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Only a risk is an escape possible.

[…]

Where do you think you’re going?

Dreams that money can buy

Hans Richter

avec l’audace des grandes défaillances

Dévadé

Réjean Ducharme

La thématique du risque, tant dans une optique hasardeuse que catastrophiste, a historiquement occupé une place fondamentale dans la création artistique[1] tout en ayant été l’objet de bon nombre de réflexions en philosophie esthétique[2]. Cette tendance semble perdurer aujourd’hui, à l’ère où les périls de toutes sortes occupent une bonne part des thèmes de prédilections des industries culturelles comme des artistes contemporains. Ainsi, il convient de penser le rapport qu’entretient la notion de risque avec la création artistique, non pas tant par le biais de l’histoire de l’art – ce qui pourrait faire en soi l’objet de travaux des plus intéressants – mais plutôt afin d’analyser en quoi cette notion permet de lier les dimensions esthétiques et politiques des démarches artistiques[3]. À ce titre, le concept de risque apparaît des plus pertinents pour penser ce lien dans une perspective émancipatrice[4].

Dans un premier temps, il s’agira de faire un tour d’horizon des risques entourant la création artistique sur le plan subjectif, puis en termes d’effectivité politique de l’art. Quelques pistes seront par la suite explorées quant aux apports de la notion de risque dans les processus créatifs en tant que communication. Cet exercice réflexif tentera ainsi d’approfondir le rôle que peut jouer cette notion dans le rapport qu’entretiennent esthétique et politique au regard du concept d’émancipation.

I. Subjectivité, devenir et création

Le rapport singulier que les artistes entretiennent avec les risques inhérents à la création artistique suppose plusieurs dérives potentielles sur le plan subjectif. Une de ces dérives concerne l’individualisme qui entoure souvent les processus de subjectivation en art. En effet, l’ego inhérent à toute subjectivité créatrice court toujours le risque de se manifester sous la forme d’un égocentrisme exacerbé dans la présence et la proximité absolue à soi[5], jusqu’à se vautrer dans une « liberté intérieure » détachée, voire opposée aux formes politiques de liberté[6]. Depuis l’avènement du romantisme, la posture artistique amène souvent ses protagonistes à valoriser l’individu en tant que substance, unité suprême et indivisible. Pourtant, l’éclatement et le mouvement propre à la création suggèrent plutôt une conception de l’être comme pouvoir d’affecter et d’être affecté, une composition singulière de rapports, un agencement individué de parts se mouvant dans la multiplicité. En ce sens, chaque individualité ne peut être comprise comme un tout unitaire, mais plutôt comme le résultat, toujours instable, mouvant et fragmentaire, d’une composition émergeant de l’interrelation fluctuante de divers rapports[7].

De plus, la valorisation de l’individualité créatrice prônée par les romantiques et certains de leurs successeurs[8] est à l’origine de l’autonomisation de la sphère artistique en tant qu’activité spécialisée, séparée et reconnue comme telle. Or cette autonomie de l’art en est venue à impliquer plus souvent qu’autrement une esthétisation narcissique de l’univers subjectif[9]. Ce narcissisme créatif est supporté par une série de processus d’identification, de légitimation, de reconnaissance qui viennent éloigner l’art de la fonction critique qui le rattache au mouvement d’émancipation. Au-delà de la valorisation subjective inhérente à cette dynamique, il faut aussi comprendre qu’une telle extraction du rapport à la forme permet à la sphère artistique de se constituer comme espace autoréférentiel d’échange de signes esthétiques qui  peuvent être réalisés, montrés et appréciés uniquement selon des critères propres au champ institutionnalisé de l’art[10].

En ce sens, la position autonome de la sphère artistique en société fait constamment courir à ceux et celles qui y interagissent le risque de sombrer dans la passivité effective qui se réfugie sous les auspices du principe de « l’art pour l’art », hors des luttes politiques concrètes. Ainsi individualisé, séparé et spécialisé, l’artiste en vient du même coup à porter les attributs du consommateur idéal (mobilité, changement constant, quête de nouveauté), conforme – parfois même « subversivement » – au capitalisme contemporain puisque plus facile à intégrer et à séduire avec les miroirs de la reconnaissance[11].

Pourtant, la création artistique implique une transgression esthétique du réel, un dépassement critique des formes établies, qu’elles soient esthétiques, relationnelles, institutionnelles, etc.[12] L’art peut en ce sens être compris comme un composé d’affects, une décharge rapide de l’émotion, un mouvement précipité de forces[13]. Cet aspect « destructeur » de l’art, qui ébranle, choque, décompose les formes non désirées, a été historiquement rattaché en philosophie esthétique à la notion de sublime[14].

Néanmoins, cette dimension de l’activité créatrice comporte également d’importants risques. En effet, le caractère destructeur de l’art peut – par plaisir autant que par manque de créativité – se muer en suffisance nihiliste, en défoulement tant satisfaisant que satisfait. Car l’artiste qui manie ses créations comme des armes contre l’établi risque souvent de rater sa cible, voire de mal déterminer celle-ci, en venant ainsi à détruire trop et/ou de manière grossière[15]. En création comme en politique, la révolte peut sans cesse se muer en ressentiment, c’est-à-dire en révolte négative et inactive qui, comme son nom l’indique, ne parvient pas (ou plus) à dépasser le ressassement sentimental[16]. Ainsi, en art comme en politique, la critique tous azimuts se condamne à ne parcourir qu’une partie du chemin nécessaire si elle n’est pas complétée par son versant créateur, constructif[17].

De même, la violence destructrice inhérente à l’activité créatrice peut à terme se retourner contre celui ou celle qui la manie, la réalise. Ce risque fondamental a malheureusement été corroboré par les nombreux suicides qui marquent l’histoire de l’art subversif[18], probablement parce que les processus créatifs intensifs impliquent souvent d’affronter le chaos, ou plutôt de composer conflictuellement avec et à partir de lui. En effet, pour Castoriadis, le mode d’être spécifique de l’art est de donner forme au chaos, qui déchire le cours normal de la vie quotidienne, par le biais d’un cosmos, d’une mise en forme. En tant que « fenêtre sur le chaos », l’art crée un monde et du même coup en abolit un autre[19]. La posture créatrice implique ainsi de conjurer, de transfigurer le chaos, souvent angoissant, tout en se laissant traverser par sa terrible onde de choc[20]. Pourtant, cette danse avec l’abîme est constamment traversée par le risque de tomber dans une dynamique autodestructrice, un « trou noir »[21]. On a qu’à penser à quelques figures artistiques ayant marqué l’histoire récente de l’art (mentionnons notamment Heinrich von Kleist, Vincent Van Gogh et Ian Curtis) pour réaliser l’ampleur de ce rapport au monde.

On en vient ainsi à voir que l’individualisme et la composante destructrice de l’art sont autant de risques inhérents à la création artistique sur le plan subjectif.

II. Effectivité politique de l’art

Dans une perspective esthétique et politique, une exposition – quoique sommaire – des risques entourant la création artistique ne saurait passer sous silence la question de l’effectivité de l’oeuvre. Poser la question de « l’effet » de l’art sur le plan politique implique nécessairement de penser le risque de soumission de l’activité artistique aux velléités politiques. En ce sens, l’art sert trop souvent de moyen de transmission en mode pédagogique, didactique, qui vient réduire la complexité qui le caractérise à une simple médiation représentative[22]. Une telle instrumentalisation de l’art peut aussi subordonner l’activité créatrice à la politique pour en faire un instrument de propagande dont ont profité (et profitent toujours) bon nombre de régimes politiques, parmi lesquels les diverses formes de totalitarisme constituent sans doute les exemples les plus marquants[23]. Telle est une des dérives inhérentes au versant « affirmatif » de l’esthétique : l’aspect séducteur et conciliant de l’esthétique peut fort bien servir à instrumentaliser l’art à des fins de domination et de pacification. Cette intégration de l’art à la politique établie vient non seulement réduire les dimensions émancipatrices de l’esthétique, mais contribue aussi à faire des objets culturels des vecteurs d’exercice de la violence symbolique participant à la reproduction, au maintien et à la transformation sanctionnée de l’ordre dominant et des rapports sociaux qui en découlent[24]. En effet, l’art court en permanence le risque de devenir un ornement des schèmes du pouvoir, ce qui se traduit aujourd’hui, entre autres, par une soumission inégalée de l’art aux impératifs économiques[25]. Le passage d’un grand nombre d’artistes dans le domaine de la publicité, voire même du marketing politique, en témoigne misérablement.

Inversement, l’autonomie de la sphère artistique renferme certains risques en matière d’émancipation dans la mesure où l’activité créatrice détachée de toute fonction critique spécifique peut toucher à tout et n’importe quoi, incluant la célébration de l’ordre établi et le divertissement rentable. En cette ère de réutilisation et de recyclage des médiations symboliques – dont l’art est un véhicule privilégié – la création radicale est constamment menacée de récupération, au regard de la plasticité et de l’avidité du capitalisme. L’art ne fait pas ici exception à l’ensemble des pratiques révolutionnaires qui risquent de se voir détournées, intégrées et appropriées à des fins contraires à leurs visées effectives. La force affective de l’art en fait même un moyen particulièrement intéressant à maîtriser pour obtenir un effet commercial et/ou politique déterminé. Il apparait ainsi que l’art soucieux de politique court toujours un risque de domestication, de neutralisation de sa portée critique[26].

Si l’intégration locale, partielle, de la contestation artistique vient subordonner celle-ci au système institutionnel général à travers le développement d’institutions créées à cet effet[27], c’est que des « agents de stratification », pour reprendre l’expression de Deleuze, marquent la nécessité constante de l’État et du marché de fixer, de contrôler les forces de l’art en leur assignant une série de canaux et d’organismes spécialisés[28]. Il va sans dire que l’effet politique émancipateur de l’art en ressort harnaché, voire n’en ressort plus du tout.

Bien ancré dans l’autonomie qui lui est accordée par les agents de stratification, la spécificité communicationnelle de l’art a trop souvent servi d’alibi à la sphère artistique pour se replier sur elle-même afin de fonctionner comme un circuit fermé, autoréférentiel et autoreproduit, imposant ses propres normes de manière consensuelle et exclusive[29]. Or bien au-delà des forces institutionnelles qui l’encadrent et captent les intensités qui s’en dégagent, le risque d’incompréhension nimbe d’emblée toute oeuvre d’art : toute démarche artistique risque de déboucher sur l’incommunicabilité. En effet, si l’esthétique peut pallier à certaines lacunes entourant la communicabilité des moyens d’expression, les signes qu’elle produit demeurent ambigus et ne parviennent que très rarement à communiquer la complexité des multiples singularités. Il faut donc admettre que quoi qu’en fasse l’esthétique, l’expérience quotidienne que font les singularités entre elles n’est pas pleinement communicable et comporte toujours une part de malentendu[30]. Cerné par les risques d’instrumentalisation, d’intégration autonomisée, de récupération et d’incommunicabilité, l’art peine à se réaliser politiquement.

Ces considérations sur les apports possibles de l’art à la praxis émancipatrice[31] montrent que le rapport art et politique qui en découle s’avère au fond indirect, médiatisé et indéterminé. L’effectivité politique de l’art est ainsi toujours imprévisible et indiscernable, tendue entre l’irruption du hasard et l’orchestration de sensations en vue de produire un effet déterminé[32]. Cette tension demeure incontournable, sans quoi la pratique esthétique soucieuse d’émancipation court le risque, comme nous l’avons vu précédemment, de prendre la forme d’une médiation pédagogique.

À l’opposé, la production d’un effet politique déterminé peut aussi prendre la forme de l’immédiateté sensible de la fusion art et vie, qui vient supprimer l’art en tant qu’activité spécifique en imposant du même coup au récepteur – paradoxalement, certes, – un type d’action, une réponse correcte, souhaitée[33]. Ce second type d’effet recherché repose sur une volonté de proximité quasi fusionnelle entre l’artiste et le public – voire même sur l’indifférenciation des différentes postures[34] – qui tend à annuler la distance, l’intervalle d’espace et de temps nécessaire à la réception[35]. Cet intervalle est pourtant la condition même de la capacité d’affecter[36]. Pire, cette forme de constitution esthétique (sensible) de la communauté comme présence à soi opposée à la distance de la représentation en vient à perdre, dans son fantasme d’immanence absolue ou de communion, le mouvement même de la communication[37]. Car la spécificité de la faculté communicative humaine est plutôt de transcender (et ainsi libérer) l’être de son enfermement ontologique par le biais d’une intensité passionnée qui est donnée au monde et aux autres[38].

On en vient ainsi à comprendre qu’en matière d’effectivité, comme sur le plan subjectif, le rapport entre art et politique demeure toujours problématique et risqué, cerné par bon nombres d’écueils à éviter qui menacent particulièrement les voies en quête d’émancipation. Toutefois, au-delà de ces zones dangereuses, la notion de risque appelle aussi une plongée intensive dans les remous de la communication.

III. La création et le risque de la communication

Il apparaît donc que les volontés d’émancipation à la conjonction de l’art et du politique sont parcourues par une série de risques potentiels[39]. C’est justement en se mettant en rapport avec ces risques, en se posant dans la tension de ces différents périls, que l’art peut se lier au politique de manière émancipatrice. Le point tournant de ce rapport aux risques propres à l’art se situe autour du concept de communication.

D’abord, si toute communication comporte des dimensions esthétiques, l’art comprend néanmoins sa propre spécificité communicationnelle, ce qui explique en partie pourquoi le monde de l’art est peut-être le seul champ au sein duquel la capacité d’innovation de la parole, c’est-à-dire sa force d’expressivité, peut être transmise sans être entravée par les conditions d’accès à l’ordre circulatoire[40]. L’art qui se prête à ce jeu – ou qui ne tente pas d’y résister avec force – se soumet aux impératifs de la communication ordonnée qui, comme le souligne Blanchot, sanctionne la perte de la singularité[41]. À l’inverse, il faut voir que l’esthétique, dans une optique émancipatrice, contribue à forger une communication qui s’oppose aux contraintes politiques, médiatiques et commerciales, dévoilant leurs usurpations et leurs fractures pour développer les mouvements d’actualisation et les intensités mineures qui s’y trouvent[42].

L’art ainsi conçu constitue une forme de relais, une « disposition à la jointure »[43] qui devrait, à tout le moins, être portée à toucher l’ensemble des êtres. C’est d’ailleurs pourquoi l’oeuvre doit être « offerte à la communication »[44], ne serait-ce que parce que la communication constitue la réalité humaine et que l’art y contribue de manière aussi particulière que cruciale. Cependant, la démarche artistique ne doit pas se soumettre à la nécessité de la production de sens mais plutôt chercher à développer des stratégies et des médiations visant à préserver son ouverture à la complexité bordée d’incertitude propre à l’expérience sensible[45]. À cet effet, l’art peut certes contribuer au dialogue collectif, à la discussion relative au jugement et à l’intervention dans l’espace public, qui sont autant de facteurs inhérents à l’émancipation[46]. Pourtant, une telle conception pragmatiste[47] en vient souvent à réduire l’oeuvre d’art à un signe linguistique. Or l’apport de l’art à la communication humaine est tout autre : la force communicationnelle de l’art réside en grande partie dans sa capacité à faire émerger la périphérie du sens, la « frange du communicable »[48], à élargir les limites de ce qui peut être communiqué à travers une mise en forme subjective. C’est ainsi que l’art peut éventuellement partager avec autrui des expériences au-delà des ratés de la communication conventionnelle/quotidienne[49].

Une telle tentative demeure toujours risquée puisque l’échec n’est jamais bien loin en la matière. Mais c’est un péril avec lequel l’art doit composer, au risque de sombrer dans les écueils entourant les processus de subjectivation et d’effectuation politique. Il s’agit là d’une prise de position fondamentale : l’art doit courir le risque inhérent à toute communication précisément parce que le risque est constitutif d’un art conçu comme jointure. En effet, c’est à travers les limites inhérentes à la communication que les êtres communiquent, médiatisent cette communication même, participant comme ils et elles peuvent à l’intersubjectivité[50]. L’art tente bel et bien de manifester l’être, dans toute son équivocité, ses zones d’ombres. En ce sens, l’esthétique vise à relier les êtres de manière immanente, c’est-à-dire à relater et à opérer des liens, des relations, à travers la mise en forme et la création d’espaces autres au sein d’un monde fluctuant. L’oeuvre apparaît ainsi comme une dialectique irrésolue et instable entre extériorité et intériorité, demeurant singulière et ouverte : sa condition de possibilité réside dans l’impossibilité de la communion humaine[51].

Néanmoins, s’il faut rompre avec le désir d’une communication directe et immédiate, on ne peut pour autant se complaire dans l’incommunicabilité sensible sans appauvrir notre capacité à faire des expériences émancipatrices[52]. En ce sens, il apparait que la communication de l’émancipation à travers l’art est toujours, paradoxalement, désoeuvrée : la communauté en quête d’émancipation suppose toujours des oeuvres (politiques, esthétiques, philosophiques, etc.), « mais ce qui s’inscrit, et qui, en s’inscrivant, passe à la limite, s’expose et se communique […], ce qui se partage, c’est le désoeuvrement des oeuvres »[53]. Comme les processus de subjectivation inhérents à l’émancipation, la création est donc à la fois néant et plénitude, puissance ambiguë qui dit tout et rien[54]. Ce désoeuvrement, s’il ne va pas sans angoisse, est la condition même d’une communication porteuse d’émancipation, inscrivant l’interminable exigence de mise en rapport des singularités dans le respect de leurs solitudes et de leurs associations[55]. Il s’agit, en ce sens, d’une « vie dangereuse, comme un beau risque à courir »[56].

L’activité de l’artiste doit pour ce faire être comprise comme une pratique du don, un déploiement total de l’être : l’artiste doit s’y mettre en entier, ce qui comporte encore une fois plusieurs risques. En effet, la « totalité » de ce don ne saurait masquer le fait que l’artiste reste toujours inassouvi, partiellement inexprimé dans l’oeuvre[57]. Cette poétique de l’offre à la communauté, à l’absence de communion par laquelle nous communiquons les sens communs et singuliers[58], montre que « l’oeuvre n’existe que lorsqu’elle est devenue cette réalité publique, étrangère, faite et défaite par le contre-choc des réalités »[59]. Car à travers l’oeuvre, l’être porte à autrui le témoignage d’une solidarité dans la donation même des signes qui n’est pas transmission de n’importe quoi dans une ouverture mais témoignage éthique de la présence de l’autre dans le fait même de s’adresser à lui[60]. Ce moment durant lequel l’intérieur se fait extérieur transforme la nécessité en contingence (et vice-versa) et opère un mouvement de passage en autrui et dans le monde, mouvement qui n’implique pas nécessairement de retour, de réponse, de référence obligée au donneur puisque la réciprocité y est mise de côté au profit de la pleine parole. L’artiste tend ainsi vers une vision jamais atteinte mais qui le traverse comme un amas de différences rassemblées en lui, une composition qui le pénètre, le surprend, voire le dissout dans le monde[61]. À l’opposé du risque d’individualisme ou d’anticipation de ses effets, l’art traversé de ce passage par les autres implique toujours à la fois la pesanteur de l’inconnu et l’exposition de la communication[62]. Dans une perspective émancipatrice, on en vient ainsi à voir la communication comme le point tournant des nombreux risques qui cernent le rapport esthétique et politique.

Composer avec l’abîme

Le risque, thématique fondamentale qui a traversé l’histoire de la création artistique, permet de mieux comprendre le rapport entre esthétique et politique au regard du concept d’émancipation. Abordé sous l’angle de ses dimensions subjectives, le risque en art se manifeste sous la forme d’une dérive individualisante et égocentrique pouvant prendre la forme d’une incompréhensibilité suffisante ou d’une destruction sans bornes, parfois même autodestructrice. Sur le plan de l’effectivité politique de l’art, les risques se déclinent en termes d’instrumentalisation didactique ou propagandiste, de récupération, mais relèvent aussi de l’imprévisibilité constitutive des effets politiques de l’oeuvre et des diverses tentatives de conjurer cette indétermination. Ce bref tour d’horizon tend à montrer que la notion de risque vient périlleusement lier art et communication : c’est à partir des risques inhérents à la communication que l’on en vient à comprendre comment les dimensions esthétiques et politiques se combinent pour tracer autant de voies vers l’émancipation.

La communication, ainsi comprise, devient le pivot à partir duquel peut s’opérer un renversement de la perception du risque en art. C’est que le risque d’incommunicabilité inhérent aux tentatives de communication intersubjective vient rompre la particularité, l’identité fixe des êtres, pour les exposer à autrui en faisant surgir leur singularité. Cette rupture montre l’être comme un « lieu de communication » qui, excédant la subjectivité, s’expose au dehors. Une telle exposition est ce qui, dans, en-deçà et au-delà de l’oeuvre, offre celle-ci à la communication. En ce sens, l’expérience esthétique liée au désoeuvrement « ne peut avoir lieu que comme la communication de la communauté : à la fois comme ce qui communique dans la communauté et comme ce que la communauté communique »[63].

De plus, la tension entre les aspects créateurs et destructeurs de l’art peut être perçue comme une position risquée, très difficile à agencer, mais qu’il faut tout de même tenir pour ne pas laisser un des versants prendre le pas sur l’autre. On en vient ainsi à comprendre que les deux versants de l’esthétique se complètent et se renforcent réciproquement dans un mouvement dialectique ouvert; c’est la stimulation mutuelle, l’articulation de ces forces qui crée les formes esthétiques les plus inspirantes dans une optique émancipatrice. Certes, l’état actuel du monde restreint considérablement la possibilité de réaliser de telles expériences, rendant les conséquences possibles d’autant plus lourdes de menaces. Pourtant, l’expérimentation dans le réel implique un tel déchirement, une épreuve de l’inconnu, une impuissance criante qui émet des signaux, des lueurs devenant puissance de contestation[64].

De même, dans son rapport au social et aux différentes institutions qui l’organisent, l’art court certes de nombreux risques, tant en termes d’instrumentalisation que de détachement. Dans une perspective émancipatrice, on en vient à considérer que l’autonomie de la sphère artistique doit demeurer contradictoire, relative, puisque ce n’est qu’en s’inscrivant dans la tension paradoxale entre la critique sociale et la spécificité de l’activité esthétique qu’elle pourra être porteuse d’émancipation[65]. La tension dans laquelle se situe l’art en quête d’émancipation quant à son autonomie contradictoire est ainsi toujours liée au contexte institutionnel, ce qui pose de nombreux défis (souvent aporétiques) aux activités esthétiques. Il y a donc toujours une série d’emprunts, d’entrelacements, de collaborations sporadiques et d’affrontements larvés entre les institutions établies et les pratiques artistiques qui tendent vers l’émancipation. Le caractère émancipateur de ces pratiques dépend alors du contexte spatio-temporel dans lequel elles s’inscrivent. Si certaines acquisitions en termes de moyens ne sont pas à négliger, le risque de perdre le caractère émancipateur des pratiques artistiques est aussi constant qu’important, et en appelle ainsi à une vigilance assidue. Car aujourd’hui, la plasticité du capitalisme le pousse à développer ses propres mécanismes d’adaptation, comme en témoigne la popularité croissante de la « gestion de risques »[66]. Certes, l’ordre, en tant qu’opération aléatoire, est constamment traversé de mutations et de coupures plus ou moins importantes qui lui permettent de se maintenir[67]. Or faute d’abandonner la créativité aux forces de l’ordre dominant et considérant la survivance de certaines idées et pratiques intégrées, il ne reste qu’à s’engager dans une lutte au corps à corps, à rivaliser d’inventivité, à prendre le risque inhérent à toute communication[68]. Mouvement contre mouvement : la lutte pour l’émancipation est une bataille perpétuelle qui se joue dans une série de combats singuliers, dans les luttes pour l’effectivité du mouvement même.

L’issue de ces luttes est aussi imprévisible que les actions qui les portent. L’imprévisibilité des actes amène certes une certaine inquiétude dans l’histoire comprise comme création humaine[69], mais le caractère illimité de l’action, sa spontanéité et sa puissance sont aussi l’enjeu même des luttes entre émancipation et domination[70]. Parce que finalement, toute forme politique qui tend vers l’émancipation est menacée en permanence par la résurgence, en son sein, de la domination, par sa dégénérescence toujours possible[71]. En ce sens, on en vient à comprendre que le risque est une part intégrante de la création porteuse d’émancipation : c’est par son caractère risqué, en plongeant dans les eaux troubles qui l’animent, que l’art peut contribuer au mouvement d’émancipation. Parce que l’émancipation, comme la vie, est toujours une démarche sinueuse parmi des chemins brumeux, un « voyage difficile et dangereux […] un mouvement plein d’interruptions tragiques, bouillant, entrecoupé de sauts, d’éruptions, de promesses solitaires »[72]. La seule certitude que nous puissions avoir en la matière est celle qui nous pousse à penser l’échec de l’émancipation, son caractère éphémère, impossible[73]. Car le mouvement d’émancipation se rend souvent impossible à lui-même. Blanchot l’évoque bien dans ses Écrits politiques : « Entre le monde libéral-capitaliste, notre monde, et le présent de l’exigence communiste (présent sans présence), il n’y a que le trait d’union d’un désastre, d’un changement d’astre »[74]. Or le désastre n’est pas nécessairement dévastation : il est aussi l’occasion d’un possible retournement[75]. Et dans l’horizon du monde perçu comme lieu indiscernable, l’inconnu est l’espace où s’effectue le passage du possible au devenir[76]. En ce sens, si l’émancipation est un risque perpétuel, souvent tragique, elle appelle une action passionnelle à laquelle l’art contribue intensément.