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Introduction

Les recherches portant sur le navettage, soit le déplacement entre le domicile et le lieu de travail, sont abondantes en géographie urbaine. Le navettage constitue un élément structurant de la mobilité des individus au sein des régions métropolitaines, liant entre elles les géographies économique (emploi) et sociale (domicile) (Hanson et Pratt, 1988). Il a toutefois des conséquences néfastes, souvent liées à la consommation de pétrole (Bae, 2004 ; Greene, 2004). Ces nuisances n’affectent cependant pas les populations métropolitaines de façon uniforme ; certains groupes défavorisés y sont souvent surexposés (Deka, 2004). Par ailleurs, ils ont souvent une accessibilité métropolitaine restreinte (Ibid.), exacerbée par l’étalement urbain (Muller, 2004), qui crée une ségrégation socioéconomique (Anderson et al., 1996). À ces problèmes s’ajoute la congestion routière, qui engendre des coûts importants.

Afin de réduire ces nuisances et rééquilibrer la métropole, deux grandes familles de solutions sont proposées. D’une part, on vise l’augmentation de la mobilité en fluidifiant la circulation, en augmentant la desserte en transport public ou en proposant des modalités différentes (partage de voitures, vélos en libre-service…) ; d’autre part, et du point de vue urbanistique, on entrevoit la possibilité de réduire le besoin de se déplacer en créant des quartiers dans lesquels il y aurait un équilibre résidence / emploi, en aménageant des quartiers mixtes (dans le style du nouvel urbanisme), voire en combinant des interventions urbanistiques à des politiques de transport (les TOD – Transit Oriented Developments). Ce deuxième courant, qui part du principe qu’il existerait un lien entre la morphologie d’un quartier, sa mixité et les comportements de navettage, est au coeur de cet article. Nous cherchons à savoir si, à Montréal, nous pouvons déceler un lien entre les comportements de navettage et la nature des quartiers dans lesquels les navetteurs vivent ou travaillent. Cependant, compte tenu de la forte covariation entre morphologie locale et localisation du quartier par rapport au centre-ville (Kaplan et al., 2009), nous tenons aussi à savoir si le lien entre morphologie et comportement de navettage ne ferait que refléter le continuum centre-ville / banlieue (et l’accès différencié au transport en commun que ce continuum implique).

Nous nous attardons sur le navettage dans la région de Montréal du milieu des années 1990 au milieu des années 2000. Deux raisons motivent ce choix. D’une part, la problématique du navettage décrite plus haut est observée à Montréal, à divers degrés (Bussière et Dallaire, 1994 ; Apparicio et al., 2007 ; Crouse et al., 2009). D’autre part, la région de Montréal a connu des soubresauts économiques entre 1960 et 1995 (Polèse, 2009), mais une croissance économique plus stable et soutenue depuis le milieu des années 1990, ainsi qu’une restructuration de ses activités économiques (Shearmur et Rantisi, 2011). Comme la demande en navettage découle des emplois, une croissance de l’emploi représente une croissance du navettage.

Dans ce contexte de croissance observée et anticipée, la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) a orienté certaines politiques publiques pour favoriser des développements résidentiels (TOD) qui visent à inciter les individus à opter pour des comportements de déplacement (dont le navettage) qui soient plus « durables », c’est-à-dire plus courts et ne faisant pas appel à l’automobile (CMM, 2011 : 45-46). Les territoires à l’extérieur des TOD doivent aussi être optimisés. Cette optimisation passe, entres autres, par la consolidation des pôles d’emploi (CMM, 2011 : 64-67). Donc, les politiques publiques mises de l’avant par la CMM mettent l’accent sur certains aménagements à l’échelle du quartier censés favoriser une métropole durable, mais tentent aussi de mobiliser les réseaux de transport en commun existants en déployant les TOD à proximité de gares ferroviaires ou de métro.

Notre principale interrogation est de savoir si l’environnement local dans lequel évoluent les navetteurs influence leurs déplacements. Ce questionnement se décline en trois sous-questions. Nous voulons d’abord savoir comment les comportements de navettage ont évolué pendant la plus récente période de croissance économique à Montréal, soit du milieu des années 1990 au milieu des années 2000. Nous voulons ensuite savoir si la nature des milieux résidentiels influence le comportement des travailleurs, comme le suggèrent les politiques publiques adoptées par la CMM. Finalement, nous vérifions si les types de lieux d’emploi ont une influence sur les comportements de navettage des travailleurs. Avant d’exposer les résultats, nous effectuerons un survol de la littérature pertinente sur le sujet – avec une attention particulière sur la façon de qualifier les différentes zones de la métropole – pour ensuite enchaîner avec les données et la méthode utilisées.

Métropoles, quartiers et mobilité

Le navettage suppose un lieu de résidence et un lieu de travail, et nous jetons un bref regard, dans cette section, sur les évolutions récentes de la forme urbaine – notamment de la distribution des activités économiques par rapport aux lieux de résidence.

Évolution de la structure urbaine

Les processus qui régissent la forme urbaine sont bien documentés (Anas et al., 1998). Sous la double impulsion de mobilité accrue et de taille croissante, la ville traditionnelle, centrée sur un lieu d’activités commerciales et de gouvernance, a évolué vers la ville polycentrique : même si les résidences sont dispersées, les activités économiques, en quittant le centre, ont tendance à se constituer en pôles. Les mécanismes de formation de pôles d’emploi périphériques sont de plusieurs ordres (Giuliano et Small, 1999). D’abord, les firmes veulent avoir une bonne accessibilité à la main-d’oeuvre qui réside en périphérie des régions métropolitaines. Ensuite, comme les firmes bénéficient d’économies d’agglomération (tant dynamiques – interactions, collaborations – que statiques – infrastructures, bâtiments adaptés…), elles ont avantage à se localiser à proximité les unes des autres. Cette force d’attraction des pôles d’emploi périphériques est propulsée par les déséconomies d’agglomération du centre-ville, telles que la congestion et le coût élevé des terrains.

La multiplication de villes polycentriques a ouvert un débat sur les formes que prendraient les régions métropolitaines. Les écoles de pensée peuvent être classées en deux groupes, soit les « centristes » et les « décentristes » (Lang, 2003). Dans le premier cas, les pôles d’emploi périphériques sont perçus comme des « noyaux » qui structurent les régions métropolitaines et qui permettent de redensifier les périphéries (Leinberger et Lockwood, 1986 ; Cervero, 1989a ; Garreau, 1991 ; Stanback, 1991). Dans le second cas, les pôles d’emplois périphériques sont perçus comme le pivot vers l’éclatement et la dispersion des activités au sein des agglomérations. Ces dernières seraient désormais structurées par les ménages qui se déplaceraient sur des réseaux d’activités « parallèles » les uns aux autres (Fishman, 1987 ; Gordon et Richardson, 1996). Cette dispersion a été analysée pour plusieurs métropoles aux États-Unis, où Lang (2003) a trouvé que la croissance de l’emploi de services supérieurs se fait désormais à l’extérieur des pôles d’emploi, dans ce qu’il a nommé des edgeless cities. Toutefois, les résultats varient entre les métropoles, où New York et Chicago restent des régions à pôles d’emplois forts, tandis que Philadelphie et Miami ont une structure éclatée. Les théoriciens de l’école de Los Angeles ont conceptualisé la ville postmoderne, où ce ne sont pas les processus internes qui structurent la ville, mais des forces extérieures à elle. En résulterait une distribution aléatoire des activités qui ne correspondrait à aucune logique spatiale et qui irait au-delà de la dispersion, soit du keno-capitalism (Dear et Flusty, 1997).

Empiriquement, le modèle polycentrique est toujours d’actualité selon Lee (2007), qui a analysé la distribution et la croissance de l’emploi dans six métropoles étasuniennes. Lee observe, certes, une dispersion généralisée de l’emploi, mais qui varie selon les spécificités locales des régions métropolitaines. À Montréal, les analyses empiriques de la structure urbaine ont montré que la part du centre-ville dans l’ensemble métropolitain a diminué au profit des autres pôles d’emploi au cours des années 1980 (Coffey et Drolet, 1994 ; Coffey et al., 2000). Néanmoins, le centre d’affaires occupe toujours une place prédominante et structurante dans la région métropolitaine, et continue de croître, bien que plus lentement que certaines zones plus excentrées. Cette tendance s’est maintenue lors de la reprise économique, soit de 1996 à 2001 (Terral et Shearmur, 2006). Les pôles d’emploi – y compris le centre-ville – se sont renforcés et la croissance de l’emploi à l’extérieur des pôles s’est structurée le long des axes autoroutiers. Ainsi, dans le cas montréalais, la conceptualisation polycentrique de la région métropolitaine est un outil pertinent pour analyser le navettage.

Morphologie urbaine et navettage

La complexification des formes urbaines, bien documentée, n’entraîne toutefois pas de consensus sur la façon dont celles-ci influencent les comportements de navettage. Les mesures de ces comportements (temps, distances et fréquence des déplacements, choix du mode de transport et distance franchie par véhicule), le découpage géographique utilisé, l’agrégation ou non des données et le contexte local influencent les résultats de recherche. Cependant, certaines grandes tendances émergent.

D’abord, la relocalisation des firmes en périphérie permet aux navetteurs de maintenir (voire de réduire) leurs temps de déplacement (Dubin, 1991 ; Gordon et al., 1991). Comme les firmes se localisent en banlieue à proximité de leur main-d’oeuvre (et comme la main-d’oeuvre est à son tour attirée par les emplois offerts), les navetteurs maintiennent la durée de leurs déplacements en empruntant des voies moins congestionnées qu’au centre des agglomérations. Plus récemment, compte tenu de la congestion, les temps de déplacement en voiture augmenteraient légèrement au sein des métropoles les plus denses (Levinson et Kumar, 1997). Quel que soit l’effet exact sur la durée du déplacement, la décentralisation de l’emploi affecte les distances parcourues et les choix modaux. Plus un emploi est situé en périphérie, plus la part modale de l’automobile sera grande et plus les distances franchies par véhicule seront importantes (Cervero et Wu, 1997 et 1998). La déconcentration et la dispersion des emplois et des travailleurs ont donc pour conséquence que, à temps de déplacement égal, on observe un prolongement des distances de déplacement et un transfert modal au profit de l’automobile.

À Montréal, les changements de structure urbaine depuis les années 1960 ont aussi vu croître la motorisation du navettage, qui est toutefois moins importante que celle observée dans les autres métropoles nord-américaines et australiennes (Bussière et Dallaire, 1994 ; Bussière et al., 1998). Par ailleurs, entre 1998 et 2003, les distances franchies vers les pôles d’emploi de la région de Montréal ont légèrement augmenté, tandis que la distance vers leurs franges est restée constante (Barbonne et al., 2008). Les navettes sont plus longues lorsqu’un pôle d’emploi est le lieu de destination. Néanmoins, l’automobile n’est pas le seul mode de transport pour se rendre à un travail hors centre-ville : entre 2003 et 2008, la part modale de navettes en automobile a diminué dans la région de Montréal, mais les distances de déplacement ont crû (Thomas-Maret et al., 2011).

Des interventions à l’échelle des quartiers visant à atténuer les nuisances liées au navettage ont été élaborées, d’abord avec l’objectif d’un équilibre local entre emplois et résidences (Cervero, 1989b), ensuite par un changement de la morphologie des quartiers résidentiels (Calthorpe, 1993 ; Katz, 1994 ; Bernick et Cervero, 1997). Dans le premier cas, on veut réduire les distances de déplacement et encourager les modes de transport alternatif en offrant une mixité sociale et une mixité d’usages du sol, ainsi qu’un rapprochement entre les lieux de travail et de résidence. Ce concept d’équilibre emploi / résidence a essuyé des critiques conceptuelles et méthodologiques (Giuliano, 1991 ; Giuliano et Small, 1993 ; Sultana 2006). On avance que le déséquilibre est inévitable, voire nécessaire, pour le fonctionnement d’une métropole : dès lors qu’il existe un centre-ville, celui-ci sera en surplus d’emploi, tandis que la périphérie sera en surplus de résidences, en raison de la nature de la croissance des régions métropolitaines. Au plan méthodologique, la définition de quartier reste floue ; quelle est la taille d’un quartier (ou d’une unité géographique) pour lequel on souhaite atteindre un équilibre ?

Par ailleurs, la complexité des choix de localisation résidentielle, la présence grandissante des ménages biactifs ainsi que les mobilités résidentielles et professionnelles (les changements d’emploi sont de plus en plus fréquents) rendent encore plus difficiles l’atteinte et le maintien d’un objectif d’équilibre local emploi / résidence. Même si un équilibre est effectivement atteint au temps t, il sera perturbé au temps t+1. Les métropoles ne sont pas une juxtaposition de villages indépendants, mais des systèmes territoriaux complexes dont la nature profonde repose sur ces mobilités. Il est donc peut-être illusoire de poursuivre un objectif d’équilibre à l’échelle des quartiers, car ceci reviendrait à défaire les mobilités (spatiales, sociales et professionnelles) et interactions qui font la métropole.

Nonobstant ces questionnements, les interventions pour modifier la morphologie résidentielle se font à l’échelle du quartier et sont souvent de nature ponctuelle. Elles visent à infléchir des changements dans les comportements de déplacement en créant des environnements mixtes et denses, autour de points d’accès au transport en commun. Ces types d’aménagement, dont font partie les TOD, feraient peau neuve des développements suburbains traditionnels, avant tout axés sur la séparation des usages du sol et l’utilisation de l’automobile, pour plutôt créer un sentiment de communauté et de proximité au sein des nouveaux développements (Calthorpe, 1993 ; Katz, 1994 ; Bernick et Cervero, 1997 ; Soltani et Primerano, 2005).

Les études empiriques visant à vérifier la capacité des aménagements locaux à influencer les comportements de navettage se butent toutefois au fait que les mesures sont spécifiques, difficilement comparables entre régions métropolitaines (Boarnet et Crane, 2001). L’interrelation entre les éléments du cadre bâti (densité, diversité et design) et la composition socioéconomique des environnements étudiés rendent également complexe l’identification précise des facteurs influençant les déplacements (Cervero et Kockelman, 1997). À cet effet, l’influence qu’ont les attributs socioéconomiques individuels des navetteurs sur les distances de déplacement est connue depuis longtemps (par exemple Hecht, 1974) et reste indissociable de la problématique de l’autosélection résidentielle et de la morphologie des quartiers (Cao et al., 2007 ; Mokhtarian et Cao, 2008). Les variables d’attitude et de mode de vie, rarement mesurées à l’échelle métropolitaine, ont aussi une influence marquée dans les comportements de déplacement (Bagley et Mokhtarian, 2002). Krizek (2003) souligne d’ailleurs la multitude de déterminants des déplacements en milieux urbains, en raison de la complexité du phénomène et des mesures associées. Finalement, lorsqu’on souhaite mesurer l’influence des quartiers (ou des environnements) sur un phénomène, leur définition est souvent mal adaptée au sujet d’étude, car la définition qu’un individu a d’un quartier ne correspond pas à une seule échelle géographique, mais bien à une hiérarchie d’activités et de préférences (Guo et Bhat, 2007).

Mesurer l’effet des quartiers sur les déplacements à une échelle géographique détaillée pose donc des problèmes conceptuels et méthodologiques qui entravent potentiellement la compréhension globale du phénomène. En utilisant plutôt la métropole dans son ensemble comme cadre d’analyse pour comprendre les liens entre morphologie (métropolitaine, cette fois) et distances de déplacement, Charron (2007) a trouvé que, à cette échelle, une structure métropolitaine dense et compacte favoriserait des distances de déplacement courtes. Naess (2012) souligne, quant à lui, que l’étude des liens entre éléments du cadre bâti local et déplacements est avant tout le fait d’études étasuniennes. Il fait valoir que, pour la région de Copenhague, les variables structurelles à l’échelle métropolitaine (distance résidentielle par rapport au centre-ville, distance résidentielle par rapport au pôle d’emploi secondaire le plus proche, distance par rapport à la station de train métropolitain la plus proche et densité de population et d’emploi) ont une influence plus grande sur les distances de déplacement que les attributs des quartiers à l’échelle locale (Naess, 2011).

L’influence potentielle de la morphologie des quartiers sur les déplacements a été étudiée à Montréal (Manaugh et al., 2010). La méthode retenue concernait uniquement les déplacements en voiture pour l’enquête origine-destination de 2003. La typologie des milieux résidentiels et d’emploi est construite en appliquant une grille de 150 m x 150 m sur les lieux d’origine et de destination et en utilisant des variables socioéconomiques, de cadre bâti et d’accessibilité au transport en commun. Selon ces auteurs, la mixité fonctionnelle en banlieue ne serait pas suffisante pour réduire les distances de navettage, car les longues navettes sont le fait des navetteurs qui doivent traverser un pont. Notre étude se distingue de celle-là en considérant deux périodes (1998 et 2008), en analysant les choix modaux (donc, tous les déplacements) et en testant l’hypothèse que « l’effet quartier » ne ferait que refléter la variation des types de quartiers avec la distance au centre-ville. Par ailleurs, la classification des milieux de résidence et de travail dans l’article de Manaugh et al. (2010) est très fine, ajoutant à la texture de l’analyse, mais tenant moins compte des effets d’agglomération, qui ne se manifestent pas à une échelle aussi fine.

Dans notre recherche, nous nous penchons sur l’influence qu’a la morphologie des quartiers sur les comportements de navettage à Montréal. Plus précisément, nous voulons savoir si les typologies des milieux de résidence et des milieux d’emploi peuvent déterminer les comportements de navettage. Si la nature des milieux dans lesquels évoluent les navetteurs est effectivement liée aux comportements de déplacement, alors des interventions d’aménagement, telles que celles promues par la CMM, seraient en mesure de réduire les nuisances liées au navettage. Or, la nature même d’une métropole – et la raison qui pousse entreprises et travailleurs à s’y localiser – est la grande diversité d’opportunités et de main-d’oeuvre qui s’y trouve : tenter de réduire la mobilité en agissant sur la forme urbaine risquerait donc d’entraver le fonctionnement même de la métropole en la réduisant à un ensemble de villages autosuffisants. L’idée sous-jacente à notre questionnement est que la nature des quartiers – une fois qu’on aura tenu compte des effets structurels simples comme leur proximité du centre de la métropole – n’aura que peu d’effet sur les comportements de navettage, rejoignant ainsi certains des constats de Manaugh et al. (2010).

Hypothèses de recherche

Nous déclinons la partie empirique en trois questions spécifiques. La première, descriptive, concerne la nature de l’évolution des comportements de navettage dans la région de Montréal entre 1998 et 2008. Nous associons à cette question l’hypothèse que les distances moyennes devraient augmenter, vu la croissance de l’emploi en banlieue, tandis que la part modale de l’automobile devrait diminuer au profit des autres modes, en conformité avec les résultats de Thomas-Maret et al. (2011) pour l’enquête origine-destination de 2008.

Avec la deuxième question, nous voulons savoir si les distances de navettage et les choix de mode de transport dépendent des attributs des milieux résidentiels. Bien que nous soupçonnions que le lien entre les comportements de navettage et la nature du milieu résidentiel soit faible, nous voulons vérifier l’hypothèse selon laquelle les environnements résidentiels seraient capables d’infléchir un changement de comportement de déplacement, notamment de navettage (Cervero, 1989b ; Calthorpe, 1993, Katz, 1994 ; Bernick et Cervero, 1997). Notre exploration de cette question part donc de l’hypothèse qu’il y aurait bel et bien un lien entre type de quartier résidentiel et comportements de navettage. Il est à noter qu’à l’instar de plusieurs études citées plus haut, nous qualifions la nature des quartiers par des variables morphologiques (portant sur le type de résidence) mais aussi socioéconomiques [1] : les caractéristiques socioéconomiques servent ici principalement à qualifier la typologie résidentielle – on se doute, par exemple, que la morphologie d’une zone de maisons unifamiliales à revenus élevés n’est pas identique à celle d’une zone à bas revenus. L’inclusion de caractéristiques socioéconomiques fait en sorte que notre classification de la morphologie des quartiers correspond, en gros, à des marchés résidentiels similaires – résidences similaires et statuts socioéconomiques similaires.

Nous nous questionnons finalement sur la variation du navettage en fonction du lieu d’emploi. Nous émettons l’hypothèse que les pôles d’emploi ont un pouvoir d’attraction plus important, capables de drainer des travailleurs sur des distances plus grandes. À mesure qu’un pôle est excentré, la part modale des déplacements en automobile devrait augmenter, comme l’ont trouvé Cervero et Wu (1997).

Données et approche méthodologique

Nous utilisons trois sources de données pour répondre à nos questions. Les données des ménages des recensements canadiens de 1996 et 2006 sont utilisées pour créer une typologie des quartiers résidentiels. Pour créer la typologie des lieux d’emploi, nous utilisons des données provenant des mêmes recensements, mais qui décrivent plutôt le lieu de travail. Dans les deux cas, l’échelle de découpage retenue est le secteur de recensement (SR). Bien que la notion de quartier demeure ambiguë (Guo et Bhat, 2007), cette échelle de découpage nous permet de représenter adéquatement les phénomènes d’origine et de destination et d’avoir un portrait assez fin. Comme nous faisons une étude diachronique, toutes les données ont été agrégées au découpage géographique de la région métropolitaine de recensement (RMR) de 1996 (Statistique Canada, 1999). Pour joindre le lieu de résidence au lieu d’emploi, nous utilisons les données des enquêtes origine-destination (O-D) menées par l’Agence métropolitaine de transport (AMT) de Montréal (Secrétariat à l’Enquête Origine-Destination, 2000 et 2010).

Pour créer la typologie résidentielle des quartiers, nous utilisons 36 variables qui sont comparables entre les deux recensements. Ces variables sont de deux types : typologie des résidences (indicateurs morphologiques au sens strict) et attributs socioéconomiques des résidants (indicateurs indirects). Nous nous servons des attributs socioéconomiques comme substituts pour des informations morphologiques plus fines en adoptant un raisonnement immobilier. En effet, nous posons par hypothèse que la combinaison de la typologie résidentielle (type de résidences) avec les caractéristiques socioéconomiques permettra d’identifier des zones où les les marchés résidentiels (taille de lotissement, taille de logement, densité, qualité des parcs, desserte en transport…) seront semblables. Cette démarche indirecte est dictée par la nature des données de recensement. La figure 1 confirme, pour ceux qui connaissent Montréal, que les zones identifiées partagent effectivement des morphologies (au sens strict) assez semblables.

La stratégie que nous adoptons est semblable à celle d’Antipova, Wang et Wilmot (2011), pour leur analyse multiniveaux des déterminants du navettage dans la région de Bâton-Rouge. Comme eux, nous supposons que les interactions entre la densité, le design, la diversité et les attributs socioéconomiques d’un environnement sont liées (Cervero et Kockelman, 1997). Notre stratégie vise donc à créer des « ensembles types » qui représentent les différents environnements sociomorphologiques (terme que nous employons dorénavant) montréalais pour les deux années de recensement [2]. L’ensemble des variables que nous avons retenues est présenté au tableau 1 selon les grandes dimensions que nous souhaitions représenter. Ces variables ont été centrées-réduites puis superposées dans une seule table, chaque SR étant présent deux fois selon l’année de recensement.

À partir des variables du tableau 1, nous avons effectué une analyse en composantes principales (ACP), retenant sept composantes avec une valeur propre (eigenvalue) supérieure à 1, pour une variance expliquée de 80,7 %. Les scores factoriels obtenus après rotation orthogonale sont présentés au tableau 2. Sur la base de leurs 7 scores les SR ont été classés (classification ascendante hiérarchique – CAH) pour obtenir 10 classes représentant les différents profils sociomorphologiques des quartiers montréalais : nous cherchions environ une dizaine de classes, et le passage de 10 à 11 classes n’augmente pas grandement la variance expliquée par le classement [3]. Les SR ont finalement été séparés par année : les classes sont donc définies de façon identique pour 1996 et 2006. Les regroupements obtenus sont décrits au tableau 3.

Tableau 1

Variables utilisées pour la typologie sociomorphologique

Variables utilisées pour la typologie sociomorphologique
*

L’indice d’inégalité est mesuré en divisant la moyenne par la médiane.

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Tableau 2

Composantes principales : scores factoriels significatifs

Composantes principales : scores factoriels significatifs

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Tableau 3

Typologie sociomorphologique des secteurs de recensement de la RMR de Montréal et moyenne des valeurs factorielles

Typologie sociomorphologique des secteurs de recensement de la RMR de Montréal et moyenne des valeurs factorielles

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La figure 1 présente la cartographie de la typologie sociomorphologique pour 2006. La carte en bas à droite présente les SR qui ont changé de groupe. Ce sont 20 % des SR de 2006 qui n’appartiennent pas au même regroupement qu’en 1996.

Figure 1

Typologie sociomorphologique des secteurs de recensement de la RMR de Montréal

Typologie sociomorphologique des secteurs de recensement de la RMR de Montréal

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La classification des pôles d’emploi utilise la méthode d’identification mise au point par Coffey et Shearmur (2001), adaptée de façon plus idiographique, car la recherche porte uniquement sur Montréal. Compte tenu de la stabilité des pôles d’emplois dans le temps, nous les identifions en utilisant les données de 2006, nous assurant de capter la croissance d’emploi causée par d’éventuelles expansions des pôles. Le central business district (CBD), tout comme Ville-Saint-Laurent–Dorval (VSL-Dorval), sont traités à part, car il s’agit des pôles les plus importants, chacun comprenant environ 200 000 emplois (Coffey et al., 2000 ; Coffey et Shearmur, 2001 ; Terral et Shearmur, 2006). Pour ces deux pôles, nous retenons les SR contigus ayant chacun plus de 5000 emplois et un ratio emploi / population active résidante (ER) supérieur à 1. Ensuite, nous identifions les pôles secondaires en appliquant les mêmes critères que pour les deux pôles précédents. Les pôles isolés sont des regroupements des SR, ayant chacun plus de 5000 emplois et un ratio ER supérieur à 1, mais non contigus à d’autres SR semblables. Les pôles résidentiels sont des SR qui n’ont pas été identifiés auparavant, qui contiennent plus de 5000 emplois, mais dont le ratio ER n’est pas supérieur à 1. Nous incluons cette catégorie, car nous voulons identifier des lieux d’emploi qui sont « inhibés » par l’agrégation du découpage de la RMR de 2006 à celui de 1996 [4].

Nous obtenons cinq classes de pôles d’emploi. Pour chacune, nous créons une typologie de son pourtour (les SR adjacents aux pôles). Compte tenu de la nature « dispersée » des pôles résidentiels, les pourtours n’ont pas été sélectionnés pour cette catégorie. Comme nous recherchons des classes mutuellement exclusives, le SR adjacent à plusieurs pôles est attribué à la catégorie de pôle d’emploi la plus élevée (CBD, VSL-Dorval, pôle secondaire, pôle isolé). Si un SR appartient à un pôle et à un pourtour, il fera partie du pôle. Si un SR n’appartient à aucun pôle ou pourtour de pôle, il sera classé « non économique ». Au total, il y a donc dix catégories de lieux d’emploi. Les pôles d’emploi et leurs pourtours sont cartographiés à la figure 2.

Pour chacune des deux enquêtes O-D utilisées, nous n’avons retenu que les déplacements dont le motif est le travail et nous avons éliminé les doublons [5]. Chaque déplacement a été classé selon qu’il s’agisse d’un déplacement (1) en véhicule motorisé (voiture, motocyclette), (2) en transport en commun (autobus, métro, train de banlieue, etc.), (3) en mode actif (à pied, en vélo) ou (4) en transport mixte (combinaison des modes de transport précédents). Les coordonnées X et Y de chaque domicile et destination sont exploitées. Ainsi, la distance euclidienne des déplacements est mesurée. Nonobstant les remarques de Manaugh et al. (2010), à l’échelle métropolitaine, cette mesure est fortement corrélée avec la distance réticulaire ajustée à la vitesse de transport (Apparicio et al., 2003) et n’affecte donc pas les résultats. Les distances au centroïde du pôle d’emploi le plus proche (autre que le CBD) et au CBD ont été calculées pour chaque déplacement, et ce, pour le lieu de domicile et le lieu d’emploi. Les distances par rapport à la station de métro la plus proche ont été mesurées, mais leur forte corrélation avec la distance au CBD nous a fait abandonner cette mesure. Toujours-est-il que la distance au CBD est un bon indicateur – à l’échelle de la métropole – d’accessibilité aux transports en commun. En situant chaque origine et chaque destination au sein d’un SR, nous avons associé chaque déplacement à une typologie sociomorphologique et à un type de pôle d’emploi.

Figure 2

Pôles d’emploi dans la RMR de Montréal

Pôles d’emploi dans la RMR de Montréal

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Les analyses univariées et multivariées sont effectuées sur les déplacements désagrégés. Deux éléments sont analysés : les distances de déplacement et les parts modales. Ceci nous permet de répondre à la première question portant sur l’évolution des comportements de navettage entre 1998 et 2008, et en partie à la troisième question, portant sur les comportements de navettage vers les pôles d’emploi.

Dans les analyses multivariées, les distances sont analysées à l’aide des régressions linéaires multiples, et les choix modaux sont analysés avec des régressions logistiques multinomiales. Nous avons mis en commun les déplacements de 1998 et 2008 pour analyser les impacts de la nature du lieu de résidence et du lieu de travail sur la distance et le mode de navettage. Seuls les déplacements dont l’origine et la destination sont à l’intérieur de la RMR de 1996 sont retenus. Toutes les variables de distance sont modélisées selon leur logarithme naturel (Ln) pour respecter la normalité de la distribution et réduire l’influence des très grandes distances. Les observations extrêmes (distance de Cook supérieure à 8 / n) ont été supprimées. Ce sont 2380 déplacements (sur 116 000) qui ont été retirés de l’échantillon analysé. Les valeurs du t de Student des modèles sont robustes à l’hétéroscédasticité des résidus. Ces analyses multivariées fournissent des éléments de réponse à la deuxième question, portant sur l’influence de la sociomorphologie sur le navettage, et en partie à la troisième, qui vise à savoir si la destination de la navette peut influencer les déplacements.

Évolution des comportements de navettage de 1998 à 2008

Cette première section dresse un portrait des déplacements qui seront modélisés dans les sections suivantes et souligne l’importance des choix effectués pour comprendre l’évolution des déplacements.

Le tableau 4 présente le nombre et la part des déplacements par année d’enquête selon qu’on s’intéresse aux déplacements à partir des lieux de résidence, vers les lieux d’emplois, ou dans leur ensemble. Le choix des déplacements à analyser est important, car l’échantillon change selon ce qu’on veut observer. Par exemple, un individu peut résider à l’intérieur des limites de la RMR de 1996, mais travailler à l’extérieur. Ce navetteur sera comptabilisé dans l’analyse des déplacements ayant pour origine un des milieux sociomorphologiques montréalais, mais sera exclu de l’analyse des déplacements vers les pôles d’emploi. De même, un autre individu peut parvenir de l’extérieur de la RMR pour travailler dans un pôle (la zone d’échantillonnage de l’enquête O-D dépasse les limites de la RMR). Par ailleurs, l’aire de la RMR en 2006 est plus étendue qu’en 1996 : une plus faible proportion des déplacements de l’enquête de 2008 pourra servir.

Au tableau 4, nous montrons comment la taille de l’échantillon varie selon ce qu’on choisit d’analyser : il faut faire preuve de prudence lorsque l’on compare les enquêtes O-D sur plusieurs années si des corrections ne sont pas effectuées, comme le montre le tableau 5. On y constate une divergence des taux de croissance des distances moyennes, selon les échantillons décrits au tableau 4. Les études qui feraient état d’une hausse des distances moyennes de navettage en utilisant uniquement une typologie des lieux de destination ne prendraient en considération que les destinations à l’intérieur de la RMR. Or, lorsque l’on considère l’ensemble des déplacements, les distances moyennes augmentent peu. En décortiquant en quartiles les distances de navettage, on observe toutefois un mouvement dans les distances franchies. Ce mouvement se traduit par une « inégalité » grandissante dans le nombre de kilomètres parcourus. Les déplacements courts ne se sont pas allongés, les déplacements médians se sont raccourcis et les déplacements très longs se sont beaucoup allongés. Lorsqu’on ne considère que les lieux de destination, on observe une augmentation des distances de déplacement, car l’échantillonnage des ménages est de facto plus étendu géographiquement. Les distances parcourues à partir des lieux de résidence sont, quant à elles, systématiquement plus courtes en 2008 qu’en 1996, en contradiction avec la tendance observée si l’on tient compte de toutes les observations. Ceci s’explique par le fait que, lorsqu’on se cantonne aux lieux de résidence au sein des limites de 1996, on exclut les navettes les plus longues de 2008, celles effectuées à partir de la périphérie de la RMR.

Tableau 4

Sous-échantillons des enquêtes origine-destination selon l’approche retenue

Sous-échantillons des enquêtes origine-destination selon l’approche retenue

Dans ce tableau, on voit d’abord que le nombre d’observations est moins important en 2008 qu’en 1998. En utilisant le découpage de la RMR de 1996 pour l’enquête de 2008, on retient une plus faible proportion des déplacements recensés : la zone d’échantillonnage est plus importante en 2008 qu’en 1998. Comme on veut un échantillon couvrant un territoire identique pour les deux années, on retient un plus petit échantillon. Ainsi, on passe d’un échantillon incluant 97 % des déplacements à partir des milieux sociomorphologiques en 1998 à un échantillon incluant 92 % en 2008. Le même phénomène est observé vers les lieux d’emploi, où l’on passe d’un échantillon de 96 % à un échantillon de 93,6 %.

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Tableau 5

Évolution des distances de déplacement entre 1998 et 2008

Évolution des distances de déplacement entre 1998 et 2008

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Le tableau 6 s’attarde aux choix modaux. Les taux de croissance diffèrent selon l’échantillon analysé, mais ne sont pas discordants. On observe ici une tendance à la baisse de la part modale de l’automobile au profit du transport en commun et du transport actif. Les transports mixtes augmentent beaucoup leur part relative, mais restent un choix moins usité, peu importe l’approche choisie.

Tableau 6

Évolution des parts modales entre 1998 et 2008

Évolution des parts modales entre 1998 et 2008

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Ces tendances sont au diapason de certains changements à grande échelle. En effet, pendant la période d’étude, trois lignes de trains de banlieue se sont ajoutées aux deux lignes déjà présentes et une ligne de métro a été prolongée. Aucune autoroute n’a été construite. Ainsi, l’offre d’infrastructures lourdes de transport en commun a augmenté, tandis que l’offre d’infrastructures lourdes de transport motorisé est restée stable. On n’a donc peut-être pas observé un changement comportemental, mais un accroissement, en termes absolus, de l’offre de transport en commun pouvant expliquer la hausse de sa part modale. En parallèle, les prix de l’essence à la pompe ont flambé en 2007-2008, en particulier l’été précédant l’enquête O-D, qui est automnale (Ressources naturelles Canada, 2013). À court terme, les ménages s’ajustent, entre autres, par un changement modal. Du coup, le transfert modal important illustré au tableau 6 pourrait être en partie une réaction temporaire à la hausse du prix de l’essence. Ceci rejoint les conclusions de Tanguay et Gingras (2012), qui montrent que le prix de l’essence à la pompe a une influence sur les choix modaux (à court terme) et sur les choix de lieu de résidence (à plus long terme).

Dans les prochaines sections, nous voulons savoir – en ne retenant que les déplacements dont l’origine et la destination sont au sein des limites de la RMR de 1996 – si les environnements d’origine ou de destination influencent les comportements de navettage.

Influence de l’environnement résidentiel sur les comportements de navettage

Le tableau 7 présente quatre modèles de régression linéaire multiple ayant pour variable dépendante le logarithme népérien de la distance de déplacement. Au modèle A, les seules variables explicatives sont dichotomiques et représentent la typologie sociomorphologique de l’origine (tableau 3). Ce modèle explique 11,1 % de la variance des distances de déplacement. Au modèle B, la seule variable explicative est la distance du lieu de résidence au CBD : le coefficient de détermination de 15 % est supérieur à celui du modèle A. Cependant la typologie des milieux résidentiels, représentant 9 degrés de liberté, n’ajoute que 0,8 % au R2 du modèle ne contenant que la distance au CBD (modèle C), alors que l’ajout du CBD – 1 degré de liberté – à la typologie y ajoute 4,7 %. Bien que l’effet de la distance au CBD et celui de la typologie soient interreliés, c’est avant tout la distance de la résidence par rapport au centre-ville qui influence la distance de navettage. Les attributs sociomorphologiques ont une influence indépendante très faible. Lorsqu’on contrôle ces résultats en tenant compte de la proximité du lieu de résidence au pôle d’emploi le plus proche, ils ne varient pas : cette variable n’ajoute pas d’explication supplémentaire.

Tableau 7

Distances de déplacement en fonction de la typologie sociomorphologique

Distances de déplacement en fonction de la typologie sociomorphologique

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Au tableau 8, nous utilisons une approche semblable à celle du tableau 7 pour analyser le choix modal, en employant des régressions logistiques multinomiales avec les transports motorisés (mode = 1) comme mode de référence. Nous observons le même phénomène qu’au tableau 7 : a priori, la typologie sociomorphologique semble expliquer les choix modaux des navetteurs (modèle A). Le modèle B, qui n’inclut que la variable de la distance du lieu de domicile au CBD, a cependant un pseudo-R2 supérieur au modèle A. En intégrant les variables explicatives des deux modèles (modèle C), on constate que le pseudo-R2 est à peine plus élevé qu’au modèle B. La nature du quartier influence un peu plus les choix de mode de transport que les distances parcourues. Néanmoins, sa puissance explicative indépendante reste très modeste par rapport à l’effet de la distance du centre-ville. L’ajout au modèle de la proximité au pôle d’emploi le plus proche (autre que le CBD) n’ajoute pas d’explication supplémentaire.

Nous avons émis l’hypothèse selon laquelle les milieux sociomorphologiques peuvent influencer les comportements de navettage. À la lumière des résultats présentés, cette hypothèse doit être infirmée. Ce ne sont pas les attributs des lieux de résidence – notamment leur morphologie – qui influencent les comportements, mais le lieu de résidence dans l’espace métropolitain.

Influence des pôles d’emploi sur les comportements de navettage

Nous inversons maintenant l’approche pour tenter de comprendre si les milieux d’emploi peuvent expliquer les comportements de navettage. Les navettes à destination de pôles d’emploi sont systématiquement plus longues que celles dirigées vers leurs pourtours, signe que les pôles d’emploi sont plus attractifs (Shearmur, 2006 ; Manaugh et al., 2010). De plus, à l’exception des pôles isolés, les distances moyennes franchies pour atteindre les pôles sont supérieures aux distances moyennes totales. On observe le même phénomène en décortiquant les quartiles. Les distances moyennes des navettes vers Ville-Saint-Laurent–Dorval et les pôles résidentiels sont les plus élevées (suivies de celles vers le CBD), mais les distances maximales (99e percentile) vers le CBD sont les plus élevées.

Certaines tendances se dessinent. Par exemple, la (faible) croissance de la distance moyenne des navettes vers le CBD est attribuable aux navetteurs qui font de très longues distances, alors qu’en moyenne 99 % des navetteurs voient décroître leur distance de navette vers le CBD. On observe un phénomène similaire pour les pôles secondaires. Par contre, Ville-Saint-Laurent–Dorval, les pôles isolés et les pôles résidentiels voient croître de façon générale la distance des navettes. Pour aucune sorte de pôle ne voit-on diminuer la distance moyenne des très longues navettes, dont la distance augmente de façon marquée. Il faut toutefois souligner que ce constat porte sur l’ensemble de l’échantillon O-D et n’est donc pas restreint aux limites de la RMR de 1996.

Lorsqu’on se penche sur les choix modaux, le premier constat est que le CBD et son pourtour se distinguent des autres pôles. En effet, les autres pôles d’emploi ont des parts d’utilisation de l’automobile supérieures à l’ensemble, tandis que le CBD et son pourtour ont des parts nettement inférieures. Vers le CBD et son pourtour, c’est le transport en commun qui domine.

Tableau 8

Choix modaux en fonction de la typologie sociomorphologique

Choix modaux en fonction de la typologie sociomorphologique

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Tableau 9

Évolution des distances de déplacement vers les pôles d’emploi entre 1998 et 2008

Évolution des distances de déplacement vers les pôles d’emploi entre 1998 et 2008

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La tendance à la baisse des transports motorisés est avant tout imputable aux déplacements vers le CBD, alors que Ville-Saint-Laurent–Dorval voit sa part modale automobile ne diminuer que très légèrement. Cependant, et de façon globale, la part de transport motorisé diminue vers toutes les destinations (sauf les pôles résidentiels) tandis que les transports en commun, mixtes et actifs croissent de façon systématique – la seule exception étant pour les transports actifs vers les pôles résidentiels.

Tableau 10

Évolution des parts modales vers les pôles d’emploi entre 1998 et 2008

Évolution des parts modales vers les pôles d’emploi entre 1998 et 2008

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Au tableau 11, nous examinons l’influence des pôles d’emploi sur les distances de navettage en nous restreignant aux déplacements au sein de la RMR. Lorsqu’on tente d’expliquer les distances de navettage par la nature des pôles d’emploi ou par leur distance au CBD, les résultats sont modestes. Par contre, si l’on intègre les distances du domicile et du travail au CBD (modèle E), nous obtenons un coefficient de détermination supérieur à la somme des R2 des modèles ne comprenant que l’une ou l’autre des deux variables seules (modèles B aux tableaux 7 et 11). Ce n’est donc ni la localisation du milieu résidentiel (bien que celle-ci joue davantage que le lieu d’emploi) ni le lieu d’emploi, mais bien l’intégration des deux qui fournit la meilleure explication de la variance des distances de déplacement. Ce résultat est important, et renvoie aux théorisations des formes métropolitaines évoquées ci-dessus : les choix de localisation et les comportements de navettage des individus reposent, certes, sur la localisation des emplois, mais celle-ci repose sur la localisation des résidants. Cette dynamique circulaire, cette coévolution de la géographie des emplois et des ménages, se reflète dans le résultat du modèle E : pour comprendre le comportement de navettage (qui lie ces deux géographies), les deux géographies doivent participer au modèle.

Les pôles d’emploi offrent une piste d’explication plus solide du choix du mode de transport. Les rapports de cote du modèle A, qui ne comprend que la typologie des pôles comme effet explicatif, sont cohérents avec les résultats du tableau 10 et le modèle présente un pseudo-R2 de 0,17. Le modèle B, qui ne comprend que la distance du lieu d’emploi au CBD, a un pseudo-R2 supérieur au modèle A. Si cette variable se révèle un piètre facteur explicatif des distances franchies pour aller travailler, elle s’avère pertinente pour prévoir les choix modaux. Le modèle C intègre les variables des deux modèles précédents et on comprend que la variable de la distance du lieu d’emploi au CBD est celle qui domine. Le modèle D inclut la distance du lieu d’emploi au pôle d’emploi le plus proche, laquelle s’avère, encore une fois, peu influente. Finalement, dans le modèle E, nous intégrons les distances de la résidence et de l’emploi au CBD, en tenant compte de la distance des navettes. Le pseudo-R2 de 0,36 du modèle E indique que l’intégration du lieu de domicile, du lieu d’emploi et de la distance parcourue fournit, de façon spartiate, une très bonne explication statistique du choix modal.

Tableau 11

Régressions linéaires multiples des distances de navettage vers les pôles d’emploi

Régressions linéaires multiples des distances de navettage vers les pôles d’emploi

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Tableau 12

Régressions logistiques multinomiales des choix modaux vers les pôles d’emploi

Régressions logistiques multinomiales des choix modaux vers les pôles d’emploi

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Discussion

Les résultats présentés dans les sections précédentes nous amènent à faire un retour critique sur les politiques publiques évoquées en introduction. Les attributs sociomorphologiques de l’environnement résidentiel expliquent très peu les comportements de navettage : le type de quartier dans lequel on habite, que ce soit un quartier dense d’appartements ou un quartier de grandes maisons unifamiliales, ne joue pas sur la distance de navettage. Plutôt, c’est la localisation de ce quartier par rapport au centre de la région métropolitaine qui influence la façon dont les gens se déplaceront vers leur lieu de travail. Ces résultats sont semblables à ceux de Naess (2011) pour Copenhague : cet auteur souligne que ce sont les variables structurelles à l’échelle métropolitaine, pas celles au niveau du quartier, qui expliquent les comportements de déplacement. Ceci fait ressortir le fait que, lorsqu’on souhaite explorer les liens entre morphologie urbaine et déplacements, il faut choisir des variables à l’échelle géographique appropriée. Étant donné que le navettage est un phénomène qui se déploie à l’échelle métropolitaine, il n’est pas surprenant, au fond, que des variables qui s’appliquent à l’échelle métropolitaine, bien que simples, aient une puissance explicative particulièrement forte.

Même si ce résultat ne devrait pas surprendre, il remet en cause la pertinence d’interventions à l’échelle du quartier visant à modifier les comportements de navettage. Si, par exemple, on souhaite développer des quartiers de type TOD, ceux-ci doivent d’abord être construits à partir du centre de la région métropolitaine pour optimiser l’atteinte des objectifs de réduction des distances et de changement de mode de transport. Nos résultats montrent que la construction de n’importe quel type de quartier, pourvu qu’il soit assez central, aura un effet bien plus important sur le comportement de navettage de ses résidants que la construction d’un quartier à morphologie très réfléchie en banlieue plus éloignée. Du coup, les TOD qui conjuguent une dimension à la fois locale (peu influente, à notre avis, sur les comportements de navettage, mais répondant plus à la nature de la demande résidentielle) et métropolitaine (situation à proximité de réseaux de transport en commun) ont la capacité de promouvoir certains comportements, pourvus qu’ils soient assez centraux et qu’ils permettent l’accès, par les transports, à une grande diversité d’emplois. Plus un TOD est excentré, plus il repose sur une seule ligne de transport, moins il aura la capacité de modifier les comportements, car plus l’accès à la diversité nécessitera l’utilisation de la voiture.

Par contre, à la lumière des résultats sur les déplacements vers les pôles d’emploi au début et à la fin de la période d’étude, on ne peut pas affirmer que la consolidation de ces pôles permettrait aux navetteurs d’effectuer des déplacements plus durables. Qu’un emploi soit ou non dans un pôle n’a finalement que peu d’influence sur la distance des navettes, et n’a qu’une influence faible (par rapport à la distance au CBD) sur le choix modal. Cependant, lorsqu’on combine les distances du lieu de résidence et du lieu d’emploi, la distance de navette est très bien expliquée – les deux distances contribuant de façon indépendante à notre compréhension du phénomène. Ceci renvoie à la coévolution de la géographie de l’emploi et de celle des résidences : les navettes qui lient ces deux géographies sont pleinement dépendantes de la localisation des résidences et de la localisation des emplois à l’échelle métropolitaine. Par contre, les navettes dépendent peu ou pas de la nature précise de la morphologie locale, des quartiers résidentiels ou d’emploi.

Cela nous ramène donc au concept d’équilibre entre le nombre d’emplois et le nombre de résidences. Bien que ce concept soit critiqué – il ne peut pas s’appliquer à l’échelle des quartiers –, à l’échelle des grandes zones intramétropolitaines un certain équilibre est souhaitable. D’après nos résultats, pour effectuer cet équilibre, deux actions apparemment contraires seraient à envisager :

  • d’abord, resserrer dans leur ensemble les constructions résidentielles, car plus on élit domicile loin du centre, plus on franchit de grandes distances pour aller travailler ;

  • puis, desserrer les emplois, car ceux-ci se concentrent actuellement au centre de la région métropolitaine, et moins un emploi est localisé près du centre, moins on franchit de distance pour s’y rendre.

Ces recommandations abondent dans le même sens que celles de Charron (2007), qui prône la ville centralisée et compacte accompagnée d’une mixité fonctionnelle pour réduire les distances de déplacement.

Conclusion

Nous nous sommes attardés à l’évolution du navettage à Montréal et nous nous sommes demandés si les attributs sociomorphologiques des origines ou la nature des destinations pouvaient influencer les comportements de navettage. Le constat principal est que c’est la distance du coeur de la métropole – des lieux de résidence comme des lieux de travail –, et non pas la nature des quartiers, qui est le facteur explicatif principal des comportements de navettage. Ce ne sont donc pas des facteurs d’aménagement locaux, mais bien des facteurs d’aménagement à l’échelle métropolitaine, qui priment.

Ces résultats nous ont permis de jeter un regard critique sur certaines politiques publiques d’aménagement urbain qui visent à modifier les comportements de navettage. La CMM propose une région métropolitaine composée de plusieurs noyaux, qu’il s’agisse de TOD ou de pôles d’emploi renforcés. À la lumière de cette étude, et tout en reconnaissant que le problème de mise en oeuvre pratique d’une telle proposition reste entier, nous proposons plutôt une ville compacte, où les résidences seraient resserrées (les TOD proches du centre seraient, dans ce contexte, un outil à envisager) et les emplois légèrement plus dispersés.

Au plan méthodologique, nous avons utilisé des typologies des milieux résidentiels et des pôles d’emploi qui se veulent assez simples et généralisables à plusieurs régions métropolitaines. Bien que cette étude ne porte que sur Montréal (nous avons fait des choix typologiques qui sont propres à Montréal), la méthode peut facilement être adaptée à d’autres régions métropolitaines menant des enquêtes O-D, présentant des formes, tailles et fonctions économiques différentes.