et de la poésie orale s’oppose à cette conception plutôt fataliste des rapports entre l’écrivain et le texte. Certes, une lutte sans merci s’amorce, mais cette fois-ci, c’est l’écriture, conçue comme hégémonie, qui devra s’effacer. Si quelque chose doit disparaître au cours de la performance scénique, c’est donc le texte lui-même, pour lors absorbé entièrement par la voix, le cri, le bruit ambiant et la matérialité hyperbolique du geste déclamatoire. Le poète ne disparaît donc pas, bien au contraire ! Sa présence n’a jamais été si nécessaire et sa neutralité, si impensable. Le mouvement slam entend répondre aujourd’hui, comme d’autres formes de théâtralité, aux défis posés par la médiatisation exacerbée des rapports humains et des espaces de sociabilité au sein des sociétés actuelles. Le slam sera donc au coeur de la ville et parlera néanmoins par et pour ses marges ; il sera au coeur du pays sans pour autant renoncer à « cette sorte de mise en route éternelle » (LV, 112) qui détermine toutes ses postures revendicatrices. Pour les collectivités minoritaires et diasporiques comme pour toutes les périphéries géopolitiques, la scène slam représente la prise en charge symbolique de la revendication identitaire et de la lutte contre l’oppression et l’invisibilité chronique. Telle doit être pour le slameur la voix du poète : publique, engagée, responsable. Le « livre à venir » ne pourra exister que s’il passe par le crible de cette voix qui interprète justement le déclin des régimes de l’écriture et l’avènement d’un monde scandé par la voix. Ici, comme nous avons pu l’observer par l’étude de quelques poètes frontaliers de l’Outaouais, la dimension éthique de la poésie se transforme en une esthétique de la parole incarnée et médiatisée par le spectacle.