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Introduction

Deux facteurs ont particulièrement contribué au questionnement que nous proposons ici. Ces deux facteurs sont liés au développement des technologies : technologies liées à l’information qui ont fait de notre planète un village global et technologies liées à la santé qui ont permis des développements fulgurants particulièrement en génétique et en génomique.

Alors que les technologies de l’information rendent maintenant possible une liaison en temps réel entre tous les pays du monde et, de ce fait, offrent des opportunités de collaboration et de support efficaces, il semble que la coopération et la solidarité ne soient pas aussi souvent au rendez-vous que l’exploitation. De même, les avancées en génétique et génomique et autres secteurs connexes, si elles sont susceptibles d’aider aux diagnostics et aux thérapies comme à l’avancement de la médecine régénérative, posent toutefois de nouvelles questions sur l’avenir de la nature humaine et sur le partage des bienfaits de ces avancées.

À mesure que les découvertes en génétique et génomique avançaient, les intérêts économiques, financiers et commerciaux des grands groupes pharmaceutiques se développaient. La course aux brevets s’accentuait de même que la compétition entre les différents pays du monde risquant de discréditer les pays soucieux de bien examiner les enjeux éthiques, légaux et sociaux de ces questions et de se donner des législations, des règlements et des lignes directrices afin que la science ait une conscience. En somme, comme l’ont souligné plusieurs articles et rapports au cours des dernières années, les gouvernements, les industries, les scientifiques, les citoyens et tous les pays doivent contribuer à redéfinir les rapports entre science et société, et trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes. Reconnaissant cet état de fait dans un rapport daté de 2001, le Parlement européen prenait note des bienfaits des nouvelles technologies, mais soulignait que : « Pourtant, des indications montrent qu’il existe aujourd’hui un décalage entre cet immense potentiel de réalisations et les besoins et les aspirations des citoyens européens tels que la paix entre les peuples, l’emploi, la sécurité ou le développement durable de la planète[1] ».

I. Quelles valeurs, quels concepts pour le futur ?

Ce contexte a lancé un appel au développement de modes de gouvernance non seulement nationales ou régionales mais aussi mondiales. Les recherches sur ce sujet abondent à l’heure actuelle. Ces modèles, sans que cela soit toujours précisé, s’inspirent de principes et de valeurs qui influencent les orientations proposées ainsi que le développement des politiques et des stratégies de mise en oeuvre. Ces principes et ces valeurs privilégient soit un libre marché sans aucun souci des impacts sur la société, soit des approches humanistes qui, sans nier les avantages de la recherche de la rentabilité, se soucient des impacts sociaux des actions engagées. En somme, gouvernements, chercheurs et citoyens s’interrogent sur le vivre ensemble à l’échelle mondiale. La faillite du laisser-faire et la crise économique mondiale qui continue de sévir obligent à une telle réflexion à l’échelle planétaire.

Ces politiques et ces stratégies explorent des concepts à renouveler ou encore de concepts nouveaux. Elles font l’objet de recherches en économie, en droit, en sciences naturelles et en sciences sociales. Dans ce contexte, les discussions sur des concepts comme le ou les biens publics mondiaux, l’intérêt public, l’intérêt général et le bien commun ont fait ou refait surface.

Dans notre travail, nous nous sommes interrogée sur l’un de ces concepts, le bien commun, en nous questionnant sur le sens qu’il a pris au cours des siècles et sur ses applications possibles dans le monde actuel. Il s’agissait de se demander de quoi parle-ton lorsqu’on se réfère à ces concepts très souvent sans les définir. Le bien commun est l’un de ces concepts auquel on fait régulièrement référence sans en préciser les contours, parfois pour en souhaiter le renouvellement comme source possible d’un vivre ensemble universel, ou encore pour le discréditer comme étant issu d’une pensée chrétienne et occidentale non généralisable. Sans nier cette source, mentionnons que plusieurs auteurs ont, au cours des dernières années, souligné l’importance de remettre ce concept à l’ordre du jour. Comme l’a écrit le théologien Guy Jobin, dans son article intitulé « Le bien commun à l’épreuve de la pensée éthique contemporaine[2] », le concept de bien commun reprend une actualité dans la littérature philosophique et théologique, et ceci se fait avec une volonté de « démarquer [le concept de bien commun] de sa matrice traditionnelle : une vision rigide et statique de la loi naturelle[3] ».

Cette présentation, ancrée sur un travail accompli au sein de l’UNESCO, vise à proposer une possible application d’une vision universelle du bien commun permettant une mise en oeuvre adaptée à l’histoire et à la culture des différentes régions du globe[4].

II. L’UNESCO et la bioéthique

Alors que la recherche était il n’y a pas si longtemps confinée au laboratoire d’un seul chercheur, les équipes sont maintenant multinationales et multi-institutions et souvent financées en partie par des fonds privés provenant de différentes sources. Ces recherches se font concurremment au développement de l’idée de démocratie participative. Depuis l’échec à l’OCDE en 1998 de la première mouture de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qui avait été préparé dans le secret et dénoncé par la société civile, grâce au développement de l’internet, on a vu se développer de façon fulgurante une implication de la société civile dans les processus de discussions des grands enjeux mondiaux dont l’environnement.

Dans ce contexte, les questions liées à la bioéthique et à l’éthique sont aussi devenues globales, mettant en relation des systèmes de valeurs pluralistes et multiculturels qui envisagent les questions éthiques à partir de prémisses différentes. Au sein de ce tourbillon, les grandes institutions issues de la deuxième grande guerre, comme l’UNESCO, le FMI, la banque mondiale, se sont impliquées dans les débats et y ont fait participer les citoyens avec plus ou moins de succès.

L’UNESCO, qui a depuis ses débuts une mission en science, s’est préoccupée des aspects éthiques de ces développements. Particulièrement soucieuse des pays en développement, et voyant les implications qu’il y avait pour eux dans le non-partage des connaissances, elle a fourni une plateforme active de discussions entre ses États membres sur les développements scientifiques et créé les Comité international de bioéthique (CIB) et Comité intergouvernemental de bioéthique (CIGB), à qui les États membres ont demandé de produire des déclarations susceptibles d’aider les 193 pays membres à se donner des lignes directrices ou encore des législations propres à encadrer les développements scientifiques en sciences de la vie et en sciences naturelles. Depuis 1997, l’UNESCO a produit trois déclarations liées à la bioéthique : La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme (1997), la Déclaration internationale sur les données génétiques humaines (2003), et la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme (2005).

Ayant participé à titre de présidente au Comité international de bioéthique à l’élaboration de la troisième déclaration, je me suis posé la question de savoir sur quoi se fondaient ses prétentions à l’universalité et celle de savoir sur quelles valeurs elle reposait en recherchant si la démarche qui avait présidé à son élaboration avait débouché sur une vision moderne et universelle du bien commun. En somme, est-ce que les principes proposés et les modes d’application étaient susceptibles d’être utilisés par toutes les sociétés dans toutes les régions du globe ?

L’UNESCO a toujours prétendu que son action visait le bien commun. Plusieurs textes qu’elle a publiés y font référence. Mais quelle vision du bien commun véhiculent-ils ? Comme on le sait, le bien commun a été fréquemment associé à une vision chrétienne et occidentale. Pouvait-on dès lors prétendre que cette dernière déclaration proposait une vision renouvelée du bien commun, vision universelle applicable dans tous les contextes culturels ?

III. Un possible cadre conceptuel du bien commun

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons fait une revue de la littérature afin de construire un cadre conceptuel du bien commun. Il est à noter que le bien commun comme tel n’est à peu près jamais défini. Il nous a donc fallu dans la littérature en retracer l’histoire et ses applications afin de savoir à quoi on l’arrime lorsqu’on en parle.

Ce travail nous a amenée à construire le cadre conceptuel suivant :

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On a souvent écrit que le bien commun ne permettait pas l’autonomie de la personne. Nous disons plutôt que le bien commun fait partie de l’autonomie de la personne qui est un être essentiellement sociable. En ce sens, nous rejoignons la pensée de Charles De Konink lorsqu’il écrit : « Le bien commun n’est pas un bien qui ne serait pas le bien des particuliers, et qui ne serait que le bien de la collectivité envisagée comme une sorte de singulier[5] ». Pour lui, « le refus du bien commun procède, au fond, de la méfiance et du mépris des personnes[6] ».

IV. Du cadre conceptuel à son application

Nous avons ensuite retracé les différentes étapes de la préparation de la déclaration et vérifié quelles étaient les utilisations faites des éléments de ce cadre conceptuel dans les différentes versions de la déclaration.

Au cours de cette démarche plusieurs pays ont été visités. Les chercheurs et la société civile ont ainsi eu l’occasion de discuter. L’Iran, la Turquie, les Philippines, le Mexique, la Lituanie, etc., ont ainsi contribué au texte. Ces discussions ont permis de prendre en compte les demandes des pays à l’attention qui devait être portée à la diversité culturelle dans la version finale du texte.

Élaboré dans un contexte de délibération, le texte final reflète à mon avis une vision du bien commun applicable dans tous les pays, vision qui tienne compte de la complémentarité et de l’interdépendance des principes. Elle est le fruit de ce que Gilbert Hottois appelle un consensus pragmatique. Pour lui : « Les consensus pragmatiques sont extrêmement précieux et même indispensables dans nos sociétés complexes si l’on veut instituer des règles opératoires communes tout en préservant la liberté de penser et la diversité des croyances[7] ».

Il est évident que ce texte est imparfait comme le sont tous les textes internationaux et il a donné lieu à des commentaires et à des critiques comme à des louanges. Cependant, nous croyons que la recherche des fondements valoriels de tels textes est importante pour le futur.

Comme le disait le professeur Ruychi Ida lors des consultations :

L’idée de bioéthique, voire même le système de valeur humaine, varie d’un pays à l’autre, d’une civilization (sic) à l’autre, ou d’une communauté à l’autre. Un instrument de bioéthique ayant un caractère universel devrait être rédigé sur la base de diversité culturelle, étant donné que la bioéthique suppose le système de valeur sur la personne humaine et sur la vie humaine propre à chaque État ou à chaque communauté. Il en résulte qu’une telle déclaration aura nature d’instrument de principes qui servirait comme un cadre fondamental universel en matière de bioéthique, et ne devrait pas entrer trop dans le détail. Une telle mesure permettrait les (sic) États de discuter dans leurs seins les normes éthiques applicables à chacun des contextes nationaux de recherche ou de pratique clinique, ou de compréhension de la science de la part de la population. […]

Il serait donc opportun pour le CIB, d’une part, de confirmer les principes existants généraux et communs à toutes les branches de bioéthique ainsi que ceux qui sont spécifiques à chaque branche. […]

Il y a également des concepts sur lesquels différentes communautés donnent différentes valeurs suivant la tradition ou le mode de vie. Tels sont, par exemple, les consentements individuel, de la famille, ou celui de la communauté, les relations médecins-patients, la valeur de la liberté individuelle et celle de la communauté donnée. Que l’on n’oublie pas la diversité de conception et de valeur que chaque spiritualité reconnaît à la vie humaine, à l’existence humaine ou au commencement ou à la fin de la vie, ou encore, aux modes de la vie et de la mort. Toutes ces différences pèsent sur le travail du CIB pour la rédaction. Néanmoins, le CIB est un organe doté de l’universalité dans sa composition et dans son objectif pour qu’il soit capable, nous tous l’admet (sic) et en sommes fiers, d’accomplir cette tâche lourde. […] La bioéthique est comme ses premiers destinataires les personnes directement intéressées, c’est-àdire, d’une part, les chercheurs, les médecins et ceux qui sont impliqués dans la recherche et ses applications, voire la communauté scientifique et médicale, et d’autre part, les participants dans la recherche et les patients et leurs familles et relatives (sic). C’est ainsi que les normes bioéthiques servent à permettre à la science et à la technologie de la vie de s’avancer de façon appropriée et acceptée par la communauté pour le bien-être humain des générations présentes et futures[8].

Il est juste de reconnaître que les discussions ont clairement laissé entrevoir les vives tensions qui existent encore entre bien commun et bien individuel et entre les différentes conceptions du bien de toute l’humanité. Les critiques formulées depuis l’adoption du texte le font ressortir. Cependant, comme l’a écrit Thomas Alured Faunce, en s’inscrivant dans le cadre des droits de l’homme, la déclaration investit le champ du débat contemporain « of a once respected enlightenment tapestry glorifying universal ideals, that is now so frayed and trampled by academic cynicism, cultural relativism, and geopolitical expediency as to be incapable of worthwhile contemporary application[9] ». Il ajoute que : « The normative foundations of such principles or norms and whether they can legitimately be called such under public international law or bioethics are controversial topics[10] ».

Il n’en demeure pas moins que les experts gouvernementaux qui ont examiné le texte proposé en avril et juin 2005, y ont attaché une grande importance sachant qu’à plus long terme ce texte pourrait avoir un impact sur leurs législations nationales. Les débats qui ont eu lieu durant les deux réunions des experts gouvernementaux (avril et juin 2005) ont bien fait ressortir la dimension politique de ce processus d’adoption des textes normatifs au sein de l’UNESCO.

Conclusion

Le travail que nous avons poursuivi et dont nous avons présenté ici quelques éléments visait à reconstruire, à travers les différentes étapes de l’élaboration de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme, les assises théoriques de ce texte, car nos travaux et nos lectures en bioéthique nous ont permis de constater qu’il existe peu de recherches approfondies sur les bases théoriques et les valeurs qui sous-tendent l’élaboration de tels instruments.

Nous croyons avoir démontré que le texte de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme s’éloigne d’une approche anthropologique définissant une morale autoritaire, car : « Pour le meilleur ou pour le pire l’ancienne anthropologie commune et homogénéisante n’est plus[11] ». Ce texte nous place face à un bien commun qui ne se base pas sur l’homogénéité des agirs, mais qui ouvre à la diversité et au pluralisme.

Il nous semble que le refus d’une bioéthique basée sur une vision universelle du bien commun est un piège dans lequel ne devrait pas s’enfermer l’univers. Alors que l’on recherche les bases d’une gouvernance économique mondiale, n’est-il pas de bon aloi de faire la même chose en bioéthique, en faisant en sorte que les applications prennent en compte la pluralité et la diversité des cultures ? Comme le souligne Didier Sicard : « Quand la publicité d’une grande banque internationale utilise les concepts de vérité à géométrie variable selon les cultures pour mieux imposer son pouvoir universel, elle ne fait qu’utiliser le relativisme à des fins de domination financière[12] ». Et il ajoute : « Quelques frémissements donnent à penser que l’acuité des situations d’inégalité et de violence oblige à retrouver l’intérêt collectif comme dernière sauvegarde[13] ».

« Osons affirmer que, en dépit de la souveraineté et des écueils de toute nature qui lui font cortège, le bien commun est tout aussi mondialisable que les risques et périls qu’il peut conjurer[14] ». Je crois que c’est ce que l’UNESCO a fait en adoptant par acclamation cette déclaration universelle.