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Depuis les années 1990, on assiste à une transformation du rapport de l’art à la réalité. Comme l’a écrit Nicolas Bourriaud dans son ouvrage L’Esthétique relationnelle, publié pour la première fois en 1998 et aujourd’hui devenu incontournable, les « oeuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant[2] ». Au Québec, cela s’est manifesté de façon particulièrement forte en raison de la place importante occupée par les pratiques relationnelles et le fait qu’elles aient émergé principalement, pour ne pas dire exclusivement, dans des contextes extérieurs aux institutions muséales. L’insertion de l’art dans des espaces publics et urbains, des communautés, des lieux désaffectés et dans le cadre de projets et d’expositions initiés par les artistes eux-mêmes ou par des centres d’artistes est sans précédent[3]. Au moment où Nicolas Bourriaud s’intéresse à des artistes qui cherchent à transformer les réseaux de relations sociales, économiques et artistiques, ici, au Québec, c’est dans des espaces éloignés du champ de l’art que ces questions se sont posées. Comme le souligne Véronique Leblanc :

[Le] contexte québécois appelle […] à une reconsidération des pratiques relationnelles au-delà du cadre institutionnel qui semble s’être imposé depuis la publication de l’Esthétique relationnelle. Alors que la critique s’attache à l’analyse d’oeuvres destinées à une présentation dans un contexte muséal et qui tendent à redéfinir la notion d’auteur et le rapport de l’oeuvre au spectateur, les pratiques artistiques des années 1990-2000, au Québec, ont souvent pris la forme d’interventions réalisées à l’extérieur des lieux consacrés à l’art, travaillant à même un réel caractérisé par son hétérogénéité[4].

C’est moins la relation oeuvre-artiste-spectateur – qui a d’ailleurs valu à Nicolas Bourriaud des critiques sévères pour sa conception utopique[5] et pastorale[6] – qui retient l’attention que l’investissement de plus en plus profond de l’art dans la réalité. Le discours critique sur les pratiques relationnelles au Québec tend plutôt à expliquer ce déplacement en fonction d’une dialectique ou d’une tension entre art et non-art, l’art cherchant à s’infiltrer dans les sphères du réel souvent au point d’être à peine visible et reconnaissable en tant qu’art[7].

Cette volonté d’agir à l’intérieur d’un réel à l’état brut – et non plus imaginé ou utopique – mérite encore aujourd’hui d’être discutée. Une des récentes hypothèses pour fouiller cette question est de considérer les approches artistiques qui cherchent à brouiller les frontières et à redéfinir le rapport entre l’art et la réalité dans une perspective anthropologique. Le nombre d’oeuvres ou d’interventions artistiques qui se sont développées dans des contextes urbains, sociaux et politiques et qui ont misé sur des collaborations avec des communautés a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. Relevant de la praxis, c’est-à-dire de la possibilité d’agir à partir de, dans et sur sa propre réalité, sa propre culture, de telles démarches artistiques adopteraient la posture de l’ethnologue. Cette analogie permettrait de saisir plus adéquatement comment l’art reformule son rapport à la réalité et d’identifier les enjeux et les effets d’une telle transformation sur le statut de l’objet et de l’engagement de l’artiste. Avant d’aborder un cas de figure particulièrement marquant au Québec, je voudrais revenir sur trois textes qui, malgré les points de vue fort différents de leur auteur, posent certaines des bases nécessaires pour s’engager dans cette analyse.

La question de l’engagement de l’artiste dans sa réalité sociale et politique n’est pas entièrement nouvelle, car un des premiers à l’avoir abordée est Walter Benjamin dans sa conférence « L’auteur comme producteur[8] » prononcée à l’Institut pour l’étude du fascisme en avril 1934, à Paris. Il peut être utile de souligner d’entrée de jeu que Benjamin s’adresse à un auditoire convaincu du marxisme et qu’il reprend une question récurrente des réflexions sur la littérature : comment situer la qualité d’une oeuvre littéraire devant la question de l’engagement politique de l’auteur? Benjamin ne conteste pas l’idée que la responsabilité de l’auteur est de s’engager dans la révolution : c’est pour lui un préalable. Il se demande plutôt comment concilier la « justesse politique » avec la qualité artistique ou littéraire d’une oeuvre. Ces deux aspects sont pour lui liés entre eux : une oeuvre se doit d’être à la fois littéraire et engagée dans son contexte. Cette citation le dit avec beaucoup d’éloquence : « la tendance politique juste d’une oeuvre donnée inclut sa qualité littéraire pour la raison qu’elle inclut sa tendance littéraire[9] ». Pour le redire avec des mots plus simples, Benjamin refuse de séparer la forme du contenu, ceux-ci étant dans un rapport dialectique, en même temps qu’il conteste l’autonomie de l’oeuvre. Le « traitement dialectique de cette question […], poursuit-il quelques lignes plus loin, ne peut absolument rien faire de l’objet strictement isolé : oeuvre, roman ou livre. Il faut l’intégrer dans les contextes sociaux vivants[10] ».

Peu connu, ce texte est plus complexe et raffiné que cette brève analyse le met en évidence. Il traite notamment des modes de production techniques, thème qui sera repris dans le célèbre essai « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », en 1935. L’intérêt de le relire aujourd’hui et de le mettre en perspective avec les pratiques artistiques contemporaines qui, comme le souligne Bourriaud, cherchent à « constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel » fait ressortir l’importance que Benjamin accorde à l’oeuvre et à l’engagement de l’artiste dans son contexte. Ce qui rapproche le travail de l’artiste de celui de l’ethnologue.

Assez curieusement, le premier texte à tracer un lien direct entre l’artiste et l’anthropologue a été écrit par un artiste, Joseph Kosuth. « The Artist as Anthropologist[11] » ne fait pas explicitement référence à « L’auteur comme producteur », même si, à bien des égards, la réflexion de Kosuth se place en étroite filiation avec la pensée marxiste, voire plus particulièrement avec celle de Benjamin. Mais pourquoi l’anthropologie capte-t-elle l’attention d’un artiste conceptuel au point qu’il veuille l’associer à l’art ? L’essentiel de cette position pourrait se résumer en deux points. Dans un premier temps, Kosuth souhaite prendre une distance par rapport à la modernité, qu’il conçoit comme une pensée objective fondée sur un modèle scientifique. Sans l’affirmer ouvertement, il laisse entendre que la modernité artistique participerait à la valorisation de l’objectivité : l’art moderne, dit-il, est « scientist ». Si la modernité favorise l’émergence d’une méthode scientifique et prétend à l’objectivité, c’est essentiellement parce qu’elle cherche à comprendre le réel en l’observant de l’extérieur ; c’est d’ailleurs un de ses principes fondamentaux. Ces considérations sur la méthode scientifique servent à démontrer que le modernisme s’appuie essentiellement sur un paradigme scientifique[12]. Dans un deuxième temps, Kosuth trace un parallèle entre l’art et l’anthropologie dont il conteste aussi la méthode scientifique fondée sur une même observation de l’extérieur : l’objet d’étude de l’anthropologue étant la « culture de l’autre ». Par contre, et c’est ce qui va capter son attention, l’anthropologie est aussi l’étude de la praxis, c’est-à-dire de l’action humaine sur la culture. Kosuth rejoint en ce sens la pensée de Benjamin. Il est fasciné par cette idée, qu’il comprend dans la logique matérialiste, selon laquelle le réel se définit par l’action humaine. L’art ne peut donc prétendre à l’observation d’une réalité extérieure ; au contraire, l’artiste est à l’intérieur du monde qu’il observe. Si cette observation de sa propre culture peut se comprendre en lien avec l’anthropologie, c’est par extension, comme le précise Kosuth : « Art in our time is an extension by implication into another world which consists of a social reality[13] ». L’artiste est comme l’anthropologue – « the artist as anthropologist » – parce que le monde qu’il observe n’est pas un monde objectif, mais son propre monde.

L’artiste-anthropologue, comme l’écrit Kosuth avec un trait d’union, ne signifie pas que l’art est anthropologique, mais que l’artiste peut accomplir le travail de l’anthropologue dans sa propre culture. La nuance est importante, car Kosuth cherche à situer cette analogie du point de vue de la méthode. Quoiqu’il ne cite nulle part « L’auteur comme producteur », son insistance à situer l’artiste de plain-pied avec le réel ou avec la culture qu’il étudie est en lien direct avec la philosophie matérialiste de Benjamin. Cette position interne – et non plus externe – fait de l’artiste un modèle d’« anthropologue engagé[14] ». Celui-ci transforme la culture qu’il étudie et, dans des termes benjaminiens, un tel engagement est révolutionnaire, c’est-à-dire subversif : la tâche de l’artiste étant à la fois de créer et de participer à la transformation des modes de production.

Le troisième et dernier texte est contemporain de l’émergence des pratiques relationnelles ou, du moins, des pratiques in situ ou site-specific qui investissent le réel d’une façon particulièrement forte. Dans « Portrait de l’artiste en ethnographe[15] », Hal Foster reprend et poursuit la réflexion de Benjamin et perçoit dans l’art contemporain un nouveau paradigme s’inspirant du modèle de l’« auteur comme producteur » : l’artiste comme ethnographe. Cette orientation anthropologique est marquée par un repositionnement de l’art contemporain : du médium à l’espace du musée, des cadres institutionnels à d’autres réseaux discursifs, au point que des lieux qui n’ont rien à voir avec l’art sont devenus des lieux possibles de l’art, d’enquêtes et d’investigations de la part de l’artiste. L’enjeu principal, pour Foster, est de situer ce qu’il nomme le « tournant ethnographique[16] » de l’art en filiation avec la critique des institutions artistiques qui remonte à la fin des années 1960. Que ce nouveau paradigme transforme la relation de l’art à la réalité de façon dialectique ou critique, il se définit toujours à l’intérieur d’une structure institutionnelle et d’un cadre discursif précis : « Au sein de ce nouveau paradigme, l’objet de la contestation reste pour l’essentiel l’institution artistique bourgeoise-capitaliste (le musée, l’académie, le marché et les médias), ses définitions discriminatoires de l’art et de l’artiste, de l’identité et de la communauté[17] ». Or il semble que lorsque les artistes interviennent directement dans des contextes autres, on ne peut pas expliquer leurs démarches que dans un rapport à l’institution ou par une volonté de décloisonner ou de sortir l’art du musée, comme le conçoit Foster. L’approche anthropologique ne vise-t-elle pas justement à examiner les « contextes sociaux vivants », pour reprendre les termes de Benjamin, avec tout ce que cela implique sur le plan pratique et théorique ?

Les artistes actuels ont poussé cette comparaison beaucoup plus loin au cours de la dernière décennie. L’anthropologie exploitée à des fins artistiques ne se limite plus à redéfinir la présence au monde de l’artiste et à reformuler le rapport de l’art à la réalité ; elle serait concomitante d’une réévaluation des modes de connaissances, passant ainsi de l’étude des formes de vie à l’étude des formes du savoir. Comme Thomas Golsenne l’a observé dans une étude récente : « L’artiste ethnographe s’inspire plutôt des techniques de l’ethnographie comme discipline. Ces techniques peuvent se diviser en trois domaines : les méthodes de l’enquête (des artistes vont sur le terrain) ; les formes du savoir ; les modes de présentation des connaissances[18] ». Plusieurs artistes ont effectivement recours à des méthodes d’enquête. Ils utilisent les outils de l’ethnologue et étudient les mêmes problématiques : le rapport que les sociétés entretiennent avec le monde et la culture, l’espace et le temps, les relations humaines, la communauté, l’identité, l’altérité, le rôle de l’objet et sa valeur symbolique.

Il existe aujourd’hui encore d’autres déclinaisons de ce modèle : de l’artiste-anthropologue ou ethnologue à l’artiste-archéologue, archiviste ou historien. Ces nouvelles figures permettent d’élargir l’engagement de l’artiste à l’exploration, voire à la transformation des formes du savoir, mais aussi à une réflexion sur notre contemporanéité, reconsidérant le rapport que le présent entretient avec le passé et l’avenir, comme le soulignent plus exactement les appellations d’archiviste et d’historien[19]. Le phénomène a pris une telle expansion au cours de la dernière décennie que des auteurs comme Dieter Roelstraete et Hal Foster parlent d’un « tournant historiographique » de l’art, qui découlerait d’une observation du réel sous la forme de fouilles et d’enquêtes, mais aussi d’une « archéologie du passé récent » :

[…] one of the most compelling ways in which this historiographic turn has manifested itself in the art of the past decade has been through an often quite literal amateur archeology of the recent past, or (a crucial qualification) a performance of archaeology, by way of the scientific theater of excavations and extractions, through digging and unearthing. Without a doubt, archaeology’s own way of the shovel has long acted as a powerful metaphor for a variety of endeavors that spring from the depths of the human minds[20].

Cette métaphore archéologique ne vise pas tant à « déterrer » le passé qu’à « creuser » le présent pour mieux « s’ancrer » dans sa propre contemporanéité :

The retrospective, historiographic mode – a teeming, unruly methodological complex that includes archival research, the document, the act of excavating and unearthing (literally so in faux-archaeological digs), the historical account, the memorial, reconstruction and reenactments, the testimony – [is] as a critical badge of true contemporaneity, a sign of firmly standing in one’s time[21].

Cette analogie implique non seulement l’utilisation des outils et des méthodes de l’archéologue ou de l’historiographe, mais une remise en question de ces mêmes outils et méthodes ainsi qu’une conscience des discours qu’ils produisent.

Travail d’enquête, de fouille et de restitution dans les oeuvres de Raphaëlle de Groot

Parmi les artistes qui adoptent cette double posture de l’ethnologue et de l’archéologue au Québec, Raphaëlle de Groot[22] mène, depuis ses premières collectes de poussière à la fin des années 1990, de véritables enquêtes sur le terrain en intervenant le plus souvent dans des contextes à l’extérieur des espaces consacrés à l’art : la ville, des communautés, le monde du travail, de l’économie et de la marchandise. Elle utilise les méthodes et les outils de l’ethnologie et s’intéresse aux mêmes sujets. Elle choisit un lieu, pénètre sa culture et l’étudie, apprend son langage, tisse des liens avec des communautés, sollicite la participation des gens, favorise la rencontre avec l’autre. Une fois les premières étapes de fouille et de cueillette franchies, elle conserve les traces de ses projets, procède à des classifications, à des inventaires, et interprète ses propres documents et objets en présentant les « résultats » sous forme d’archives à l’intérieur de dispositifs muséographiques qui rappellent les musées ethnologiques et de sciences naturelles.

Raphaëlle de Groot ne compare pas son approche à celle de l’ethnologue ou de l’archéologue, mais bien plutôt à celle du détective, choisissant ainsi de mettre davantage l’accent sur le processus d’enquête, de collecte et de restitution. Plusieurs de ses projets cherchent en effet à activer ou à révéler des matières invisibles de manière à faire surgir un savoir souterrain[23]. Avec ses collectes de poussière dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, en 1999, et au square Cabot dans l’ouest de la ville de Montréal[24], en 2001, elle s’est engagée dans un travail quasi scientifique de fouille et de classification. Elle collecte des grains de poussière : elle les trie, les compte, les classe un à un dans un livre comme des spécimens tout en compilant les histoires qu’elle accumule au fur et à mesure que les gens l’interpellent. Dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, elle demande à des résidants de ramasser de la poussière dans leur propre demeure et de la lui apporter. Au square Cabot, c’est elle-même qui prélève cette matière invisible et volatile sur le sol, en délimitant un site comme le ferait un archéologue. Ces deux collectes ont nécessité la création d’une méthode de classement, d’archivage et d’interprétation afin de documenter le processus et d’en conserver les traces. Elles ont aussi engagé les communautés dans la restitution de leurs propres histoires et dans la production d’une mémoire individuelle et collective.

L’année suivante, répondant à une invitation du Centre d’histoire de Montréal, Raphaëlle de Groot publie un avis de recherche dans les médias pour récolter, cette fois, des récits de vie des aides familiales à Montréal. Cette vaste enquête dans laquelle elle s’investit pendant près de deux ans a pour but de sortir de l’anonymat le travail de ces femmes et de montrer leur contribution à la société québécoise ainsi que leur participation au développement économique et aux valeurs sociales. Le projet est complexe puisqu’il faut restituer une histoire sur laquelle il n’existe presque aucune documentation. Il s’agit non seulement de retracer les récits et les conditions de vie des aides familiales, mais aussi de constituer les seules archives existantes sur l’histoire de ces femmes. Raphaëlle de Groot procède par entrevues, dépouille des documents et travaille en étroite collaboration avec l’Association des aides familiales du Québec. Elle conçoit l’exposition Plus que parfaite. Chroniques du travail en maisons privées 1920-2000, présentée au Centre d’histoire de Montréal, de septembre 2001 à avril 2002. Elle organise conjointement des ateliers et publie le premier ouvrage à teneur historique et scientifique sur les aides familiales au Québec entre 1850 et 2000[25]. On peut fort bien imaginer que cette oeuvre/exposition a un impact non seulement sur l’art, mais sur la réalité sociale et la vie des femmes. Comme le souligne Jean-Philippe Uzel, l’artiste ne fait pas que « décrire le milieu dans lequel elle intervient, elle s’engage également dans l’amélioration des conditions de vie des personnes avec qui elle travaille[26] » et, pourrait-on ajouter, elle écrit une page d’histoire et légitime les pratiques.

Ce vaste projet de collaboration n’est pas le seul à s’intéresser à l’histoire et à l’économie du travail. Avec 8 x 5 x 363 + 1 (2002-2004), Raphaëlle de Groot s’immerge dans l’usine textile Lanificio F.lli Cerruti, dans le nord de l’Italie, et mène un « travail en profondeur sur les relations à l’intérieur de l’usine » et sur les « relations entre l’usine et les institutions sociales qui l’environnent[27] ». Cette fois, l’enquête a lieu dans un milieu ouvrier. Comme Raphaëlle de Groot l’explique, le titre du projet fait référence autant au mode de production qu’à sa présence à l’intérieur de l’usine : « Huit heures de travail par jour, multipliées par cinq jours de travail par semaine, multipliés par trois cent soixante-trois ouvriers et ouvrières plus une artiste, moi, Raphaëlle de Groot[28] ». En additionnant « + 1 » pour compléter l’équation, elle intègre son intervention dans le calendrier de production de l’usine en même temps qu’elle insiste sur la différence que sa présence installe au sein de la productivité et des relations de travail. Ses interventions dans l’usine et les nombreuses séances auxquelles ont participé les ouvriers et les ouvrières ont eu pour effet de transformer les gestes associés au travail en gestes symboliques. Autrement dit, il s’agissait de faire se rencontrer deux systèmes de relation ayant deux types de rapport à la réalité diamétralement opposés. Au mode de production en usine, Raphaëlle de Groot oppose un mode de production artistique misant sur les relations humaines.

Le projet s’est élaboré sur de longues périodes de temps et a nécessité un engagement important des travailleurs et des travailleuses et de toute la communauté[29]. Un tel processus de collaboration, aussi complexe qu’il puisse être dans un cas comme celui-ci, permet à l’artiste de participer au « monde qu’il observe », comme Kosuth le préconisait, ainsi qu’à la transformation des modes de production, comme Benjamin le souhaitait. En d’autres mots, il permet d’agir à l’intérieur du réel, de la culture, de l’espace social et politique. Cette approche implique un travail de cueillette et d’enquête sur le terrain, comme nous venons de le voir, mais aussi la réinterprétation de cette « matière ». Après plusieurs séjours à l’usine, répartis sur une période de deux ans, Raphaëlle de Groot a poursuivi 8 x 5 x 363 + 1 à la galerie de l’UQAM lors d’une résidence au cours de laquelle elle s’est prêtée à un exercice minutieux d’inventaire, de classement, d’analyse et d’interprétation des centaines de documents qui ont été produits et recueillis. Intégrée à l’exposition En exercice (2006)[30], cette présentation est décrite comme la version « finale » du projet. 8 x 5 x 363 + 1 prend ainsi la forme de vastes ensembles documentaires organisés en archives, racontant et expliquant tout le processus, de la méthode de cueillette jusqu’aux relations de l’artiste avec les ouvriers et les ouvrières. Les données ne sont pas seulement conservées et archivées, elles sont aussi triées, organisées et interprétées : des vitrines sont remplies de documents et d’objets, des textes interprétatifs rendent compte autant de l’enquête elle-même que des éléments produits en cours de processus. Les multiples interventions et collectes effectuées à l’usine et au moment de la résidence au Lanificio F.lli Cerruti y sont rassemblées et exposées : des systèmes de fiches et de boîtes aux lettres développés par l’artiste pour communiquer avec les ouvriers et les ouvrières dans leur environnement de travail, des appareils photo jetables, des photographies prises par les participants, des documents photographiques et des enregistrements audio faits en usine (comprenant des conversations avec les ouvriers et les ouvrières et des messages vocaux), des textes, des lettres, le tout présenté avec le son ambiant de l’usine et des machines.

C’est souvent sous la forme d’archives et d’emprunts aux dispositifs muséographiques des sciences naturelles et de l’ethnographie que ce type de projets est reconstitué et réinterprété dans le monde de l’art. Raphaëlle de Groot en reprend les dispositifs et les codes (textes interprétatifs, témoignages, vitrines contenant des ensembles de documents) de manière à garder vivante la matière et à mettre l’accent sur le processus et la valeur culturelle des objets plutôt que sur leur qualité esthétique. La présentation vise ainsi à la conservation des traces et à la restitution des histoires et des témoignages qu’elles renferment. Cette démarche est proche de la méthode de l’archéologue qui travaille à la restitution et à la mise en récit des éléments du réel.

L’archive est en ce moment un des moyens privilégiés par les artistes contemporains pour ordonner les éléments du réel caractérisés par une hétérogénéité difficile, voire impossible à configurer ou à mettre en forme[31]. Chez Raphaëlle de Groot, elle aurait par surcroît un double statut : l’archive est souvent la source première à partir de laquelle l’artiste travaille et le seul moyen de conserver et de présenter les traces matérielles de ses collaborations. Portrait de clients, réalisée en 2007 dans une banque désaffectée située en plein coeur du quartier des affaires au centre-ville d’Ottawa[32], est un bel exemple de cette double fonction de l’archive comme source première et comme modalité d’exposition. Raphaëlle de Groot s’est intéressée aux traits identitaires, culturels et sociaux d’anciens clients en travaillant à partir de documents renfermant des renseignements personnels qu’elle a trouvés par hasard dans les sous-sols de la banque. Fascinée, mais aussi troublée par la découverte de ces archives de l’institution abandonnées sur les lieux sans considération pour la protection des renseignements personnels qu’elles contiennent, Raphaëlle de Groot retravaille les « données » identitaires afin de restituer des morceaux d’histoires oubliées. Elle installe une sorte de laboratoire derrière le comptoir de service, où elle invite le public à réaliser avec elle des portraits « à l’aveugle[33] » à partir des descriptions physiques contenues sur les fiches d’anciens clients. Nom, âge, taille, poids, couleur des cheveux, couleur des yeux, occupation : autant d’informations qui sont exigées au moment de l’ouverture d’un compte bancaire et qui sont conservées à des fins d’identification et de contrôle. Masquée, Raphaëlle de Groot redessine les visages en suivant les descriptions que lui fournissent les visiteurs et expose les « portraits » réalisés sur des tables. Les participants étaient invités à prendre deux photographies polaroïd : une qu’ils emportaient avec eux et une autre qui était conservée dans l’exposition en tant que document témoignant de l’expérience.

Une telle approche de l’archive permet de restituer l’invisible, comme le souligne Raphaëlle de Groot :

Plusieurs de ces projets reposent sur une activité de collecte de « données » et de réorganisation de matières déjà existantes, des traces qui ont en commun d’appartenir à un domaine de choses qui ne retient pas d’ordinaire l’attention. Le geste d’extraire ces traces de leur dimension quotidienne pour les constituer en archives permet un autre regard. L’invisible devient subitement tangible, le détail se fait immense et révèle l’infini, l’impersonnel dévoile une proximité partagée. Cette dynamique restitue un monde dérobé à la vue, en quelque sorte irreprésentable, un univers hors champ, retenu ou en attente, entre le conscient et l’inconscient[34].

L’artiste collecte, réorganise, restructure, érige de nouveaux systèmes discursifs à l’intérieur des systèmes existants ou parallèlement à ceux-ci. Mais comment faire face à l’excès quantitatif des matières recueillies, des documents et des objets, à leur accumulation et à leur réorganisation toujours potentiellement ouverte à d’autres assemblages ? Comment s’assurer non seulement de leur restitution, mais aussi de leur sauvegarde ? L’archive permet-elle de contrer ou d’intégrer cette entropie mieux que la mise en récit qui implique un ordonnancement logique ? Le titre En exercice et la présence de l’artiste dans la galerie durant l’exposition insistent sur cette potentialité de l’archive, et toute son efficacité se confirme lorsque Raphaëlle de Groot s’engage, à partir de 2008, dans une série d’installations et d’ateliers conviant le public à participer à un perpétuel processus de recyclage de matières résiduelles. C’est comme si elle faisait sienne l’entropie du réel en travaillant à partir de résidus qu’elle récupère et accumule pour les réinscrire dans un processus de production artistique. Toujours potentiellement reconfigurables, recomposables mais aussi échangeables, les restes constituent pour elle un « réservoir de possibles permettant de refaire et de réinventer le sens du travail[35] ». Deux projets, L’art d’accommoder les restes et Autour des restes, représentent l’amorce de ce que l’on pourrait nommer ici un « travail anthropologique sur les objets », qui se concrétise plus particulièrement à Lethbridge, en 2009, avec Le poids des objets. Raphaëlle de Groot porte son attention cette fois sur la lourdeur et la charge symbolique des choses quotidiennes que nous accumulons, déplaçons, partageons et léguons au cours de notre existence. L’attrait des objets naît de leur encombrement et c’est leur dimension matérielle et humaine qui semble être la motivation première. Raphaëlle de Groot invite des gens à se délester de leurs choses personnelles et se livre ensuite à des inventaires en comptant les objets, en les mesurant et en calculant leur poids. De cette matière, dont elle semble vouloir conserver la nature résiduelle, elle constitue des accumulations qu’elle transporte avec elle en insistant sur le « poids des objets » qui rend ses déplacements plus difficiles. Elle se recouvre la tête et le corps comme pour se métamorphoser en une sorte de sculpture vivante.

Ces derniers projets attirent l’attention sur l’objet dans une culture qui, d’un côté, surconsomme et par conséquent banalise les objets en plus d’accélérer leur obsolescence à une vitesse stupéfiante et, d’un autre côté, vit une relation convulsive à l’archive. Face à la surproduction, l’artiste prend la liberté d’altérer le sens et la valeur des objets, non plus seulement de les découvrir et de les interpréter, mais de les réinscrire dans un processus de transformation artistique qui met au jour leur épaisseur matérielle et sensible. D’où les liens sémantiques que les objets entretiennent avec les artefacts.

Cette recherche sur la matérialité des objets est aussi proche de l’archéologie que de l’anthropologie. Raphaëlle de Groot se constitue un « stock » d’objets et de matériaux à partir de ses collectes, mais aussi en conservant et en recyclant les résidus de ses propres oeuvres. Lorsqu’elle se rend à Rome, dans la galerie Z20 – Sara Zanin, elle trie et met en espace des résidus qu’elle collectionne et transporte depuis les actions exécutées dans En exercice, en 2006, pour préparer la performance qu’elle présentera dans le cadre de la 55e Biennale de Venise[36], en 2013. Lorsqu’elle quitte Rome pour se rendre à Venise, elle laisse à la galerie les restes et le surplus des matériaux sous la forme d’une installation qu’elle expose avec des fragments du projet Le poids des objets présentés dans un cube transparent avec une liste transcrite au mur et une photographie. Cette exposition s’intitule La réserve. Elle met l’accent sur le geste de garder, de conserver, et rend visible le perpétuel cycle de transformation dans lequel l’artiste intègre les objets et les matières.

À Venise, la performance débute dans les Giardini sur un banc à proximité du pavillon canadien. Raphaëlle de Groot transforme son corps de la tête aux pieds en se recouvrant peu à peu de ces divers matériaux : tissus, prothèses, papiers, collants, etc. Elle commence par se masquer le visage pour s’aveugler, prenant ainsi le risque de ne rien voir durant toute la durée de la performance, soit près de trois heures. Progressivement, les objets finissent par gêner son corps au point où ses sens sont altérés et ses mouvements, de plus en plus limités. Encombrée par son propre vêtement à l’allure baroque, elle se lance ensuite dans une procession et traverse pieds nus les Giardini pour aller prendre une gondole qui la conduira sur les canaux de Venise. En équilibre précaire sur l’eau et sans repères, elle parade dans la ville mythique sous le regard étonné des touristes et des Vénitiens. Entre l’embarras et l’assurance de ses gestes, la vulnérabilité et la détermination de son corps, elle fait face à l’inconnu en transportant avec elle le « poids des objets ». Comme elle le dit lors d’une entrevue accordée à la revue Canadian Art, à peine quelques instants après sa performance : « You put yourself in a position of experimenting with something or producing something[37] » sans toutefois vraiment savoir comment l’action va se dérouler et se terminer. Confronter l’inconnu – l’autre, pour parler un langage anthropologique – est peut-être ce qui caractérise le plus adéquatement l’ensemble des interventions et des performances que Raphaëlle de Groot a réalisées jusqu’à présent.

Cette énigmatique performance prend une signification particulière dans une ville célèbre pour son carnaval et permet de conclure en proposant un dernier lien avec l’anthropologie. En effet, si on considère cette mascarade dans la foulée des études fondatrices de Mikhaïl Bakthine, l’artiste semble faire fi des conventions en s’exposant telle une sculpture vivante sur les canaux de Venise. Comme la fête et le déguisement sont pour Bakthine des formes « d’affranchissement […] et d’abolition provisoires de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous[38] », cette performance provoque une rupture saisissante à l’intérieur du réel et prend le risque d’ouvrir un espace de liberté qui s’affranchit des conventions, des hiérarchies, voire des systèmes de relations sociales. La double posture de l’artiste, anthropologue et archéologue, permet littéralement de « creuser » le réel et ses composantes matérielles, de jeter un regard critique sur ce qui le constitue en termes d’objets, de formes de vie et de modes d’existence, de structures sociales et symboliques. L’art touche ainsi à des aspects de la réalité, de la culture matérielle et du présent que l’anthropologie et l’archéologie ont largement explorés.

Raphaëlle de Groot vue de 8 x 5 x 363 +1 dans l’exposition En exercice, 2006, installation et performances, Galerie de l’UQAM, Montréal

Raphaëlle de Groot vue de 8 x 5 x 363 +1 dans l’exposition En exercice, 2006, installation et performances, Galerie de l’UQAM, Montréal
Photo : Richard-Max Tremblay/Galerie de l’UQAM. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Raphaëlle de Groot, Le poids des objets, 70 objets emportés avec moi, 2011, La chambre blanche, Québec

Raphaëlle de Groot, Le poids des objets, 70 objets emportés avec moi, 2011, La chambre blanche, Québec
Photo : Ivan Binet. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Raphaëlle de Groot, Stock, 2013, installation dans l’exposition La réserve, Galleria Z2O – Sara Zanin, Rome

Raphaëlle de Groot, Stock, 2013, installation dans l’exposition La réserve, Galleria Z2O – Sara Zanin, Rome
Photo : Raphaëlle de Groot. Avec l’aimable permission de l’artiste

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Raphaëlle de Groot, En exercice à Venise, 2013, performance

Raphaëlle de Groot, En exercice à Venise, 2013, performance
Photo : Gwenaël Bélanger/Galerie de l’UQAM. Avec l’aimable permission de l’artiste

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