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Introduction

Le concept d’intersectionnalité représente un véritable buzzword dans le vaste champ des études féministes (Davis, 2008). Pour de plus en plus de chercheur.e.s québécois.e.s, il s’avère une perspective d’analyse pertinente à l’étude de la violence conjugale et de la violence faite aux femmes (Damant et al., 2008; Flynn et al., 2013; Harper, 2012; Lessard et al., [soumis]). Chbat, Damant et Flynn (2015) illustrent d’ailleurs dans ce numéro spécial que le féminisme intersectionnel élargit la portée de l’analyse de la violence conjugale aux conditions économiques et sociales qui la soutiennent. La diversification des niveaux d’analyse proposée par cette théorie nous conduit à l’envisager pour l’étude de la violence structurelle vécue par des femmes.

La présente réflexion s’inscrit dans le cadre d’un projet de thèse doctoral articulé autour d’une recherche-action menée auprès de jeunes femmes associées à la rue de la région de Québec [1]. Cet article discute de la pertinence du féminisme intersectionnel pour l’analyse de la violence structurelle, à partir d’une analyse des écrits scientifiques portant sur ces deux thèmes. Il s’agit d’étudier la façon dont cette perspective théorique permet de prendre en compte différentes dimensions de cette violence, de même que les multiples rapports de pouvoir impliqués dans sa production. Nous commencerons par une analyse de l’évolution du concept de la violence structurelle. Nous discuterons ensuite des différents éléments épistémologiques, théoriques et analytiques relatifs au féminisme intersectionnel. Nous terminerons en montrant comment le féminisme intersectionnel permet d’analyser la problématique de la violence structurelle vécue par les femmes.

La violence structurelle

Bien que l’émergence du concept de la violence structurelle soit attribuable aux luttes des différents mouvements sociaux internationaux des années 1950 et 1960, comme celui de la théologie de la libération en Amérique latine (Gutierrez, 1973), ce concept est apparu dans les écrits scientifiques pour la première fois en 1969 dans la théorie de la paix élaborée par Johan Galtung. Cette théorie présente la violence comme l’écart entre une situation réelle et une situation potentielle, où les besoins de certains groupes ne sont pas comblés, alors que les ressources sont présentes de façon suffisante pour les satisfaire. Galtung (1990) proposera ultérieurement que cet écart est le produit d’un triangle regroupant trois super-types de violence : la violence directe, qui est un événement, la violence structurelle, un processus, et la violence culturelle, un invariant.

Le modèle de Galtung

La distinction entre la violence directe et la structurelle se situe principalement dans le rapport unissant le sujet et l’objet; la première est ciblée et perpétrée directement, alors qu’il n’y a pas de relations claires entre le sujet, l’action et l’objet de la violence structurelle (Galtung, 1969). Dans cette seconde forme, la violence est inscrite dans des structures sociales répressives réduisant l’autoréalisation humaine et produisant une inégalité des chances chez les groupes moins privilégiés, nommés underdogs (Galtung, 1969). Cette violence ne peut être produite par un groupe ou une institution particulière; elle est naturelle, diffuse, en plus d’être foncièrement non intentionnelle, selon Galtung (1990). Dans la troisième pointe du triangle, le politologue met en lien la violence directe et la violence structurelle avec la violence culturelle. Il associe cette dernière aux frontières de l’espace moral qui permettent de justifier les deux autres, car elle repose sur les normes et les traditions sociales présentes dans une société. Galtung la présente comme une forme de permanence, difficilement muable par la lenteur des transformations sociales liées à la culture. Ainsi, au sein d’une société, la violence devient acceptable par l’intermédiaire de sa dimension culturelle. La violence culturelle peut changer la valeur d’une action et la faire passer de mal à bien, ou de mal à acceptable. Elle peut aussi faire en sorte que l’acte ne soit pas perceptible ou qu’il ne soit pas perçu comme étant violent, alors qu’il l’est (Galtung, 1990). Ainsi, ces trois super-types de violence sont interdépendants et se produisent sous la forme d’un cycle. La violence peut prendre racine dans l’une ou l’autre des pointes du triangle et la séquence produite contribue à dessiner différents schèmes de violence envers un groupe.

Principales critiques

Bien que le modèle de Galtung soit le plus cité lorsqu’il est question de violence structurelle, des écrits scientifiques récents en critiquent certains aspects (Benson, 2008; Parsons, 2007). Les critiques s’orientent autour de trois points : 1. le caractère flou des trois formes de violence au coeur de son modèle, de même que le manque de clarté des liens les unissant; 2. le refus de considérer le pouvoir et l’intentionnalité comme moteur de la violence structurelle; et 3. l’aspect déterministe des violences structurelle et culturelle. Ces critiques ont également été relevées par d’autres auteurs, dont James et al. (2003); Farmer (2004; 2009) et Scheper-Hughes et Bourgois (2004).

Évolution du concept de la violence structurelle

James et al. (2003) reprennent le concept de violence structurelle proposé par Galtung et élargissent sa portée en l’intégrant au modèle écologique de Bronfenbrenner (1977) afin de s’intéresser à la pauvreté. Pour eux, la violence structurelle est enracinée dans l’État et ses institutions (macrosystème) qui exercent leur autorité par le biais de sous-systèmes, c.-à-d. les institutions sociales regroupées sous le niveau socio-environnemental. Le microsystème représente la conscience collective qui diffuse à son tour l’idéologie du macrosystème et du niveau socio-environnemental.

Farmer (2004; 2009), Ho (2007) ainsi que Scheper-Hughes et Bourgois (2004) présentent, quant à eux, la violence structurelle comme une « machine invisible d’inégalités sociales », produisant exclusion et marginalisation en fonction du genre, de la classe sociale, de la race et d’autres domaines d’oppression. Pour ces auteurs, la violence structurelle ne fait pas partie d’une représentation triangulaire de la violence, mais inclut la domination symbolique et la violence quotidienne. Ils rompent également avec la définition de Galtung en attestant que la violence structurelle n’est pas naturelle, mais construite dans des rapports de pouvoir inégalitaires. Scheper-Hughes (2004) relève d’ailleurs la capacité des humains à réduire et à placer en situation de précarité leurs congénères qu’ils jugent vulnérables, identification conséquente à la domination symbolique. Ainsi, notre opérationnalisation de la violence structurelle s’inspire de celle proposée par ces auteurs en s’articulant autour des trois dimensions complémentaires suivantes : 1) la violence institutionnelle 2) la domination symbolique; et 3) la violence quotidienne. L’étude de ces trois composantes nous apparaît nécessaire afin de mettre en lumière les causes sous-jacentes et les rapports de pouvoir impliqués dans le processus de production de la violence structurelle

La violence institutionnelle, aussi appelée violence instituée est définie comme étant une forme de violence manifestée principalement par l’État envers les populations vulnérables (Foucault, 1975) mais qui peut également s’étendre à d’autres institutions comme les établissements de santé et de services sociaux et les milieux policiers (Lagrauda-Fabre, 2005). C’est le processus par lequel les inégalités sociales sont produites et justifiées par la domination symbolique.

Scheper-Hughes et Bourgois (2004) présentent la domination symbolique dans sa définition bourdieusienne (Bourdieu et Passeron, 1970) sous l’angle d’un système de croyances construit et dynamique qui maintient les hiérarchies en place. La domination symbolique peut être comprise comme une représentation plus socioconstructiviste des dynamiques qui soutiennent les violences quotidiennes et structurelles. Elle peut être mise en opposition avec la représentation statique et permanente de la violence culturelle de Galtung (1990).

Scheper-Hughes et Bourgois ajoutent à cette analyse le concept de violence quotidienne. Cette dernière représente l’expérience individuelle de pratiques et de violence au niveau des interactions personnelles qui renforcent les représentations de la sphère symbolique. Pour eux, la violence structurelle n’est plus un processus se déroulant du haut vers le bas, mais un mécanisme inclusif, interactif et itératif, d’allers et retours entre des éléments macro et microsociaux.

Cette section a permis de présenter comment les auteurs ont pensé la violence structurelle et les différentes formes de violence y étant associées. Ces précisions du concept de la violence structurelle se structurent autour de l’étude d’un rapport de pouvoir choisi. Alors que Galtung (1969) et James et al. (2003) proposent une analyse articulée autour des rapports de classe, Scheper-Hughes et Bourgois (2004) tentent d’y jouxter une analyse qui tient compte du genre, de la race, de la classe et d’autres domaines d’oppression. Ils mettent en oeuvre leur modèle dans leurs travaux auprès des jeunes de la rue de différentes régions d’Amérique du Sud et d’Afrique (Bourgois, 2009; Scheper-Hughes, 2004) en relevant les spécificités de leur expérience en fonction de la classe sociale et du genre des participants et de l’histoire des peuples dont ils sont issus. Bien que le modèle de Scheper-Hughes et Bourgois (2004) propose une analyse de la violence structurelle incluant les dimensions symboliques et quotidiennes en plus de considérer les différentes identités sociales des populations à l’étude, leurs travaux proposent peu de repères empiriques et analytiques permettant l’imbrication de ces différents éléments. Le féminisme intersectionnel permet, de son côté, d’enrichir l’étude du concept de la violence structurelle.

Le féminisme intersectionnel

De plus en plus d’auteurs s’entendent sur le fait que les populations marginalisées font l’expérience d’inégalités complexes et multiples (Bilge, 2010) ne pouvant se réduire à un seul axe de subordination ou soustraire un des systèmes de pouvoir impliqués. Pour saisir toute la problématique de la violence structurelle expérimentée par les femmes, il apparaît important de s’attarder à l’ensemble des rapports sociaux impliqués dans sa production et de les considérer comme un ensemble complexe indivisible (Palomares et Testenoire, 2010; Kergoat, 2010; Bilge, 2010). Pour ce faire, la théorisation féministe intersectionnelle nous semble une piste d’analyse pertinente. Cette section positionne le féminisme intersectionnel dans son épistémologie de la domination, énonce les principaux postulats de cette théorie et présente ses deux tendances analytiques.

Positionnement épistémologique du féminisme intersectionnel

L’étude de la domination est depuis longtemps vue comme une des assises de la sociologie contemporaine (Dubet, 2010). Forte de son affiliation avec la perspective marxiste, elle est souvent passée par le biais de l’étude des rapports sociaux de classe. Différentes auteures comme Dorlin (2005), Hancock (2007) et Bilge (2010) se sont penchées sur la façon dont la domination a été appréhendée par les théories féministes. Leurs écrits permettent de dégager une typologie représentant deux façons selon lesquelles les rapports de pouvoir engagés dans l’expérience des femmes ont été configurés au sein des différentes perspectives féministes. Elles identifient également une troisième perspective dans laquelle le féminisme intersectionnel se positionne. D’abord, ces auteures ont dégagé une perspective moniste (Bilge, 2010) ou unitaire (Hancock, 2007) qui envisage les rapports de pouvoir de façon hiérarchique où un rapport social a préséance sur les autres. Par exemple, le féminisme radical articule son propos autour du patriarcat comme principal vecteur de la domination, alors que le marxisme place les rapports de classe à l’avant-scène (Bilge, 2010). Ensuite, la perspective mathématique soutient que l’expérience de la domination des femmes peut être séparée en catégories distinctes (genre, race, classe, etc.) qui s’additionnent ou se multiplient (Dorlin, 2005). Enfin, la perspective holiste (Bilge, 2010) appréhende la domination comme un « système complexe possédant des caractéristiques liées à sa totalité, et à des propriétés non déductibles liées à ses éléments » (Bilge, 2010 : 59). Cette approche de la domination se déploie par le biais des rapports constituants, c’est-à-dire que l’analyse ne repose pas sur des catégories sociales prédéfinies qui s’influencent mutuellement, mais qu’elle s’appuie sur la coconstruction de ces catégorisations. Hancock (2007) qualifie cette dernière perspective d’intersectionnelle.

Considérations théoriques et analytiques

Le féminisme intersectionnel remet en question la primauté des inégalités de genre dans la construction de la violence faite aux femmes. Il considère également les tensions entre la structure sociale dominante et la culture des groupes minoritaires. L’analyse intersectionnelle vise donc l’étude des croisements et des interactions entre la race, le sexe, la classe sociale, l’orientation sexuelle ou toute autre caractéristique. Alors que McCall (2005) estime qu’il s’agit de la plus grande contribution théorique du mouvement des femmes à ce jour, Collins (2000) estime que sa portée s’étend au-delà de la perspective analytique et représente un véritable paradigme. Nous présenterons dans la prochaine section deux considérations théoriques (Prins, 2006; Bilge, 2009; Harper, 2012) : l’approche systémique (Crenshaw, 1991; Collins, 2000) des féministes noires américaines et l’approche socioconstructiviste des sociologues britanniques (Prins, 2006; Knudsen, 2006), françaises (Dorlin, 2010; Kergoat, 2010) et allemandes (Winker et Degele, 2011).

La perspective systémique et la matrice de la domination de Collins (2000)

Le genre et la race ont longtemps été définis comme des traits immuables, caractérisant les individus. Les travaux de Butler (1990), notamment, ont critiqué cette conceptualisation des catégories sociales en attestant qu’elles réfèrent plutôt à ce que les gens font (to do au lieu de to be). Il s’agit du passage d’une représentation essentialiste vers une représentation constructiviste. Bien que les féministes intersectionnelles systémiques s’opposent à toutes formes d’essentialisme, la diversité des vocables utilisés pour désigner le genre, la race, la classe sociale, etc. indique un positionnement relativement flou parmi ces auteures. Collins (2000) les présente en termes d’identités sociales, Hancock (2007) sous la forme de catégories de différences et Crenshaw (1991), d’axes de subordination. Néanmoins, du côté de la perspective systémique, il est reconnu que le genre, la race, la sexualité et la classe demeurent des catégories dites classiques, utilisées pour inclure, exclure, positionner et hiérarchiser (Crenshaw, 1991), et associées à la marginalisation des femmes (Sokoloff et Dupont, 2005).

Différentes auteures ont mis de l’avant des grilles d’analyse permettant l’étude de l’ensemble de ces identités sociales et l’imbrication des niveaux d’analyse macro et microsociaux. D’un point de vue systémique, Collins (2000) propose une lecture à deux niveaux : l’intersectionnalité des expériences subjectives et la matrice de la domination. Elle divise les systèmes d’oppression en quatre domaines de pouvoir : hégémonique, structurel, disciplinaire et interpersonnel. Le domaine hégémonique réfère à l’idéologie et à la culture dominante véhiculées dans la collectivité; ces dernières influencent les manifestations de pouvoir dans les trois autres domaines. Le domaine structurel présente la façon dont les politiques et les institutions publiques sont organisées afin de reproduire l’oppression envers les femmes des groupes marginalisés. Le domaine du pouvoir disciplinaire réfère à la gestion des rapports de pouvoir et à la régulation des clients à travers les services publics. Selon Collins, l’oppression vécue dans le domaine disciplinaire est souvent associée au contrôle social et à la surveillance des groupes marginalisés. Finalement, le domaine interpersonnel comprend les manifestations de pouvoir dans les interactions de la vie quotidienne.

La perspective socioconstructiviste et le modèle de Yuval-Davis (2006)

La perspective socioconstructiviste du féminisme intersectionnel s’articule autour de la critique de la perspective nord-américaine. D’un point de vue socioconstructiviste, la race, le genre et la classe réfèrent à des catégories analytiques de rapport de domination (Dorlin, 2005) ou à des processus de division sociale (Yuval-Davis, 2006) plutôt qu’à des identités. Ces catégories sociales sont produites par le biais d’interactions entre les acteurs. Elles ne sont pas les causes de certains phénomènes, mais le produit (Staunaes, 2003). En affirmant que les catégories sont des construits sociaux, la perspective intersectionnelle socioconstructiviste critique le caractère plus fixe et « naturel » des identités sociales proposé par l’approche systémique (Staunaes, 2003). Bien que les féministes afro-américaines dénoncent l’essentialisme des identités sociales, elles ne les envisagent pas à l’extérieur des rapports de pouvoir (Prins, 2006). Comme si la race ne pouvait exister à l’extérieur du racisme. Prins critique d’ailleurs le fait que les identités sociales soient vues comme des expériences d’oppression dans l’absolu, et ne soient pas représentées comme des phénomènes construits. Dorlin (2005) et Kergoat (2010) attestent, pour leur part, que cette lecture du féminisme intersectionnel stabilise les relations de pouvoir.

Alors que Crenshaw (1994) proposait de s’intéresser à la façon dont le pouvoir est construit autour de certaines catégories, Staunaes et Prins ajoutent qu’il faut également s’intéresser à la façon dont il n’est pas construit autour d’autres catégories, afin d’aller au-delà de l’analyse foucaldienne de l’oppression des femmes. La perspective socioconstructiviste estime qu’il importe d’accorder de l’espace à la reconfiguration des rapports de pouvoir dans les processus de subjectivation et entre le positionnement du sujet et l'intersection des différentes catégories sociales (Staunaes, 2003; Knudsen, 2006). Yuval-Davis (2006) estime qu’une approche plus constructiviste élargit la portée de l’intersectionnalité dans la mesure où elle vise l’étude de toutes les divisions sociales et des groupes, que ce soit des groupes minorisés ou privilégiés.

D’un point de vue analytique, il appert que des féministes socioconstructivistes (Prins, 2006) identifient certaines limites à la matrice de la domination (Collins, 2000), qui se présente comme une analyse structurelle. Elles lui reprochent de ne pas appréhender la façon dont les différents rapports de pouvoir s’actualisent dans l’expérience des femmes, ni comment celles-ci les négocient dans leur construction en tant que sujet. Selon Staunaes, cette analyse s’effectue au détriment d’une analyse de l’expérience subjective. Par ailleurs, les tenants d’une approche plus systémique estiment que la perspective socioconstructiviste tente de réduire l’analyse intersectionnelle à l’expérience subjective des femmes. En réponse à ces critiques, Winker et Degele (2011) proposent une analyse des composantes sociostructurelles, symboliques et identitaires. Kerner (2012), quant à elle, propose un modèle intégrant les dimensions épistémique, institutionnelle et identitaire, et Yuval-Davis (2006) s’intéresse au processus de division sociale.

Yuval-Davis propose d’intégrer les dimensions structurelles et subjectives dans un seul et même modèle. Elle s’appuie sur le postulat voulant que la division sociale se déploie de façon organisationnelle, expérientielle, représentationnelle et intersubjective. D’un point de vue organisationnel, l’expérience des femmes est construite à travers les lois, les politiques sociales, mais aussi au sein de différentes institutions, comme la famille ou des organismes communautaires. La dimension expérientielle réfère aux rapports de pouvoir qui s’opèrent par le biais d’interactions interpersonnelles en contexte informel ou dans le cadre de démarches auprès d’organismes ou d’institutions. Ces expériences doivent également être mises en lien avec les représentations sociales, les idéologies, les symboles et les images diffusées dans une société donnée. Finalement, la dimension intersubjective comprend la façon dont les individus vont se définir dans leur vie quotidienne, selon leur appartenance ou leur non-appartenance à un groupe. Il ne s’agit pas seulement de s’intéresser à la façon dont ils se représentent, mais également de s’attarder à leurs propres préjugés et à la représentation qu’ils ont des autres (Yuval-Davis, 2006). Ce modèle intègre, d’un point de vue plus constructiviste, les quatre domaines de pouvoir de la matrice de la domination de Collins (2000) en y ajoutant une dimension subjective.

Les deux tendances illustrées dans cette section montrent que toutes deux impliquent une analyse à deux niveaux : d’un niveau microsociologique, on souhaite observer les effets de la catégorisation et des structures inégalitaires sur la vie des individus, et à un niveau macrosociologique, on s’interroge sur la manière dont les systèmes de pouvoir produisent et maintiennent les inégalités (Bilge, 2010). Néanmoins, la perspective systémique semble miser sur une analyse structurelle de la domination sociale et cible des questions de recherche liées aux effets de ces dominations. D’un autre côté, les théoriciennes britanniques s’inscrivent dans une perspective plus postmoderne, qui porte sur la production de cette domination par le biais de la catégorisation et des rapports sociaux qui en découlent (Hancock, 2007). Elles soutiennent principalement des questions de recherche qui s’intéressent aux processus par lesquels des personnes sont marginalisées et jugées indésirables (Knudsen, 2006). Cette vision correspond davantage aux représentations du concept de violence structurelle développé par Galtung (1969, 1990) et James et al. (2003).

La diversification et l’imbrication des niveaux d’analyse, afin de mieux comprendre l’expérience des femmes d’un point de vue à la fois structurel et subjectif, apparaissent une voie à emprunter. La grille d’analyse élaborée par Yuval-Davis est tout indiquée pour l’analyse de l’expérience des femmes en lien avec la violence structurelle, telle qu’opérationnalisée par notre équipe. Il importe d’ailleurs de mettre en relief la représentation socioconstructiviste du processus de catégorisation, dans la mesure où l’étiquetage peut représenter une forme de violence structurelle. Nous y reviendrons.

Ces réflexions nous conduisent à adopter une perspective analytique qui sort de cette tension entre identité et catégorisation sociale. Il s’agit d’adopter un point de vue que McCall (2005) nomme intercatégoriel, visant la compréhension de la production des différentes catégories à travers un processus dynamique et interactif. Ce point de vue rappelle également la grille d’analyse proposée par Yuval-Davis (2006), principalement la dimension d’intersubjectivité. Juteau (2010) dénonce d’ailleurs le fait que le débat relatif aux catégories prend une trop grande place dans la théorie intersectionnelle; l’analyse se limite le plus souvent à une étude des catégories sociales plutôt qu’aux rapports sociaux qui ramènent l’identité politique au centre du débat. L’intériorisation des catégories et de la domination est associée à des pratiques sociales spécifiques et contextualisées et conduit à des stratégies de résistance variées. D’ailleurs, la perspective socioconstructiviste reconnaît que les femmes ne subissent pas passivement les systèmes de domination et peuvent refuser les catégorisations sociales (Prins, 2006; Dorlin, 2010; Kergoat, 2010; Hancock, 2007). Dans cette perspective, les femmes sont vues comme des actrices qui élaborent des stratégies pour lutter et résister à l’oppression et à la marginalisation.

Mobiliser le féminisme intersectionnel pour l’étude de la violence structurelle

Considérant qu’elle intègre à la fois les éléments structurels et subjectifs relatifs à l’expérience des femmes, qu’elle propose une analyse des différentes catégorisations sociales de façon indivisible et qu’elle reconnaît l’agentivité des femmes dans la résistance contre ces dernières, la grille d’analyse proposée par Yuval-Davis nous semble convenir à l’étude de la violence structurelle envers les femmes. Il nous apparaît pertinent, dans cette section, de montrer comment la théorie féministe intersectionnelle peut s’arrimer à l’étude du concept de violence structurelle retenu par notre équipe.

S’intéresser à la violence structurelle dans une perspective holistique et intersectionnelle

Les différentes représentations du concept de violence structurelle présentées à la section 1 peuvent être situées dans les différentes épistémologies de la domination présentées par Bilge (2010) et Hancock (2007). Rappelons que les modèles proposés par Galtung (1969) et par James et al. (2003) avancent que la violence structurelle est imputable aux inégalités de classe et s’inscrivent dans une perspective que Bilge qualifierait de moniste, alors que l’analyse genrée combinée aux enjeux de classe sociale, proposée par Scheper-Hughes et Bourgois (2004), se veut mathématique. Or, l’analyse que nous proposons, à partir de la grille de Yuval-Davis (2006), présente les différentes catégorisations sociales de façon imbriquée, indivisible et non séquentielle. Ce qui amène un regard renouvelé sur la façon d’étudier la violence structurelle et élargit la portée de l’analyse proposée par Scheper-Hughes et Bourgois (2004).

Étudier la violence structurelle, tant dans sa dimension symbolique que dans ses manifestations dans la vie quotidienne des femmes

Les concepts de violence structurelle et de féminisme intersectionnel ont tous deux émergé des luttes amorcées par les mouvements sociaux articulés autour de la reconnaissance d’une expérience de violence dans ses dimensions sociales et interpersonnelles. Alors que le concept de la violence structurelle est ressorti des luttes anticoloniales africaines et de la théologie de la libération, ceux d’intersectionnalité (Crenshaw, 1991) et d’interconnectivité (hooks, 1984) prennent naissance dans les récits autobiographiques des féministes noires américaines. Certains de ces écrits fondateurs dressent d’ailleurs un parallèle entre l’expérience de la domination et la violence structurelle. bell hooks (1984) présente la violence faite aux femmes sous la forme d’un cycle alternant violence structurelle et violence intrafamiliale. Dans le texte marquant l’entrée du concept d’intersectionnalité dans les savoirs universitaires, Crenshaw (1989) met d’ailleurs l’intersectionnalité en lien avec le caractère structurel et politique des violences faites aux femmes. Les écrits de ces auteures incontournables, sur lesquels le féminisme intersectionnel repose aujourd’hui, proposent d’élargir l’analyse de la violence faite aux femmes au-delà de sa portée interpersonnelle. Elles proposent d’y ajouter une dimension structurelle et de la repositionner dans les divers rapports de pouvoir et non uniquement à ceux liés au genre. Bien que Scheper-Hughes et Bourgois (2004) ne mentionnent pas d’affiliation avec la perspective féministe intersectionnelle, il s’avère néanmoins que leur définition de la violence structurelle s’inscrit dans les mêmes préoccupations. Notre compréhension de la violence structurelle passant par un intérêt pour la domination symbolique, la violence institutionnelle et la violence quotidienne, il apparait pertinent d’élargir l’analyse de la violence faite aux femmes à ces dimensions.

Étudier la violence structurelle à partir du modèle de Yuval-Davis

Étant donné que les modèles actuels de violence structurelle ne permettent pas de l’étudier d’un point de vue holistique, il nous apparaît intéressant d’analyser ce concept à partir de la grille d’analyse de Yuval-Davis (2006), surtout quand on s’intéresse à l’expérience des femmes. Rappelons que cette dernière estime que l’expérience des femmes s’articule autour de quatre dimensions : organisationnelle, expérientielle, représentationnelle, et intersubjective. Notre équipe, inspirée par Scheper-Hugues et Bourgois soutient que l’étude de la violence structurelle passe par l’analyse de la domination symbolique et des violences institutionnelle et quotidienne. Alors que l’analyse de la dimension représentative renvoie à l’étude de la violence symbolique, la dimension organisationnelle propose une analyse des lois, des politiques et des programmes sociaux contribuant à exclure, marginaliser ou précariser les femmes, dimension au coeur de la violence institutionnelle. La dimension expérientielle, pour sa part, inclut l’analyse de la violence quotidienne en la mettant en lien avec certains éléments de la violence institutionnelle. Elle reflète la façon dont elle prend vie dans l’expérience des femmes, à travers leurs interactions informelles et leurs contacts avec des organismes ou des institutions plus formelles. S’ajoute à cela l’analyse de la dimension intersubjective. En plus de s’intéresser aux croyances et préjugés des femmes, elle étudie comment ces dernières intègrent, négocient et résistent aux messages sociaux les concernant. Cette dimension enrichit l’analyse de la violence structurelle en positionnant les femmes comme des actrices de leurs propres expériences et laisse la place à l’analyse de leurs stratégies. Cette préoccupation s’inscrit dans une représentation foucaldienne du pouvoir où les femmes ne sont plus envisagées qu’en termes de minorisées. Alors que la perspective socioconstructiviste situe l’étiquetage comme un processus de domination, l’analyse de la résistance à ce processus par le biais de la dimension intersubjective apparaît fort pertinente dans le cadre de notre étude auprès des jeunes femmes associées à la rue. Ainsi, le modèle de Yuval-Davis (2006) s’inscrit dans une ouverture vers la participation des femmes dans la résistance et la lutte contre la violence, une avenue peu empruntée jusqu’à présent.

Conclusion

Au terme de cet article, il est possible de constater qu’étudier la violence structurelle à partir d’une analyse féministe intersectionnelle est non seulement pertinent, mais représente une nouvelle façon d’aborder l’expérience des femmes. Cette perspective permet l’intégration de l’ensemble des rapports de pouvoir façonnant cette expérience et de les appréhender dans une perspective intégrative et inclusive. Aussi, le modèle d’analyse proposé par Yuval-Davis (2006) permet de comprendre l’expérience de la violence structurelle tant dans sa dimension symbolique que dans son actualisation dans la vie des femmes. S’ajoute la prise en compte de la façon dont les femmes intègrent, négocient et résistent aux messages les concernant, ce qui crée de l’espace pour l’étude des stratégies qu’elles déploient. Dans un contexte où les études s’intéressant à la problématique de la violence structurelle négligent cet aspect, l’ajout de cette dimension représente une véritable richesse dans l’analyse.