Corps de l’article

À l’évidence, la voix a toujours constitué un véhicule essentiel de la relation pédagogique, même dans une culture très marquée par l’écrit et le livre comme l’a été la culture occidentale, surtout entre la fin du Moyen Âge et le xxe siècle. Dans son essai Maîtres et disciples, George Steiner rappelle d’entrée de jeu que la transmission du savoir repose depuis l’Antiquité sur l’oralité, les enseignements des plus grands maîtres, tels Confucius, Socrate, Jésus, Plotin et combien d’autres n’étant passés à l’écrit que grâce à des disciples qui ont consigné leur sagesse : « Le maître parle au disciple. De Platon à Wittgenstein, l’idéal de la vérité vécue est un idéal d’oralité, de l’adresse et de la réponse en face-à-face[1]. » On peut penser que la parole vive de l’enseignant, qui suppose la présence d’une voix incarnée capable à la fois de faire autorité, de séduire et de dialoguer, est cela même qui situe, plus que toute autre chose, la transmission du savoir dans l’ordre d’un désir, d’une « transcendance » dont la dimension érotique (maintenue sans s’accomplir) a été soulignée et discutée à juste titre par Yvon Rivard dans Aimer, enseigner[2].

Aucune pédagogie ne saurait faire abstraction de l’oralité et donc de la voix de l’enseignant, bien que celle-ci se trouve très souvent considérée, dans les écrits pédagogiques, sous sa seule dimension instrumentale, à travers des « techniques » qui visent à la mettre en valeur, à la rendre plus efficace en en contrôlant le débit, les intonations, la diction — ou encore à la protéger et à éviter qu’elle se dégrade par la fatigue ou la simple usure. On peut sourire, certes, devant certains documents pédagogiques, tel « La voix de l’enseignant », mis en ligne par le ministère français de l’Éducation nationale, et qui multiplie les conseils pratiques à l’enseignant sur la pose de la voix, sur l’hygiène et la santé de celle-ci, allant jusqu’à lui recommander de « se moucher systématiquement le matin », de « ne pas prendre de sirop en cas de rhume » ou encore de « se méfier de l’air conditionné[3] ». Il n’en reste pas moins que, dans leur minutie comique, de telles consignes (incluant des exercices pratiques de pose de la voix) pointent vers le rôle essentiel de l’instrument vocal dans l’enseignement, même si on demeure encore loin ici de l’hygiène souvent obsessionnelle à laquelle les professionnels de l’art vocal soumettent leur précieux organe, sans lequel l’exercice du chant leur deviendrait impossible.

La discipline de la voix a toujours fait partie de l’éducation, autant celle du disciple ou de l’élève que celle du maître, englobées par une même exigence. La diction, la pose de la voix, sa clarté et sa fluidité ne sont pas seulement des techniques, elles sont l’indice même d’un certain ordre culturel, d’une mesure de la langue qui est mesure du sens et du savoir. Ce n’est pas par hasard qu’au moment de l’émergence de la culture humaniste, Rabelais accorde tant d’importance au registre vocal dans le récit de l’éducation de son Gargantua, et cela aussi bien dans la phase négative de celle-ci, proprement désastreuse, qu’à partir du moment où le nouveau maître Ponocrates prend l’enfant sous sa gouverne et entreprend une rectification majeure qui fera du petit géant un être bien formé. Le fils de Grandgousier, rappelons-le, se voit d’abord confié à des maîtres de la vieille école, dont l’enseignement pesamment livresque se révèle stérile. Un trait commun à ces deux maîtres, Thubal Holoferne et Jobelin Bridé, est qu’ils sont décrits comme de « vieux tousseux[4] », une caractéristique disqualifiant d’emblée leur pédagogie, comme d’ailleurs elle rend risible le discours de leur confrère sorbonnard Janotus de Bragmardo, venu demander à Gargantua de rendre aux Parisiens les cloches de Notre-Dame qu’il a dérobées afin de les attacher au cou de sa jument. Admirable écrivain de la voix, de la parole vive, Rabelais prend un malin plaisir à mettre en scène ce discours scandé par la toux et les raclements de gorge (« hen, hen, ehen, hasch[5] »), riche en coq-à-l’âne, en incohérences et en dérapages linguistiques, prononcé par un maître éminent de la Faculté.

De manière analogue, l’échec lamentable de la première éducation de Gargantua trouve son illustration la plus éloquente dans la déliquescence de sa cavité buccale, réduite aux basses fonctions corporelles de l’évacuation : « Puis fiantoyt, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoît, toussoyt, sangloutoyt, esternuoyt et se morvoyt en archidiacre[6] ». C’est tout l’appareil phonatoire qui semble ici défait. À l’inverse, encore sous la tutelle de maître Bridé, Gargantua accompagné de son père est sorti consterné d’un souper au cours duquel ils ont fait la rencontre d’un jeune homme instruit à meilleure école, le page Eudémon, qui leur a tenu un long discours « proféré avecque gestes tant propres, pronunciation tant distincte, voix tant éloquente et languaige tant aorné et bien latin que mieulx resembloyt un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle ». Ce à quoi un Gargantua complètement déconfit n’a pu répondre qu’en pleurant « comme une vache[7] ». On ne s’étonne pas que le nouveau maître Ponocrates, successeur des « vieux tousseux », prévoie dans son programme d’éducation que l’on fasse au jeune géant, dès son réveil quotidien, la lecture à haute voix de quelques pages des Saintes Écritures, « haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere[8] ».

L’éducation de la bouche

La prépondérance de la voix, et de la lecture à haute voix, est frappante dans l’éducation humaniste telle que la concevait Rabelais, au point où l’auteur de Gargantua mentionne à peine dans une phrase, comme si c’était un détail négligeable, le fait que l’enfant est initié à la lecture et à l’écriture, d’ailleurs réduite au seul exercice de bien former les lettres. Cette modernité pédagogique se fonde paradoxalement sur la fidélité à une tradition de la lecture vocale qui était la règle dans l’Antiquité. « Pour Augustin, comme pour Cicéron, la lecture était un talent oral[9] », note Alberto Manguel dans un chapitre d’Une histoire de la lecture consacré à la lente émergence de la pratique de lire en silence, tout à fait étrangère à Augustin. Manguel rappelle l’étonnement éprouvé par l’auteur des Confessions lorsque, venu rendre visite à l’évêque Ambroise à Milan, il constata que celui-ci pouvait lire uniquement avec ses yeux, sans que sa voix ne fasse entendre aucun son ni que sa langue ni ses lèvres ne bougent. Tout indique cependant qu’une certaine pratique de la lecture silencieuse se soit installée progressivement tout au long du Moyen Âge avant qu’elle connaisse son plein épanouissement à l’époque de Rabelais, grâce notamment à la valorisation par le protestantisme de la liberté individuelle de lire et d’interpréter, puis au développement de la vie privée et d’un rapport plus intime à la culture tout au long de l’ère moderne. Le monde qui nous est décrit et raconté dans Gargantua était tout autre : c’était plutôt celui de la place publique, de l’expression orale et des vicissitudes de l’élocution humaine, capable autant de la plus haute éloquence que de formules creuses et autres cafouillages rhétoriques. La voix peut convaincre, enseigner, enjôler, mais peut tout autant discréditer le locuteur et le rendre ridicule.

La discipline de la voix, la domestication d’un appareil phonatoire au départ sauvage, balbutiant, informe, a toujours été une exigence fondamentale de l’éducation dont la civilisation de l’écrit n’a évidemment pas annulé la pertinence. Il est clair à cet égard que l’un des usages importants de la poésie dans l’éducation classique, par la mémorisation et la récitation, était d’ordre rhétorique et visait à améliorer la diction, la justesse du phrasé, la qualité générale de l’expression orale, autant qu’à initier les élèves aux grands auteurs et à une tradition culturelle. C’était le cas dans les collèges québécois, où la mémorisation de la poésie était courante, en même temps que les parents friands de culture et de distinction envoyaient volontiers leurs enfants suivre des cours de diction qui comportaient forcément des exercices de récitation. Toutefois, cette vision normative et disciplinaire de la récitation à haute voix paraît bien insuffisante aujourd’hui, pour toutes sortes de raisons qui touchent sans doute le rapport à l’autorité et à la tradition, mais qui tiennent aussi au foisonnement incroyable des voix dans le monde contemporain, que celles-ci soient écoutées en direct ou dans leur forme archivée. On peut penser que, si la poésie contemporaine réaffirme avec force sa vocalité surtout depuis une vingtaine d’années, ce n’est pas seulement contre, mais à même l’incessant concert des voix contemporaines au sein duquel chacun veut se faire entendre et qui pose en même temps le grand défi d’échapper à la pure cacophonie. Cela ne veut pas dire que la poésie, revenue d’une conception trop exclusivement textualiste, ayant renoué avec sa dimension de « performance » suspendue ou même niée, comme le rappelait Paul Zumthor, par l’hégémonie de l’écriture[10], ne peut plus être envisagée sous un angle éthique. Dans un ouvrage collectif consacré à l’enseignement de la poésie, Réjean Beaudoin écrivait que « la leçon du poème […] ne hurle pas son chant à plein volume […]. On y apprend à devenir maître de soi et à se montrer docile à sa propre règle, sous la dictée du vers[11]. » Cette valeur éthique accordée à la voix du poème dans l’enseignement de la poésie vient d’une longue tradition et elle acquiert certes une nouvelle pertinence dans une civilisation où le cri et le bruit, à plein régime, sont trop souvent la règle.

Cette dimension de la maîtrise n’exclut toutefois pas que, pour un grand nombre de jeunes, l’apprentissage de la poésie est tout autant la découverte d’une liberté insoupçonnée de la langue. Il faut se replacer du point de vue, par exemple, d’élèves de troisième secondaire qui n’ont souvent jamais entendu parler de l’existence du vers libre et qui, choqués, amusés ou exaltés, apprennent que la poésie peut s’ouvrir à une parole drôlement déjantée, loin de toute forme régulière et de tout discours savant, réticente même aux règles de la bienséance. Immense étonnement de constater qu’un poète « sérieux » comme Alexis Lefrançois, présent dans la plupart des anthologies, puisse oser écrire (ou dire) :

Rencontré le lilas, rencontré la nana

salut lilas, salut nana

mangé le lilas, mangé la nana

rencontré l’hirondelle l’odeur de l’herbe

le rhube des foins le vert du pré

gloups ! mangé

et qu’il puisse même avouer plus loin avoir « mangé/l’envie […] de montrer mon derrière/mangé l’mouchoir/où je m’avions mouché[12] ». Ainsi donc, on aurait le droit d’écrire de cette manière ? Dans un texte consacré à l’enseignement de la création littéraire (poétique) au niveau universitaire, Louise Dupré a bien montré que ce genre d’interdit se dresse souvent sur le chemin de l’écriture elle-même : « Est-ce que j’ai le droit de travailler ainsi[13] ? » Le défi pédagogique principal consiste sans doute à montrer, à partir de l’exemple que je viens de citer, la légitimité et la fécondité d’une multiplicité de registres langagiers dans la poésie et à montrer que cette liberté de ton obéit à une autre discipline de la parole, à d’autres formes rythmiques et sonores qui lui donnent son expressivité et sa signifiance propres. Cette diversité apparaît encore davantage si l’on met un tel poème en regard d’un autre qui parle dans un registre tout à fait différent, comme « L’ange gardien » d’Anne Hébert, pourtant écrit lui aussi en vers libres :

L’ange gardien qui marche obstinément derrière toi

D’un soleil à l’autre

Ne projette aucune ombre sur la route

Pareil au vent qui passe[14].

Deux régimes de voix, deux régimes de sens : ce qui laisse bien sûr entière la question du contenu précis de ces termes. De quelle voix parle-t-on ? Et quel est son lien avec le sens ?

Voix incarnée, voix signifiante

On sait combien la métaphore de la voix est usuelle lorsque l’on parle des écrivains et plus encore des poètes. L’actualité de la voix et des performances vocales dans la culture contemporaine tend plutôt à en concrétiser l’acception. Quand le poète André Velter présente une anthologie intitulée Poésie d’aujourd’hui à voix haute, il n’y a aucune ambiguïté quant au caractère incarné de cette « voix », d’autant plus qu’elle se trouve revendiquée comme une « reconquête », un « retour de la vie », dans une charge à fond de train contre « le règne exterminateur de l’innommable », contre le confinement néfaste de la poésie au texte écrit, ce qui a eu pour conséquence, observe Velter, d’avoir « perdu la voix, du moins remisé le souffle, assourdi ses éclats, détimbré ses mélodies, brimé ses modulations[15] ». De même, mais sur un ton beaucoup plus serein, Robert Pinsky commence un petit livre consacré aux sons et à la prosodie dans la poésie de langue anglaise en rappelant que : « The theory of this book is that poetry is a vocal, which is to say a bodily art. The medium of poetry is a human body : the column of air inside the chest, shaped into signifying sounds in the larynx and the mouth[16]. » L’analogie avec la danse soutient cette conception corporelle et vocale du poème, à cette différence près, capitale : alors que c’est le corps de l’artiste, explique Pinsky, qui est dans la danse l’unique véhicule de l’expression artistique, c’est plutôt le corps de l’auditeur qui est le vrai support de l’expression poétique. C’est mon écoute, mon souffle, mon corps qui donnent voix au poème.

L’intérêt d’une telle perspective ne va pas sans danger : l’insistance sur la voix incarnée risque d’oblitérer que si la danse fait s’exprimer le corps lui-même, la poésie fait parler un langage à travers le corps. À trop faire de la voix un lieu de plénitude, d’énergie, de pure jubilation, on maintient un fâcheux dualisme voix-écriture justement dénoncé par Henri Meschonnic, pour qui le véritable enjeu est plutôt de penser ce qui signifie dans la voix elle-même : « Si le sens est dans les mots, la signifiance dans le rythme et la prosodie, la signification peut être dans la voix. Par la voix, la signification précède le sens, et le porte. Les mots sont dans la voix[17]. » Je tire de cette remarque une conséquence importante : il y a entre l’enseignement de la poésie et la pratique de la voix, notamment sous forme de lecture à voix haute et de récitation de poèmes, un accord possible, très fécond, qui se refuse précisément à dissocier complètement la voix et le sens, la performance orale et le texte écrit, l’expression et la compréhension.

La dimension vocale de l’enseignement acquiert une signification particulière lorsque l’on parle d’enseignement de la littérature et spécialement de la poésie. Celle-ci, on le voit bien, n’est pas un contenu comme un autre, un simple savoir qu’il s’agirait de transmettre avec la plus grande efficacité possible. Il est frappant d’observer à cet égard la convergence des propos de nombreux enseignants de poésie, parmi les plus expérimentés. Que cela s’exprime sur le mode du doute, de la perplexité, de l’anxiété, d’un sentiment des limites du savoir ou même d’un pur non-savoir, c’est toujours une certaine défaillance du maître qui se manifeste, comme le résume très bien François Paré :

Devant le poème, dont la totalité du sens lui échappe inévitablement, le pédagogue se retrouve, en effet, en position de fragilité, comme si ce langage à la fois proche et lointain renversait les habiles stratégies de la persuasion et du pouvoir qu’il avait pu mettre en place dans l’espace de la salle de classe[18].

Certains poussent ce constat de fragilité jusqu’à une conclusion radicale : la poésie ne s’enseigne pas. Dans la plupart des cas toutefois, la conséquence que l’on en tire est plus nuancée et elle passe fréquemment par un recours à la voix. Réjean Beaudoin affirme ainsi : « La poésie, je l’enseigne le moins possible. […] Ce que je tâche de montrer, c’est une soumission complète à la leçon du texte, car c’est sa voix qu’il importe de faire entendre, pas la mienne[19]. » Pierre Ouellet, au coeur même de ce paradoxe pédagogique, soutient pour sa part : « [l]a poésie ne s’enseigne pas, c’est elle qui nous enseigne[20] » ; mais c’est pour montrer ensuite que, enseignée malgré tout, la poésie a lieu dans la discordance et qu’elle suppose de ce fait une « compréhension par oreille », là où « le désaccord devient un accordement autre dans une langue qu’on entend sonner comme un millier de langues qui s’affrontent, un choeur de voix désaccordées[21] ». Bref, devant l’incertitude incontournable du sens, la défaillance du savoir, c’est la voix, au singulier ou au pluriel, qui vient prendre le relais et sauver pour ainsi dire le maître d’un échec pressenti.

Il ne s’agit pas, toutefois, d’une pure stratégie compensatoire, dans laquelle la vocalité viendrait remédier à une faillite de la compréhension. Une telle interprétation reviendrait à soutenir que, faute de pouvoir interpréter un poème, il ne reste qu’à le dire et le redire, sans plus. Ce n’est sûrement pas le sens des propos que je viens de citer. C’est plutôt l’événement très particulier d’une rencontre, voire d’une fusion (sans doute jamais accomplie mais du moins approchée) entre le savoir et la voix, entre la compréhension relative et la performance, qui peut faire la spécificité de l’enseignement de la poésie et relancer l’exigence de sa récitation.

Replaçons-nous dans une classe, ou dans tout autre lieu, telle une salle de bibliothèque, où peut s’enseigner la poésie, ce qui se fait habituellement à partir de livres, de textes écrits, même si le recours à des enregistrements et à des vidéos est utile et fréquent. Ce qui se passe ici ou ce qui devrait se passer (à moins que l’on ait une conception purement livresque et technique de la poésie), c’est la constitution d’un riche espace vocal qui est fait de plusieurs composantes. À la source, il y a la voix du poème lui-même, la voix d’un sujet incarné qui a fait sens à même la matière de la langue, ses mots et sa syntaxe, ses sonorités, son rythme, un sujet qui a dit et écrit avec une exubérance naïve : « salut lilas, salut nana » ou plutôt, sur le mode d’un constat apparemment neutre : « [l]’ange gardien qui marche obstinément derrière toi ». Ces discours qui sont advenus à un autre moment de la temporalité et qui perdurent, sous leur forme écrite, dans les pages d’un livre, ils ne seraient plus que lettre morte si un lecteur, à distance dans l’espace et dans le temps, ne venait leur redonner voix, non sans altérer cette voix, en la transposant dans son registre et son accent propres. Ce relais vocal dans une altérité créatrice est un élément essentiel de la transmission de la poésie.

On imagine mal un professeur de poésie qui ne ferait pas une place significative à cette voix, qui est à la fois la sienne et celle du poème (et, à travers lui, du poète). Denise Desautels, toujours dans Leçons du poème, raconte ainsi son souvenir de l’enseignement de la poésie : « Je lisais, lisais beaucoup et relisais beaucoup dans la salle de classe[22]. » Dans le même ouvrage, j’insistais moi-même sur l’importance de la lecture à haute voix des poèmes en classe, y compris les poèmes plus longs, par exemple « Arbres[23] » de Paul-Marie Lapointe ou « Sémaphore[24] » de Gilles Hénault, parfois en intégrant des personnes du groupe, selon une lecture polyphonique improvisée, chacun lisant une strophe à tour de rôle, ce qui est risqué mais peut donner des résultats étonnants.

L’espace vocal s’amplifie encore par la voix du commentaire. Opposer trop radicalement la voix du poème et celle du commentaire ne peut être que stérile. D’abord parce qu’il est difficile d’imaginer un commentaire qui n’intègre pas de nombreuses citations, plus ou moins fragmentaires, du poème lu, de sorte qu’un entrelacement des deux registres, celui du poème et celui du commentaire, s’établit tout au long du parcours. Plus largement, il y a une voix du commentaire, qui vient de la personne concrète qui le développe, nourrie d’expérience et de passion (ce qu’on souhaite toujours), mais pour qui donner sens et donner voix tendent à devenir deux actions inextricables. Devant l’ouverture de « Sémaphore » de Gilles Hénault, par exemple :

Les signes vont au silence

Les signes vont au sable du songe et s’y perdent

Les signes s’insinuent au ciel renversé de la pupille

Les signes crépitent, radiations d’une essence délétère,

chimie de formes cinétiques, filigranes d’aurores boréales[25],

comment ne pas faire entendre la très forte allitération initiale, où « entendre » veut dire à la fois écouter et comprendre ? Comment ne pas donner à sentir que, dans l’extinction apparente et comme a priori de la capacité de signifier, ce « s » bien sonore et insistant est aussi une relance de la voix et, du même coup, la naissance d’une autre aptitude à signifier, à travers le « songe », la répétition devenant création, la perte rendant possible un réenchantement. Tout le poème qui suivra, en douze laisses incantatoires, développera cette contradiction apparente entre un langage rendu impossible par le froid de l’hiver, cet univers de « paroles gelées » où l’on recroise en passant le Rabelais du Quart Livre, et l’émergence d’autres modalités du signe, renvoyant au primitif, au sacré, à l’écriture idéogrammatique, à la magie.

Seules les voix conjuguées du poème et du commentaire peuvent donner leur pleine amplitude à cette transmutation des signes. Et il est vrai qu’au bout du compte, le poème tel qu’en lui-même a le dernier mot, et je dois dire que j’ai toujours aimé (mais parfois le temps manquait) faire la relecture à haute voix d’un poème après l’avoir commenté, manière de lui redonner sa place et d’affirmer que le commentaire, si nécessaire soit-il, n’aura été qu’un détour. George Steiner, dans Réelles présences, rappelait à ce propos une évidence que trop de commentateurs ont tendance à oublier : « même à [son] plus haut degré de virtuosité de recréation ou de subversion », le commentaire est toujours second, il est de l’ordre de la « dépendance[26] ». Si le texte littéraire, en l’occurrence le poème, est premier, on peut penser en toute logique qu’il devrait aussi avoir le dernier mot, non seulement pour rappeler concrètement les limites du commentaire, mais pour relancer la voix du poème dans toute sa puissance de résonance, y compris dans ce qu’elle a d’irréductible à un contenu intelligible ou rationnel.

L’expérience des Voix de la poésie

Cette primauté de la voix du poème s’impose d’autant plus dans le contexte québécois que l’émergence d’une poésie résolument moderne, au sortir de l’après-guerre jusqu’au seuil des années 1970, s’est formulée très souvent comme l’affirmation d’un âge de la parole, pour reprendre le titre de Roland Giguère devenu emblématique. Tout s’est passé comme si, d’une certaine manière, écrire ne suffisait pas et que la poésie était l’expression par excellence d’une parole plus globale et organique. Le cas de Claude Gauvreau, dont l’oeuvre aura été aussi bien théâtrale que poétique, et qui allait triompher lors de la fameuse Nuit de la poésie de mars 1970, peut être vu à cet égard comme une revendication radicale de la vive voix, d’une oralité qu’il est impossible de réduire à l’écriture et à tout contenu conceptualisable. Le poème, chez Gauvreau, était inséparable d’une mise en scène, il appelait une représentation vocale et corporelle qui, lorsqu’on en était témoin, dégageait une rare puissance expressive. Dans des formes beaucoup moins extrêmes, plusieurs des grands poèmes qui ont résonné au cours des années 1960, de « La marche à l’amour » ou « Compagnon des Amériques » de Gaston Miron[27] à « Roses et ronces[28] » de Giguère, en passant par L’afficheur hurle[29] de Paul Chamberland, se fondaient au moins implicitement sur cette vocalité du poème, en tant que parole rituelle, incantatoire ou relevant du cri.

Si la Nuit de la poésie de 1970 a fait de cette « prise de parole » un événement historique et hautement symbolique, il faut observer que le film de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse[30] est très souvent, pour les jeunes Québécois d’aujourd’hui, la principale (et parfois la seule) porte d’entrée leur donnant accès à la réalité concrète de la poésie, tant il est souvent projeté par les enseignants ou dans des circonstances extrascolaires. Voici que, d’un seul coup, une autre pratique de la parole et de la voix s’impose à eux, à travers les performances de Gauvreau, de Michèle Lalonde disant « Speak White », de Pierre Morency ou de Raoul Duguay — une parole étrangère à celle qu’ils entendent dans les médias, dans les films et même dans les romans, une parole qui est une forme d’insoumission et de convocation à laquelle les adolescents sont souvent sensibles.

On peut penser que, de l’écoute à la prise de parole, de la réception à la pratique, le passage s’impose aisément, et je voudrais à cet égard évoquer une expérience concrète dans laquelle je suis moi-même engagé depuis 2010 et qui constitue pour ainsi dire une application pratique des réflexions que je viens de développer, dans le contexte québécois qui est le nôtre. Il s’agit du concours Les voix de la poésie (Poetry in Voice dans sa version anglophone), qui vise à initier à la poésie les élèves du niveau secondaire et des cégeps au Québec, et des high schools dans le reste du Canada, par la récitation publique de poèmes. Cette initiative a vu le jour en langue anglaise à Toronto, inspirée par l’énorme succès du concours Poetry Out Loud lancé aux États-Unis en 2006 et qui est parvenu en quelques années à rejoindre des centaines de milliers d’élèves dans toutes les régions du pays voisin, ce qui montre assez, je pense, les immenses possibilités d’accueil de la poésie chez les jeunes, à partir du moment où l’on consent à privilégier sa vocalité et ses possibilités de mise en scène.

Né plus récemment que son jumeau américain, le concours canadien Les voix de la poésie/Poetry in Voice connaît un essor rapide depuis son lancement, et il se distingue par le fait qu’il propose deux filières principales, l’une en langue anglaise, l’autre en langue française, auxquelles s’ajoute une troisième, bilingue, pour les élèves qui souhaitent intégrer à leur prestation un poème de l’autre langue, un choix particulièrement fréquent chez les participants du Québec, francophones ou anglophones. Les trois filières constituent trois volets distincts de la compétition, chacun couronné par des prix.

Un élément commun aux Voix de la poésie et à son pendant américain est qu’il ne s’agit pas de concours de slam dans lesquels les participants auraient écrit leurs propres textes, un type de compétition qui s’est également beaucoup répandu au Québec et ailleurs depuis quelques années. Si la pratique de la création poétique s’inscrit très bien, parmi d’autres exercices possibles, dans le travail entourant la préparation en classe du concours Les voix de la poésie, les performances comme telles consistent à dire sur scène, devant un public, des poèmes appartenant au patrimoine littéraire mondial.

C’est dans ce cadre que j’ai réalisé une anthologie de plus de deux cents poèmes provenant de toutes les régions de la francophonie mondiale et de toutes les époques — du moins pour la France, où l’anthologie remonte jusqu’à François Villon. Le site Internet des Voix de la poésie permet de choisir des poèmes par noms de poètes, par thèmes ou encore selon un défilement au hasard : les poèmes d’Anne Hébert et d’Alexis Lefrançois cités plus tôt font partie de cette anthologie, et on peut, aléatoirement, y voir s’afficher successivement des poèmes de Patrice Desbiens, de François Malherbe, d’Andrée Chedid, de Blaise Cendrars, de Max Elscamp, de Dyane Léger, de Léopold Senghor. Une anthologie analogue pour la poésie de langue anglaise est évidemment offerte aux participants.

De tels concours attestent de toute évidence un retour de la voix dans les manifestations contemporaines de la poésie, y compris dans des pays comme la France, où la tradition de la lecture et de la récitation publiques a été beaucoup moins vigoureuse qu’ailleurs, ce qui explique en partie le ton enflammé d’André Velter lorsqu’il présente son anthologie Poésie d’aujourd’hui à voix haute, sur le mode d’une véritable insurrection contre la réduction du poème à l’écrit. Dans le cas des Voix de la poésie, la reprise en charge de l’oralité poétique, qui remonte à la nuit des temps, coïncide avec la découverte par les jeunes des époques et des lieux variés de la poésie écrite dans leur langue ainsi que, dans certains cas, dans une autre langue de grande tradition littéraire et poétique. Il s’agit donc d’une initiation à portée culturelle, où non seulement se trouve valorisée la richesse de la langue, la variété de ses registres et de ses particularités régionales, mais aussi un travail de la mémoire, à la fois comme rapport vivant au passé et comme pratique spécifique de la mémorisation, trop souvent discréditée et abandonnée dans la pédagogie contemporaine.

Apprendre par coeur des poèmes ? Il est trop facile de renvoyer un tel exercice à l’époque révolue des collèges classiques. Dans une causerie présentée aux finalistes du concours en 2013, Margaret Atwood affirmait que réciter un poème par coeur est la meilleure façon de le connaître. « Connaître » (to know) et non pas « comprendre » (to understand) : la nuance est importante dans la mesure où elle maintient cette part d’indétermination de sens qui impose une limite à la compréhension intégrale de tout poème. Mais « connaître un poème », c’est aussi une approche de sa compréhension, par l’observation et l’assimilation de sa forme, de sa syntaxe, de son rythme, de son régime propre de signification ; bref, il y a une connaissance par la voix, qui se nourrit aussi du commentaire et qui n’exclut nullement les savoirs connexes (sur le poète lui-même, son époque, sa culture, sur les divers mouvements littéraires, sur l’évolution des formes poétiques, etc.) qui peuvent tous soutenir une performance intelligente et informée. La récitation comme telle passe ainsi par un processus pédagogique qui me semble un des aspects les plus intéressants de ce concours. La description, l’analyse, le commentaire y ont leur place, et tout un matériel pédagogique se trouve offert aux enseignants et aux élèves afin de fournir des outils leur donnant accès à la compréhension de la poésie.

On ne saurait ignorer pour autant l’éducation de la voix inhérente à un tel apprentissage de la poésie. Le petit Gargantua ne savait au mieux que balbutier : l’échec de son élocution manifestait l’échec même d’une éducation incapable de lui mettre en bouche un certain savoir articulé. L’accès du sujet humain à sa pleine liberté passe, suggère Rabelais, par l’accès à sa propre voix. Là, dans la maîtrise de la profération du langage, passe aussi la constitution de l’identité, de l’autonomie et de la confiance en soi. Or, le concours des Voix de la poésie s’adresse à des adolescents, chez qui la difficulté d’accéder à l’autonomie et à la responsabilité coïncide très souvent avec un désir d’expression entravé, avec un mal de dire et de se dire. Lire à haute voix ou réciter des poèmes est à cet égard d’autant plus formateur que cette pratique est une projection, une sortie de soi et un accès à la parole comme partage et comme participation sociale. Il ne s’agit pas de tomber ici dans le psychologisme et de transformer l’enseignement de la poésie et sa récitation en processus thérapeutique à l’usage des adolescents timides ou perturbés. Par-delà de tels effets secondaires non négligeables, l’horizon est ici poétique, culturel, humaniste. Il ne saurait se maintenir sans une foi en la valeur du poème, en la certitude que, dans le concert des voix contemporaines, dans la surabondance de sons et de discours qui nous assaille, il subsiste des espaces possibles pour une forme et une justesse de la voix, une voix qui ne cherche ni à informer ni à convaincre, ni à contredire ni à agresser, une voix qui ne sait que dire ce qu’elle a à dire et qui, traversant et animant le corps, porte le sens un peu plus loin.