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Notre contribution à ce numéro [1] peut paraître paradoxale puisque, pour tenter d’avancer dans la compréhension de l’oppression et des procès d’émancipation, ce n’est pas en termes d’« intersectionnalité » des identités, des expériences ou des systèmes de domination que nous raisonnons, mais en termes de « consubstantialité des rapports sociaux ». C’est ce parti pris que nous voudrions expliciter ici et bien que cela suppose de mettre en discussion les deux conceptualisations, nous voudrions montrer à quel point leur mise en concurrence serait vaine.

Il s’agira donc de présenter le concept de « consubstantialité », de préciser ses propriétés au regard des tensions qui traversent la réflexion sur l’articulation des rapports de pouvoirs, réflexion qui nous semble parfois trop rapidement unifiée sous le terme d’intersectionnalité. Certes, ce concept a pris une telle extension (Crenshaw, Cho et McCall, 2013) qu’il recouvre aujourd’hui bien des acceptions (Collins, 2012) – soit des compréhensions distinctes de l’imbrication des rapports de pouvoir –, dont certaines sont proches de l’analyse en matière de consubstantialité. Reste que les références à « l’approche intersectionnelle » masquent des oppositions persistantes dans le champ de la théorie critique en général et des études féministes en particulier (catégories vs rapports sociaux, identités vs classes, subversion vs émancipation). Sirma Bilge, au sujet des débats qui traversent « la » recherche intersectionnelle, écrit : « Si l’interaction des catégories de différence constitue un point de consensus dans la littérature intersectionnelle – en témoigne l’utilisation répandue de termes faisant allusion aux catégories / identités / processus “mutuellement constitutifs” – la question ontologique (qu’est-ce que c’est) et la question épistémologique (comment on la regarde) sont sujettes à controverses. Un certain flou entoure en effet ce “mutuellement constitutif” » (Bilge, 2010 : 77). Elsa Dorlin avance, pour sa part, que

 les théories de l’intersectionnalité parce qu’elles hésitent entre analytique et phénoménologie de la domination, ne parviennent pas à concilier ces deux approches : d’un côté, c’est la domination qui est intersectionnelle, d’un autre, ce sont certaines expériences vécues de la domination qui sont intersectionnelles

Dorlin, 2009 : 12

Et « ces hésitations sont coûteuses », précise-t-elle, notamment quand seules les expériences des « hyperdominées » sont comprises comme intersectionnelles.

Ainsi, il se pourrait bien que le concept d’intersectionnalité devenu « le terme privilégié dans les milieux académiques et militants anglophones pour désigner la complexe articulation des identités / inégalités multiples » (Bilge, 2010 : 71) ne soit, pour l’heure, que faussement fédérateur  [2]. Dans ces conditions, il nous semble que l’analyse critique a tout à gagner à discuter des différends (et tout à perdre, si nous ne le faisons pas). Pour sa part, le concept de consubstantialité se démarque d’autres cadrages existants pour autant qu’il se rattache à tout un bagage théorique, dialectique et matérialiste, qu’il propose de retravailler plutôt que d’écarter les notions clés de l’héritage marxien que la vague culturaliste a conduit à évacuer. C’est donc l’actualité sociologique de cette conceptualisation que nous voudrions mettre en évidence ici.

Dans un premier temps, nous reviendrons sur le contexte dans lequel le paradigme de la « consubstantialité des rapports sociaux » s’enracine; puis sur la manière dont il envisage l’articulation des rapports de pouvoir depuis une compréhension dynamique des conflits sociaux. Dans un second temps, nous insisterons davantage sur le parti pris matérialiste de cette conceptualisation et tenterons d’expliquer, à partir d’un exemple, pourquoi l’exploitation, le travail et ses réorganisations doivent être placés au centre de l’analyse.

Sexe, Classe, Race : pour un raisonnement en termes de rapports sociaux

La jeune Angela Davis, alors enseignante à UCLA, rappelait dans l’une de ses interventions que mener une lutte « radicale », cela signifiait une lutte qui s’attaquait au mal, à ses « racines ». C’est aussi de cela qu’il s’agit avec le concept de « consubstantialité » : se donner les moyens de remonter aux racines pour tenter d’identifier des leviers afin de lutter contre les dynamiques d’oppression, d’exploitation, de domination. Cela suppose dans un premier temps – certes insuffisant, mais en tout cas nécessaire – de cerner au mieux les rapports de pouvoir. Comme celle d’intersectionnalité, la notion de consubstantialité renvoie donc à deux objectifs :

  • un objectif de connaissance des mécanismes de l’oppression qui exige de ne rien nier de leur complexité, mais au contraire, de prendre celle-ci pour objet central d’analyse. Pour ce faire, la prise à bras le corps de la pluralité des systèmes de domination et de leur enchevêtrement est indispensable.

  • un objectif de – pour parler vite – sortie de ces systèmes, avec l’émancipation comme horizon.

C’est bien pour tenir ces deux objectifs que le concept de consubstantialité a été avancé, dès la fin des années 1970 [3], pour « articuler » – c’était le terme alors utilisé [4] – le sexe et la classe (Kergoat, 1978). Il s’agissait alors de dépasser une simple logique additive consistant à rajouter les femmes dans les classes sans que cela ne vienne modifier la compréhension des rapports de classe d’une part, « l’idée de nature » (Guillaumin, 1978) signifiant les hommes et des femmes d’autre part. À l’évidence, les pratiques combatives des ouvrières, à partir desquelles la consubstantialité fut initialement pensée, ne se contentaient pas de faire grossir les rangs du mouvement ouvrier. Elles s’inscrivaient de manière originale dans les rapports sociaux de sexe tout comme dans les rapports sociaux de classe. Pour les saisir, il fallait donc non seulement considérer ces deux contradictions, mais les mettre en relation.

D’où la « consubstantialité ». Certes, ce terme a été choisi par défaut [5], mais, signifiant l’unité de substance entre trois entités distinctes, il invite à penser le même et le différent dans un seul mouvement : (1) les rapports sociaux, bien que distincts, possèdent des propriétés communes – d’où l’emprunt du concept marxien de rapport social avec son contenu dialectique et matérialiste pour penser le sexe et la race; (2) les rapports sociaux, bien que distincts, ne peuvent être compris séparément, sous peine de les réifier.

C’est dans ce même souci – ne pas les réifier – qu’il nous semble important de pointer les risques de glissement qu’implique, pour l’analyse des rapports de pouvoir tels qu’ils se déploient en France, au Québec ou ailleurs, une application mécanique du concept d’intersectionnalité. Le reprendre sans examen revient le plus souvent à la reprise des termes « race », « genre », « classe ». Or est-on sûr qu’ils recouvrent les mêmes réalités aux États-Unis et ailleurs?

Pour préciser les enjeux de ce questionnement, nous ferons un détour par les contextes sociopolitiques dans lesquels les concepts d’intersectionnalité et de consubstantialité ont été forgés.

On doit d’abord en référer l’émergence aux mouvements de contestation dominants dans les deux pays : nous pensons à la différence entre la centralité de la race aux États-Unis (Jaunait et Chauvin, 2013) (au détriment de la classe) versus l’insistance sur la classe sociale (au détriment des rapports sociaux de race) en France. Dans le cas des États-Unis, au tournant des années 1970, c’est le mouvement pour les droits civiques et la libération noire qui semble avoir relancé et le mouvement ouvrier - considérablement affaibli par l’anticommunisme de la guerre froide (Elbaum, 2008) - et le mouvement féministe [6]. Quant au contexte français, le mouvement féministe (dans sa double dimension activiste et universitaire) se déployait dans une société héritière d’un après-guerre (1945–1960) marqué par un parti communiste fort, un mouvement ouvrier puissant, l’un et l’autre centrés sur le rapport capital / travail et suscitant des débats aussi passionnés que polémiques. Ces années 1970 étaient au confluent de trois grands mouvements sociaux : mai 1968 et la résurgence dans les années 1972-1975 d’une très forte conflictualité ouvrière, en particulier féminine, le mouvement de libération des femmes, les mouvements anti-impérialistes et anticolonialistes (les accords d’Évian qui mirent fin à la guerre d’Algérie datent de 1962, la Tricontinentale [7] de 1966, la guerre du Vietnam se termina en 1975). On avait donc, socialement, sociologiquement et théoriquement, tous les éléments pour penser une trilogie racisme, capitalisme et patriarcat [8]. Or ce ne fut pas le cas, comme le soulignent les travaux qui s’intéressent à la réception du black feminism et du féminisme postcolonial en France (Lépinard, 2005; Maillé, 2007; Moujoud et Lmadani, 2012). Si, à cette période, l’immigration commence à être timidement un objet d’étude sociologique, il faudra attendre 1983 et la Marche pour l’égalité, rebaptisée « Marche des beurs » par les médias, puis 2005 et l’Appel des indigènes de la république, pour que la « race » parvienne à s’imposer dans le débat public [9]. En dépit du travail pionnier et longuement occulté de Colette Guillaumin (1972) (Naudier et Soriano, 2010) qui ouvrait pourtant sur cette possibilité, le passé esclavagiste français, les rapports sociaux de race, d’ethnicité et de colonialité sont longtemps restés exclus de la sociologie française (Juteau, 2006), y compris féministe. Les raisons de cette longue exclusion comme l’ampleur de ses effets théoriques et politiques restent sans aucun doute largement à analyser. Bien en deçà ici, on peut minimalement avancer qu’elle a partie liée avec l’histoire et la dynamique propres aux luttes sociales en France, où il n’y a pas eu constitution d’un courant d’analyse issu d’une contestation collective comparable au Black Feminism [10]. À noter qu’il n’y pas eu non plus les Gender Studies, les Critical Race Studies, les Subaltern Studies, les Gay & Lesbian Studies et les Queer Studies (Benelli et al., 2006) jusqu’ici.

Or, ce qui frappe dans le Black Feminism, c’est que nombre d’études aient été entreprises par des femmes racisées souvent issues de milieux populaires. C’est ce qui leur a permis de retravailler des concepts comme celui de « conscience dédoublée » (hooks, 1981) pour rendre compte du point de vue des domestiques noires et de leur double positionnement, de proximité et de distance, par rapport au pouvoir blanc, et plus généralement de proposer les notions d’interlocking ou d’intersecting systems et de « matrice de la domination » (Collins, 1990) pour prendre en compte centralement l’interaction des systèmes de classe, de race et de sexe.

Quand on regarde la situation états-unienne, on voit donc bien à quel point la formidable impulsion du black feminism comme l’origine de classe (classe de sexe, classe sociale, classe ethnique) de plusieurs théoriciennes ont été déterminantes pour la genèse et le développement de ce champ. C’est ce qui a permis d’avancer la « race » comme modalité possible d’expérience de classe, de mettre l’expérience et le sujet au centre du raisonnement, et de ne pas rester dans la domination pure, mais de poser le problème des résistances, de la révolte et de l’émergence des mouvements sociaux (Combahee River Collective, 1977; Davis, 1981).

Si un même besoin de penser la complexité s’est exprimé dans les deux pays, il est donc enraciné dans des contextes et dans des dynamiques différents : le concept d’intersectionnalité, introduit d’abord dans une perspective de critique juridique et avec un objectif tactique par Kimberlé Crenshaw (1989; 1991, développé en tant que théorie de l’articulation des oppressions, notamment par Patricia Hill Collins (1990), a ses origines dans des configurations de dominations issues de l’histoire de l’esclavage et du racisme post-émancipation spécifiques aux États-Unis. Par là, il ne s’agit évidemment pas de dire que le racisme et l’esclavage sont des inventions anglophones proprement états-uniennes, mais simplement de souligner « que le racisme des États-Unis, comme partout ailleurs, est organisé de manière spécifique, qu’il est le fruit d’une construction historique, sociale et politique particulière » (Bacchetta et Falquet, 2011).

Certes, les mots donc sont les mêmes – « race », « genre », « classe » , mais ils renvoient à des configurations de l’oppression et des luttes pour l’émancipation, historiquement situées. Si ces configurations sont bien faites de racisme, de colonialisme, de capitalisme et d’oppression de sexe, ces systèmes relèvent de rapports sociaux qui sont des rapports de force vivants et fondamentalement dynamiques. Ce qui signifie qu’ils se rejouent et se recomposent en permanence au fil des pratiques sociales et qu’ils sont donc nécessairement variables dans l’espace et dans le temps. C’est la raison pour laquelle il nous semble indispensable de raisonner en termes de rapports sociaux les processus qui produisent des catégories de sexe, de classe et de race, plutôt que de partir du triptyque « genre, classe, race » [11].

Autrement dit, le terme d’« intersectionnalité » nous gêne lorsqu’il renvoie au croisement de catégories [12]. Ce qui est absolument légitime pour certains usages, par exemple pour montrer comme l’a fait Crenshaw que les femmes noires et pauvres étaient à l’intersection de plusieurs systèmes de domination, et que cette intersection était niée par le système juridique comme dans les actions contre les violences faites aux femmes notamment. En ce qui nous concerne, il ne s’agit pas de croiser des catégories, mais bien de partir des rapports sociaux qui en sont constitutifs, de voir comment leurs multiples imbrications produisent effectivement les groupes sociaux et les recomposent et en quoi elles reconfigurent incessamment les systèmes de domination et les rapports de force. Nous n’utilisons donc pas le concept d’identité(s) (mais ceux de classe et de sujet politique), pas plus que nous ne parlons en termes d’inégalités (mais en terme d’antagonisme, de contradiction). C’est qu’il ne s’agit pas pour nous de dresser une cartographie plus « vraie » de la diversité des identités, non plus que de prendre pour objet les rapports de pouvoir une fois cristallisés et objectivés dans les têtes et dans les corps. Il s’agit plutôt de remonter aux processus de production des groupes et des appartenances objectives et subjectives.

Il n’y a donc ni recouvrement, ni concurrence entre les deux termes. Il y a tout à la fois distance et proximité. Proximité dans l’attitude critique – vis-à-vis de la tendance à prendre une expérience particulière de « l’oppression des femmes » pour l’expérience de toutes –, distance entre les contextes de production de la critique comme dans la façon de la traduire en pratiques sociologiques. En effet, parler de catégories ou de rapports sociaux n’est pas anodin. Les catégories renvoient nécessairement à une photographie de la société à un moment donné, et c’est à partir de cette dernière que le travail de recherche s’organise. Le « paysage » en termes de rapports sociaux est constamment mouvant et dynamique, ce qui, bien évidemment, ne simplifie pas l’analyse. Mais c’est aussi en référence à cela, à ce paysage mouvant, que nous affirmons que la sociologie ne pourra jamais saisir totalement la complexité, l’ambivalence, les contradictions de la société et des groupes sociaux en présence. Car dans le temps même où les sociologues dressent leurs représentations de la réalité, celle-ci a déjà changé. Et croiser les études féministes avec celles se réclamant de la critique antiraciste, postcoloniale et anticapitaliste, ne changera rien à l’affaire. Reste que, si l’aspiration à étreindre la totalité est une utopie, nous pouvons néanmoins tenter de mettre à jour des noeuds [13] et lignes de tension : à tel moment et dans tel espace, sur quel(s) rapport(s) social(aux) faire levier pour faire bouger les rapports de force? Et si un rapport bouge, cela influe-t-il, et comment, sur les autres ?

Certes, que l’on raisonne en termes d’intersectionnalité ou en termes de consubstantialité, il n’y a pas de voie royale. Tout au plus peut-on proposer ici la piste d’analyse que nous avons utilisée tout au long de nos travaux : celle du travail [14], celui-ci pris bien sûr dans l’acception qu’a initiée la réflexion féministe matérialiste, incluant le travail domestique, le travail de production d’enfants (Tabet, 1998), le travail militant (Dunezat, 2010), et plus récemment, le travail de care, désormais au centre de nombreux travaux.

Analyse matérialiste et centralité du travail

Nous l’avons dit, le paradigme de la « consubstantialité des rapports sociaux » est, dès l’origine, enraciné dans l’analyse de l’activité concrète de travail. Initialement, il répondait à la nécessité de sortir l’oppression de classe du « solipsisme » masculin [15] et cette nécessité s’imposait tant pour comprendre les pratiques sociales des ouvrières – l’exploitation particulière qu’elles subissaient et qui informait leurs manières de militer, les résistances qu’elles opposaient à la déqualification de leur travail « de femmes », les modalités selon lesquelles elles entraient en lutte et se mobilisaient – que la dynamique intrinsèquement sexuée, et donc contradictoire, des mouvements ouvriers (Kergoat, 1982). Les toutes premières formulations de la consubstantialité étaient ainsi centrées sur l’articulation entre sexe et classe à l’exclusion de la race. Mais cet ancrage initial n’a pas empêché de soumettre la théorisation à l’épreuve d’autres réalités et au fil des recherches comme au gré des conflits sociaux. Il a été démontré qu’il fallait : 1) étendre le raisonnement aux rapports sociaux qui produisent la race (Lada, 2004; 2005), 2) tenir ensemble ces contradictions (de sexe, de classe et de race) et 3) les mettre en relation pour saisir la complexité des dynamiques conflictuelles [16]. En ce sens, la consubstantialité fait écho aux théories critiques que les franges radicales du black feminism ont opposées à l’ensemble des mouvements sociaux fondés sur l’hypothèse d’un front de lutte principal, dont le mouvement féministe. Que l’on raisonne en termes de consubstantialité ou d’intersectionnalité, c’est bien cette hypothèse des ennemis secondaires qu’il s’agit de retourner pour lui substituer celle de l’indissociabilité des rapports de pouvoir [17]. Mais ce retournement à lui seul reste insuffisant si l’on veut réellement dépasser la logique de mise en concurrence des luttes. Encore faut-il réunir les conditions propices à un tel dépassement. Or, la classe nous semble trop souvent oubliée dans les analyses intersectionnelles – on la trouve parfois subsumée sous la « race » – et lorsqu’elle est convoquée, elle tend à conserver un statut de « partenaire hégémonique » (Delphy, 2003). En tout cas, la question de la place qu’il convient de lui accorder (au coeur de la dispute féministe dans les années 1970) ne paraît pas tout à fait réglée puisqu’elle se pose, à nouveau frais, avec la question de savoir comment raccorder la critique post-moderne à celle du capitalisme. Le débat sur le statut de la classe se retrouve, par exemple, au premier plan de la discussion qu’entretiennent Nancy Fraser et Judith Butler sur la manière de rattacher les politiques culturelles de reconnaissance aux politiques socialistes de redistribution pour Fraser (2004), les politiques Queer de subversion des identités sexuelles à la critique marxiste de la famille, pour Butler (2010). On le retrouve également dans les discussions qui animent la gauche française anticapitaliste aujourd’hui sur les relations entre racisme, colonialité et capitalisme, sur ce que cette gauche peut ou non « concéder » aux luttes antiracistes et postcoloniales (Khiari, 2011; Bouamama, 2007).

Ainsi, bien qu’il existe un certain consensus aujourd’hui sur la nécessité d’intégrer les différentes oppressions dans la construction des luttes, ce consensus ne suffit pas à dissiper les tensions sur les questions qui se posent en amont : que s’agit-il d’articuler exactement et avec quoi? Comment définir, expliquer et théoriser les différentes oppressions? Sur quelle théorie du pouvoir et de l’émancipation s’appuyer? Or sur ces questions, l’analyse en termes de consubstantialité se démarque d’autres modélisations en ce qu’elle renferme une conceptualisation matérialiste des oppressions « non capitalistes » de sexe et de race. Elle s’appuie directement, en effet, sur les avancées théoriques qui ont été réalisées par les féministes matérialistes, lesquelles ont notamment démontré : 1) que le travail gratuit est un travail et un travail exploité (Delphy, 1970), que la figure du travailleur salarié libre de vendre sa force de travail n’est donc pas la seule figure exploitée dans nos sociétés, qu’il existe d’autres figures dont celle de la femme mariée, 2) que l’exploitation n’est pas réductible aux seuls rapports de classe, que les rapports sociaux de sexe et de race constituent des modes spécifiques d’exploitation et d’appropriation et qu’en tant que tels, ils sont au fondement et de l’« idée de nature » et des « systèmes de marquage » : « sexe » et « race » (Colette Guillaumin, 1978a et b; 2002 [1972] : 171-194).

Ces acquis ont des incidences décisives non seulement pour la compréhension de chacun des rapports de pouvoir, mais aussi pour celle de leur imbrication. En élargissant la définition de l’économie politique sur laquelle la critique marxiste des rapports de classe est fondée, les redéfinitions féministes du travail et de l’exploitation viennent en effet modifier les termes à partir desquels on peut penser l’imbrication sexe, classe, race. Tandis que sous les conditions antérieures, le dogme de la solitude du capitalisme comme seul et unique mode d’exploitation empêche de l’articuler à égalité avec les autres systèmes d’oppression (Delphy, 2003). Pourtant, ces acquis ne sont que rarement intégrés dans les théories de l’intersectionnalité et cela participe peut-être à expliquer que des passerelles peinent à s’inventer entre les différents systèmes analytiques.

Finalement, contrairement à d’autres cadrages théoriques qui réduisent le sexe et la race à leur face idéelle (comme l’hétéronormativité pour le genre) et qui ne les rattachent qu’après coup à la critique de l’économie politique – aux rapports de production –, l’analyse en termes de rapports sociaux s’en empare d’emblée pour expliquer la formation des classes – comme la fabrique des marqueurs – de sexe et de race. Celles-ci sont alors indissociables des divisions sexuelles et raciales du travail (domestique et salarié) qui prennent le statut de divisions proprement sociales, politiques et non plus naturelles du travail : le statut de rapports de production.

Partant de ces redéfinitions, on peut envisager les rapports sociaux à égalité et leur consubstantialité : devenus irréductibles les uns aux autres, ils sont aussi comparables entre eux. Chacun d’eux constitue tout à la fois un rapport de domination symbolique, d’oppression physique et d’exploitation matérielle (Dunezat, 2004) qui, sur ses propres bases idéelles et matérielles, contribue à configurer les autres. Les relations qui les unissent les uns aux autres peuvent ainsi être comprises non plus comme des relations hiérarchiques de surdétermination, mais comme des relations réciproques de co-construction : les rapports sociaux se réorganisent et se recomposent mutuellement.

Aussi, les conflits du travail ne peuvent plus être rabattus sur un mode de production principal : qu’il s’agisse du capital, du racisme, du colonialisme ou du patriarcat.

Concrètement, si on repart de la division sexuelle du travail, il est pour l’heure évident qu’elle ne produit pas un rapport mécaniquement porteur d’unité ou de solidarités féministes tant les divisions raciales, capitalistes et internationales du travail créent des rapports – objectifs et subjectifs – au travail (salarié, gratuit, professionnel, domestique et militant) qui sont non pas différents, mais dissymétriques. Ces rapports au travail sont toujours sexués, mais ils sont aussi classés et racisés. Si bien que les rapports de force susceptibles d’être construits sur ce terrain du travail et de l’exploitation dépendent d’une dynamique complexe dans laquelle interviennent tous les rapports sociaux en tant que rapports de production. Autrement dit, pas plus que les mouvements ouvriers, postcoloniaux et antiracistes, les féministes ne peuvent s’appuyer, compter ou tabler sur l’existence d’un rapport collectif – déjà présent – au travail, pas même au travail gratuit, ménager, de care ou soi-disant reproductif seulement et typiquement féminin, auquel les femmes restent prioritairement assignées à l’échelle de économie-monde. Ce rapport subversif reste à tout moment à construire.

Pour autant, prendre acte de cette difficulté ne devrait pas conduire à délaisser le raisonnement en termes de classe(s) [18] et avec lui, l’enjeu que constitue l’organisation du travail. Ses divisions, y compris entre hommes et femmes, sont au contraire au coeur du problème des solidarités féministes dans le contexte actuel, au point que les analyses et stratégies qui contournent ce problème participent pleinement de l’exacerbation des contradictions entre femmes.

De ce point de vue, les analyses intersectionnelles qui dématérialisent le sexe et la race, les réduisant à l’état de discours, sont problématiques (Galerand, 2007). Elles nous ramènent inéluctablement à une compréhension « antéféministe » de l’économie, du travail et de l’exploitation qui pourrait bien hypothéquer le projet de décolonisation du féminisme. L’impasse sur les formes non capitalistes d’appropriation du travail d’autrui participe en effet à retarder la recherche de solutions collectives. Et force est de constater que ce retard opère jusqu’ici au profit des classes blanches, moyennes et aisées qui peuvent externaliser le travail domestique.

C’est du moins l’une des conclusions que l’on peut tirer des travaux féministes qui poursuivent la critique de la mondialisation néolibérale. Ces travaux montrent d’abord que « la prolétarisation de la main-d’oeuvre » au sens marxiste du terme « n’a pas véritablement eu lieu », du moins faut-il revenir sur ce que l’on entend par prolétarisation, comme l’affirme Jules Falquet (2009). Elle constate que des modes d’exploitation ou d’appropriation du travail d’autrui supposément précapitalistes, des rapports de dépendance personnelle, non seulement subsistent, mais participent à expliquer ce qui se joue actuellement où l’on voit se développer des formes hybrides d’exploitation, soit des relations de travail dans lesquelles le travail n’est « ni tout à fait gratuit », ni « pleinement salarié et prolétaire » (Falquet, 2009 : 74).

Ces relations sont notamment repérables dans le secteur de la domesticité, où l’on voit bien que la figure du travailleur salarié blanc libre de vendre sa force de travail n’épuise pas la réalité [19]. Le cas des travailleuses domestiques philippines soumises au programme canadien d’immigration des aides familiales résidantes (PAFR) qui s’organisent – notamment – contre l’obligation de résidence (dans PINAY [20]) est exemplaire sur ce point. Plus précisément, les conditions de travail et de lutte dans lesquelles elles sont prises nous semblent exemplaires des « formes transitionnelles d’exploitation [21] » qui se situent entre « appropriation physique » et « accaparement de la force de travail », mises en évidence par Colette Guillaumin (1978a) [22].

Si l’on s’en tient au contrat de travail des « aides familiales résidantes » (AFR) et qu’on le compare au contrat de mariage examiné par Colette Guillaumin (1978a), il apparaît que dans le cas des travailleuses domestiques résidantes, l’appropriation du temps travaillé n’est pas totale puisque leur contrat prévoit des limites au temps appropriable, exprimées sous forme horaire et sous forme monétaire. Contrairement au travail de l’épouse qui ne fait l’objet d’aucune mesure et d’aucune limitation, celui de l’AFR est encadré, sur papier. Le contrat institue un temps de travail et un temps de liberté (fêtes, jours de repos, etc.). Néanmoins, cette disposition ne suffit pas à garantir que les travailleuses possèdent et disposent de leur force de travail comme c’est le cas du travailleur salarié. L’obligation de résider au travail vient au contraire annuler la délimitation du temps de travail appropriable prévue au contrat en introduisant, au moins virtuellement, la mise à disposition de la force de travail selon les besoins horaires de l’employeur.e. Cette assignation à résidence peut en effet se lire comme l’un des moyens d’organiser de manière optimale la disponibilité de la force de travail pour la période de résidence. Elle assure l’exposition permanente de la « machine-à-force-de-travail » (Guillaumin, 1978) au travail à faire et pour l’employeur.e, la possibilité toujours ouverte de faire faire du travail.

Bref, de toute évidence, le combat des travailleuses domestiques philippines contre l’obligation de résidence ne s’attaque pas au seul capitalisme, dont le capitalisme mondialisé, y compris si on intègre au coeur de sa définition la violence des normes ou des idéologies racistes et de genre. Ce montage théorique est insuffisant pour qui veut cerner les modalités selon lesquelles – et les enjeux autour desquels – les militantes de PINAY s’organisent. Inversement, la théorisation du sexage et l’hypothèse de ses recompositions [23] sous l’effet des réorganisations internationales du travail nous semblent particulièrement heuristiques. De même, si les pratiques revendicatives des militantes de PINAY révèlent, en négatif, l’insuffisance des stratégies féministes fondées sur une compréhension resserrée du travail et de l’exploitation, elles témoignent, en positif, de l’actualité de la critique féministe matérialiste.

Il faut donc, selon nous, repartir de ces prémisses et rompre avec la tendance à dématérialiser genre et race, c’est-à-dire à nier leurs enjeux matériels, à commencer par les bénéfices qui en sont retirés. Or, c’est bel et bien ce qui arrive chaque fois que genre et race sont réduits à leurs faces idéelles ou à leurs dimensions normatives. Les modes spécifiques d’exploitation ou de dépossession qui sont ceux du sexage, de l’esclavage et du salariat, comme les formes « transitionnelles » qui se déploient actuellement, disparaissent alors du champ de vision, non seulement de l’analyse des mécanismes par lesquels se (re)produisent le sexe et la race, mais aussi de la critique du capitalisme et de la mondialisation.

En 2010, Danièle Juteau écrivait :

Si on ne peut que se réjouir de l’ouverture en France aux problématiques des féministes anglophones minoritaires, à leur analyse des rapports postcoloniaux et des oppositions qui en résultent […] il serait regrettable que dans ce nouveau dialogue, on abandonne ce qu’on a pour recueillir ce qu’on n’a pas

Juteau, 2010 : 81

Elle pointait alors le risque d’abandon de la théorisation matérialiste des rapports de sexe en particulier. Dans le droit fil de sa démonstration et à distance des analyses qui célèbrent ou au contraire dénoncent le recours au concept d’intersectionnalité dans la littérature francophone, nous avons ici voulu montrer combien la théorisation matérialiste des rapports sociaux de sexe et de race était d’actualité.

Aussi, l’exemple de PINAY n’a pas été choisi au hasard. En s’attaquant au coeur même du complexe d’exploitation, il nous présente des pistes cruciales pour renouveler la réflexion sur l’émancipation. Tout comme les ouvrières françaises des années 1970 constituaient tout autre chose que cet « archéo-prolétariat » auquel on se plaisait à les réduire avec condescendance, les travailleuses de PINAY ne mènent pas des combats d’arrière-garde (quel que soit le front envisagé), mais s’attaquent au contraire aux formes de recompositions les plus avancées du salariat, du sexage, de l’esclavage et de leur imbrication. Leurs luttes ne sont donc en rien passéistes. Elles s’inscrivent au contraire résolument dans la modernité. Reste que pour saisir l’importance de cette contestation, il est nécessaire d’adopter un appareillage théorique qui donne à voir l’épaisseur des enjeux qu’elles soulèvent. Et c’est en ce sens que l’analyse féministe matérialiste offre selon nous des outils puissants et toujours actuels, parmi lesquels la consubstantialité.