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Dans le flot abondant des publications qui ont commémoré la victoire de Constantin sur Maxence en octobre 312 ou l’édit de Milan de 313 — nouvelles biographies de l’empereur par P. Maraval ou V. Puech et surtout parution de l’Enciclopedia costantiniana, en trois volume, à Rome, en 2013 —, le volume 559 des « Sources Chrétiennes » consacré à la biographie de Constantin par Eusèbe de Césarée ajoute sa pierre érudite aux nombreux débats entourant depuis des siècles le premier empereur chrétien, ses convictions religieuses et son projet de gouvernement. Or une des sources essentielles pour l’étude du règne de Constantin et de sa pensée religieuse est précisément cette biographie que lui consacra l’évêque de Césarée de Palestine, Eusèbe (c. 260-avant 340), qui fut assez proche de Constantin à partir de 325 et confident de ses dernières années. Depuis longtemps, et récemment encore depuis la parution du livre de T. Barnes, Constantine and Eusebius, en 1981, on sait combien l’évaluation de l’oeuvre constantinienne doit aussi passer par une lecture précise et critique de l’oeuvre du biographe chrétien, dont les silences ou les éloges doivent être soigneusement compris au regard de son projet global.

Le volume des « Sources Chrétiennes » a choisi de conserver le texte grec de la Vie de Constantin par F. Winckelmann dans la GCS, et de ne se consacrer qu’à la traduction, réalisée par M.J. Rondeau, et au commentaire historique du texte, oeuvre de L. Pietri.

Une longue introduction de 140 pages rappelle les termes du débat portant sur l’oeuvre même ainsi que sur plusieurs questions historiques majeures touchant à l’histoire du christianisme, dont L. Pietri est une des éminentes spécialistes.

  • Est d’abord tranchée la question de l’unicité de l’oeuvre (p. 21-29). L. Pietri prend nettement parti pour l’unicité de rédaction de la Vita, estimant, contre T. Barnes, le projet d’Eusèbe « cohérent » (p. 21) et construit en quatre parties équilibrées, aux transitions soignées (p. 23).

  • Est ensuite abordée la question du respect de la vérité historique de cette apologie eusébienne. S’il est vrai, comme le rappelle L. Pietri (p. 21) que la chronologie des événements est globalement bien respectée, il n’en reste pas moins que les motivations des acteurs, leur responsabilité dans certains événements dramatiques (pensons à la fameuse révolution de palais de 326 où Constantin fit mettre à mort son fils aîné Crispus puis sa femme Fausta) sont passés sous silence ou clairement falsifiés.

  • Est enfin posée la question des silences et partis pris d’Eusèbe (p. 59-102). Acteur de la crise arienne et se rangeant du côté des évêques modérés défavorables aux conclusions du concile de Nicée et au terme de l’homoousios qui n’apparaissait pas dans la Bible, Eusèbe, dans son récit de l’implication impériale dans la crise, a clairement cherché à éviter de rentrer dans les débats théologiques où la position constantinienne n’était pas nécessairement en accord avec la sienne propre. L. Pietri estime ainsi que l’empereur, quoique agacé par Athanase, est en réalité resté jusqu’à sa mort en mai 337 fidèle aux décisions de Nicée, refusant ainsi nettement les témoignages de l’historien ecclésiastique arien Philostorge ou même de Jérôme quand il prétend, dans sa Chronique, que Constantin s’est tourné dans ses dernières années vers les thèses ariennes. L’argumentation de L. Pietri, fondée sur les lettres et discours de Constantin lui-même, est absolument convaincante : l’empereur était surtout préoccupé de la concorde au sein de l’Église et s’il se fâcha avec Athanase d’Alexandrie jugé trop intransigeant à l’égard des mélitiens et des ariens, c’est bien toujours le credo de Nicée qu’il chercha à faire respecter jusqu’à sa mort.

Plusieurs thèmes historiques majeurs intéressant l’histoire du christianisme sont également évoqués dans ces pages. On citera notamment la question, autrefois très controversée, de la conversion de Constantin, ici tranchée dans la ligne tracée par T. Barnes, C. Pietri ou P. Maraval : L. Pietri estime en effet que la croyance en un dieu solaire (peut-être l’Apollon de Grand évoqué dans le Panégyrique VII, 21 en l’honneur de Constantin en 310) a dû servir de « passerelle » (T. Barnes) à la conversion au christianisme ; mais qu’ensuite, la « divinité supérieure » évoquée dans les textes constantiniens après la vision de 312 est bien le seul dieu chrétien. Même si Constantin n’était peut-être pas au fait de toutes les subtilités de la théologie chrétienne, après la bataille du pont Milvius, il s’est affirmé comme un partisan de la foi chrétienne, réservant toutefois un vocabulaire hénothéiste flou à ses discours publics adressés à des auditoires essentiellement païens. Ses lettres au clergé chrétien sont en revanche extrêmement explicites et très tôt, les symboles solaires disparaissent de ses monnaies, tandis que le chrisme fait son apparition dès 315.

Les notes et commentaires infra-paginaux portent essentiellement sur le contenu historique du texte et sur les grandes questions soulevées par cette vie du premier empereur chrétien. La bibliographie générale, donnée p. 123-139, couvre une bonne partie des questions de la Vita. Sur certains points toutefois, on se serait attendu à trouver des titres plus précis en note, notamment la littérature concernant des aspects importants de la législation constantinienne évoqués par Eusèbe : pour les mesures de Constantin en faveur des pauvres d’Occident avant 324 (VC I, 43 et IV, 28), on peut renvoyer au livre de C. Corbo, Paupertas. La legislazione tardo-antica (IV-V sec. d. C), Naples, 2006, qui a commenté certaines de ces lois dans le plus grand détail ; pour les fameuses lois constantiniennes sur le mariage et les testaments (évoquées en VC IV, 26), aux livres et articles de J. Evans Grubbs, Law and Family in Late Antiquity, Oxford, 1995 et Ead., « Constantine and Imperial Legislation on the Family », dans J. Harries et I. Wood, éd., The Theodosian Code : Studies in the Imperial Law of Late Antiquity, Bristol, 1993, p. 120-142, qui nuancent avec prudence le point de vue chrétien exposé par Eusèbe en montrant la complexité des lois constantiniennes et de leurs influences. Ajoutons enfin ce livre qui vient de paraître et qui est tout entier consacré à la législation constantinienne : J.N. Dillon, The Justice of Constantine. Law, Communication, and Control, Ann Arbor, 2014. Pour la christianisation de l’espace, qu’Eusèbe décrit longuement en évoquant les travaux constantiniens à Jérusalem, en terre sainte et à Constantinople et la destruction de certains sanctuaires païens (notamment en VC III, 25-58), on peut penser au chapitre de M.Y. Perrin, « Le nouveau style missionnaire : la conquête de l’espace et du temps », dans C. Pietri et J.M. Mayeur et al., Histoire du christianisme, t. II, Naissance d’une Chrétienté (250-430), Paris, 1995. Enfin, pour tous les chapitres concernant le conflit entre Licinius et Constantin en 316 puis en 324, aurait pu être citée la bonne mise au point des événements par T. Barnes dans son Constantine and Eusebius ou par N. Lenski dans N. Lenski, éd., The Cambridge Companion to the Age of Constantine, revised edition, Cambridge, 2012.

Les commentaires et notes concernent fort peu les choix de traduction. On aimerait parfois que la traduction du vocabulaire technique (militaire ou institutionnel notamment) soit davantage justifiée : pensons par exemple à la traduction de ὁπλίτης par « hoplite » (I, 37, p. 231) qui est certes assez canonique pour les textes de cette époque, mais qui me paraît tout de même appeler un commentaire, tant l’utilisation de ce terme en apparence archaïque a fait couler d’encre dans la littérature scientifique. La description de la légion romaine comme phalange hoplitique, dans les textes grecs tardifs à partir du iiie siècle, a été récemment discutée par E. Wheeler et P. Cosme.

Pour finir, je reviendrai sur un point difficile de traduction du grec en VC II, 51, discuté par L. Pietri, p. 322-323 (n. 1), qui mériterait à mon sens d’être reconsidéré. Il s’agit de la traduction du mot pais apparaissant dans une lettre de Constantin adressée aux habitants des provinces orientales après la victoire contre Licinius en 324. L’empereur y évoque le début de la persécution de 303 et dit qu’il était alors encore un pais : τότε κομιδῇ[1] παῖς ἔτι ὑπάρχων, que M.J. Rondeau traduit par « encore tout enfant ». Or, comme le rappelle L. Pietri, Constantin approche à cette date de la trentaine. Si l’empereur avait voulu ici réellement faire allusion à son âge, l’emploi de παῖς, équivalent du puer latin, mais non d’adulescens, serait peu explicable : on s’attendrait plutôt en grec au terme de νεανίας (« jeune homme ») ou de νέος, que l’on trouve d’ailleurs dans les kephalaia de la table des matières rédigés après la mort d’Eusèbe. Plutôt que de considérer παῖς comme une traduction vague d’adulescens ou de iuuenis (solution adoptée par L. Pietri en note), je me demande si les autres sens de παῖς n’expliquent pas mieux les propos de l’empereur : comme puer en latin, le mot peut en effet désigner, dans la langue de l’époque, l’enfant, mais aussi le serviteur ou l’élève d’un maître ; il serait donc plus judicieux, le participe ὑπάρχων y appelant aussi, de chercher à rendre le sens de la phrase comme une évocation non de l’âge de Constantin en 303, mais plutôt de sa position à la cour, celle du fils du César Constance envoyé auprès de Dioclétien pour se former à ses futures fonctions dans le collège impérial. On pourrait ainsi traduire « alors que j’étais encore entièrement au service [de Dioclétien] » ou bien « alors que j’étais encore entièrement l’élève [de Dioclétien] ». Une traduction en ce sens permettrait, tout autant que celle adoptée par les auteurs du livre, de rendre l’idée que Constantin souhaitait, par cette expression, s’exonérer du déclenchement des persécutions.

Ces quelques détails et suggestions mis à part, l’ensemble de la traduction et du commentaire sont d’une très grande qualité, par leur précision et leur érudition. Ce livre est donc pour le public savant ou seulement curieux d’un apport extrêmement important.