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Directeur de recherche au CNRS (Paris), Gérard Colas est surtout connu par ses travaux sur la tradition rituelle vaikhānasa : d’abord une traduction et une étude d’extraits de la Marīcisaṃhitā, Le temple selon Marīci (Pondichéry, 1986) ; puis une étude d’ensemble de cette tradition intitulée Viṣṇu, ses images et ses feux. Les métamorphoses du dieu chez les vaikhānasa (Paris, 1996). Dans la suite de ces travaux, il a publié plusieurs articles importants sur l’image divine, dont « L’instauration de la puissance divine dans l’image de temple en Inde du sud » (Revue de l’Histoire des Religions, 206 [1989], p. 129-150), « The Competing Hermeneutics of Image Worship in Hinduism (Fifth to Eleventh Century ad) », dans P. Granoff, K. Shinohara, éd., Images in Asian Religions : Texts and Contexts (Vancouver, 2004, p. 149-179). Les chapitres vi et vii du présent livre ont aussi fait l’objet d’une première version en anglais, soit « Pratiṣṭhā : Ritual, Reproduction, Accretion », dans A. Zotter, C. Zotter, éd., Hindu and Buddhist Initiations in India and Nepal (Wiesbaden, 2010, p. 319-339) ; et « God’s Body : Epistemic and Ritual Conceptions from Sanskrit Texts of Logic », dans A. Michaels, C. Wulf, éd., Images of the Body in India (Routledge, New Delhi, 2011, p. 45-55).

La série d’études réunies dans ce livre vise à faire comprendre le rôle de l’image divine dans la société indienne jusqu’au xiie siècle. Gérard Colas a choisi de désigner ces images sous le nom peu habituel d’« icône » et s’en explique d’une façon qui me semble convaincante (p. 12). Ces études partent d’un constat : « […] l’archéologie connaît l’existence de sculptures religieuses dans le sous-continent dès avant notre ère et, depuis, cette région a vu se répandre massivement les icônes et leur culte, mais les textes de la période considérée n’évoquent que rarement les opinions indiennes sur les icônes » (p. 9). Et cette relative absence de mentions de l’icône pendant cette période se précise de la façon suivante en conclusion du livre :

[…] l’on peut dire que l’icône bénéficia d’un statut privilégié dans l’ensemble de la société indienne. Par tous acceptée, jusqu’au xiie siècle au moins, bon gré, mal gré, elle ne fut pas seulement un objet de consensus. Elle eut, par elle-même, une fonction sociale, juridique et politique. Si elle ne fut pas l’objet d’une théorie ni de débats scolastiques précis, elle remplit efficacement un rôle d’unificateur idéologique comparable à celui qu’ont pu avoir en Occident des notions religieuses admises de tous, comme celle de Dieu. Même les écoles qui mettaient en cause les fondements du culte de l’icône ne l’attaquèrent pas, ou ne le firent que mollement (p. 179).

Même si elle n’a jamais été attaquée de front pendant cette période, l’icône est restée présente, immobile, à l’arrière-plan des débats intellectuels ou sociaux. Gérard Colas ne prétend pas faire de l’histoire de l’art, et ne voudrait pas que l’on comprenne ainsi le sens de sa contribution. Même quand on ne discute pas de sa pertinence, l’icône, selon lui, n’a cessé de faire penser. Ce qu’il recueille dans ces pages, ce sont les réflexions qui se sont élaborées discrètement autour ou en marge de l’icône, des réflexions suscitées par son existence même. Il exprime ainsi son propos : « Déterminer différents points de vue et pensées à l’égard de l’icône, montrer des discrépances, ambiguïtés et discordances observables jusqu’au xiie siècle, tel est l’objet de ce travail » (p. 13).

À la première lecture, les sept chapitres de cette étude pourront paraître décousus, mais dans l’ensemble, je pense que l’on peut faire confiance à l’acribie de l’historien. Ces chapitres suivent l’icône indienne au fil du temps, tout en gardant à l’esprit certains thèmes récurrents comme l’analogie de l’icône et du corps divin, l’instrumentalisation de l’icône par les élites sociales et intellectuelles, la place de l’icône dans la hiérarchie du divin, le lien entre les reliques et les icônes, etc. Le chapitre i (« Dieux de mots : le védisme ancien », p. 19-40) survole l’hindouisme ancien de l’époque harapéenne à la fin du védisme en quête d’images ou de paroles faisant image. Le chapitre ii (« Politiques anciennes de l’icône », p. 41-66) discute des attitudes des élites qui savent exploiter l’image à leur profit, en faire « des instruments de remémoration des héros et des monarques disparus » (p. 66). Le long chapitre iii (« Reliques et icônes », p. 67-107) va de l’aniconisme bouddhique à la présence d’images du Bouddha en passant par le culte des reliques (dhātu) et le stūpa en tant que reliquaire ou monument commémoratif. Le chapitre iv (« L’icône : personne adorée, personne contestée », p. 109-122) aborde entre autres l’icône en tant qu’entité juridique, en tant que personne propriétaire de terres ou d’autres biens, et note le scepticisme que cette conception a pu engendrer. Le chapitre v (« Icône fabriquée et ordre naturel », p. 123-139) discute de la fabrication d’images, de la place de ces images vis-àvis d’autres images dites « automanifestées » qui s’imposent d’elles-mêmes à la dévotion des croyants, ainsi que de la nécessaire insertion de telles images dans un réseau de signes auspicieux. L’analyse de la Bṛhatsaṃhitā (un texte vraisemblablement rédigé au milieu du vie siècle) joue dans ce chapitre un rôle central. Le chapitre vi (« Pratiṣṭhā : rituel, reproduction, accrétion », p. 141-163) traite du rite d’installation de l’image. Le dernier chapitre (« Les icônes dans deux systèmes épistémiques ») compare l’interprétation de l’icône dans l’advaitavedānta de Śaṅkara (viiie siècle) et chez un logicien du xiie siècle, un certain Udayana, bien étudié par George Chemparathy. La « Conclusion » (p. 179-187) est particulièrement lucide et aide à saisir les points saillants de cette étude fort originale.

On me permettra quelques réflexions qui me sont venues à la lecture de ce beau livre. Gérard Colas paraît tout à fait conscient des limites du comparatisme et du danger pour l’analyste d’imposer à son insu certaines catégories au matériel qu’il interprète. Il se méfie de la distinction privé/public (p. 141), mais ne craint pas d’utiliser l’opposition sacré/profane (p. 91, 105, 122, 128, 146, 156) et celle de naturel/surnaturel (chapitre v) qui me semblent plus discutables encore. L’usage qu’il en fait est assez libre, mais ces catégories restent marquées par le judaïsme ou le christianisme et, pour ma part, j’hésiterais à les utiliser en contexte indien. Le terme dhātu, que l’on rend par « reliques », défie en fait toute traduction. En contexte occidental, les « reliques » sont, au sens large, « ce que le défunt a laissé » (des reliques-objets, cf. p. 77) ou, plus immédiatement, les restes matériels du corps du défunt. Mais les termes śarīra ou dhātu s’appliquent à toutes traces physiques du défunt, même aux empreintes des pas du Bouddha ou à son enseignement (dharma) (cf. John S. Strong, The Relics of the Buddha, Princeton University Press, 2004, p. 8 et suiv.). Il a d’ailleurs été quelquefois noté que l’idée véhiculée par le mot dhātu est, du moins à première vue, foncièrement différente de celle de « reliques ». Il s’agit bien de l’élément de base ou de « la part essentielle du corps » (p. 78). Le dhātu n’est pas à proprement parler un reste ou une relique, bien que les croyances, les comportements, les rites qui entourent l’un et l’autre peuvent se recouper. C’est le corps (śarīra) réduit à l’essentiel (voir, entre autres, Gregory Schopen, « Relic », dans Mark C. Taylor, éd., Critical Terms for Religious Studies, The University of Chicago Press, 1998, p. 256-268). De même qu’en linguistique le mot s’appuie sur une base (dhātu) que nous appelons la racine verbale du mot, ou qu’en médecine âyurvédique l’équilibre normal du corps s’appuie sur trois éléments organiques de base (dhātu), ainsi le corps, après la mort, est-il réduit à un élément racine (dhātu), censé être permanent, et autour duquel se concentre la vénération des gens. Relique peut-être, mais dans un sens assez différent. S’il est vrai que des ossements, ou quelque reste que ce soit, peuvent se transformer en diamants, en perles ou en joyaux (le fait est panindien, voir Phyllis Granoff, « Relics, Rubies and Ritual… », Rivista degli Studi Orientali, 81 [2009], p. 59-72, d’ailleurs cité par Colas), ce doit être que le dhātu, quel qu’il soit, connote le retour à une substance essentielle, imputrescible, et à une présence encore plus réelle que celle de l’être éphémère qui vient de mourir. Quoi qu’il en soit, Gérard Colas a certainement raison, comme le font des spécialistes comme Robert H. Sharf, de rapprocher dhātu et icônes. On aura de toute façon compris que ce livre rassemble de façon originale les résultats de travaux souvent dispersés et que la synthèse ainsi présentée fournit ample matière à réflexion.