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Lorsque se dessine au Québec le Printemps érable de 2012, le Printemps universitaire (Academic Spring) se profile aussi dans le monde scientifique. Il est l’oeuvre de professeurs, notamment un mathématicien britannique de renom, Timothy Gowers. Il s’insurge contre le Research Works Act, un projet de loi américain qui vise à interdire le libre accès aux publications scientifiques. Il cible la maison d’édition Elsevier en raison de son influence et de ses pratiques : « (1) They charge exorbitantly high prices for subscriptions to individual journals; (2) [...] the only realistic option for many libraries is to agree to buy very large “bundles”, which will include many journals that those libraries do not actually want [...]; (3) They support measures [...] that aim to restrict the free exchange of information. » (Gowers 2012) Sa pétition rejoint 14 500 scientifiques qui s’engagent à ne pas publier chez Elsevier. La maison d’édition se voit contrainte de cesser son soutien au Research Works Act. Comme Elsevier est « the most vocal supporter of this bill » (Azimuth 2012), le projet de loi meurt au feuilleton.

La saga du jeune Aaron Swartz est aussi explicite de la joute politique sur la question du libre accès aux publications scientifiques. À 14 ans, il participe à la conception des flux RSS et à la création des licences Creative Commons. Militant du libre accès, il opte pour la désobéissance civile. En 2011, depuis le Massachusetts Institute of Technology (MIT), il s’approprie cinq millions d’articles scientifiques du système JSTOR pour les rendre accessibles gratuitement. Il ne dissimule pas ce coup d’éclat et remet les disques durs à JSTOR, qui ne donne pas suite à l’affaire. Le procureur du Massachusetts choisit cependant de le traduire en justice. Aaron Swartz se suicide en 2013 à l’âge de 26 ans. Son procès pour fraude électronique devait débuter le mois suivant et il était passible de 30 ans de prison et d’une amende d’un million de dollars. Sa famille et ses proches établissent un lien entre les deux événements : « Aaron’s death […] is the product of a criminal justice system rife with intimidation and prosecutorial overreach. Decisions made by officials in the Massachusetts U.S. Attorney’s office and at MIT contributed to his death. » (Official statement from family, 2013) Un rapport indépendant conclut que la position de neutralité du MIT n’est pas à la hauteur de son rôle de leader, considérant l’enjeu du libre accès (Abelson et al. 2013). En 2014, Brian Knappenberger propose un documentaire sur le jeune prodige : The Internet’s Own Boy: The Story of Aaron Swartz.

Qu’est-ce qui explique cet engagement militant contre les éditeurs scientifiques? Fournis (2013) traduit le problème en des termes simples. Les citoyens, explique-t-il, paient plusieurs fois pour les publications scientifiques : ils contribuent d’abord aux salaires des chercheurs qui rédigent les articles et, souvent, aux recherches elles-mêmes; ils financent les pairs qui évaluent les articles; les bibliothèques universitaires subventionnées par l’État acquièrent le droit d’accéder aux revues grâce aux abonnements payants. De leur côté, les éditeurs privés assument les coûts liés à la publication, mais ceux-ci tendent à diminuer à mesure que se généralise l’édition électronique. Ils bénéficient gratuitement des droits commerciaux de l’oeuvre. L’Université de Montréal consacre plus de sept millions de dollars par an à l’achat de la documentation électronique et constate que le coût des abonnements augmente de 402 % entre 1986 à 2011, alors que le taux d’inflation est de 106 % pour la même période (Dumont 2013). L’Université Harvard observe de son côté une hausse des coûts d’abonnement de 145 % en six ans, alors que rien ne justifie cette augmentation : « Many large journal publishers have made the scholarly communication environment fiscally unsustainable and academically restrictive. This situation is exacerbated by efforts of certain publishers […] to acquire, bundle, and increase the pricing on journals. » (Harvard University 2012) Considérant l’augmentation injustifiée des prix des abonnements et les marges de profit outrancières des grands éditeurs, l’Université Harvard invite ses professeurs à privilégier le libre accès.

Un autre problème surgit, celui des revues prédatrices : « Affichant une intégrité douteuse révélée par [] l’absence d’un comité de rédaction légitime, [] les éditeurs de telles revues ont clairement pour unique objectif d’amener les auteurs inconscients du stratagème à payer des frais de publication, tout en leur offrant bien peu en retour. Aujourd’hui, la plupart des chercheurs [] sont inondés de courriels les invitant à soumettre des articles à des revues prédatrices. » (Williams-Jones et al. 2014) Guédon note : « Nous n’avions certes pas anticipé l’émergence de tels éditeurs sauvages et surtout l’ampleur que cela a pris en quelques années avec la création de centaines de revues publiant sans réelle relecture par les pairs. En 2001, nous craignions seulement que les gros éditeurs récupèrent l’idée de l’open access à leur profit, ce qu’ils tentent d’ailleurs de faire. » (Huet 2013)

Existe-t-il une alternative au modèle économique de l’édition scientifique ? Guédon (2014) opte pour le libre accès aux articles scientifiques dans le contexte d’une « grande conversation scientifique » qui, à travers le temps et l’espace, structure le champ mondial de la recherche. La recherche est une dynamique collective constituée d’activités structurées et normées (normes scientifiques et éthiques) visant la production de nouveaux savoirs, conduites par des acteurs, s’inscrivant dans le cadre de domaines du savoir et dont les résultats sont validés et rendus publics (Bernatchez 2009). La recherche est finalisée par la publication et la mise à l’épreuve publique des résultats (Limoges 1996). L’Initiative de Budapest pour l’accès ouvert (2002) catalyse le mouvement en faveur du libre accès, appuyé par les bibliothèques universitaires. Elles se dotent entre autres de dépôts institutionnels reposant sur l’autoarchivage des publications scientifiques (la voie verte) alors qu’en parallèle sont créées des revues en accès libre (la voie dorée), premier pas vers une intelligence humaine universellement distribuée. C’est une utopie, précise Guédon (2014), mais la communauté des chercheurs s’est aussi constituée sur la base d’une utopie sociale qui s’incarne autour des normes du sociologue Merton (1973).

Notre article s’adresse à un lectorat déjà familier avec les problématiques de la publication scientifique. Aussi, ce que nous proposons est une mise en contexte conceptuelle et politique de l’enjeu du libre accès aux articles scientifiques, ainsi défini :

Mise à disposition gratuite sur l’Internet public, permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces articles, […] ou s’en servir à toute autre fin légale, sans barrière financière, légale ou technique autre que celles indissociables de l’accès et l’utilisation d’Internet. 

Initiative de Budapest pour l’accès ouvert 2002

Notre démonstration va du général au particulier, des valeurs jusqu’aux modalités. Les référentiels sont les « visions du monde » construites par les analystes des politiques à partir des valeurs fondamentales auxquelles adhèrent les acteurs du domaine. Nous présentons d’abord les deux référentiels concurrents qui conditionnent l’action publique dans le secteur de la science : le référentiel de l’économie du savoir (OCDE 1996) et celui des sociétés du savoir (UNESCO 2005). Les référentiels se traduisent en principes qui sont en adéquation avec les valeurs. Nous nous intéressons aux principes du libre accès aux publications scientifiques en explicitant ce qui caractérise un bien public selon la typologie de l’économiste Hugon (2003), qui propose deux conceptions doctrinales rivales pour rendre compte du phénomène : la conception minimaliste et la conception maximaliste. Les normes sont les formules de « ce qui doit être », considérant les valeurs et les principes. Nous rappelons les normes proposées par le sociologue Merton (1973), constituant l’ethos de la science : universalisme, communalisme, désintéressement, scepticisme et humilité. Les modalités s’inspirent des valeurs, des principes et des normes et se traduisent en actions. Nous présentons les modalités du libre accès aux publications scientifiques entre autres grâce à la typologie d’Harnad et ses collègues (2004) : voie verte, voie dorée et voie platine.

Les référentiels[1]

L’approche cognitive d’étude des politiques repose sur le postulat selon lequel les politiques sont le fruit d’interactions sociales qui donnent lieu à la production de valeurs communes. Les politiques sont liées à leur référentiel, un espace où se cristallisent les conflits (Muller 1995). Les conflits sur le référentiel naissent lors des transitions entre deux visions du monde, révélant des dissensions entre les tenants du système en place et les partisans du changement. Les conflits dans le référentiel portent sur la répartition des ressources à l’intérieur d’un même système.

Nous proposons l’idée que deux référentiels concurrents conditionnent l’action publique dans le secteur de la science : le référentiel de l’économie du savoir (dominant) promu par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et celui des sociétés du savoir (alternatif) proposé par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Le premier suggère la commercialisation des articles scientifiques et le second impose le libre accès. L’OCDE regroupe 34 pays et a pour mission de promouvoir les politiques qui améliorent le bien-être économique et social (OCDE 2014). L’UNESCO regroupe 204 pays. Sa mission consiste à contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre les nations afin d’assurer le respect de la justice, des droits de l’homme et des libertés (UNESCO 2014).

La notion d’économie du savoir apparaît dans les années 1990. Wolfe et Gertler (2002) l’attribuent à Beck (1992), une économiste canadienne. La contribution de Reich (1991) est aussi à signaler, avec son image forte des « manipulateurs de symboles », ces gens dont le travail consiste à examiner, à déplacer et à modifier des mots et des nombres. Godin (2006) observe que la notion d’économie du savoir demeure floue jusqu’à ce que Foray et Lundvall (1996) présentent leurs propositions à l’OCDE. Le texte fondateur est le chapitre 5 du document Perspectives de la science, de la technologie et de l’industrie, publié par l’OCDE en 1996. Ce texte devient un tiré à part intitulé L’économie fondée sur le savoir et est largement diffusé (Milot 2003).

Les économies fondées sur le savoir « reposent directement sur la production, la diffusion et l’utilisation du savoir » (OCDE 1996, 7). La notion est née du rôle accru du savoir dans la croissance économique. L’importance du savoir comme capital humain (Becker 1964) est reconnue. Le capital humain s’acquiert par l’éducation, se préserve par la formation tout au long de la vie et apporte des dividendes qui se mesurent par une augmentation de la productivité. Le capital savoir est une dimension du capital humain. La gestion de la connaissance vise à organiser ce capital savoir de manière à produire de la valeur ajoutée. Dans le contexte de l’économie du savoir, les investissements publics dans la recherche sont fondamentaux et la diffusion du savoir est essentielle à la performance économique. Le savoir est relayé par les réseaux. L’OCDE propose une typologie des savoirs en contexte d’économie du savoir. Le savoir-quoi renvoie à la connaissance factuelle. Le savoir-pourquoi est lié à la connaissance scientifique des lois régissant les phénomènes. Le savoir-faire renvoie à des compétences. Le savoir-qui relève du « qui sait quoi » : « Il a trait à la formation de relations sociales privilégiées qui rendent possible d’entrer en contact avec des spécialistes et d’utiliser […] leurs connaissances. » (OCDE 1996, 12)

Foray soutient que ce régime renvoie à la place importante du changement en tant qu’activité économique : « Ce nouveau régime serait un régime d’innovation permanente [] qui requiert des niveaux de formation accrus et des compétences particulières privilégiant l’adaptabilité, la mobilité et la flexibilité. » (2000, 29) Cela tient au développement des technologies de l’information sur lesquelles repose l’activité productive, à la crise de la propriété intellectuelle impliquant qu’il est plus rentable d’innover en permanence que de contrer les activités des copieurs et à la récursivité du changement. Scott (2004) dégage l’impact de l’économie du savoir sur l’université. Des disciplines nouvelles apparaissent. L’enseignement devient apprentissage avec la professionnalisation de la formation. La montée du consumérisme fait que les professeurs se transforment en experts et les étudiants, en clients.

Alors que le référentiel dominant postule l’existence d’une économie du savoir, un référentiel concurrent suppose le développement de sociétés du savoir, sociétés au pluriel, ce qui engage à reconnaître la diversité culturelle. Au coeur de ces sociétés, il y a « la capacité d’identifier, de produire, de traiter, de transformer, de diffuser et d’utiliser l’information en vue de créer et d’appliquer les connaissances nécessaires au développement humain ». Aussi, les sociétés du savoir « reposent sur une vision […] qui englobe les notions de pluralité, d’intégration, de solidarité, de participation. […] Les sociétés du savoir doivent reposer sur les droits de l’homme […], le respect de la vie privée et de la dignité humaine, et la solidarité entre les peuples et en leur sein » (UNESCO 2003, 1).

L’UNESCO (2005) rappelle que la liberté d’expression et la coopération sont les fondements sur lesquels reposent les sociétés du savoir. L’accès universel à la connaissance est un préalable, ce qui suppose des stratégies de lutte contre la pauvreté. Il faut mettre fin à la fracture numérique : l’usage de logiciels libres est proposé. Une fracture cognitive sépare le Nord et le Sud : le savoir tend à devenir un principe d’exclusion. La commercialisation de la recherche restreint l’accès à la connaissance, aussi il faut adopter une voie conciliant le droit au savoir et la protection de la propriété intellectuelle. Il faut considérer de façon équilibrée les différents savoirs : descriptif (les faits), de procédure (le comment), explicatif (le pourquoi) et comportemental (le vivre ensemble). Les technologies favorisent une nouvelle organisation de la recherche universitaire dont l’une des manifestations est le « collaboratoire », « où les utilisateurs peuvent effectuer leurs recherches […] en interagissant avec leurs collègues, accédant aux instruments, partageant les données et les ressources informatiques, et accédant à l’information de bibliothèques numériques » (Vary 2000, 4). Finalement, l’UNESCO convie à privilégier trois initiatives : valoriser les savoirs existants; instaurer une démarche participative d’accès aux connaissances; prévoir une intégration des politiques du savoir, lesquelles sont sectorielles et particulières, et clarifier les finalités de ces politiques pour qu’elles soient convergentes avec le bien commun.

Les principes

Qu’est-ce que le bien commun? Il est possible d’en convenir avec une définition évoquée par la militante et politicienne Françoise David. Il s’agit de valeurs fondamentales appréciées solidairement : égalité des droits et des chances; juste répartition de la richesse entre les individus et entre les peuples; respect des droits et libertés reconnus dans les chartes; négociation plutôt qu’affrontement dans le règlement des différends; lutte contre les discriminations; développement axé sur la satisfaction des besoins essentiels de l’humanité et qui tienne compte de la fragilité de la planète (David 2004). Elle ajoute ce mot du philosophe Jouary : « Le bien commun le plus précieux, c’est le fait d’agir en commun pour dépasser ensemble ce qui fait obstacle au progrès de tous et à l’épanouissement de chacun. » (cité dans David 2004, 33)

Il y a aussi cette conception du bien commun en tant qu’objet plutôt que valeur, un objet immatériel, la science, mais aussi un objet matériel, l’article scientifique. Le concept se décline différemment selon les auteurs qui utilisent aussi l’expression « biens publics ». La définition la plus commune est celle de l’économiste Samuelson (1948), considéré comme le père de la microéconomie. Il conçoit les biens publics comme des marchandises paradoxales non rivales (on les consomme sans en priver les autres) et non exclusives (tout le monde y a accès). Aussi, le marché ne peut engendrer de tels biens. Lille et Verschave (2003) notent qu’il s’agit là de la dimension économique de l’objet et préfèrent l’apprécier sous l’angle du choix social. C’est sous cet angle que la question devient d’actualité. Kaul (1999), reprenant certaines idées de Kindleberger (1986), inspire l’UNESCO, qui est à la recherche de nouveaux principes pour sauvegarder le statut de la connaissance scientifique en tant que bien public, une réaction à l’adhésion des pays au référentiel de l’économie du savoir promu par l’OCDE.

Hugon (2003) utilise plusieurs critères pour différencier les biens publics. Selon leurs caractéristiques intrinsèques, il est question de biens naturels (l’air), de biens matériels (les médicaments) ou de biens immatériels (la science). Selon leur dimension spatiale, ces biens peuvent être mondiaux (la couche d’ozone) ou régionaux (l’eau potable). La dimension temporelle implique que la consommation (destruction) de certains biens est irréversible (la biodiversité) ou implique des temps de réversibilité plus ou moins longs (les déchets nucléaires). En outre, les principes qui guident la définition de ce qu’est un bien public sont politiques. Hugon (2003) reconnaît que dans un monde défini par les rapports de force, les conflits entre privatisation et appropriation collective des biens sont structurants. Il existe une pluralité de référents théoriques pour déterminer ce que sont les biens publics, aussi il faut accepter un certain bricolage théorique qui s’inspire de deux conceptions doctrinales rivales : celle du marché et des relations interétatiques (conception minimaliste) et celle d’un patrimoine commun et d’une citoyenneté transnationale (conception maximaliste).

La conception minimaliste relève de l’économie néoclassique. Elle repose sur la théorie réaliste des politiques qui supposent des États égoïstes guidés par leurs seuls intérêts. « Il est reconnu légitime de déléguer aux acteurs privés la mission de fournir des besoins fondamentaux []. La régulation de la mondialisation se fait par la mise en place de règles internationales et par des partenariats privé-public. » (Hugon 2003, 46) La question implique une mise en cohérence des politiques nationales et la coopération entre les États. Différents acteurs publics et privés délimitent le champ de la marchandisation et distinguent ce qui appartient au secteur privé de ce qui appartient au secteur public. La conception maximaliste relève de l’économie politique. Elle postule que les biens publics sont des constructions sociales qui renvoient à une dimension universaliste allant à l’encontre des principes du droit classique. Ce patrimoine est pluridimensionnel et peut inclure les droits de la personne, la diversité culturelle, les sites naturels exceptionnels, voire Internet. Ce patrimoine est produit d’un legs du passé et d’une transmission dans un futur incertain, ce qui lui confère une valeur inestimable en termes économiques.

Cela dit, la conception maximaliste regroupe des principes associés au référentiel des sociétés du savoir promu par l’UNESCO. Les principes de la conception minimaliste sont adaptés au référentiel de l’économie du savoir porté par l’OCDE. L’adhésion à l’une ou à l’autre de ces « visions du monde » conditionne notre appréciation de la pertinence et de la légitimité du libre accès à la science (objet immatériel) et aux articles scientifiques (objet matériel). La conception maximaliste a, selon Hugon, un caractère subversif qui remet en question le système actuel. Son étude des écarts des connaissances scientifiques entre le Nord et le Sud l’amène toutefois à défendre une option pragmatique (Hugon 2002). Il observe « qu’il y a un universalisme de la science, d’un savoir transnational où chacun a droit à la connaissance et que les conditions objectives de la production scientifique conduisent à une marginalisation, à un exode des compétences dans les pays les plus pauvres » (Hugon 2002, 909). Il considère en outre que l’universalisme renvoie à la pluralité des savoirs et des droits, donc aux particularismes. « La dimension collective de la connaissance bien public [] peut être assurée par des incitations vis-à-vis du secteur privé et par des actions directes des autorités publiques. » (Hugon 2002, 910)

Sur le plan de la recherche, Hugon (2002) propose aux autorités publiques et aux acteurs privés de délimiter le champ des interventions brevetables pour favoriser leur accessibilité. Pareil principe s’applique aux articles scientifiques : faire qu’ils soient accessibles dans les pays du Nord, mais aussi dans les pays du Sud. Hugon (2002) milite pour le développement de réseaux et de structures de partage comme celle du « collaboratoire ». En contexte d’échanges Nord-Sud, il mise sur l’action des diasporas scientifiques qui « expriment les effets d’attractivité des pays développés, les appartenances réticulaires (liées aux pays d’origine, à la langue), les relations d’échange avec leur pays d’origine » (Hugon 2002, 910). En ce qui a trait à l’application de la recherche, pour le cas des médicaments par exemple, il suggère de dissocier son financement dans le Nord et la distribution de médicaments à leur coût de production dans le Sud. « Les pouvoirs publics peuvent avoir des effets incitatifs pour réduire ou supprimer la durée de certains brevets (cas des médicaments génériques). » (Hugon 2002, 910) Un même artefact de la recherche, un article scientifique par exemple, peut ainsi être à la fois un bien privé pour ceux en mesure de se l’offrir et un bien public pour ceux qui en sont incapables.

Les normes

Guédon (2014) soutient que la communauté des chercheurs s’est constituée sur la base d’une utopie sociale qui s’incarne à travers les normes du sociologue Merton (1973). Gingras rappelle que ces normes constituent l’idéal-type d’une communauté scientifique vouée à l’avancement des connaissances : « Ce modèle prédit que toute violation majeure de ces normes ne peut se faire qu’au détriment de la «bonne» science. » (2013, 58) La première norme est l’universalisme : les énoncés soumis doivent être évalués selon des critères impersonnels, sans égard aux caractéristiques de la personne qui les propose. La deuxième norme est le communalisme : une découverte scientifique est un bien commun que ne peut s’approprier quelque individu ou collectivité. Le désintéressement constitue la troisième norme : le scientifique recherche la vérité et non le profit ou la gloire personnelle. Le scepticisme, quatrième norme, « enjoint le savant à avoir une attitude critique face à tout énoncé nouveau qui doit alors être scruté, vérifié et reproduit avant d’être accepté comme valide et intégré au savoir déjà accumulé » (Gingras 2013, 55). S’ajoute une norme d’humilité qui se traduit par la reconnaissance de la contribution des collègues.

Cet idéal s’incarne dans le modèle de la République de la science, le référentiel qui précède celui de l’économie du savoir. Au cours des Trente glorieuses (1945-1975), dans les pays industrialisés, les universités disposent d’un haut degré d’autonomie. Polanyi définit ainsi la conception admise : « The pursuit of science by independent self-co-ordinated initiatives assures the most efficient possible organization of scientific progress []; any authority which would undertake to direct the work of the scientist centrally would bring the progress of science virtually to a standstill. » (1962, 56) Une main invisible guide la coordination des activités de chaque scientifique par ajustements mutuels. Le mérite scientifique est lié à trois critères : la plausibilité, la valeur scientifique et l’originalité. Il existe une autorité au sein de la République de la science : « Scientific authority is not distributed evenly throughout the body of scientists; some distinguished members of the profession predominate over others of a more junior standing. » (Polanyi 1962, 60) L’évaluation par des pairs, sur la base de la qualité, conditionne la publication et l’octroi de ressources. Pour devenir citoyen de cette république, les qualifications d’un chercheur doivent être reconnues par ses pairs.

La recherche empirique en sociologie des sciences démontre que les normes de Merton ne sont pas respectées, bien qu’elles constituent l’ethos de la science, l’idéal à atteindre. La publication et la mise à l’épreuve des résultats, grâce à l’évaluation par les pairs, s’inscrivent au coeur des modalités de la recherche scientifique. Dans un contexte de compétitivité entre les chercheurs, le nombre de publications d’un universitaire et le prestige des revues dans lesquelles il publie contribuent à l’accroissement de son capital symbolique. À ce propos, Merton (1968) propose l’idée de l’effet Saint Mathieu : plus un chercheur publie, plus il obtient de gratifications et plus il lui est facile de publier. Cole et Cole (1973) proposent dans ce contexte une théorie de l’avantage cumulatif qui postule que la reconnaissance attire la reconnaissance. La question des signatures est un aspect important. Pontille (2004) relève des pratiques variées selon les domaines. L’ordre des noms est codifié et il y a des pratiques légitimes de signataires sans contribution et d’auteurs sans signature. Depuis 2000, pour contrer l’inflation du nombre d’auteurs par article, des revues comme Nature et Lancet exigent de chaque auteur un formulaire signé par lui et précisant sa contribution au manuscrit.

Dans le monde universitaire, les modalités d’évaluation d’un professeur pour la promotion en carrière et l’octroi de ressources reposent sur un jugement conditionné par sa production, mesurée par le nombre de ses publications. S’ensuit un jeu d’influence pour favoriser les collègues qui partagent leurs idées. Mulkay (1969) croit que les scientifiques veulent ainsi protéger leur paradigme. Ils font preuve d’une rigidité qui laisse peu de place à l’originalité. Ils recherchent le consensus cognitif au moment d’évaluer les productions de leurs collègues. Mitroff (1974) observe que plusieurs chercheurs trouvent normal de juger les travaux de leurs collègues sur la base de critères fondés sur leur personnalité. Des scientifiques gardent leurs recherches secrètes pour empêcher que ne se produisent des querelles de priorité. Des chercheurs tiennent à leurs idées de façon déraisonnée. Les petites tricheries sont courantes. Kuhn (1962) interprète cette pratique en indiquant que, pendant un temps, les chercheurs mettent entre parenthèses les anomalies en période de science normale. Feyerabend (1979) prétend audacieusement que les fraudes mineures sont utiles au progrès de la science.

Le marché de la science, tel que le conçoit Bourdieu, est profondément inégalitaire. Son Homo academicus (1984) relate les disparités entre les membres de la communauté universitaire. Son interprétation est partagée par des auteurs de toutes tendances. Par exemple, Zuckerman (1973) s’intéresse aux facteurs extrascientifiques qui engendrent les inégalités. Rossiter (1993) pastiche l’effet Saint Mathieu avec son effet Matilda selon lequel les femmes sont marginalisées dans le champ scientifique. L’espace universitaire s’apparente ainsi aux autres communautés de praticiens. Des normes comme l’universalisme et le scepticisme ne sont pas respectées, mais néanmoins admises. D’autres normes, le communalisme et le désintéressement, sont en contradiction avec les principes du référentiel de l’économie du savoir qui conditionne maintenant l’organisation de la recherche scientifique.

La mondialisation, définie comme la dynamique qui contribue à accroître les échanges entre les individus, les entreprises et les sociétés, n’est pas une réalité nouvelle. Le phénomène de globalisation est cependant récent. Levitt (1983) propose ce terme en 1983 (globalization) pour illustrer la convergence des marchés. Dans le champ scientifique, l’événement qui marque le passage d’un référentiel à un autre est l’adoption du Bayh-Dole Act par le Congrès des États-Unis en 1980, une loi permettant aux universités de breveter leurs découvertes réalisées grâce au financement public : « Cela va lancer les universités – tout d’abord aux États-Unis puis dans le monde entier – dans une course à la propriété intellectuelle qui va se révéler contraire aux logiques de partage des savoirs [] qui avaient très largement cours auparavant. » (Dulong de Rosnay & Le Crosnier 2013, 148) Il est désormais question d’appropriation privée du savoir puisqu’il a une valeur marchande, voire une valeur stratégique dans un contexte de compétitivité économique accrue entre les espaces nationaux et internationaux. Les normes de communalisme et de désintéressement ne sont plus simplement transgressées, elles sont niées dans le contexte du nouvel univers éthique dans lequel évolue la recherche scientifique. Une éthique des moyens balisée par les normes des organismes subventionnaires et les comités institutionnels d’éthique de la recherche (comment faire les choses) a préséance sur une éthique des fins (pourquoi faire les choses), associée à une morale qui n’a pas sa place en science.

Les modalités

La volonté du libre accès aux articles scientifiques n’est pas qu’une réaction à l’injustice créée par l’octroi d’une « rente parasitaire » (Vercellone 2004) aux éditeurs privés. Elle est aussi une utopie sociale qui se dessine en réaction à l’appropriation privée du savoir. « C’est en réaction à cette évolution que l’on a vu se développer à compter des années quatre-vingt-dix un mouvement pour remettre le partage des savoirs au coeur de l’activité scientifique, notamment la publication en accès libre et le partage des données. » (Dulong de Rosnay & Le Crosnier 2013, 148) Le libre accès permet de décloisonner la recherche, mais aussi de renforcer les rapports entre science et société : « L’accès ouvert permet de décloisonner la recherche, en la rendant accessible aux chercheurs [] dont les bibliothèques ne seraient pas abonnées à des revues éloignées de leurs problématiques centrales. Il ouvre également les portes de la science au public en général, dans la perspective d’un renforcement des rapports entre science et société et d’une recherche participative et accessible aux citoyens. » (Dulong de Rosnay & Le Crosnier 2013, 160-161)

Le mouvement du libre accès « désigne l’ensemble des initiatives prises pour une mise à disposition des résultats de la recherche au plus grand nombre, sans restriction d’accès, que ce soit par l’autoarchivage ou par des revues en libre accès » (Libre accès à l’information scientifique et technique 2014). La Lettre ouverte de la Public Library of Science est considérée comme le premier acte militant : « L’archivage permanent de la recherche et des idées scientifiques ne doit pas être la propriété ni sous contrôle des éditeurs, mais doit au contraire appartenir au public et doit être disponible gratuitement dans une bibliothèque publique en ligne internationale. » (PLoS 2001) Par la suite, la publication de trois déclarations (les 3 B) structure le mouvement : Budapest (2002), Béthesda (2003) et Berlin (2003). « L’Initiative de Budapest […] recommande deux voies pour atteindre le libre accès, l’autoarchivage et les revues alternatives. La Déclaration de Béthesda donne une définition de la publication en libre accès mais aussi des rôles des différents acteurs []. La Déclaration de Berlin, signée par des institutions, élargit la notion du libre accès à tous les biens culturels et à toutes les données issues d’un travail de recherche. » (Libre accès à l’information scientifique et technique 2014)

La « voie verte » (green road) est l’expression utilisée pour désigner l’autoarchivage des articles dans des archives ouvertes. Il s’agit de la première stratégie proposée par l’Initiative de Budapest : « En premier lieu, les savants ont besoin d’outils et d’assistance pour déposer leurs articles de revues à comité de lecture dans des archives électroniques ouvertes, une pratique communément appelée auto-archivage. » (2002) La voie verte prévoit le dépôt des articles dans des archives disciplinaires (par exemple <arXiv.org>) et sur les sites personnels des chercheurs. Des universités privilégient le modèle du dépôt institutionnel, un recueil numérisé de la production intellectuelle d’une institution. Les documents y sont déposés, recensés, organisés et mis en ligne gratuitement. Le Directory of Open Access Repositories (2014) répertorie 2 600 dépôts dans le monde, parmi lesquels Hal en France et OpenAire en Europe. Du côté des universités québécoises, Papyrus de l’Université de Montréal et Archipel de l’Université du Québec à Montréal existent depuis 2005. Les autres universités se sont inscrites dans le mouvement plus récemment, notamment l’Université du Québec à Rimouski en 2012 avec Sémaphore. Le fait de déposer une réalisation scientifique dans des archives disciplinaires ou institutionnelles garantit une meilleure diffusion puisqu’elle est repérable grâce aux moteurs de recherche conventionnels. Cela contribue au rayonnement du chercheur et de ses travaux. Il est aussi permis de loger dans les dépôts des articles déjà publiés dans les revues traditionnelles. La plupart d’entre elles demandent un délai avant l’archivage d’un article publié, généralement six mois ou un an. L’Université de Liège fait un pas de plus dans la voie du libre accès en reconnaissant, aux fins de promotion en carrière, les seules réalisations logées dans Orbi, son dépôt institutionnel. De plus en plus d’organismes subventionnaires et d’institutions prévoient des politiques qui incitent les chercheurs à déposer leurs articles dans des archives ouvertes (<roarmap.eprints.org>).

La « voie dorée » (gold road) s’applique à la publication d’articles dans des revues en libre accès. Elle correspond à la deuxième stratégie de l’Initiative de Budapest : « En second lieu, les savants ont besoin des [sic] moyens pour lancer une nouvelle génération de revues alternatives engagées dans le libre accès et pour aider les revues existantes qui choisissent d’opérer la transition vers l’accès libre. » (2002) La voie dorée inclut des publications scientifiques entièrement en accès libre (PLoS, par exemple), mais aussi des articles en accès libre au sein de revues payantes, une façon pour les grands éditeurs de se réapproprier le concept de libre accès. Au Québec, le portail Érudit, créé en 1998, regroupe ces revues : « Érudit permet aux résultats de la recherche d’être hébergés et préservés au Québec. Véritable partenaire des milieux savants et culturels québécois, Érudit se positionne en faveur de nouveaux modèles de soutien du libre accès au savoir. Ainsi, 95 % des publications sont disponibles en libre accès pour tous. » (2014) Érudit est un consortium interuniversitaire et un organisme sans but lucratif qui regroupe l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. En France, Revues.org existe depuis 1999. On retrouve aussi quelque 9 000 revues scientifiques en accès libre répertoriées dans le monde, et ce nombre augmente rapidement.

Ainsi, la voie verte est une solution « article par article » et la voie dorée, une solution « revue par revue ». La voie verte implique que les auteurs sont à la source. Avec la voie dorée, les éditeurs réalisent le mouvement vers le libre accès (Dacos 2012). Il existe en outre une troisième voie, la « voie platine » (platinum road), dans le cas de la facturation de certains services ajoutés aux services gratuits (par exemple, une version PDF de l’article qui propose une mise en forme comparable à celles que l’on retrouve avec les revues en format papier). En outre, le Directory of Open Access Repositories (2014) répertorie 15 modèles d’affaires utilisés par les revues scientifiques en libre accès afin de s’assurer de sources de revenus suffisantes, entre autres le recours à la publicité (advertising), la mise à l’encan d’articles (auction), le financement par la communauté des intéressés (crowdfunding), la vente de produits associés (e-commerce) et le parrainage par une institution (institutional subsidies). Dacos soutient d’ailleurs que plusieurs modèles économiques doivent coexister, car « rien ne serait pire qu’une solution unique à un problème complexe » (2013).

Conclusion

Nous avons proposé une mise en contexte conceptuelle et politique de l’enjeu du libre accès aux articles scientifiques avec une démonstration qui va du général au particulier, des valeurs jusqu’aux modalités. Les référentiels sont les « visions du monde » construites à partir des valeurs fondamentales auxquelles adhèrent les acteurs du domaine. Ils se traduisent en principes qui sont en adéquation avec les valeurs. Les normes sont les formules de « ce qui doit être », considérant les valeurs et les principes. Les modalités s’inspirent des valeurs, des principes et des normes et se traduisent en actions.

Au Québec, les bibliothèques universitaires adhèrent généralement aux valeurs, aux principes et aux normes du libre accès aux articles scientifiques. Au moment où le financement public de l’enseignement supérieur accuse des signes de ralentissement, cette philosophie du partage constitue une solution adaptée à l’objectif de préserver l’accessibilité aux ressources documentaires essentielles à la production de nouvelles connaissances. On observe néanmoins quelques résistances du côté des scientifiques et des professeurs d’université, inquiets de ce qu’implique ce changement de paradigme sur la diffusion et la reconnaissance de leurs travaux. Cependant, le mot d’ordre récent de la prestigieuse Université Harvard à ses chercheurs de privilégier la voie du libre accès confirme que le mouvement tend à devenir une tendance lourde.

Le Québec est pionnier dans le domaine. Stevan Harnad et Jean-Claude Guédon, figures de proue du libre accès, sont signataires de l’Initiative de Budapest de 2002. Ils sont respectivement professeur à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sciences cognitives, et professeur à l’Université de Montréal. Le portail québécois Érudit est créé en 1998, un an avant celui de la France. Les dépôts institutionnels universitaires se multiplient au cours des récentes années. Un colloque de l’ACFAS sur la question tenu en 2013 confirme néanmoins que beaucoup de travail reste à faire pour convaincre les chercheurs de déposer de façon systématique leurs articles dans les dépôts institutionnels. Le recteur de l’Université de Liège a fait à cette occasion une démonstration convaincante de la pertinence de son modèle : reconnaître, aux fins de promotion en carrière, les seules réalisations logées dans Orbi, son dépôt institutionnel. La partie n’est cependant pas gagnée pour autant, comme le souligne Guédon : « L’open access demeure le rêve à poursuivre, mais il faut l’accompagner des moyens permettant d’éviter ses dérives actuelles. » (Huet 2013)