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Introduction

Nous nous intéresserons aux conditions de transformations de l’exercice du choix du conjoint en Occident aujourd’hui. Le cas particulier du speed-dating nous a semblé un angle neuf et informatif. Nous décrirons de quoi le speed-dating est le stigmate : tant au niveau micro de l’exercice du choix du conjoint qu’au niveau macro de la culture de ces sociétés dans ses aspects idéologiques et matériels. En effet, nous considérons ici la parenté comme un fait social total (Deliège 2006) et les modalités du choix des conjoints, en tant que part de l’exercice de la parenté, nous semblent reliées à un certain nombre d’éléments sociaux extérieurs à la parenté proprement dite.

Perspective historique de la parenté en Europe occidentale

L’histoire et l’ethnologie nous apprennent qu’au fil des deux derniers siècles, d’une parenté ancienne, faite d’unions monogames relativement exogames et d’une transmission cognatique à inflexion patrilinéaire, nous sommes passés en Occident à une multiplication des modes parentaux et à une diversification des parcours conjugaux. Ces métamorphoses de la parenté sont concomitantes à des changements sociaux importants, aux niveaux idéologique et technologique.

Antérieurement aux bouleversements de la Révolution française et de la Révolution industrielle, le choix du conjoint dans les communautés rurales de l’Ancien Régime était très influencé par la famille, la communauté et les contingences économiques de ces collectifs. Les rencontres entre jeunes à marier étaient relativement codifiées et surveillées et se déroulaient principalement lors de veillées et de bals organisés spécialement à cet effet, ou encore lors de fêtes populaires. L’endogamie géographique et l’isogamie sociale étaient alors fortes. Ensuite, à partir du XIXe siècle, et jusqu’à la moitié du XXe, la valorisation de l’expression romantique des sentiments, parallèlement à l’urbanisation, à l’industrialisation de l’économie et à la déchristianisation de la société, amèneront au rejet progressif du contrôle social traditionnel dans le choix du conjoint (Servais 1993).

Durant la seconde moitié du XXe siècle, une très large majorité de jeunes nubiles habitent en ville. Dans un contexte de mobilité transformé (automobile, transports en commun, etc.), ces jeunes s’unissent par eux-mêmes, selon la règle du consentement mutuel, au gré des rencontres qu’ils font dans les lieux sociaux que leur situation les fait traverser (soirées dansantes, lieux de formation et de travail, rassemblement d’amis, vacances).

Progressivement, la sexualité se banalise. La volonté chrétienne de lier l’érotisme et la sexualité à la procréation se distingue lentement mais sûrement des moeurs contemporaines. Parallèlement, le taux de divorce croît peu à peu au point d’égaler aujourd’hui dans les grandes villes celui des mariages (Wauthier 2012). La rupture des couples (formels et informels) de tous âges se banalise, ce qui a pour conséquence, d’une part, d’amener un nombre croissant de personnes à être concernées par la quête d’un nouveau partenaire et, d’autre part, d’augmenter la moyenne d’âge des personnes en quête. Rappelons que les occurrences rupture/quête ne sont pas des spécificités récentes de la parenté occidentale. Les familles recomposées existent depuis longtemps en Occident, par exemple à la suite du décès de l’épouse en couche ou à la disparition du mari à la guerre. Cependant, deux éléments nous semblent nouveaux : la banalisation des interruptions volontaires des liens conjugaux (alors que les interruptions étaient majoritairement involontaires par le passé) et, comme nous allons le voir, l’ouverture à la catégorie des inconnus, à la fois d’ego et des connaissances d’ego, pour le choix des partenaires.

Le mariage contemporain, c’est-à-dire l’union légale de deux personnes s’unissant par amour, se distingue à présent de la filiation où c’est la fécondation biologique qui prévaut. Toutefois, s’il est de plus en plus fréquent de se séparer de son conjoint, l’axe de la filiation reste ferme (Théry in Godelier 2004) : les parents séparés persistent à participer à l’éducation des enfants conçus (ou adoptés) par eux lorsqu’ils se trouvaient unis. Ce qui, dans un contexte de quête d’un nouveau partenaire, ne va pas sans poser la question du rôle (voire de l’identité) qu’un parent pourrait donner à son nouveau partenaire intime vis-à-vis des enfants dits « de son premier lit » (Wauthier 2012).

Si le contexte de la formation des couples a changé, la téléologie du couple a-t-elle changé ? Aujourd’hui, les moeurs se libéralisent ; l’initiation à la sexualité intervient plus tôt (qu’au début du XXe siècle) et la sexualité se pratique avant la cohabitation en couple et hors du couple (tant en matière d’érotisme que de procréation). Le mariage n’est plus l’acte fondateur du couple. C’est à présent l’amour qui le fonde. Selon F. de Singly (1987-2011), c’est la possibilité de s’y construire une identité et de s’émanciper qui le fait perdurer ou qui l’interrompt.

Les sentiments intimes deviennent pour certains des marchandises publiques (Illouz 2006). À cela vient s’ajouter un élément neuf qui va rapidement envahir tous les foyers et les espaces de travail : l’Internet. La vie intime peut désormais se développer en ligne (Boellstorff 2008 ; Marquet et Janssen 2009). Selon Jean-Claude Kaufmann, l’univers de la rencontre amoureuse serait à présent caractérisé par un « flou existentiel abyssal » (Kaufmann 2010 : 10) et une tendance à inverser l’ordre des séquences de la formation du couple. Alors qu’hier on tombait amoureux avant de faire l’amour, il affirme qu’aujourd’hui la banalisation progressive d’Internet, en même temps que la revendication par les femmes de jouir de la même sexualité que les hommes, pousserait certains couples à faire l’amour d’abord et, éventuellement, s’aimer ensuite.

Dans ce contexte de transformation probable de la téléologie de la quête du conjoint se côtoient une multiplicité de parcours conjugaux. Pour un nombre croissant d’individus, cela se concrétise par une succession de mises en couple et de ruptures dite « monogamie successive ». Pour aider ces derniers, lorsqu’ils souhaitent s’apparier à un nouveau partenaire de longue durée (ou encore à un partenaire sexuel occasionnel), il existe une panoplie de dispositifs récents qui exploitent certains éléments idéologiques et technologiques contemporains. Ces dispositifs sont destinés à ceux qui ne trouvent pas leur compte par les voies spontanées ou traditionnelles et qui souhaitent accélérer le processus de l’appariement. Le speed-dating est l’un de ces dispositifs.

Méthodologie de l’enquête

Pour comprendre les conditions de l’invention et de la propagation du speed-dating dans les grandes villes du monde, nous avons mobilisé un ouvrage rédigé par le co-inventeur du concept et son épouse (Deyo et Deyo 2002). Nous avons pu ainsi comparer le projet initial avec ce qui se pratique aujourd’hui à Bruxelles.

Pour étudier comment se déroule un speed-dating, nous avons participé à une quinzaine d’événements (2009-2010)[1] : six en tant que speed-dateur incognito, et neuf comme steward collaborateur d’une agence. Des artefacts mobilisés par les acteurs du terrain (pages Internet des agences, articles de presse, mises en scène du speed-dating sur support filmique ou littéraire…) ont fait l’objet d’une observation minutieuse et d’une écoute des commentaires que speed-dateurs et non speed-dateurs portaient à leur propos. Ces productions liées à l’univers du speed-dating ont ensuite été confrontées à notre expérience personnelle en observation participante.

Pour saisir ce qui amène les personnes en speed-dating, nous avons écouté et lu nombre de personnes liées de près ou de loin à cet univers. Parmi elles, huit femmes et six hommes âgés de 25 à 52 ans ont témoigné de leur expérience du speed-dating et de leur parcours sentimental au cours d’entretiens empathiques répétés. Obtenir des informations concernant leur intimité ne fut pas chose aisée. Une relation de confiance a donc dû se construire dans la durée. De manière habituelle, les informateurs ont refusé d’être enregistrés. Prendre des notes pendant les entretiens avait tendance à brider leur témoignage. Nous avons donc été amené à développer la technique suivante : lorsque nos témoins privilégiés se confiaient à nous (lors de rendez-vous convenus), nous écoutions avec une attention soutenue, intervenant uniquement pour réorienter la conversation lorsqu’elle déviait du sujet. Aussitôt l’entretien terminé, nous transcrivions nous-mêmes tout ce que nous avions retenu de l’échange. Pour nous assurer que nous avions compris le message de nos témoins privilégiés, nous leur faisions parvenir une copie de notre rapport d’entretien ; ils pouvaient ainsi pallier certaines incompréhensions ou manquements. Généralement, les modifications menaient à d’autres questions qui nous conduisaient à nous revoir ou à échanger des courriels. Nous avons ainsi monté des dossiers sur les parcours de vie de ces quatorze témoins en collaboration avec eux, autour d’une question principale ouverte « qu’est-ce qui vous a amené en speed-dating ? ». Ces récits ont apporté des données concernant les parcours familiaux et conjugaux, professionnels, géographiques et d’autres éléments liés aux hobbies des témoins. Cette compilation d’entretiens répétés a été complétée par de brefs témoignages d’autres personnes (22-62 ans), obtenus en speed-dating ou lors de rencontres fortuites et habituellement retranscrits in situ, directement après l’échange. Le tout forme un recueil dactylographié de 504 404 signes (171 p. à interligne simple) décrivant des parcours de vie qui ont mené au speed-dating et, pour certains, des conséquences de la participation à un ou plusieurs speed-datings. Nous avons trié et comparé ces récits sur la base d’éléments démographiques et de thématiques récurrentes.

Esquisse ethnographique d’un mode contemporain d’appariement

Avant de présenter ce qui caractérise les parcours qui amènent en speed-dating, voici une courte description ethnographique du dispositif[2].

Pendant le speed-dating

Modus operandi

La première opération pour participer à un speed-dating est habituellement de s’inscrire en ligne. Sur le site de chaque agence figure un agenda indiquant la date, la ville et la tranche d’âge de chaque événement. Moyennant paiement électronique (entre 0 € et 50 €), le participant se voit confirmer son inscription par courriel et reçoit l’heure et l’adresse précises de l’événement (afin d’éviter les importuns non-inscrits).

Les speed-datings se déroulent le plus souvent dans des cafés branchés de la capitale, réservés en tout ou en partie pour l’événement. Ils ont également lieu dans les autres centres urbains du pays. Sur la durée de notre enquête, nous n’avons par contre pas trouvé trace de speed-dating organisé en milieu rural en Belgique. Nous supposons que, ce système étant destiné à rencontrer des inconnus, il n’est pas congruent là où chacun sait qui est qui.

Les speed-datings ne sont habituellement pas organisés le vendredi, ni le samedi soir. Ainsi, l’organisateur dispose du temps nécessaire pour remettre les coordonnées des participants concernés aux intéressés, tout en laissant aux participants qui désirent se revoir le temps de prendre contact en semaine et de s’inviter à un « vrai rendez-vous » le week-end suivant. Ce dernier élément est l’occasion de souligner que prendre part à un système de rencontre reste (en 2010) un objet de honte ou de gêne pour certains, en particulier face à ceux qui n’utilisent pas les services et dispositifs destinés « à la rencontre ».

À Bruxelles prennent place environ une dizaine de speed-datings chaque mois. Étant donné le nombre limité de places et la tranche d’âge prédéterminée, il n’est pas rare que le participant doive s’inscrire plusieurs semaines à l’avance. Cela donne un temps appréciable au cours duquel on observe que l’excitation monte (surtout à la veille du premier speed-dating) et qu’on se donne les moyens de s’apprêter mentalement et physiquement à cette série de rencontres éclair se voulant prometteuse.

À leur arrivée sur place, les participants masculins et féminins sont spatialement séparés par le personnel accueillant. Si possible, ils sont directement orientés vers des salles différentes afin d’empêcher le visu intersexe avant le démarrage de la tournante de rencontres proprement dite. À ce stade, les speed-dateurs reçoivent un identifiant : le plus souvent une broche portant un numéro ou un prénom (jamais un nom de famille, pour éviter d’être traqué par un importun par la suite) à apposer sur soi visiblement, les instructions de la soirée, le bulletin sur lequel le participant inscrira la (ou les) personne(s) qu’il souhaite revoir par la suite ainsi que les coordonnées auxquelles il souhaite être contacté. Il recevra également une feuille de papier et un stylo afin de prendre quelques notes au sujet de chaque rencontre, ainsi qu’une boisson offerte par l’agence.

Lorsque la séance débute dans une salle à l’atmosphère habituellement intimiste (bougies, lumière tamisée, musique douce), les femmes sont assises chacune à une table numérotée. Les hommes entrent dans la pièce, et prennent place aléatoirement, et la première rencontre éclair commence. Chaque binôme fait alors connaissance à sa guise pendant les quelques minutes consacrées. Ensuite, l’organisateur fait retentir un signal sonore indiquant qu’il est temps pour les hommes de passer à la table suivante (interrompant du même coup les entrevues) afin de procéder à une autre rencontre éclair. La procédure se répète habituellement toutes les sept minutes, permettant à sept femmes de rencontrer sept hommes en une soirée[3].

Au cours de la séance de speed-dating, les participants « scannent »[4] des inconnus du sexe opposé. Les premières secondes de la rencontre donnent un aperçu de l’autre. Bien que grossier, ce premier aperçu n’en est pas moins conséquent. Nous avons distingué deux volets à cette évaluation liminaire. Le premier est physique (la silhouette et le port de la personne, le charme d’un sourire, le mystère d’un regard, la chaleur d’une voix…) et le second concerne le bagage socioculturel (l’accent, le vocable utilisé, la tenue vestimentaire, les valeurs et le statut que le vis-à-vis semble transporter, etc.). Sur la base de ce premier aperçu, le speed-dateur compare plus ou moins consciemment ce qui est offert à ses sens avec la perspective d’un plus grand bonheur. Cette évaluation rapide du sujet nouvellement rencontré, mise en regard de la perspective d’un plus grand bonheur, va déterminer son attractivité. Ce degré d’attractivité liminaire va connoter positivement ou négativement les minutes suivantes de la rencontre, qui sera perçue comme courte et agréable ou longue et embarrassante, respectivement.

Notons qu’il n’est pas toujours aisé pour le participant d’arrêter un choix, parce qu’il n’est pas toujours capable de traduire ses émotions en choix (et, dans ce cas, les agences conseillent souvent à l’indécis de sélectionner néanmoins cette personne, le doute pouvant se dissiper ultérieurement grâce à un prochain rendez-vous).

Au terme de la tournante, chaque participant remet son bulletin à l’organisateur, ainsi il désigne celles ou ceux qu’il souhaite revoir pour un « vrai rendez-vous, cette fois »[5]. Cette remise des bulletins clôt officiellement le speed-dating. Ensuite, il n’est pas rare qu’un sous-groupe se réunisse pour aller boire un dernier verre (ou parfois danser, puis occasionnellement « conclure »[6]), et pour faire plus ample connaissance de façon moins mécanique. Plus tard, l’organisateur prend connaissance, à l’aide des bulletins, de ceux qui souhaitent se revoir et échange leurs coordonnées. Lorsqu’ils reçoivent leurs résultats, les participants savent qui, parmi ceux qu’ils ont cochés, les ont également sélectionnés. Notons que le désir réciproque est appelé matching et est auréolé d’une certaine magie fondée sur une entente mutuelle (« dès que nos regards se sont croisés ») et qui laisse entrevoir une perspective heureuse à terme. Il est alors temps pour chacun de revoir la personne qui l’a réciproquement choisi, ou de choisir qui revoir en premier lieu lorsque plusieurs options s’avèrent réciproques. Les moins chanceux, ceux dont la tournante n’aura produit aucune réciprocité, sont invités à se réinscrire à un autre speed-dating ; de même pour ceux dont les rendez-vous ultérieurs n’auront finalement rien donné.

Avant le speed-dating

À ce stade, le speed-dating nous apparaît comme un dispositif destiné à produire de la rencontre hétérosexuelle[7] à connotation plutôt sentimentale réunissant, dans un cadre sécurisé (car temporisé et faisant intervenir un médiateur), des personnes qui ne se connaissent a priori pas. Pour comprendre ce qui amène nos sociétés à produire ce genre de pratique, voyons comment celle-ci s’intègre à l’environnement social.

Congruence du speed-dating à l’environnement social

Ce système de rencontre a été inventé par des membres de la communauté juive de Los Angeles en 1998-1999. L’initiateur du projet, le rabbin et accompagnateur conjugal Y. Deyo, décrit dans son ouvrage (Deyo et Deyo 2002) une double intention : l’une proche (promouvoir la rencontre en milieu urbain de manière agréable et pratique), et l’autre lointaine (produire du couple pérenne – et par là préserver la culture juive). Le speed-dating s’est rapidement fait connaître dans le monde entier par l’intermédiaire des médias de masse. Ces derniers ont mis l’accent sur son côté ludique et excitant. Il s’est ainsi vu variablement adapté, loin de Los Angeles et de la communauté juive, par des entrepreneurs urbains qui avaient parfois à peine connaissance du contexte original de sa création.

Officiellement, il existe des agences de speed-dating en Belgique depuis 2004. Mais, selon nos témoins, il semble que des speed-datings y soient organisés depuis au moins 2002. Si le speed-dating semblait être une activité économique vacillante à ses débuts, il apparaît que l’avènement des sites de rencontre en ligne à connotation sentimentale[8] ravive l’intérêt d’un certain public pour ce genre d’activité. Il répond à une niche de déçus de ces sites, parce que ces derniers ne mettent pas les corps en présence et tendent dès lors à produire de mauvaises surprises lors de blind dates[9]. Nous en déduisons que bien que les organisateurs et les usagers des sites de rencontre en ligne et des agences de speed-dating insistent sur le volet sentimental de la rencontre, pour l’usager les corps comptent dans la décision d’entreprendre une relation sentimentale.

Le speed-dating s’y inscrit parmi un panel d’activités destinées à « la rencontre » telles que les soirées dites « Lock’n Key » ou « Pasta Party », les bals « Coeur à Coeur » et autres activités contemporaines annoncées « pour célibataires »[10] (contrairement aux services à caractère sexuel) qui rassemblent les personnes en quête d’un partenaire. Ces activités se veulent ludiques, pour des raisons commerciales, mais également, et peut-être surtout, parce qu’en se revendiquant comme des activités de divertissement, elles donnent aux participants la possibilité de justifier leur présence de manière socialement acceptable (« Moi ? Je suis juste là pour le fun ! ») en n’ayant pas à se déclarer en manque d’attachement et/ou de jouissance physique partagée. Cela nous semble le signe que la quête du partenaire chez les actifs reste stigmatisée et qu’en dépit de l’intervention des médias et de l’Internet, les mentalités ne varient pas si rapidement.

7 hommes, 7 femmes, 7 minutes : la tournante est rythmée. Le speed-dating force à aborder plusieurs inconnus du sexe opposé en quête d’intime partagé en une seule soirée (par opposition à la drague directe « en boîte », au bureau, au supermarché, etc.). Il offre une échappatoire en cas de refus par l’intermédiaire d’un tiers. Le speed-dating fut inventé de façon à répondre à un souci de rendement.

Outre le divertissement, une certaine gestion du stigmate et le rendement, les agences de speed-dating invoquent principalement trois arguments pour inviter l’internaute à s’inscrire : « rencontrer l’âme soeur » (une promesse de bonheur conjugal et d’entente pérenne), « se faire des amis » (la promesse d’agrandir son cercle de connaissances[11]) et « s’offrir un moment de séduction » (annonçant un événement frivole et fantasmatique). Ce dernier argument paraît également annoncer, si le lecteur est une femme, la possibilité de développer l’estime qu’elle a d’elle-même (dans l’idée où des hommes passeront tour à tour devant elle pour la séduire) ou, si le lecteur est un homme, la possibilité de regagner de la confiance en lui (dans l’idée où le modus operandi facilite l’approche et immobilise momentanément une femme, lui donnant l’occasion de s’entraîner à la séduction).

Enfin, les agences insistent également sur l’aspect sécuritaire des rencontres. Elles rassurent l’internaute sur le fait que ces rencontres éclair sont encadrées et limitées dans le temps et se font en tout respect de l’anonymat de ceux qui ne souhaitent pas se revoir.

Congruence du speed-dateur au speed-dating

Adultes, actifs, hétérosexuels, communément socialisés, les informateurs privilégiés et les speed-dateurs rencontrés en séance avaient habituellement un emploi, un hobby, un réseau d’amis et un entourage familial. Ils habitaient souvent en ville, ou à un moins d’une heure de celle-ci. Ils étaient citoyens belges ou travailleurs expatriés (de diverses nationalités). Ils disposaient d’un accès direct ou indirect à l’Internet. Certains avaient un handicap physique visible. Ils pouvaient se permettre une dépense d’environ 30 € pour une soirée de speed-dating. À première vue, rien ne permettait de distinguer le speed-dateur de monsieur ou madame Tout-le-monde.

Âge

Chaque speed-dating est habituellement destiné à une tranche d’âge spécifique. Environ trois cinquièmes des speed-datings bruxellois organisés au cours de nos douze mois d’enquête concernaient les moins de 40 ans et deux cinquièmes concernaient les plus de 35 ans. L’âge de la population concernée par le speed-dating s’étendait donc de 18 à 60 ans avec une nette supériorité statistique pour la tranche 25-35. Peu à peu, nous avons compris que les attentes des speed-dateurs variaient selon qu’ils souhaitaient avoir des enfants, qu’ils étaient des parents divorcés avec de jeunes enfants à charge, ou qu’ils étaient parents d’enfants adultes.

La tranche d’âge 25-35 et ses variantes mettent en présence des géniteurs potentiels. Cet âge correspond à celui auquel les parents (et grands-parents) de ces participants étaient habituellement mariés et en charge d’enfants. Les 25-35 se retrouvent donc hors normes par rapport aux générations précédentes qu’ils ont connues. Par ailleurs, lorsque nous participions incognito à des speed-datings (de cette tranche), nos vis-à-vis speed-dateurs qui étaient parents annonçaient rapidement avoir des enfants à leur charge comme si cela impliquait un choix clair d’emblée vis-à-vis de l’investissement dans la coparentalité (soit celui de s’engager comme coparent, soit celui de rester un amant anonyme aux yeux de la famille). Les parents d’enfants adultes, eux, cherchaient plutôt un partenaire, de préférence pérenne, pour cultiver à deux une relation affective, sexuelle, voire domestique.

La répartition par tranche d’âge montre que le speed-dating est destiné à des hommes et des femmes hétérosexuels qui cherchent à s’unir avec quelqu’un de la même tranche d’âge. C’est-à-dire que les speed-datings ne sont certainement pas organisés pour répondre au phénomène dit « cougar » (typique d’une tranche de la gent féminine désireuse de s’épanouir sexuellement hors des questions de parentalité), ni pour unir un homme mûr à une jeune femme ; cela constituait parfois une déception chez les usagers rencontrés. Un autre grief est exprimé par les speed-dateurs proches des limites de la tranche annoncée. Lorsqu’un homme de 26 ans se retrouve dans un speed-dating destiné à la tranche 25-35, il se plaindra typiquement de n’y rencontrer que des femmes plus âgées que lui, comme si « plus âgée que lui » n’était pas souhaitable. Et lorsqu’une femme de 34 ans se retrouve dans le même speed-dating, elle se plaindra à l’inverse de ne rencontrer que « des petits jeunes », comme si plus jeune qu’elle n’était pas souhaitable.

Pour finir, la question du parcours parental s’est avérée plus pertinente encore que celle de l’âge pris comme catégorie statistique. Croisé avec la question du sexe, l’âge devient une question de fertilité de l’union. Cela tend à démontrer que mettre en vis-à-vis des personnes de sexe opposé désireuses de « rencontrer quelqu’un »[12] s’inscrit dans la continuité de la logique judéo-chrétienne qui alliait union de sexes opposés à téléologie parentale. Le sexe pour le sexe trouve peu sa place en speed-dating. Le speed-dating a été inventé par un rabbin, et le libertinage dispose de ses propres espaces d’expression distincts du speed-dating.

État civil

Parmi la panoplie des activités dites « pour célibataires » en Belgique, certaines exigent de faire connaître son état civil à l’organisateur, ce dernier se réservant parfois le droit de ne laisser entrer que les célibataires et les divorcés. Mais ce n’est pas l’usage en speed-dating. Et nous y avons rencontré des célibataires, des divorcés, des veufs et des mariés.

Quel que soit leur état civil, la plupart étaient sans partenaire significatif et quelques-uns étaient en couple. Nos informateurs se plaignaient typiquement de manquements relationnels dits « intimes » pouvant se décliner au niveau affectif, sexuel, domestique et parental. Nous avons distingué deux types de manquements : ceux qui peuvent être induits par des besoins humains universaux (besoin d’attachement, de reconnaissance, d’identité, de sexualité, d’être touché et soigné, de ressentir une certaine quantité de joie, etc.), et ceux induits par des croyances au sujet de la nature humaine (« l’Homme est fait pour vivre à deux », « Je ne pourrais pas aimer [ou élever] aussi bien les enfants d’un autre [lit] », par exemple).

Nos quatorze informateurs privilégiés ont tous fait part d’un amour perdu et d’une rupture passée significative. Dès lors, s’ils participent à un ou plusieurs speed-datings, ce n’est pas seulement pour occuper une soirée de manière ludique, mais aussi, voire surtout parce qu’ils recherchent un partenaire, voyant dans la production d’un couple une forme de salut. Globalement, il apparaît que le speed-dateur n’est pas nécessairement « célibataire »[13], ni « solo » mais bien en quête d’un plus grand bonheur, un bonheur qui se situerait dans de l’intime partagé, durablement de préférence. Ainsi, en speed-dating, l’état civil ne se superpose-t-il pas à l’état d’esprit.

Profession

Lors de speed-datings à Bruxelles, nous avons fait la connaissance d’avocats, d’électriciens, d’ouvriers, de fonctionnaires, d’agriculteurs, d’enseignants, d’étudiants, de médecins, d’artistes, de cadres supérieurs, etc. Par contre, nous n’avons pas rencontré de personne en situation de précarité prononcée (SDF), ni de personne que nous aurions pu identifier comme extrêmement riche.

Certains speeds-dateurs ont exprimé le désir d’une certaine homogamie ou d’une légère hypergamie ; d’autres affirmaient ne pas accorder d’importance à la profession ou aux revenus de la personne. Toutefois, le goût de l’autre semblait une chose importante et cela se traduisait aussi par l’expression des hobbies.

Notons qu’un de nos informateurs privilégiés, travailleur indépendant, trouvait important que sa partenaire soit également indépendante, car selon lui, seule une indépendante pourrait comprendre le dévouement professionnel que ce statut représente et la présence affective qu’il exige au moment de partager les aléas positifs et négatifs des affaires. Nous y voyons un signe supplémentaire que le monde du travail reste impliqué dans celui de la vie intime.

La diversité des catégories socioprofessionnelles était grande. La question de la profession ou des études nous est apparue pertinente lorsque, corrélée aux exigences quotidiennes et aux perspectives de carrière, elle dévoilait l’influence des déplacements vers le lieu du travail ou des migrations économiques.

Lieu de résidence

À l’écoute de nos speed-dateurs, on constate que le lieu de résidence (urbain, semi-urbain ou rural) a son importance ; mais on constate surtout que les notions de mobilité et de parcours migratoire le sont tout autant, sinon plus. Probablement à l’instar de nombreuses capitales, plus de la moitié des habitants de Bruxelles sont nés à l’étranger ou en province. Elle draine quotidiennement un nombre considérable de personnes, habitant de petites villes et villages distants, qui se rendent à la capitale pour y travailler, se divertir et acquérir des biens.

Nous pouvons résumer le discours des speed-dateurs sur ces questions de la façon suivante : premièrement, la migration des personnes, qu’elle soit régionale ou internationale, correspond à une dispersion du réseau d’origine qui facilitait la rencontre avec des personnes connues, directement ou par l’intermédiaire du réseau primaire dite « par via via ». Peu à peu, à la suite de leur propre migration ou de celle de leur entourage, et consécutivement au mariage ou à l’encouplement (voire la parentalité) d’un nombre significatif de leur connaissances, les futurs speed-dateurs se retrouvent dans une situation où ils ressentent leur réseau social actuel comme vide de personnes disponibles et attrayantes du point de vue de la production d’un lien intime. Les membres de leur entourage encore accessibles pour un appariement impliquant une exclusivité sur les plans affectif, sexuel, domestique et coparental présentent des manquements à la production d’un parcours de vie commun (par exemple, ils sont « déjà pris » et n’ont pas l’intention de se libérer de leurs engagements, l’attirance charnelle n’est pas mutuelle, les conditions socioprofessionnelles de la personne ne sont pas compatibles avec le standard de vie souhaité). Deuxièmement, consécutivement au déplacement migratoire, le nouvel environnement du futur speed-dateur renforce le sentiment de manquer de lieux de rencontre valides pour amorcer un lien intime : en l’absence d’intermédiaire (une connaissance commune par exemple), l’approche d’un inconnu semble trouver peu d’espaces opportuns. Ainsi, lorsqu’on croise les données relatives au parcours conjugal avec celles du parcours géographique, on constate que lorsque le réseau social local est ressenti comme vide de partenaire potentiel et lorsque le contexte urbain et le contexte migratoire induisent l’absence d’opportunité de rencontres utiles, alors le speed-dating semble une solution à saisir. C’est donc le capital social de la personne qui fait la différence. Par capital social nous entendons plus spécifiquement son réseau de connaissances et les lieux auxquels la personne a accès.

Les espaces traversés par les actifs sont dédiés à des tâches spécifiques (travail, courses, crèche, habitat…) reliées entre elles par des trajets peu propices à « la rencontre ». Cette mécanique spatiale routinière, renforcée en cas d’enfants à charge, induit un cloisonnement des personnes et des fonctions.

Dans l’anonymat de son cloisonnement, le futur speed-dateur trouve accès à Internet : biais d’entrée et de sortie du speed-dating. C’est dans ce « lieu » à la virtualité toute relative que s’engendre la réalité d’une participation active à une rencontre. Chacun peut y prendre connaissance de l’existence des possibilités d’inscription aux speed-datings. Et c’est par courriel que le speed-dateur prend connaissance de ceux qui ont souhaité le revoir. Ensuite, c’est par l’échange d’un courriel ou d’un SMS que s’amorce la nouvelle rencontre, celle où on se rend en sachant que l’autre a déjà dit « oui » pour plus que quelques minutes autour d’un verre.

Contexte normatif de la personne en quête d’un partenaire

En croisant les discours de nos informateurs avec nos connaissances de la société qu’ils habitent, nous avons distingué au moins quatre vecteurs normatifs significativement impliqués dans la quête du partenaire et porteurs de sens dans le chef du (futur) speed-dateur : l’éducation, les médias de masse, la pression des pairs et, implicitement, les lois du peuple belge.

Les contes de fées, l’exemple des parents (lorsqu’on souhaite leur ressembler), l’école et l’éducation religieuse indiquent au futur adulte à quoi devra ou pourra ressembler sa vie intime, l’imprégnant de l’idée d’une monogamie heureuse.

Les médias de masse constituent une forme d’éducation continuée qui informe le (futur) speed-dateur sur ce que les autres font et à quoi pourrait ressembler sa vie intime. Nous avons vu également que les médias présentent une version déformée du speed-dating en se focalisant habituellement sur son aspect ludique en le présentant comme une activité frivole, branchée et fantasmatique (et parfois grotesque).

Ceux qui se sont orientés vers le speed-dating ont préalablement subi une pression de la part de leur environnement social qui est loin d’être négligeable. D’abord, le souhait (voire le besoin) d’intégration sociale produit le souci de ressembler aux autres et de trouver sa place par rapport aux autres. Les speed-dateurs racontent que, aux yeux de ceux qui correspondent au modèle dominant (i.e. le couple hétéromononormé destiné à produire des enfants), le solo est « louche » et celui qui drague constitue une « menace [pour les couples établis] ». Ils racontent également que, professionnellement, pouvoir se présenter comme un couple établi ouvre des portes qui leur restent inaccessibles. Les proches de celui ou celle qui se trouve sans partenaire intime pérenne s’inquiètent : typiquement « Qui va prendre soin de mon fils solo lorsqu’il est malade ou sans emploi ? » ou « Que fait mon ami solo de ses vacances lorsque je pars, moi, avec mon partenaire et/ou mes enfants ? ».

Nous observons en Belgique que la loi et les institutions tour à tour favorisent et s’adaptent peu à peu à la vague de fluidification des liens intimes qui traverse la société contemporaine[14]. Elles sont issues d’un monde monogame à inflexion patrilinéaire et en possèdent encore certains stigmates. Concernant le partenaire en alliance contractuelle, la loi impose aujourd’hui le consentement mutuel par amour ; la question du mariage dit « blanc » ne s’appliquant qu’aux unions avec un étranger, comme si l’union contractuelle moderne occidentale ne pouvait s’envisager autrement que désintéressée. Si bon nombre d’Occidentaux se réjouissent de cette situation, certains speed-dateurs regrettent cependant que leurs parents ne s’impliquent pas du tout dans le choix du partenaire (et que les initiatives de leurs proches soient parfois maladroites). Comme me le commentait une solo en quête, « j’aimerais bien, moi, que mes parents me présentent quelqu’un s’ils en connaissent ».

L’individu d’une société à speed-dating, lorsqu’il a rompu un lien antérieur fondé sur une passion amoureuse, ressent qu’il doit opérer un nouveau choix. L’idéal serait de choisir une personne et une seule, avec laquelle produire un lien d’attachement durable et partager une sexualité comblée, toujours sur base d’une affinité amoureuse. Il sait qu’il doit faire ce choix par lui-même, et que l’autre personne doit consentir à ce choix (celui-ci devenant ainsi mutuel). C’est ce que nous appelons répondre à l’injonction du libre choix du conjoint : faillir à cette tâche correspondant à se voir fermer certaines portes, faire l’objet d’inquiétudes, être perçu comme louche ou menaçant… Lorsque son réseau social ne lui semble pas offrir d’option correspondant à un profil heureux et accessible, reste alors à se tourner vers des inconnus, mais non sans certaines précautions. Et c’est à ce moment qu’un dispositif de balayage (une évaluation rapide par « scanning »), préalable à tout engagement supérieur à une rencontre de quelques minutes, peut prendre un sens.

Il s’agit de transformer, directement ou indirectement le participant « célibataire » en une personne « en couple ». En speed-dating, le participant espère passer de l’état de solo (ou de membre d’un couple à la dérive) à celui d’amoureux destiné à produire un couple pérenne. Sous des apparences ludiques et commerciales, le speed-dating opérerait une transformation sociale de l’individu, puisque le rapport entre individu solo et société semble différent de celui établi entre une personne en couple et la société. Il y aurait donc un avant et un après le speed-dating ; celui-ci devrait s’apparenter à une forme de rite de passage destiné à changer l’identité sociale du participant. Toutefois, il semble qu’un élément idéel vienne causer le trouble dans la linéarité de ce processus.

Après le speed-dating

Rêve éveillé

Parmi les membres adultes des sociétés monogames à choix du conjoint par consentement mutuel, nous pourrions distinguer deux types d’individus : (a) les personnes qui considèrent avoir trouvé leur partenaire intime monogame pérenne et qui comptent sur le fait que cette considération soit mutuelle ; et (b) les personnes qui persistent à chercher un (meilleur) partenaire pour partager leur vie intime[15].

Organisateurs et participants blâment les personnes qui se rendent en speed-dating avec une intention charnelle ou celles qui cherchent à entretenir des relations multiples de manière secrète ou inavouée. Ceux qui affirment de prime abord venir « par curiosité » ou « pour le fun » et qui se confieront ensuite en entretien empathique déclareront que, au fond, ils souhaiteraient aussi rencontrer « l’âme soeur » ou « celui [celle] qui va rester, cette fois ». Nous considérons donc que le public du speed-dating est composé de personnes du type (b). C’est-à-dire qu’elles sont insatisfaites par leur situation intime et cherchent à produire des rencontres menant à la satisfaction de leur désir.

Parmi nos interlocuteurs qui avaient participé à un ou plusieurs speed-dating(s) avant notre période d’enquête, aucun n’a affirmé y avoir rencontré « l’âme soeur ». Selon les organisateurs eux-mêmes, il est également très difficile d’obtenir des témoignages de mise en couple ou de mariage consécutivement à une rencontre générée par un speed-dating. Il se pourrait que les discours entendus ne correspondent pas aux pratiques observées. Les speed-dateurs feraient une chose en la justifiant d’une manière cohérente à première vue, bien que leur action ne donne le résultat correspondant à la justification donnée que de manière occasionnelle. Lorsque les speed-dateurs ont généré des résultats ne se sont ensuivis que des « coups d’un soir » ou des relations éphémères (de maximum quelques mois). Une fois en couple, le speed-dateur peut à nouveau se retrouver en situation d’insatisfaction relationnelle intime : le speed-dateur (re)découvre à ses dépens que faire couple ne garantit en rien d’être heureux. Et c’est ainsi que le speed-dateur peut retourner en speed-dating. Il est alors pris dans une boucle de rêve éveillé, dans laquelle la possibilité d’un plus grand bonheur est continuellement ranimée par l’existence du speed-dating (entre autres systèmes de rencontre) qui propose chaque semaine de la rencontre avec du neuf à tous ceux qui se sentent insatisfaits.

Nous distinguons donc chez ceux qui s’orientent vers le speed-dating une intention proche de l’hédonisme : « se laisser tenter » par une « aventure sans lendemain », sans cohabitation ni coparentalité, et une intention lointaine : trouver un partenaire pérenne, par soif d’attachement ou par idéalisation du couple comme fournisseur privilégié d’un sentiment de bonheur. L’idée de se rendre en speed-dating produit du potentiel, du rêve. Tel que pratiqué en dehors de la communauté juive de Los Angeles (dans laquelle les participants qui le souhaitent peuvent être pris en charge pour un suivi de leur relation naissante afin d’identifier si leur choix mutuel est « le bon »), le speed-dating est un module fantasmatique[16].

Le speed-dating, dont un des arguments de vente est de faciliter la rencontre de « l’âme soeur », est un commerce paradoxal puisque le client satisfait ne devrait jamais revenir. Or, certains utilisateurs s’en disent satisfaits et reviennent. Leur satisfaction vis-à-vis du service vient du fait que le speed-dating produit de la rencontre sécurisée et du temps de parole avec plusieurs inconnus en une soirée ludique. Il offre une possibilité de sélection qui ne se fait pas frontalement. Cela est vécu comme positif tant que le speed-dateur n’obtient pas de résultat pérenne. Donc il ne nous paraît pas incongru de penser que le mode désirant soit un mode dans lequel le speed-dateur se complaît malgré lui.

Pour récapituler, si le contexte préalable au speed-dating équivaut à un état autonome ou hétéronome d’insatisfaction au niveau de l’intime relationnel de la personne (temps 1), on comprend que le speed-dating se veut un dispositif destiné à permettre de choisir un futur partenaire parmi des inconnus (temps 2) dont l’issue attendue serait un sentiment de résolution (temps 3) correspondant à un plus grand bonheur avec « la bonne personne » – « celle qui reste » – et faisant ainsi appartenir l’ex-speed-dateur au groupe des personnes de type (a) que l’hétéromononormativité désigne comme les « gens heureux », les « gens stables », ceux sur qui on peut compter et auxquels on peut normativement confier certaines responsabilités. C’est sans compter sur la mise à l’épreuve de la pertinence de la relation qui, de manière autonome ou hétéronome, peut faire rebasculer l’individu dans le groupe des insatisfaits, impliquant le retour au temps 1, c’est-à-dire une situation propice à la quête d’un nouveau partenaire.

Discussion

Speed-dating, choix du conjoint et parenté

Le fait que le speed-dating n’est peut-être pas ce qu’il dit être implique, heuristiquement, que le speed-dating n’a peut-être rien à voir avec le choix du conjoint et donc encore moins à voir avec l’étude de la parenté moderne contemporaine. Cependant, sur le terrain, tout se passe comme si envisager une relation affective et sexuelle (abrégée en AS) avec une personne nouvellement rencontrée était fantasmatique alors qu’une relation de type domestique et de prise en charge d’enfants (DE) l’était moins. Nous expliquons ce phénomène par la valorisation du sentiment amoureux et d’une sexualité au plaisir sans cesse renouvelé, pensant que le choc amoureux et la jouissance sexuelle sont des états qui ignorent les tâches liées à la vie domestique et à la prise en charge des enfants. Or, normativement, il est enseigné que, pour une issue heureuse, la première forme relationnelle (AS) précède la seconde (DE). Mais le chevauchement durable de ces deux formes relationnelles supprime d’emblée l’aspect fantasmatique du neuf, ou de l’interdit. Dès lors, nous pensons qu’en faisant de la conjugalité et de la parentalité un rêve (à travers une multitude de discours normatifs) la société occidentale moderne contemporaine, par certains de ses aspects idéels et matériels, contribue à produire de la mécanique rupture/quête, ce qui a bien un rapport avec la parenté.

Là où c’est le sentiment amoureux qui légitimise le choix d’un partenaire en parentalité, nous nous demandons, à ce stade de nos travaux, si ce choix relève encore de l’étude de la parenté telle qu’elle a été abordée par l’anthropologie jusqu’ici.

Exogamie contemporaine ?

Le speed-dating et la panoplie d’autres activités annoncées « pour célibataires » sont conçus pour brasser des gens qui ne se connaissent pas. Ces nouveaux dispositifs ont donc la particularité d’ouvrir la quête d’un partenaire au vaste champ des personnes inconnues à la fois d’ego et des connaissances d’ego. En se rendant en speed-dating, le participant étend le choix du partenaire jusqu’à l’inconnu rencontré aléatoirement. Il semblerait que cette forme exogamique soit, d’une part, rendue nécessaire par le fait que les usagers de ces services sont des personnes détachées de leur situation sociale d’origine et/ou cloisonnées et, d’autre part, qu’elle soit autorisée par la croyance collective qu’on ne peut prédire l’alchimie de l’amour et que chacun devrait pouvoir avoir sa chance. Sous le paradigme de « la bonne personne » et de « l’âme soeur », tous les humains se valant a priori, n’importe qui peut convenir sous réserve d’un départ amoureux présenté comme inexplicable ; et ce sont des éléments relevant de la psychologie (et non de la sociologie) qui sont censés expliquer la longévité du couple.

Rappelons que, habituellement, les speed-dateurs utilisent également d’autres modalités de rencontre, dont les sites de rencontre en ligne. À titre de comparaison, sur ces sites, chaque usager s’affiche disponible et s’y représente par un « profil » qu’il remplit lui-même. Lorsqu’un profil est jugé attrayant, l’entrée en contact est rendue possible par le biais de modalités de clavardage, entre autres. Cela signifie que les sites de rencontre en ligne mettent des inconnus en contact d’abord, et les internautes pourront se mettre en présence ensuite ; tandis que les speed-datings mettent les inconnus en présence d’abord et en contact ensuite. Soulignons que sites de rencontre en ligne et speed-dating mettent en avant deux croyances différentes. L’une est que le partenaire idéal est celui qui correspond à des critères attendus conscients, l’autre est que l’on ne peut prédire l’alchimie du choc amoureux, respectivement.

Lorsque les corps sont mis en présence, le quêteur s’aperçoit qu’il revoit ses critères de sélection : l’attirance physique ex post (toute enculturée soit-elle) prend temporairement plus de valeur que la ressemblance à un profil recherché ex ante. Toutefois, la rencontre d’un inconnu, même séduisant, invite à la prudence, voire à la méfiance. Pour s’autoriser à succomber à l’attirance, on recherche des points d’ancrage qui permettraient d’identifier que celui ou celle à qui on s’apprête à succomber correspond à quelque chose qui inspire la confiance. Les enjeux sont importants, car la finalité lointaine annoncée est de produire à la fois une relation sentimentale, sexuelle, domestique et parentale (ASDE) exclusive avec quelqu’un d’inconnu de tous les membres de son propre réseau social. Le speed-dating présente donc un double avantage. Le premier est de pouvoir pratiquer l’anthropémie de l’étranger de manière politiquement correcte. Le second est de pouvoir identifier parmi des inconnus des indices permettant d’envisager la possibilité d’intégrer le monde de l’autre : soit par la construction d’un monde commun à force d’échanges répétés (selon des valeurs humanistes et une éthique habermassienne de la communication facilitée par un ancrage socioculturel commun), soit par anthropophagie idéelle, c’est-à-dire la désintégration socioculturelle de l’autre pour l’inclure dans son univers à soi.

L’individu qui souhaite pouvoir continuer à compter sur son réseau social significatif, une fois le partenaire choisi, ressent que ce réseau doit également consentir à ce choix. « Plaira-t-il à mes amies ? », « Plaira-t-elle à ma mère ? », sont autant de questions types que se posent les informateurs engagés dans la quête de « la bonne personne ». Nous y voyons un indice supplémentaire de la complexité sociale de répondre à l’injonction du libre choix du conjoint.

Dans les sociétés à speed-dating, les personnes auxquelles chacun est socialement relié indiquent (aussi) qui il est. Ainsi, apprendre que François est lié à d’autres personnes par des liens tels qu’être le (beau-)fils de (…), le (beau-)père de (…), l’(ex-)époux de (…), le (beau-)frère de (…), l’ami proche de (…), une connaissance de (…), le voisin de (…), le collaborateur de (…), le subordonné ou le supérieur hiérarchique de (…) – ajoutons à cette liste les connexions numériques : l’ami FaceBook ou l’ami sur 2d Life de (…) – sont autant d’indicateurs de l’identité sociale de François, c’est-à-dire des multiples positions relatives que François occupe vis-à-vis de son entourage social (humain, voire non humain). Dès lors, une rupture conjugale (en particulier lorsqu’elle est négativement vécue) induit souvent, d’une part, un élagage et une métamorphose obligée du réseau auquel François appartient et donc un élagage et une métamorphose de son identité sociale. La rupture du lien d’attachement entretenu avec un partenaire ASDE s’accompagne d’une fracture de son propre réseau et d’une remise en question de sa propre identité sociale (outre les altérations psychologiques, économiques et éventuellement délétères liées à la perte d’un tel partenaire). Et le speed-dating offre des perspectives de réponse à cette métamorphose obligée de l’identité : d’une part parce qu’il permet de se redéfinir un Moi en se présentant soi-même à des inconnus et, d’autre part, parce que les personnes rencontrées vont par la communication (consciente ou inconsciente) de leur Moi donner une idée du type de réseau et du type de capital social dont elles disposent. Enfin, poser un choix face à un panel de personnes disponibles, c’est également se redéfinir une identité, car choisir de revoir quelqu’un en particulier correspond aussi à se dire : « je suis le genre de personne qui se voit faire couple avec tel genre d’individu ».

En conclusion, à la suite d’une rupture, le speed-dating apparaît comme l’occasion de se reconstruire une identité sociale. Mais par cette démarche, le speed-dateur cherche à se (re)définir un Moi en relation ; cette relation étant censée apporter ou permettre bonheur et épanouissement au niveau ASDE, mais également au niveau extrafamilial (impliquant des relations professionnelles, locales, amicales, spirituelles, etc.).

Si, d’une part, la parenté constitue un fait social total qu’on ne peut complètement dissocier des autres rapports sociaux et que, d’autre part, les grappes de personnes qui se réunissent autour d’un enfant ou d’un parent sont faites, en Occident aujourd’hui, de plus en plus par affinité élective et de moins en moins selon des rôles transmis de génération en génération, ne serait-il pas pertinent d’élargir l’étude de la terminologie de parenté à celle, plus large, des catégories de loyauté, de confiance et aux différents gradients d’assistance, afin de faire figurer le cas européen contemporain dans les grilles antérieures d’analyse de la parenté ?

Si l’exercice de la parenté et les systèmes de parenté se font par l’affirmation d’un rapport d’identité (Barry 2008), et donc d’altérité avec d’autres (les représentations spirituelles, biologiques, résidentielles – ou autres – des peuples n’en constituant que le socle métaphorique), il nous semble, consécutivement à ce que nous avons pu observer en speed-dating et entendre de la bouche des acteurs du speed-dating, que la parenté telle qu’elle est exercée en Europe aujourd’hui n’ait pas l’exclusivité de l’identité, ni même du sentiment d’attachement ou d’appartenance à un groupe. Peut-être que, dans une société où les conjoints se cherchent et où la sexualité est disjointe de la procréation, la parenté a-t-elle de moins en moins d’ascendant sur l’identité et sur le rapport à l’altérité ?

Sex@mour, l’inversion de l’ordre amoureux ?

Notre ethnographie du speed-dating confirme que le couple monogame pérenne reste, pour une part de la population au moins, l’idéal à vivre et elle indique que l’inversion « sexe d’abord/amour ensuite » n’est pas la téléologie première du speed-dating. Par contre, les dispositifs de rencontre à connotation sentimentale nous semblent participer à la remise en cause de l’idéal du couple pérenne par le fait même de proposer du neuf et de faire miroiter du mieux ; ils indiquent qu’on peut retrouver du sentiment amoureux ailleurs. L’éthique du progrès et de l’épanouissement personnel entre en concurrence avec celle d’un engagement pérenne (qui prendrait éventuellement la collectivité et/ou Dieu à partie), dans un contexte matériel (spatial, technologique, économique) donné.

Il nous semble opportun de souligner qu’il ne faut pas nécessairement confondre les critères de choix désignant un partenaire sexuel occasionnel et ceux désignant un partenaire en cohabitation et en prise en charge d’enfants, en Occident ni ailleurs. En fait, le problème n’est pas tellement le rapport sexuel occasionnel, mais bien ses conséquences pour soi et pour les autres. Si, dans une petite communauté rurale, un rapport sexuel occasionnel finit par se savoir, une densité élevée de population et une mobilité aisée des personnes nous paraissent changer la donne. Dans l’étude du choix du conjoint ou de la régulation sociale de la sexualité, ces critères de densité et de mobilité nous semblent ajouter un élément sociologique important, l’anonymat.

Si on ajoute le fait que, dans ces mêmes contextes démographiques, des technologies biomédicales de procréation/contraception permettent au plus grand nombre d’avoir des rapports sexuels sans faire d’enfant et de faire des enfants sans avoir de rapports sexuels, la question des conséquences sociales (pour soi ou pour les autres) d’avoir des rapports sexuels occasionnels avec quelqu’un de connu, ou d’inconnu, se pose encore autrement. Inversement, l’individu évoluant dans un tel contexte de mobilité et de reproduction peut également s’interroger sur les conséquences, pour lui et pour les autres, de maintenir un couple pérenne et monogame (fidèle). Et quel type de réponse cet individu va-t-il mettre en oeuvre lorsque dans cette même société coexistent le divorce légalisé (et banalisé) et l’injonction à trouver son propre épanouissement individuel ?

Enfin, l’Internet en soi ne favorise pas uniquement les téléologies strictement sexuelles. Ainsi, il nous semble que ce n’est pas la banalisation de l’accès à la Toile qui pose de nouvelles questions confrontant les individus. Ce sont les questions des individus qui trouvent par la Toile des biais de réponses, puisqu’elle favorise techniquement les échanges d’informations entre personnes connectées, que celles-ci soient distantes ou proches (affectivement ou géographiquement).

Tels sont les éléments qui fondent à notre avis le trouble, le « flou existentiel abyssal », qu’évoque Kaufmann (2010 : 10). Ils vont au-delà de la conjonction de l’Internet et d’un certain désir des femmes à jouir de la même sexualité que les hommes. À notre avis, en suivant Godelier (2004), la sexualité est polymorphe et polytrope. La véritable question n’est pas qu’un fort désir d’une sexualité libre concurrencerait à présent un fort désir d’engagement à deux. Les sociétés semblent toujours avoir appliqué des formes de régulation de la sexualité. La question nous semble plutôt que la conjugalité (l’engagement monogame pérenne), qui donnait sa légitimité à la sexualité, est en train de perdre du sens (ou de changer de sens) face à une série de changements sociaux. Les transformations idéelles et matérielles de nos sociétés font que le couple monogame pérenne n’est plus l’espace légitime de l’exercice de la sexualité. Ce lieu légitime est aujourd’hui le consentement mutuel (à partir de 16 ans en Belgique).

Conclusions

Le speed-dating est probablement une pratique marginale, mais ce qu’il traite ne l’est pas. Lorsque (a) l’individu est habité par l’idée qu’un plus grand bonheur se situe dans de l’intime partagé avec « la bonne personne » ; lorsque (b) son réseau social est vécu comme vide de partenaire potentiel ; et lorsque (c) l’espace partagé est ressenti comme peu propice à des rencontres utiles, alors un lieu de séduction légitime où sécurité, rendement, divertissement, hasard, rencontre des corps, choc amoureux, quête de l’âme soeur, lucre (pour l’organisateur) et dépense (pour le participant) peuvent s’exprimer est perçu comme congruent.

Nous avons vu que le speed-dating n’est pas conçu de manière à promouvoir les rapports sexuels le soir même. Les informateurs privilégiés ont tous indiqué souhaiter rencontrer un partenaire durable. Nous pensons donc que le speed-dating nourrit l’idéal du couple monogame, pérenne et fidèle. Mais il n’empêche toutefois pas que certaines personnes s’unissent sexuellement avant de faire amplement connaissance.

Bien que le speed-dating prétende être destiné à transformer des « célibataires » en des personnes « en couple », il stimule également le désir du neuf et du mieux (dans un cadre ludique et sécurisé). Ainsi, il constitue un phénomène paradoxal, mais en phase avec une société dans laquelle l’éthique du couple monogame pérenne, héritée des générations précédant les adultes contemporains, semble bousculée par l’éthique (peut-être non moins héritée) de l’épanouissement individuel. Cette concurrence idéelle sur l’exercice de la parenté est portée par un environnement matériellement caractérisé par (a) un espace urbanisé propice à l’anonymat et au cloisonnement des tâches et des personnes ; (b) l’usage abondant des technologies relationnelles (d’information, de communication et de transport) et sexuelles (procréation/contraception) disponibles ; et (c) l’autonomie économique relative des individus. La téléologie contemporaine de la quête d’un partenaire est rendue floue aux yeux d’un nombre massif et croissant d’individus. L’apparition de dispositifs commerciaux destinés à la rencontre intime répond à ce flou et le nourrit à la fois. Il en résulte visiblement que l’idée d’une monogamie à vie domine encore les esprits, peut-être faute de modèles alternatifs légitimes, mais que la pratique de la monogamie successive prend des proportions massives.

À la suite d’une rupture, l’individu soumis à ce contexte mouvant et paradoxal tentera peut-être de répondre à l’injonction du libre choix du conjoint en usant d’un dispositif tel que le speed-dating. Il rencontrera des personnes inconnues, avec pour intention lointaine de partager durablement et en exclusivité des relations d’ordre affectif, sexuel, domestique et, éventuellement, coparental. Le partenaire sélectionné devra idéalement s’intégrer à un cadre normatif donné et à un réseau de relations (familiales, régionales, amicales, professionnelles, etc.) dans lequel certains rôles sont prédéfinis et d’autres sont négociables (ces rôles portent habituellement un nom, hérité des générations précédentes ou récemment inventé pour répondre à de nouvelles situations sociales). À défaut de rencontrer « la bonne personne », le speed-dateur cèdera peut-être à la tentation hédoniste d’avoir des rapports sexuels sans lendemain avec des personnes consentantes se retrouvant dans la même situation que lui.

Prospectivement, nous pourrions nous demander si une prolongation de la crise du modèle économique capitaliste ou bien l’avènement de l’alternative dite « décroissance » vont amener (avec les logiques idéelles et matérielles qui les sous-tendent) à un resserrement des liens de parenté, à la réduction de la fluidité des appariements, à la réduction de l’électivité mutuelle des personnes, ou encore, s’ils forceront à rompre un des derniers tabous de l’héritage monogame cognatique à inflexion patrilinéaire de cette société : la légitimité des partenaires ASDE multiples ? En conclusion, il nous paraît opportun à présent de se pencher sur les formes émergentes d’exercice de l’attachement, de la sexualité, de l’habitat et de la prise en charge des enfants : celles qui semblent s’émanciper du modèle hérité, qui semblent assumer l’idéologie humaniste de l’épanouissement personnel ou qui semblent exploiter l’environnement matériel de nos sociétés pour rejouer la distribution des rôles dits « intimes ». Parmi les modèles émergeant, celui du polyamour prédit par Jacques Attali (Attali et Bonvicini 2007) comme modèle affectif dominant au XXIe siècle nous semble particulièrement fécond comme cas d’étude permettant de comprendre mieux encore le flou contemporain qui traverse nos sociétés sur ces questions, entre autres parce que le phénomène concentre des questions posées distinctement par les familles monoparentales, les familles recomposées, le living appart together, les couples ouverts, les familles homoparentales, certains us propres au monde LGBTIQ, ou encore le libertinage[17].