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Introduction

Cet article s’inscrit dans un questionnement des processus de professionnalisation au regard du rythme du temps vécu des apprentissages professionnels et notamment au regard du dialogue conduit par le sujet entre divers moments et diverses situations tantôt formelles, informelles, parfois dépourvues de significations… Ces moments, ce temps vécu, empruntent autant à des temps de formation instituée, tantôt choisie, parfois subie, qu’à des temps de vécu professionnel, de la confrontation et de la résolution de situations professionnelles. L’analyse de ce dialogue peut être pensée sur des temporalités liées au déroulement d’un dispositif de formation ou à l’enchaînement de plusieurs dispositifs articulés. Ce dialogue, cette « rythmique » peuvent, sans doute, être pensés sur des temporalités plus longues, dépassant celles des dispositifs de formation, et conduire à définir, orienter, organiser tout un parcours professionnel. Comment alors mettre en évidence ce dialogue, qui, sur la durée a, peut-être, échappé au sujet lui-même? Cette rythmique, ses caractéristiques, participent-elles à la construction ou à la transformation d’identités professionnelles? Et dans ce cas, comment mettre en évidence ces dynamiques identitaires?

La recherche, ici restituée, se propose d’illustrer une forme de ce dialogue, inscrit dans la temporalité longue d’une carrière en cours. Elle s’inscrit dans un travail de thèse visant, à la fois, à identifier les dynamiques d’un groupe professionnel en émergence, celui des chefs d’établissements privés catholiques du 1er degré[1] (désormais CEPC1) et les dynamiques identitaires des professionnels composant ce groupe. Pour réaliser cette étude, des entretiens de type compréhensif/biographique ont été menés auprès de professionnels en poste, et chaque entretien a été retranscrit sous forme de verbatim. Ces données sont ensuite traitées grâce à un instrument d’analyse que nous avons appelé « Régimes de temporalités formatives et professionnelles ». Il convoque et croise les apports de plusieurs chercheurs : Dubar et Demazière (2004), Hartog (2003), de Roquet (2007, 2010, 2013) et se complète d’apports connexes liés à l’étude de textes institutionnels et réglementaires ainsi à une analyse des bifurcations professionnelles telles que rapportées par les personnes interviewées (Grossetti, 2006). Le traitement des entretiens aboutit à leur catégorisation selon ces « régimes de temporalités formatives et professionnelles ».

Après avoir présenté succinctement le groupe professionnel, objet de notre étude, quelques éléments de notre cadre théorique et notre outillage méthodologique, nous présenterons l’une des formes identitaires (telles que Dubar et Demazière définissent cette notion, 2004) mise en évidence par la catégorisation de quelques entretiens. Nous pointerons alors le dialogue expérience/formation comme caractéristique constitutive de cette forme identitaire et ses prolongements en matière de dynamique identitaire et professionnelle.

1. Des chefs d’établissements privés catholiques du 1er degré (CEPC1)

Depuis 1959 et la loi Debré, les établissements privés catholiques sont très majoritairement associés à l’état par contrat (ils représentent près de 98 %[2] des établissements scolaires privés sous contrat). Comme dans l’enseignement public, ils se subdivisent en établissements primaires (1er degré) et secondaires (2d degré et post-bac). Organisés en réseaux (congréganistes[3] ou diocésains[4]), ils sont dirigés par des chefs d’établissements qui ouvrent les établissements à leur prise de fonction et les ferment lors de leur départ (loi Goblet, 1886). Les CEPC1 ont été des directeurs d’écoles, comme leurs homologues du public, l’avenant à la convention collective de 1976 les désignant comme des maîtres chargés de direction. Le Statut de l’Enseignement catholique les a nommés « chefs d’établissements » en 1992, par comparaison avec leurs collègues du 2d degré. Mais ils n’ont obtenu un « statut » de chef d’établissement qu’en 2006 après la publication de différents textes successifs (1997, 2001, 2002). Ces différents textes et surtout leur statut de chef d’établissement, leur confèrent aujourd’hui des responsabilités, des fonctions, aujourd’hui différentes des directeurs d’écoles publiques.

La littérature fait peu de place à des études concernant ce groupe professionnel récent. Des études ont été publiées dans la littérature francophone concernant les directeurs d’écoles publiques (Blouin, 2005 ; Boulvain ; 2006 ; Texier ; 2007 ; Rich ; 2010 ; Duchaufour ; 2011), les chefs d’établissements publics du 2d degré (Delaire, 1986 ; Barrère, 2006) et les cadres des établissements scolaires (Pelletier, 1995 ; Gather-Thurler, 1996 ; Perrenoud, 1998 ; Planté & Moisset, 2004 ; Fotinos, 2008). D’autres ont concerné les établissements privés catholiques, mais surtout du second degré, et s’attachent au « caractère propre » de ces établissements (Da Costa, 2006).

2. Comprendre les dynamiques professionnelles, identifier des dynamiques et des formes identitaires à partir d’entretiens compréhensifs/biographiques

Notre étude a pour objet de cerner de façon plus précise le « groupe professionnel » que constituent les CPCE1. Pour Demazière et Gadéa (2009), les groupes professionnels sont des ensembles de travailleurs exerçant une activité portant un nom identique, donc visibles socialement, identifiés et reconnus, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail et caractérisés par une légitimité symbolique.

Boussard, Demazière et Milburn (2010, p.19) définissent les « dynamiques professionnelles » comme « des changements dont l’enjeu est la transformation significative de la définition du travail effectué par une catégorie de travailleurs ». Nous nous appuierons sur ce concept de « dynamique professionnelle » comme analyseur de leur activité pour étudier, la (ou les) transformation(s) significative(s) du travail de CEPC1 au cours des trente dernières années, période au cours de laquelle ce groupe professionnel s’est constitué, et ce, dans un réseau relationnel complexe (de dépendance, de négociation, d’autonomisation) (Abbott, 1988). Si le métier a évolué (changements sociétaux, regard sur l’école et ses finalités, confiance vis-à-vis du système éducatif et de ses acteurs, injonctions et prescriptions institutionnelles), ces évolutions ont sans doute impacté (de manières différentes) l’identité professionnelle des membres du groupe professionnel. En s’intéressant aux dynamiques du groupe professionnel des CEPC1, c’est à l’identité même de ce groupe professionnel que nous nous intéressons, à l’identité des acteurs qui le composent. Certains de ces acteurs ont un long parcours dans la fonction, d’autres démarrent leur carrière, d’autres encore ont dirigé plusieurs écoles.

Barbier (1996) et Kaddouri (1996, 2002) évoquent le concept de « dynamique identitaire » pour définir la signification que les acteurs donnent à la dynamique de changements intérieurs appréciée dans son contexte. Kaddouri a ainsi mis en évidence différents types de dynamiques identitaires : celles de transformation identitaire visant la réduction d’un écart entre identité vécue et identité visée, celle de préservation identitaire visant le maintien d’un écart possible entre identité acquise et identité assignée, celle d’entretien identitaire visant à empêcher un écart entre identité visée et identité actuelle, les deux étant concordantes dans le présent de la trajectoire personnelle. Pour Dubar (2000), l’identité résulte de l’articulation de processus relationnels et de processus biographiques. Les processus relationnels impliquent l’identité pour autrui et génèrent des transactions objectives alors que les processus biographiques impliquent quant à eux l’identité pour soi et génèrent des transactions subjectives. L’articulation de transactions objectives et de transactions subjectives engendrent à la fois des compromis intérieurs entre identité héritée et identité visée, mais aussi des négociations extérieures entre identité attribuée par autrui et identité incorporée par soi.  Pour Dubar (1998), à partir des trajectoires mises en mots par des professionnels, il est possible en traitant un corpus de ces trajectoires, de repérer des « formes identitaires » qu’il définit comme « des types d’argumentation, des agencements typiques, des configurations significatives de catégories » du discours biographique[5].

Dynamiques professionnelles et dynamiques identitaires sont ainsi en interactions permanentes : le métier change, les professionnels changent. Ces processus concourent donc, en fonction des contextes, en fonction de la durée de la carrière ou de l’irruption d’événements ponctuels plus ou moins graves, en fonction des logiques subjectives des acteurs, à des configurations catégorisables à partir de leur discours. C’est dans cette logique que s’inscrit notre recherche.

3. Une approche inductive pour traiter les entretiens

Selon Ricoeur, le temps se révèle par le récit et ce dernier n’existe que parce qu’il restitue l’expérience temporelle (Ricoeur, 1983). Aussi, les formes temporelles sont au coeur de la narration des parcours professionnels des CEPC1 qui ont accepté de participer à notre enquête. Cette dernière, rappelons-le, a consisté à les interviewer sur les évolutions de leur métier, à la fois sur un mode compréhensif et sur un mode biographique. Les consignes de l’interviewer ont alors eu pour but de solliciter, induire, favoriser le travail réflexif : « Qu’avez-vous à dire de votre métier, de la façon dont vous le concevez? » — « Comment avez-vous appris ce métier? » (Phases plutôt compréhensives), « Comment êtes-vous devenu CEPC1? Vous pouvez me raconter? » — « Vous pourriez me raconter un ou deux faits vécus qui montrent l’évolution du métier de CEPC1? » (Phases plutôt biographiques.)

Dès lors, la dynamique conversationnelle suit un ordonnancement non chronologique complexe entre exposé de points de vue, de représentations, d’évolutions de représentations et appels aux souvenirs, à la mémoire. L’ordre des questions de l’entretien, les relances de l’interviewer participent à la remémoration d’éléments biographiques, mais cette remémoration ne suit pas une trame linéaire. Elle emprunte plutôt un chemin fait de bifurcations, de retours sur un passé plus éloigné, de projections d’un passé antérieur à un passé plus proche, d’hésitations dans un présent face à un avenir ouvert ou plein d’incertitudes… Outre le fait de se remémorer des éléments biographiques, l’interviewé procède également à une sélection, à un choix de ces derniers. Ces deux opérations (remémoration et sélection) résultent de la subjectivité de l’interviewé et de l’intersubjectivité de la relation d’entretien (relances ou ruptures provoquées par le chercheur). Elles participent de ce que le sujet considère comme important, signifiant de son parcours, de son histoire professionnelle. Elles participent à dire le monde dans lequel vit et évolue l’interviewé, à dire « son » monde, ses croyances, ses aspirations. Cette mise en mots est une reconfiguration, une recomposition, une reconstruction de son histoire, à un moment donné, dans les conditions précises de l’entretien (Demazière, 2003).

Si les récits biographiques sont des reconstructions de parcours, ils relèvent d’une mise en intrigue (Ricoeur, 1984). Cette intrigue ou narration (Barthes, 1966) agence des éléments biographiques sélectionnés et catégorisés (Demazière, Dubar, 1997). Cet agencement s’effectue à travers la temporalité du récit. Cette temporalité, nous l’avons dit, ne préexiste pas au récit : elle s’échafaude progressivement, implicitement, par le déroulé plus ou moins chronologique d’événements, l’apparition de ruptures ou d’opportunités, l’affirmation de choix réalisés, mesurés ou non. L’ensemble de ces événements vient nourrir et argumenter l’intrigue, donner le sens d’un parcours, désigner les « mondes socioprofessionnels » ou « univers de croyances » intériorisés. La temporalité du récit procède d’un ordre partant du présent du début de l’entretien et arrivant au point d’arrivée du présent de la fin de l’entretien. Entre ces instants, le sujet, tout en se remémorant et en sélectionnant des éléments biographiques, argumente ce qu’il dit de son parcours, de ce qu’il est, ouvre des fenêtres sur « son univers de croyances ». Cette argumentation, non seulement emprunte et suit la trame temporelle manifestée dans la narration, mais les deux « s’entre-tissent ».

Comment alors traiter nos matériaux qualitatifs pour mettre en évidence ces « mondes socioprofessionnels » et les trames temporelles dans lesquelles ils se manifestent?

3.1 Notre modèle d’analyse : les « régimes de temporalités formatives et professionnelles »

3.1.1 Régime d’historicité et régime de temporalité(s)

La notion de régime de temporalité(s) est elle-même issue de celle de régime d’historicité (Koselleck, 1990 ; Hartog, 2003). Le terme « régime », du latin regere (diriger, conduire), désigne ce qui tend à organiser un équilibre toujours provisoire ou instable.  Dans la revue de définitions attribuées à cette notion, nous retenons qu’il s’agit d’un ensemble (de dispositions, de règles, de prescriptions, de caractéristiques, de traits…) qui régit (organise, ordonnance, conduit, caractérise, produit, maintient…) un équilibre. Le terme « régime », en soi, ne signifie pas grand-chose : il s’agit toujours d’un régime de quelque chose, par exemple le régime d’un fleuve, le régime d’un moteur, un régime alimentaire, un régime politique. Nous reviendrons ultérieurement sur cette notion lorsque nous détaillerons les composantes de notre instrument d’analyse.

Si, dans les dictionnaires, « l’historicité » désigne le caractère d’une personne ou d’un fait qui appartient à l’histoire et qui est attesté par elle, elle est, pour Hartog (2003, p. 14), 

l’expérience de distance de soi à soi, appréhendée à partir des catégories de passé, présent, futur qui ordonnées lui donnent sens ». Nous retenons, pour notre travail, que « la notion devrait pouvoir fournir un instrument pour comparer les types d’histoire différents, mais aussi, et même d’abord […], pour mettre en lumière des modes de rapport au temps : des formes de l’expérience du temps, ici et là-bas, aujourd’hui et hier. Des manières d’être au temps »

p. 29

Son ouvrage présente et décrit ensuite quatre régimes d’historicité.

Nous préférons, pour notre étude, retenir la notion de régime de temporalité à celle de régime d’historicité. En effet, les CEPC1 interviewés ont simplement à raconter leur vécu professionnel. À l’instar de Dubar et Demazière (2005), nous appellerons donc régimes de temporalité, des types discursifs caractéristiques articulant, reliant passé, présent et futur dans un récit ou des phases de récit biographique ayant pour objet le vécu professionnel. Nous gardons toutefois la perspective d’Hartog pour la notion de régime de temporalités, cette dernière devant permettre de nous fournir un instrument pour mettre en lumière des modes de rapport au temps : des formes de l’expérience du temps, des manières d’être au temps.

Dubar et Demazière (2005), reprenant la nomenclature des régimes d’historicité de Hartog, critérient quatre régimes majeurs de temporalités pour catégoriser des entretiens biographiques :

  • Le régime mythique se rapporte au récit épique : le passé est au coeur de ce régime d’historicité : l’histoire est faite.

  • Le régime eschatologique (Gaucher, 1990) est au coeur du christianisme. C’est le régime du Salut, déjà acquis, mais devant se réaliser au terme d’une attente. Il est à la fois ancré dans les événements d’hier (résurrection du Christ), mais est ouvert sur une réalisation à venir (Apocalypse). De type providentiel, le récit donne à l’histoire le sens d’un accomplissement.

  • Le régime moderne est hérité des Lumières et des découvertes scientifiques. Il donne lieu à des récits progressistes ayant comme référence temporelle principale, l’avenir. Le progrès est la finalité première.

  • Plus récemment mis en évidence, le régime du présentisme s’ancre dans la postmodernité. Il désigne « un enfermement dans le présent du fait de l’absence de toute leçon à tirer du passé et d’un futur devenu menaçant » (Dubar & Demazière, 2005, p. 97). Il s’érige en critique du régime moderne s’appuyant sur les faits mêmes ayant entraîné la fin de la modernité : crises économiques, catastrophes industrielles, conflits et génocides, terrorisme…

3.1.2 Régimes de temporalités formatives et professionnelles

Pour aller plus loin dans notre cadre conceptuel et la construction de notre instrument d’analyse, nous proposons d’articuler cette notion de régime de temporalités avec celle de « temporalités formatives et professionnelles » (Roquet, 2007, 2010, 2013). Ce faisant, il s’agira non seulement de repérer des manières d’articuler passé, présent et futur dans des récits biographiques, mais aussi d’observer à quels niveaux de temporalités s’effectuent ces articulations. Roquet distingue trois niveaux de temporalités. Le niveau macro-historique se réfère à des temps longs, à des repères historiques, politiques des activités formatives et professionnelles. Dans nos entretiens ce niveau de temporalité apparaît lors de convocations de textes officiels, ou lors d’évocation d’évènements, de dates institutionnelles faisant référence ou loi pour la profession. Le niveau méso-institutionnel se réfère à la traduction des dynamiques historiques de professionnalisation dans des dispositifs de formation (initiale, continuée) ou de socialisation professionnelle (notamment par exemple par les organisations professionnelles, les réseaux professionnels). Dans nos entretiens, ce que disent les CEPC1 de leur formation, de leurs rencontres de travail, des orientations ou actions de leur organisation professionnelle, illustrent ce niveau. Enfin, le niveau micro-individuel se réfère aux parcours, aux vécus personnels, sociaux, professionnels des individus, à l’exercice de leur réflexivité professionnelle. On retrouve à ce niveau des réflexions et des constats très contextualisés, des problématiques émergeant de données locales et/ou d’exigences institutionnelles vécues individuellement positivement ou avec difficultés.

Ainsi, il nous semble possible de repérer, dans les récits biographiques des CEPC1, outre les articulations passé, présent, futur, les niveaux de temporalités auxquels correspondent ces articulations, ces derniers concourant à donner au « récit de l’entretien », au propos, un certain équilibre, une certaine économie, un certain régime. Cette analyse se complète de quelques études (dont celle des « turning points » ou « bifurcations » de carrière des CEPC1 interrogés).

Nous nommerons l’instrument obtenu régime de temporalités formatives et professionnelles en référence aux cadres théoriques évoqués, mais aussi, et plus simplement, en référence aux temporalités vécues par les CPCE1 dans leur activité professionnelle (travail, socialisation professionnelle, formation).

3.2 Une enquête, un corpus, des opérations successives de catégorisation

Comme écrit plus haut, quarante-trois entretiens ont été réalisés. La constitution de l’échantillon des CEPC1 interrogés a été conçue en prenant en compte un certain nombre de variables (sexe, durée de carrière de CEPC1, taille de l’école [temps de décharge alloué], et milieu d’implantation de l’école [urbain ou rural]. Nous avons également fait correspondre en proportion, le nombre de CEPC1 interrogés au regard de la taille de leur catégorie sur l’ensemble des CEPC1 de la région. La constitution de notre échantillon visait donc une représentativité effective en matière de population de CEPC1.

L’écoute des bandes-son puis la relecture des verbatim nous ont montré une nette différence de contenu, de teneur, d’intérêt entre les entretiens. Certains étaient beaucoup plus significatifs que d’autres. Il s’en suivit une première opération d’analyse visant à constituer le corpus « effectif » de notre étude par « réduction » du corpus initial. Cette opération s’est déroulée en trois phases. Nous avons écarté, d’abord, certains entretiens, au regard peut-être de leurs conditions de déroulement (temps trop court, CEPC1 préoccupé par une échéance ou un autre rendez-vous), ou au regard de la motivation/implication du CEPC1 (méfiance, réponses non explicitées, sans phases biographiques). Dans un deuxième temps, le reste des entretiens a été classé en deux « tas ». Un premier « tas » a été constitué d’entretiens que nous avons appelés « contingents ». La lecture de ces entretiens les révélait sans véritable engagement des CEPC1, ces derniers apportant aux interviewers, des réponses de convenance et ne livrant que très peu de réflexivité professionnelle et personnelle, enfin, d’autres, par leur durée et par leur dynamique propre (engagement, volonté de se faire comprendre de l’interviewer, longs passages réflexifs), ont permis un traitement davantage productif. Cette triple opération de réduction transforma le corpus de départ de quarante entretiens en un corpus effectif d’étude de quinze entretiens. Ces quinze entretiens ont été soumis à une suite d’opérations d’analyse données dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1

Synthèse de la méthodologie d’analyse des verbatim

Synthèse de la méthodologie d’analyse des verbatim

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Le point 6 renvoie à l’analyse croisée des verbatim d’entretiens présentant des régularités (méthode des tas – cf. Demazière & Dubar, 1997), notamment celles concernant la forme identitaire mise en évidence et son régime de temporalités formatives et professionnelles de référence.

3.3 Un « monde socioprofessionnel », une forme identitaire mis en évidence à partir de quatre entretiens

Parmi la quinzaine d’entretiens du corpus effectif d’étude, quatre verbatim ont ainsi été regroupés à partir des cinq premiers points d’analyse du tableau précédent. Ces verbatim correspondent aux entretiens avec PAUL, NINA, LÉA et MAX. L’analyse comparative de ces quatre entretiens a consisté à croiser les différents points de l’analyse à plat tels que définis en 1, 2, 3, 4 et 5 de la grille précédente.

3.3.1 Les analogies entre les schèmes spécifiques

Une première analogie apparaît nettement : nos quatre CEPC1 s’affirment comme tels : ils sont « chefs d’établissements » et non « directeurs d’école » titre qui, pour eux, désigne leurs homologues de l’Enseignement public, et surtout des prérogatives plus limitées par rapport aux leurs : pas de responsabilité de gestion financière, ni recrutement, ni gestion des personnels non enseignants, pas de statut hiérarchique vis-à-vis des enseignants.

Une deuxième analogie apparaît au niveau des disjonctions centrales des entretiens. On peut synthétiser cette analogie en partant de certaines « équations » constituant les schèmes spécifiques. Pour PAUL, il trouve « facile et important » tout ce qui tourne autour de la mission confiée et plus spécifiquement la gestion, la concertation/consultation des partenaires, la communication. Pour NINA, être CEPC1 ce n’est pas s’engager en amateur, mais en vrai professionnel ayant d’énormes responsabilités pour lesquelles il faut développer des compétences, notamment celles du dialogue et du management et accompagner les une et les autres pour les faire évoluer. Pour LÉA, être CEPC1, c’est à la fois être un professionnel exigeant et, à la fois, accompagner et reconnaître. Enfin, pour MAX, être CEPC1, c’est respecter la réglementation et construire et mettre en oeuvre des convictions professionnelles, notamment à caractère éthique (notamment visant le respect des personnes). On peut désigner l’analogie résultant de ces équations par la disjonction/conjonction « être professionnel = développer des compétences liées au management (gestion, communication, concertation) »/« Prendre en compte l’humain et le faire évoluer ».

Une troisième analogie peut être repérée à partir d’autres équations des schèmes spécifiques. On peut la formuler en « des doutes »/« des convictions ». Pour nos quatre CECPC1, les doutes et les convictions accompagnent l’analogie précédente : jusqu’où la recherche de professionnalisme…? Jusqu’où le respect des personnes…? Ainsi Paul trouve difficile et n’aime pas devoir « défendre l’indéfendable » lorsqu’il doit prendre parti pour une enseignante face à des parents, tout en sachant que ces parents ont raison. En même temps, Paul ne veut pas exposer ses enseignants à la critique ou à la remise en question par les parents. Nina veut « faire équipe » en « développant un esprit de troupe »; en même temps, elle constate que certains enseignants « ne sont pas volontaires pour travailler en équipe » et que certains « ne sont pas faits pour travailler en équipe ». Léa veut bien « motiver, reconnaître, booster », mais en même temps, reconnaît que parfois, certains enseignants sont « incompétents ». Enfin Max s’interroge sur les « moyens pour réaliser sa mission » : a-t-on les moyens des exigences posées?

Une quatrième analogie est repérable, davantage en termes d’affirmation qu’en termes de disjonction. Pour nos quatre CEPC1, la formation les a « construits » ou leur a permit de « développer des compétences »; ces formations se sont égrenées au fil de leur parcours professionnel. Certes, il y a les formations initiale et continue liées au métier de CEPC1, mais d’autres formations dans d’autres domaines ont pu marquer leur développement professionnel. Nous reprendrons ultérieurement ce point répondant directement à la problématique de cet article.

3.3.2 Analogies concernant les niveaux de temporalités formatives et professionnelles des entretiens et monde socioprofessionnel du « management humaniste »

Nous avons repris chacun des trois temps de l’analyse structurale des entretiens ([S-0], [S-1] et [S+]) et vérifié la teneur des propos quant aux niveaux de temporalités formatives et professionnelles concernés (niveaux macro-historiques, méso-institutionnel ou micro-individuel).

  • Le niveau méso-institutionnel est le niveau le plus présent dans la teneur des propos : Paul, Nina, Léa et Max parlent de leur métier en se situant au niveau du fonctionnement de l’établissement, des rapports avec les partenaires, des réseaux partenariaux qui se croisent dans la conduite de leur école. On retrouve ainsi des éléments des réseaux institutionnels (tutelle, rectorat, formation) ou des réseaux en appui du fonctionnement de l’école (MDPH, OGEC, APEL,…).

  • Le niveau micro-individuel est aussi très présent : les CEPC1 cités ont développé une réflexivité professionnelle leur permettant de livrer des convictions professionnelles, des éléments renvoyant à leur propre identité.

  • Le niveau macro-historique est peu présent ou est sous-jacent aux propos de nos quatre CEPC1. Tous les quatre évoquent, par exemple, la prise en compte des élèves à besoins particuliers. Max précise même que son école en a fait l’objet de son projet. Aucun des quatre ne cite explicitement les lois ou références de ces choix (lois de 2005 sur « l’école inclusive »), et cependant, leur prise en compte effective traduit bien la présence de ce niveau macro-historique.

3.3.3 Analogies quant à la gestion des deux apories mises en évidence dans notre analyse de l’activité prescrite des CEPC1

Ces deux apories n’en sont pas pour nos quatre CEPC1.

La tension « Responsabilités/compétences » est parfaitement intégrée par ces professionnels : ils font même précéder ces deux notions par celle de « mission confiée » (PAUL, NINA). Ces trois notions se déclinent logiquement pour eux : la mission confiée leur confère des responsabilités qu’ils assument en développant des compétences construites/acquises à la fois par la formation et par l’exercice du métier.

Le paradoxe « autonomie/conformation » n’en est pas un. Nos quatre CEPC1 intègrent parfaitement la conformation aux prescriptions : Max précise même qu’exercer le métier passe par l’articulation prise en compte des réglementations et mise en oeuvre de ses propres convictions. Cette conformation n’apparaît pas dans leur propos. L’autonomie, elle, n’est pas revendiquée. Elle semble plutôt assumée à travers les projets mis en oeuvre par nos quatre CEPC1. Finalement cette autonomie se traduit par la créativité des CEPC1 en matière de projets : citons Paul avec sa « télé d’école » et MAX avec son projet d’établissement.

3.3.4 Homologies et schème commun aux quatre entretiens

La forme argumentaire commune à ces quatre entretiens s’organise autour d’un pilotage de l’école mené avec professionnalisme, recherchant toujours du plus, toujours du mieux pour les élèves (première homologie). Cette course au professionnalisme rejoint le point de vue de Boussard, Demazière et Milburn (2010, p. 13), lorsqu’ils définissent cette nouvelle approche du « professionnel » :

La qualité de professionnel est devenue, c’est là une caractéristique de notre modernité, une exigence généralisée dans le monde du travail : chacun se doit d’être professionnel. Parallèlement, il est de plus en plus difficile de saisir le sens de ce terme : le professionnel ne renvoie plus seulement à la figure du travailleur qualifié, expert, autonome, animé par des valeurs d’engagement et de responsabilité et impliqué dans une activité expressive et créative; il désigne aussi un ensemble d’impératifs imposés de l’extérieur à des travailleurs, soumis à de nouvelles définitions de leurs missions, et confrontés à des normes d’efficacité pilotant leur activité.

Cette recherche de professionnalisme dépasse les CEPC1 pour être assignée aux acteurs directs de l’enseignement, les enseignants (deuxième homologie). Les concernant, cette recherche de professionnalisme s’effectue par la prise en compte de l’évolution des textes, et leurs conséquences, notamment en matière d’évolution du métier d’enseignant. Pour cela, les CEPC1 développent un management participatif et transformatif au niveau de l’équipe et associant les partenaires (parents, OGEC) selon les projets menés (troisième homologie). Cela ne se fait pas facilement, car il faut à la fois être exigeant et à la fois reconnaître et accompagner des personnes, pas toujours volontaires, croire en leur transformation progressive (quatrième homologie). Enfin, pour nos quatre CEPC1, c’est un métier passionnant, mais usant où l’on doute parfois : l’analyse partagée du vécu entre pairs, telle que vécue en formation initiale, gagnerait à être développée en matière d’accompagnement professionnel (cinquième homologie). Les cinq homologies ainsi constituées permettent de poser les bases d’un schème spécifique commun aux quatre entretiens des CEPC1 en question.

En conclusion, nous appelons la « forme identitaire » mise en évidence à partir de nos quatre entretiens, le monde socioprofessionnel du « management humaniste ». Il se caractérise par :

  • une volonté de professionnalisme (pour le CEPC1, mais aussi recherché pour l’équipe des acteurs de l’établissement),

  • un régime « moderne » de temporalités formatives et professionnelles, c’est-à-dire ouvert au futur, au progrès : les entretiens trouvent leur « équilibre » en évoquant le passé, le présent pour un avenir professionnel meilleur, optimisé;

  • une non-présence des apories désignées comme telles pour ces CEPC1,

  • et, développé ci-après, un parcours professionnel rythmé par un dialogue expérience professionnelle/formation.

4. Le dialogue (la rythmique) expérience/formation : un critère de la catégorisation typologique obtenue

Lorsque nous avons introduit, comme grille d’analyse supplémentaire, celle concernant les « turning points » ou « bifurcations » de leur carrière, là encore sont apparues certaines analogies. On pointera d’abord le fait que tous les quatre se sont vu confier rapidement une mission de direction une fois devenus professeurs des écoles, avant même d’être titulaire (LÉA), ou rapidement après la titularisation comme professeur des écoles pour les autres. Deux d’entre eux ont fait la démarche auprès de la tutelle pour obtenir une direction (NINA, MAX). Mais ce qui rejoint le plus nos quatre CEPC1 concerne la place, l’importance qu’ils ont donné à la formation (au sens large, c’est-à-dire dans divers domaines, y compris extérieurs au métier d’enseignant, ou de CEPC1) durant leur parcours professionnel. Les entretiens ont permis à ces quatre CEPC1 de reconfigurer ce parcours, et dans cette reconfiguration, la formation, sous des formes diverses, s’est intercalée entre ou pendant l’exercice professionnel. S’est ainsi instaurée une forme de dialogue, de rythmique entre formation et construction de l’expérience professionnelle. Nous présentons ici cet angle d’analyse qui a conduit à ériger ce dialogue formation/expérience comme trait, caractéristique supplémentaire de notre catégorisation.

4.1 Le dialogue expérience/formation, rythmique d’un parcours professionnel

La première caractéristique consiste, nous l’avons dit, en un dialogue formation/expérience professionnelle, imprimant au parcours professionnel de nos quatre acteurs une forme de rythmique.

Ainsi PAUL, en tant qu’enseignant, compétent en informatique, a formé ses collègues, dans les premières années de son utilisation à l’école. Devenu CEPC1, il a suivi la formation initiale de ces derniers (6 semaines en deux ans) et en parallèle, continue à se former en informatique :

Voilà moi par curiosité aussi je me suis beaucoup mis dans l’outil informatique parce que je trouvais que dans le métier en particulier de chef d’établissement ça apporte aussi énormément, voilà, tout ce qui est gestion, tout ce qui est comment dire communication et c’est vrai que bon c’est un plus…

A215-16-PAUL

NINA a suivi le même parcours de formation initiale et passionnée de pédagogie et de formation, suit de nombreuses sessions de formation locales. En parallèle, elle se forme dans un groupe de « soutien au soutien », forme clinique d’analyse de pratiques et de situations professionnelles :

… Moi j’ai participé pendants plusieurs années justement à des groupes de soutien au soutien, qui m’ont beaucoup aidé à mettre de la distance entre quelques fois ce qui nous interpelle au niveau affectif et ce qui est, et le geste professionnel je crois que se serait intéressant à développer, car c’est un métier ou on est souvent bouleversé par de l’humain, mais on doit rester professionnelle c’est-à-dire avoir la distance nécessaire au moment de la prise de décision

A235-36-NINA

LÉA était formatrice d’adultes à l’étranger avant de devenir CEPC1 :

Parce qu’à la base j’ai une formation en ressources humaines. Je suis responsable de formation, j’ai un DESS de responsable de formation. J’ai été formatrice pendant longtemps à l’étranger, avec des adultes, et je suis venue dans l’enseignement… parce qu’il fallait faire quelque chose très sincèrement. J’ai appris à aimer ce métier vraiment à le faire sérieusement, à me former, beaucoup, à travailler sur tous les mécanismes de l’apprentissage, etc.

A224-32-LEA

MAX était animateur puis directeur de centre de loisirs. Il a contribué à la formation des animateurs et des directeurs de ces centres :

… enfin quand je suis devenu enseignant j’ai mené en parallèle la formation pour adultes donc pour les jeunes animateurs ou pour les nouveaux directeurs et ma fonction d’enseignant, en plus de tout ça y avait toujours les colos qui continuaient, les séjours de vacances et le centre loisirs et j’ai eu simplement envie de transférer les compétences, management que j’avais au niveau du centre de loisirs à l’école; donc j’ai enseigné pendant 2 ans et au bout de 2 ans j’ai demandé une direction

A234-18-MAX

Ces quatre parcours professionnels différents ont donc en commun d’avoir abouti au métier de CEPC1 et d’être jalonnés de temps de formation, avant (PAUL, LÉA, MAX) ou à la suite de la prise de fonction (NINA). L’analyse des parcours professionnels de PAUL, NINA, LÉA et MAX, au regard du dialogue « expérience de CEPC1/formation » ne peut se limiter au constat de ce dernier pour chacun d’eux. La formation fait partie intégrante de l’univers des quatre personnes en question : elles ont toutes de l’appétence voire une passion pour la formation, et de l’expérience en matière de formation. Ce dialogue, reconfiguré par nos quatre CEPC1 dans leur entretien, est à considérer aussi comme pouvant être lu par un tiers externe et être déclencheur du métier même de CEPC1. Ainsi, la tutelle (pour PAUL et LÉA) peut reconnaître ce dialogue comme un appui, une aptitude au métier et donc, pressentir les personnes comme CEPC1. Il reste à la tutelle de monter la stratégie de prudence, à la fois pour s’assurer des compétences réelles des personnes et à la fois pour envisager les issues les moins défavorables aux différents partenaires : pour LÉA, le « test » d’une année de direction avant la titularisation, pour MAX, la délégation exercée pendant une demi-année scolaire.

4.2 Le dialogue expérience/formation, moteur de professionnalisation

La lecture externe de ce dialogue « expérience – formation » (partie précédente) a pu nous éloigner du dialogue plus personnel et réflexif (entretenu par les sujets eux-mêmes) entre formation et expérience.

Nous avons vu que PAUL a transféré ses acquis de formation (qu’elle soit suivie ou dispensée) dans l’exercice de son métier (utilisation de l’informatique pour la gestion et la communication).

Pour NINA, ce dialogue est devenu une nécessité, elle en fait une profonde conviction professionnelle :

Alors je pense que non seulement la formation initiale est importante, mais je crois que la formation elle est importante tout au long de la carrière. D’abord parce qu’on a un devoir vis-à-vis de nos équipes, c’est d’être toujours au clair avec les nouveautés, avec la pédagogie, avec les nouvelles approches que sont par exemple l’arrivée du numérique voilà je pense qu’un CE… ,il doit être toujours en recherche, toujours en recherche toujours en évolution, toujours en formation, jusqu’au bout de la carrière jusqu’à la retraite »

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LÉA s’est surtout formée au métier d’enseignante. Rappelons-nous qu’il lui a fallu obtenir le concours et acquérir des connaissances liées à ce métier. Elle évoque les « mécanismes d’apprentissage » comme objet important de formation pour elle.

MAX est plus explicite sur la recherche de transfert entre formation et expérience :

… j’ai eu simplement envie de transférer les compétences, management que j’avais au niveau du centre de loisirs à l’école 

A234-18-MAX

Ce qui nous paraît plus essentiel à mettre en évidence, c’est moins le transfert de compétences techniques que la posture d’analyse des situations (et de leur complexité). Trois CEPC1 sur quatre évoquent ce travail d’analyse, amorcé pour certains en formation initiale, mais reconnu par tous comme indispensable.

Pour NINA :

Et je pense ce qui serait intéressant c’est que les CE puissent être plus solidaires dans le partage des difficultés de ce métier, je pense, par exemple à des rencontres d’analyse professionnelle avec des professionnels comme animateurs de groupe, c’est un métier où on a souvent besoin pour lâcher prise et puis pour avoir du recul, pour avoir des regards croisés. Ce serait intéressant qu’à plusieurs CE on accepte d’avoir ces regards croisés.

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Pour MAX :

… le point très fort et central, c’est surtout un temps où on échange avec les chefs d’établissement où on s’apporte mutuellement, où on fait part de nos problèmes, ce n’est pas toujours évident, du coup on peut vider un peu son sac et on a un regard des autres collègues qui est différent avec un peu plus de recul, on est un peu moins dans l’affect et c’est souvent ça qui manque quand la formation se termine

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Pour ces quatre CEPC1, la formation les a professionnalisés et les professionnalise durant leur carrière. NINA et MAX soulignent la nécessité de temps d’analyse de situations, de problèmes entre pairs, de croiser les regards, de mutualiser des pistes de solutions. Pour LÉA, ces temps de formation manquent : l’offre est insuffisante. Elle atténue ce point de vue en précisant que l’offre existe, mais que les CEPC1 ont peine à quitter leur établissement.

4.3 Le dialogue expérience/formation,  modalité d’un management transformatif

Chez deux de nos CPCE1, le dialogue « expérience – formation » peut être entrevu comme la modalité d’un accompagnement, d’un management transformatif. Dans les différents styles de management mis en évidence dans les entreprises, le management transformatif cherche, outre à gérer et animer un groupe de professionnels, à les faire évoluer, à les faire « se transformer ».

LÉA évoquent ce qui constitue à la fois une visée et une modalité :

Aujourd’hui c’est plus que ça on doit être vigilant également aux équipes que l’on accompagne et on doit être dans l’accompagnement, réel 

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Dans ce deuxième extrait, NINA évoque l’inscription d’un élève handicapé et du travail de « management » de l’équipe par rapport à cette problématique. Pour l’équipe, elle instaure quelque peu ce dialogue entre « formation » (temps d’explicitation, présentation par la PMI ou un médecin scolaire) et « expérience » (la prise en charge proprement dite de l’élève) :

ça, il n’y a que le dialogue, il faut avoir un esprit synthétique pour bien présenter les choses et puis savoir argumenter, savoir convaincre, savoir assurer de l’accompagnement en ayant pris toute les précautions, en s’étant conseillé auprès d’un médecin par exemple de PMI, ou d’un médecin scolaire, c’est une équipe là aussi qui se forme, l’important c’est de pas prendre seul cette décision, on prend des décisions importantes de l’accueil d’un élève par exemple, après la loi 2005 par exemple, en équipe et en concertation toujours

A235-30-NINA

4.4 Des avatars du management transformatif

Nos CEPC1 arrivent-ils toujours à leurs fins dans ce management transformatif? Certes, non, sa mise en oeuvre est difficile : NINA le reconnaît bien :

Je pense que tout part de la motivation de l’envie de faire réussir ensemble des gens qui doivent travailler ensemble et qui ne sont pas toujours faits pour travailler ensemble qui ont pas toujours envie de travailler ensemble c’est ça la gageure

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LÉA est encore plus dure et va jusqu’à revendiquer la possibilité de recruter ses propres enseignants, devant l’impossibilité de « transformer les personnes » :

Ce n’est pas nous qui recrutons, mais c’est lourd pour nous parfois c’est-à-dire que parfois on aurait des profils qui correspondent pas à nos établissements… moi j’ai des enseignants avec qui franchement je n’ai pas envie de bosser quoi parce qu’ils ne rentrent pas dans un mode de fonctionnement qui me convient, ils sont très individualistes donc parfois c’est un peu compliqué, ils créent des freins qui parfois franchement je m’en passerais de ces freins-là quoi

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Ce serait parfois plus simple, voilà on aurait des équipes parfois plus performantes et qui auraient envie de travailler ensemble. Qui auraient une même vision que vous sur l’enseignement

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Ainsi, le management transformatif, s’il échoue, peut vite être abandonné au profit de propositions radicales s’inscrivant dans l’injonction au professionnalisme déjà citée (3.3.4.). C’est le paradoxe de ces CEPC1 : ils sont proches de leurs enseignants, accompagnent leur équipe, mais, en cas de réelles difficultés, semblent prêts à trouver des mesures pour arriver à leurs fins : être professionnels et travailler avec des professionnels.

5. Discussion : Des dynamiques à l’oeuvre, un instrument pour les appréhender

Notre discussion se doit de revenir sur les dynamiques au centre de notre travail : dynamiques d’un groupe professionnel émergent, dynamiques identitaires des professionnels au cours de cette évolution voulue tantôt par l’institution, tantôt par les professionnels eux-mêmes.

5.1 Professionnalisation/institutionnalisation

Selon Aballéa (2014, P. 56 à 58), reprenant Lourau (1970), l’institutionnalisation est un processus, une fonction ayant un double aspect : l’un, instituant, créateur de normes, de valeurs, de supports pour les véhiculer, et l’autre institué, ensemble des formes codifiées que prennent ces valeurs et ces normes. L’ensemble des textes posant progressivement le statut (2001, 2006) puis le titre professionnel (2014) cadrant la fonction de CEPC1 est une illustration du double aspect de ce processus. Cette « institutionnalisation » de la fonction de CEPC1 conduit aujourd’hui à ce que ces derniers soient des managers, des gestionnaires, des personnes de communication : les quatre CEPC1 dont nous avons analysé les verbatim d’entretiens se trouvent dans cette conception de la fonction. Entrer dans cette dynamique est d’autant plus aisé pour eux qu’ils sont amateurs (voire promoteurs) de formation et qu’ils en transposent les acquis dans leur activité et leur parcours professionnels. Intégrer, assimiler les préconisations, les prescriptions institutionnelles est entraîné par la dynamique du dialogue formation/expérience qui correspond, à la fois, à leur logique sociale, à leur univers de croyance et à leur régime de temporalités formatives et professionnelles. Ce régime, moderne, est ouvert au progrès, orienté vers le futur, et accepte donc ces évolutions institutionnalisées.

En même temps, toujours selon Aballéa, le processus de professionnalisation est considéré, selon la logique idéale typique, comme le processus de constitution d’une profession, laquelle s’auto-institue, s’auto-organise. Nous désignons alors la tension, la difficulté pouvant exister entre institutionnalisation d’une fonction (par la promulgation d’un statut et la création d’un titre professionnel) par une institution « surplombante » (ici l’Enseignement catholique et l’État) et professionnalisation (comme accès d’une profession à sa propre autonomie). Même si l’évolution constatée est le fruit d’un dialogue entre les organisations professionnelles et l’institution (ou les institutions elles-mêmes) la question de la place du groupe professionnel, et surtout celle de son unité, par rapport aux orientations instituées, reste posée. Les entretiens de nos quatre CEPC1 révèlent une dynamique professionnelle en phase avec ces orientations, mais nos quatre entretiens ne constituent qu’une catégorie d’une typologie plus large d’entretiens[6]. En est-il toujours de même pour l’ensemble du groupe professionnel?

En même temps, nos CECPC1 participent à leur professionnalisation en proposant des orientations qui leur permettraient d’acquérir plus d’autonomie : LÉA, avec sa suggestion d’une autonomie dç

5.2 Formes identitaires et segmentation professionnelle

Le questionnement soulevé précédemment s’articule avec la mise en évidence de différentes « formes identitaires » correspondant à des dynamiques identitaires différentes et émergeant du traitement des différents entretiens du corpus. Nos quatre CEPC1 sont ainsi rattachés au « monde socioprofessionnel du management humaniste » qui caractérise leur « univers de croyances ». La dynamique identitaire de ces CEPC1 est une dynamique de reconfiguration progressive de leur identité professionnelle, cette reconfiguration intégrant les prescriptions de l’institution (textes institutionnels). Mais d’autres catégories émergent de nos travaux d’analyse comme celle du monde socioprofessionnel de la « mission — vocation » relevant davantage d’un régime « eschatologique » de temporalités formatives et professionnelles.

À l’issue de ce travail de catégorisation, nous pouvons nous demander si la mise en évidence de différentes formes identitaires en lien avec différents mondes socioprofessionnels et se rapportant à différentes catégories d’entretiens ne renvoie pas à une segmentation professionnelle « larvée », à des conceptions différentes du métier. Ces « communautés invisibles » sont ainsi constitutives du groupe professionnel des CEPC1, sans exister de façon explicite (Bucher & Strauss in Dubar & Tripier, 2003, p. 106). Notre recherche par la mise en évidence et la caractérisation de « formes identitaires » de CEPC1 contribue à mettre au jour ces « communautés invisibles ».

5.3 De l’instrument des « régimes de temporalités formatives et professionnelles »

La mise en évidence de cette forme identitaire du « management humaniste » à partir du traitement des verbatim des entretiens réalisés s’est enrichie d’un niveau d’analyse supplémentaire au cours des opérations de ce traitement. Structuré à partir de notre cadre d’analyse, notre instrument dit des « régimes de temporalités formatives et professionnelles » a évolué avec l’ajout de ce niveau d’analyse constitué par l’examen, dans chaque verbatim d’entretien, de ce que dit l’auteur du dialogue formation/expérience professionnelle durant son parcours professionnel. Cet ajout est ainsi à reprendre pour le traitement des autres verbatim de notre corpus, afin de caractériser ces derniers du point de vue de ce critère.

Ceci participe (à) et illustre la dimension inductive de notre recherche. C’est le traitement successif des entretiens qui, adjoint à la convocation de référents théoriques nouveaux, et en fonction de caractéristiques émergeant progressivement, se redéfinit, se reconfigure dans un ensemble plus complet permettant d’affiner les catégorisations à l’oeuvre.

Conclusion. La rythmique « expérience/formation » comme critère de typification de formes identitaires de CEPC1

Ainsi, et après la synthétique étude exposée dans ces dernières pages, la  rythmique « expérience/formation » complète la caractérisation des quatre entretiens de PAUL, NINA, LÉA et MAX. Ce complément émerge à la fois de l’analyse structurale des entretiens, de l’examen des « niveaux de temporalités formatives et professionnelles » dans lesquels ils s’inscrivent, de l’étude des « bifurcations » ou « turning points » de nos CEPC1 et aussi d’une reprise plus attentive des propos portant sur ce dialogue.

Ce dialogue, cette rythmique, nous l’avons constaté, n’est pas qu’un « mouvement intérieur » conduit par le sujet afin de construire des apprentissages professionnels. Certes, il marque, à double sens, cette construction : d’une part, la (re) mobilisation d’apprentissages effectués en formation au service de l’expérience professionnelle, d’autre part, l’analyse de cette expérience pour reconfigurer et donc développer des apprentissages professionnels. Ce mouvement, cette rythmique, peut être lisible par d’autres acteurs, notamment institutionnels, pour nos CEPC1, la tutelle. Dès lors les processus de professionnalisation croisent ceux de l’institutionnalisation, cette dernière comprise comme déploiement/intériorisation des finalités, des buts, des règles et des normes de l’institution (Aballéa, 2014, p. 60). Ainsi, la rythmique « expérience/formation » participant à la professionnalisation des CEPC1 vient croiser les stratégies de recrutement des CEPC1 par la tutelle. Enfin, cette rythmique, intégrée et conscientisée par les acteurs peut aussi devenir pour eux, un outil de management transformatif pour rendre les acteurs encore plus professionnels.

Le complément offert par cette étude à nos travaux nous permet d’affiner la typification (entendue ici comme processus de catégorisation) de la forme identitaire subsumée par nos quatre entretiens. Nos quatre CEPC1 sont des professionnels : ils visent à assumer pleinement les responsabilités qui leur sont confiées. Ce faisant, ils recherchent le « toujours mieux » en termes de professionnalité. Nous avons appelé le monde professionnel ainsi révélé, le monde du « management humaniste ». Management est ici à entendre dans une de ses étymologies premières : à la fois la conduite, l’organisation de l’entité collective et aussi le « ménagement » des personnes. Nous avons renforcé cette idée en lui adjoignant l’adjectif humaniste, à mettre en lien avec l’attention à l’humain, présente dans les quatre entretiens : doutes, convictions, respect et reconnaissance des personnes. Nous inscrivant dans une logique de progrès et dans des temporalités ouvertes, nous référons ce monde socioprofessionnel, cette forme identitaire au « régime moderne » des « régimes d’historicité » de Hartog (2003) et des « régimes de temporalités » de Dubar et Demazière, et donc à un « régime moderne de temporalités formatives et professionnelles », pour reprendre l’instrument d’analyse que nous avons conceptualisé.