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Introduction

Cet article comporte deux visées principales. Premièrement, expliciter la démarche analytique dans la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) afin de permettre aux étudiants ou aux chercheurs peu familiarisés avec cette approche d’en suivre le cheminement, pas à pas. Deuxièmement, parallèlement, rendre compte des résultats d’une étude sur le rôle des aidants dans le traitement pharmacologique[1] de leur proche atteint de la maladie d’Alzheimer (MA), pour qui s’intéresse à cet objet d’étude peu connu. Pour ce faire, en première et seconde parties de l’article sont posés le contexte de l’étude ainsi que le paradigme épistémologique et la méthodologie justifiant le choix de la MTE. La troisième partie illustre le processus d’analyse des données : description, à l’aide d’exemples concrets, des étapes des codages ouvert et axial; mise en relation des propriétés et dimensions; élaboration de schémas propres à la théorisation enracinée. La dernière partie sert à détailler, à l’aide des mémos théoriques formulés tout au long de l’étude, la manière dont s’est construit l’un des deux modèles théoriques enracinés dans les données, soit le processus d’engagement des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA.

1. Mise en contexte de la recherche

Cet article traite spécifiquement de l’engagement des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche.

Peu d’écrits abordent la question du rôle des aidants à l’égard du traitement pharmacologique de la MA bien qu’il implique quantité de tâches et d’enjeux éthiques inhérents au rapport de responsabilité envers l’autre (Éthier, 2012; Hagerty Lingler, Martire, & Schultz, 2005; Lindstrom et al., 2006). En effet, le traitement de la MA nécessite la contribution des aidants : ce sont souvent eux qui prennent la décision d’y recourir et qui donnent le consentement; ils s’informent également sur les différentes options de traitement; ils effectuent la gestion et le suivi de la médication; ils gèrent les conséquences des effets indésirables; ils notent les améliorations et, le cas échéant, décident de cesser le traitement pour leur proche (Brodaty & Green, 2002). En somme, les aidants occupent une place centrale dans le traitement de la MA de leur proche, dès le consentement et lors de plusieurs étapes pendant la thérapie. Cependant, peu d’études s’y intéressent, encore moins qualitatives, et les études quantitatives sur les améliorations cognitives, fonctionnelles ou comportementales du traitement anticholinestérasique contre la MA ne tiennent pas compte des facteurs comme l’environnement, la qualité des relations et le bien-être de la dyade aidant-aidé. Ces facteurs jouent pourtant un rôle de premier plan dans la détérioration ou la stabilisation de la maladie (Post, 2001).

2. Le paradigme épistémologique justifiant l’utilisation de la MTE

Le paradigme épistémologique socioconstructiviste constitue la base de notre étude (Vygotsky, 1978), car il implique des réalités multiples, holistiques et construites à partir d’intersubjectivités et d’interactions sociales. L’observateur et l’observé y sont inséparables et en constante interaction. En outre, les hypothèses valables sont celles qui tiennent compte du contexte dans lequel elles sont formulées. Tous les phénomènes sont aussi en interaction de sorte qu’il s’avère impossible de distinguer qu’une seule relation de cause à effet. Enfin, cette approche stipule que les valeurs des chercheurs comme celle des répondants sont prises en considération dans le processus de la recherche (Lincoln & Guba, 1985).

Parce qu’il s’agissait de rencontrer des aidants pour comprendre leur engagement dans le traitement par leur manière de vivre, de nommer cette expérience et de lui donner un sens dans le contexte de leur interaction avec l’aidé et le système de santé, l’étude requiert un point de vue épistémologique socioconstructiviste et une méthodologie qualitative. La méthodologie qualitative comporte des caractéristiques particulières qui la distinguent des recherches quantitatives. La nature des données (expérience, perception, sens des phénomènes), le contact direct et constant avec le terrain pour y recueillir les données, mais aussi pour y découvrir des questions, et enfin, le caractère itératif du processus de recherche qui implique un travail réflexif sur le sens qui s’élabore en cours d’analyse fondée sur la confrontation des données empiriques et théoriques entre la recension des écrits, la formulation des questions, la collecte et l’analyse des données figurent parmi ces caractéristiques (Deslauriers & Kérésit, 1997).

Parmi les méthodologies qualitatives à notre disposition, la MTE semblait le choix le plus judicieux. D’abord, parce qu’elle implique un degré plus élevé de systématisation de la démarche et un objet plus large par rapport aux autres méthodes qualitatives (Laperrière, 1982). Ensuite, l’objet d’étude a été peu exploré. Les études qui concernent le traitement pharmacologique de la MA se consacrent essentiellement aux effets du traitement sur la personne atteinte et aux impacts indirects sur les aidants. Peu de données existent sur le point de vue des aidants à propos de leur expérience et de leur implication dans le traitement. La MTE a effectivement initialement été élaborée par Glaser et Strauss (1967) en réaction aux approches hypothético-déductives et visait particulièrement à se distancer du behaviorisme et du fonctionnalisme (Labelle, Navarro-Flores, & Pasquero, 2012) dans le but de permettre le développement d’une théorie enracinée dans la réalité empirique spécialement pour des objets de recherche peu étudiés et relevant de processus complexes (Glaser & Strauss, 1967). La MTE vue par Strauss et Corbin (2004) est privilégiée en raison du fait qu’elle s’appuie sur une posture scientifique, qu’elle propose une méthode inductive de collecte et d’analyse des données et qu’elle vise la construction d’une théorie (Labelle et al., 2012).

Anselm Strauss (1916-1996) a grandement été influencé dans l’élaboration de la MTE par G. H. Mead, R. Park, W. Thomas, J. Dewey, E. Hugues et H. Blumer, tous de l’École de Chicago. La contribution particulière de Strauss consiste en la définition des fondements suivants :

1) le besoin de faire du terrain pour découvrir vraiment ce qui se passe; 2) la pertinence de la théorie, enracinée dans les données, pour le développement de la discipline et pour fonder l’action sociale; 3) la complexité et la variabilité des phénomènes et de l’action humaine; 4) la croyance dans le fait que les personnes sont des acteurs qui participent activement à la résolution des situations problématiques; 5) la découverte du fait que les personnes agissent en donnant un sens à leurs actions; 6) la compréhension que le sens est défini et redéfini par les interactions; 7) une sensibilité à la nature évolutive et régressive des événements (processus); et 8) la corrélation entre les conditions (structure), les actions (processus) et les conséquences.

Strauss & Corbin, 2004, p. 27

C’est la posture de chercheuses que nous partageons également.

Considérant la nature de l’étude, la posture épistémologique des chercheuses et le choix de la MTE, l’entrevue semi-structurée a été utilisée pour la collecte des données. Elle offre une meilleure connaissance des personnes rencontrées et donne accès plus directement à leur vision du monde. Les questions d’entrevue ont été modifiées en cours de route suivant la théorie en émergence. Globalement, les entrevues comptent cinq parties, dont trois touchent le traitement pharmacologique puisque les questions abordent l’histoire du traitement, le contexte de la prise de décision, les attentes envers le traitement et ses finalités. Enfin, l’entrevue s’attarde aux représentations du traitement et du médicament, au sens du rôle dans le traitement et au rapport que les répondants entretiennent avec la médication.

3. L’analyse des données

Strauss et Corbin (2004) proposent une manière rigoureuse de traiter les données à l’aide d’étapes claires, plus ou moins difficiles à appliquer selon l’expérience du chercheur et sa capacité à conceptualiser des idées. La posture interprétative s’actualise grâce à l’interaction entre les inductions provenant des données et les déductions produites à partir de l’analyse du chercheur. L’analyse comprend les différents codages (ouvert, axial et sélectif), les mémos et les schémas, ces phases étant produites de manière non linéaire de sorte qu’elles s’interrelient et s’entrecroisent. L’analyse implique l’examen minutieux et l’interprétation des données. Elle demande de la concentration, oblige l’examen des spécificités des données, nécessite de considérer les interprétations des personnes interrogées, invite à poser beaucoup de questions, à classifier des événements et des conduites, exige enfin de procéder à des comparaisons et de formuler des hypothèses (Strauss & Corbin, 2004). Plus spécifiquement, les auteurs suggèrent de procéder d’abord par un codage ouvert, lequel consiste à identifier les concepts qui émergent à partir de la transcription des entrevues, et ce, ligne par ligne. Il s’agit ensuite de regrouper les concepts dans des catégories conceptuelles plus abstraites. Le codage ouvert permet de découvrir les propriétés (les caractéristiques d’une catégorie et la délimitation qui définit et indique le sens) et les dimensions (l’étendue des variations des propriétés d’une catégorie) présentes dans les données. Cette catégorisation permet la réduction des données, étape essentielle au travail d’analyse (Strauss & Corbin, 2004).

3.1 Les codages ouvert, axial et sélectif

Le codage ouvert a été effectué systématiquement pour les six premières entrevues. Le Tableau 1 en reflète un court exemple.

Le codage axial s’effectue ensuite autour de l’axe de la catégorie. Plus précisément, il s’agit 1) d’exposer les propriétés et dimensions des catégories (débuté précédemment pour certaines catégories); 2) d’identifier la variété des conditions, des actions/interactions et les conséquences associées au phénomène à l’étude; 3) de mettre en relation une catégorie avec ses sous-catégories en formulant les liens; et 4) de rechercher des indices sur la façon dont les catégories les plus importantes peuvent être reliées les unes aux autres (Strauss & Corbin, 2004).

Le Tableau 2 présente un exemple de la première étape du codage axial à partir de la catégorie Représentation du traitement. Trois principaux concepts ont émergé en début d’analyse : le traitement est perçu comme un processus holiste, une obligation et un espoir. Le processus holiste provient du fait que les aidants incluent plusieurs éléments dans leur définition du traitement. Ainsi, le type de traitement et sa nature en sont devenus les propriétés, lesquelles sont précisées par les médicaments, les interventions non pharmacologiques et les produits naturels. Quant au concept d’obligation de recourir au traitement, il provient du fait que des aidants soulèvent son coût élevé, tout en affirmant qu’ils ne pourraient pas ne pas y recourir. Les aidants ne mentionnent pas si cela aurait été le choix de leur proche, ils ne se posent pas non plus la question sur le choix d’y recourir ou non : c’est quelque chose qu’ils doivent faire. D’une part parce que le médecin le recommande (obligation externe), d’autre part parce qu’ils croient que c’est ce que leur proche s’attend d’eux (obligation interne). Ainsi, la provenance du sentiment d’obligation en est la propriété. Quant au concept d’espoir, il se décline selon l’efficacité recherchée (stabilisation, ralentissement ou guérison de la maladie), la nature des attentes (préventive, symptomatique ou curative) ou encore la cible d’impacts attendus (cognitif, fonctionnel ou comportemental).

Tableau 1

Exemple de codage ouvert

Exemple de codage ouvert

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Tableau 2

Concepts, propriétés et dimensions / Catégorie : Représentation du traitement

Concepts, propriétés et dimensions / Catégorie : Représentation du traitement

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Une fois les propriétés et dimensions identifiées, il s’agit de les mettre en relation (voir l’Encadré 1).

Enfin, le codage sélectif constitue le processus d’intégration et de peaufinage de la théorie. Elle débute avec le choix de la catégorie centrale. Pour être centrale, cette catégorie doit répondre à six critères : 1) la catégorie doit relier toutes les autres catégories; 2) la catégorie doit apparaître souvent dans les données; 3) la mise en relation des catégories à la catégorie centrale doit être logique et cohérente, mais non forcée; 4) la catégorie doit avoir un nom suffisamment abstrait; 5) par son analyse, la catégorie centrale doit faire augmenter le pouvoir explicatif et la profondeur de la théorie; et enfin 6) la catégorie doit pouvoir expliquer les variations, c’est-à-dire que l’explication doit tenir même lorsque les conditions du phénomène varient (Strauss & Corbin, 2004). En somme, il s’agit de faire ressortir avec justesse le processus dans lequel prend place le phénomène à l’étude. En voici un exemple à la Figure 1. Dans notre étude, la représentation du traitement s’est avérée constituer la catégorie centrale du processus d’engagement dans le traitement. Cette représentation, comme abordée plus haut, renvoie à un processus holiste, une obligation et un espoir. Mais elle émane aussi des connaissances sur la maladie et le traitement, est étroitement liée à la nature de l’engagement que prendront les aidants, influence tout en étant influencée par les interactions avec le médecin et l’aidé.

Figure 1

La représentation du traitement comme catégorie centrale dans l’engagement des aidants dans le traitement

La représentation du traitement comme catégorie centrale dans l’engagement des aidants dans le traitement

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Le processus analytique représente un travail rigoureux, de longue haleine, pour lequel le chercheur conserve des traces à l’aide de mémos qui varient en type et en forme. Strauss et Corbin (2004) distinguent le compte rendu du codage (qui comprend les résultats des codages ouvert, axial et sélectif), le compte rendu théorique (qui contient les réflexions et les idées de l’analyste concernant l’échantillonnage théorique ou d’autres problématiques) et le compte rendu opérationnel (qui comprend les directions procédurales et les rappels). À chaque étape de codage correspond un type de mémos. Le principe est de garder des traces écrites du processus d’analyse ayant conduit à la théorie (Strauss & Corbin, 2004). De la même façon que le codage est essentiel à l’analyse, le mémo est indispensable au développement de la théorie (Guillemette & Lapointe, 2012).

3.2 Les mémos et les schémas

Des mémos analytiques (compte rendu de codage) de 15 à 25 pages pour chacune des 20 entrevues ont été rédigés pour décrire à la fois une interprétation du sens du discours des aidants et les catégories émergentes. L’Encadré 2 en illustre un court exemple.

Des mémos théoriques autour des principales catégories identifiées ont également été conçus afin de retracer l’ensemble de la démarche de théorisation. Les résultats de ces mémos sont présentés dans la section suivante.

Les schémas permettent de récapituler les informations disponibles et d’illustrer les liens entre les concepts pour faciliter la compréhension avant de poursuivre l’analyse. Des schémas pour chacune des entrevues ont été réalisés afin de représenter le contenu du discours des aidants. Puis, les différents schémas individuels sont regroupés de manière à constituer des schémas plus globaux, incluant plusieurs, puis toutes les entrevues. Ces schémas sont également présentés plus loin.

3.3 L’échantillonnage théorique

La MTE implique un échantillonnage théorique qui consiste à adapter les critères d’inclusion des participants d’après la théorie en émergence. L’objectif n’est pas de chercher des participants en mesure de valider la théorie en construction, mais de tenter, à l’aide de différents participants, d’en comprendre la complexité, de faire ressortir « des variations parmi les concepts et de densifier les catégories en fonction de leurs propriétés et de leurs dimensions » (Strauss & Corbin, 2004, p. 241). À la différence de l’échantillonnage traditionnel qui « porte sur l’expression du même phénomène chez plusieurs personnes » (Paillé, 2004, p. 69), l’échantillonnage théorique consiste plutôt à « observer plusieurs aspects d’un même phénomène chez une même ou plusieurs personnes » (Paillé, 2004, p. 69). Ce qui intéresse le théoricien enraciné au cours de l’échantillonnage théorique, ce ne sont pas les cas, mais bien les concepts à l’étude. L’échantillonnage théorique se construit par étapes. Il se précise graduellement avec l’avancement de l’étude et le développement de la théorie, visant de plus en plus « des objectifs d’enracinement empirique et de raffinement théorique » (Paillé, 2004, p. 70).

L’échantillonnage suit les mêmes phases que l’analyse et comprend l’échantillonnage ouvert, l’échantillonnage relationnel et de variance puis l’échantillonnage discriminant (Strauss & Corbin, 2004). Ces phases ne sont pas forcément linéaires et peuvent se superposer. Ainsi, pendant l’échantillonnage ouvert, les participants sont sélectionnés un peu au hasard puisqu’aucun concept n’a encore démontré sa pertinence théorique. L’échantillonnage ouvert peut être effectué selon la méthode d’échantillonnage par critères, à partir de critères aussi souples que celui d’être le conjoint d’une personne atteinte de la MA. Il peut également s’effectuer en chaîne ou boule de neige, ce qui consiste à demander aux participants de recommander des personnes susceptibles d’être intéressées par l’étude, qui à leur tour recommandent des personnes et ainsi de suite (Patton, 2002).

L’échantillonnage relationnel et de variance, pour sa part, correspond au codage axial de l’analyse (Strauss & Corbin, 2004). La démarche consiste à chercher des éléments qui démontrent l’étendue dimensionnelle d’un concept, sa variance et les relations entre les différents concepts. Il s’agit donc de trouver des participants en mesure de fournir des informations particulières sur les concepts étudiés.

L’échantillonnage discriminant correspond au codage sélectif de l’analyse. Il s’agit de sélectionner les participants de manière à apporter de la densité et de la variation aux catégories identifiées (Strauss & Corbin, 2004). Dans la phase d’échantillonnage discriminant, par exemple, il est possible de recourir à un échantillon par cas extrêmes ou déviants (Patton, 2002). Cela consiste à utiliser des cas éloignés de la moyenne, des exemples hors-normes ou inhabituels de succès ou d’échecs.

Bref, parce qu’elle s’adapte à la théorie en construction, la méthode d’échantillonnage théorique permet l’utilisation de plusieurs types d’échantillonnages différents en cours d’étude. Par conséquent, le type d’échantillonnage ne peut pas être déterminé à l’avance. L’échantillonnage théorique s’effectue jusqu’à saturation des concepts étudiés. La saturation permet de « produire un savoir riche, adéquat et nuancé, intimement rattaché aux contextes à l’intérieur desquels ils [ont] été produits » (Savoie-Zajc, 2004, p. 234). La saturation de l’échantillonnage théorique est atteinte lorsqu’aucune donnée nouvelle n’émerge par rapport à une catégorie; que la catégorie est solidement développée en fonction de ses propriétés, de ses dimensions, qu’elle démontre une variation et que les relations entre les catégories sont fortement établies et validées (Strauss & Corbin, 2004).

Le recrutement des participants de notre étude s’est effectué en sept phases distinctes. Les deux premiers participants ont été recrutés selon un échantillonnage ouvert (Strauss & Corbin, 2004) de sorte que deux seuls critères de recrutement étaient retenus : être le conjoint d’une personne atteinte de la MA et pouvoir exprimer son expérience par rapport au traitement. Après le codage des transcriptions, quatre autres participants ont été recrutés toujours selon un échantillonnage ouvert. En effet, les catégories identifiées n’avaient pas émergé suffisamment à partir des deux premières entrevues. Néanmoins, pour cette seconde phase, un échantillonnage relationnel et de variance (Strauss & Corbin, 2004) a été employé afin de rencontrer des aidants de genre féminin de même que des aidants qui n’étaient pas des conjoints. Ce choix a permis d’explorer l’étendue du concept d’expérience relationnelle présent dans les premières entrevues.

À la suite de l’analyse en profondeur des six premières entrevues, la troisième phase s’est effectuée selon un recrutement relationnel et de variance dans le but d’étendre le concept de représentation du traitement en cherchant des aidants vivant des situations différentes : une aidante dont la mère était institutionnalisée dans un centre d’hébergement de soins de longue durée lors de l’entrevue et une aidante qui a refusé le traitement pharmacologique pour son proche. L’analyse des huit premières entrevues fut accompagnée d’une synthèse des catégories émergentes et d’un premier essai de schématisation illustrant les liens entre les catégories devenues alors des modèles théoriques.

Pour la quatrième phase de recrutement et de collecte des données, des aidants capables d’éclairer les catégories Représentation de la responsabilité et Implication dans le traitement ont été recherchés à l’aide d’un échantillonnage relationnel et de variance. Le critère de sélection retenu a été l’âge plus avancé afin de tenir compte d’un point de vue différent qui pourrait être générationnel. Parmi les participants de cette quatrième vague de recrutement, un aidant qui a vécu l’ensemble des étapes du processus de traitement, car sa conjointe était décédée au moment de l’entrevue. Enfin, une femme aidante dont le proche ne recevait aucun traitement complétait la cohorte. Les propos de ces derniers ont permis de documenter les catégories Représentation du traitement et Implication dans le traitement et la relation entre les deux. Un second travail de synthèse des douze premières entrevues a été réalisé menant à la proposition de deux nouveaux schémas théoriques plutôt que trois. Cette étape est décrite plus loin.

Pour les cinquième et sixième phases de recrutement, vu l’état d’avancement de la théorie en émergence, l’échantillonnage discriminant a été privilégié (Strauss & Corbin, 2004). Il comprenait des aidants un peu plus âgés que les précédents, une aidante dont le proche ne recevait pas de traitement anticholinergique et une aidante dont la particularité était de partager la responsabilité de l’accompagnement de son père avec ses six frères et soeurs. Il s’avérait intéressant d’entendre son expérience, passablement différente des autres. De plus, cette aidante travaillait comme chef de projet clinique pour une compagnie pharmaceutique productrice d’anticholinestérasiques. Elle était aussi susceptible d’entretenir une opinion professionnelle au sujet du traitement de la MA.

L’analyse synthèse des 16 premières entrevues qui a suivi a permis de faire émerger des modèles théoriques passablement étoffés. Les entrevues suivantes ont servi à enrichir et valider les deux modèles théoriques que sont la construction de la représentation de la responsabilité d’aidant et l’implication dans le traitement. C’est ainsi que les quatre derniers aidants ont été rencontrés au cours de la septième phase d’entrevues. Le Tableau 3 présente l’ensemble de cette procédure d’échantillonnage, de collecte et d’analyse des données.

4. Développement d’un modèle théorique enraciné dans les données

Afin de saisir la pertinence et le degré d’ancrage dans les données des modèles théoriques construits, il s’avère essentiel de décrire la route empruntée pour y arriver. Il est apparu dès l’analyse de la première entrevue que la responsabilité à l’égard du traitement implique un certain nombre de tâches. Il s’agit spécifiquement du diagnostic, de l’ordonnance, de la décision de recourir à la médication, du choix du médicament, du suivi du traitement. Certaines de ces responsabilités sont assumées par les aidants, notamment les démarches pour l’obtention d’un diagnostic ou la gestion quotidienne du traitement, alors nommées autonomisation dans le traitement. En parallèle, d’autres rôles au regard du traitement relèvent des médecins, comme le diagnostic, le choix du type de médicament prescrit, l’ajustement de dosage. Ainsi, il s’agit des différentes étapes du traitement.

Tableau 3

Procédure d’échantillonnage

Procédure d’échantillonnage

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Dès les premières entrevues, il est également ressorti de celles-ci que la représentation du traitement s’avère plus inclusive qu’envisagé initialement. Alors que pour nous elle englobait les traitements anticholinestérasiques et antiglutamatergiques, les aidants y incluaient d’autres médicaments pour le soulagement de symptômes reliés à la MA comme des antidépresseurs, des antipsychotiques ou des somnifères. Ils y associent également des éléments non pharmacologiques comme des attitudes à l’égard du proche, de la stimulation physique ou cognitive, des vitamines, des nutriments, des produits naturels et même des aliments (huile de poisson, thé, vin rouge). Dès lors, il a fallu tenir compte de la vision holiste des aidants au regard du traitement, en dépit du fait que l’objet d’étude ciblait au départ les médicaments « officiels » contre la MA.

À ce premier stade d’analyse, le traitement était constitué de différentes étapes et revêtait un sens d’obligation morale : les aidants ne ressentaient pas qu’on leur laissait le choix. En outre, ils entretenaient un grand espoir relativement au traitement : ils espéraient qu’il contribuerait à une aggravation moins rapide de la maladie. L’analyse des données a permis de mettre en lumière les attentes générales envers le traitement : une stabilisation de la maladie et des impacts positifs perceptibles.

L’exploration plus en profondeur des catégories s’est avérée nécessaire pour saisir l’articulation entre chacune d’elles au cours de la phase suivante de collecte de données. Considérant la nature des catégories recensées et la complexité qui commençait à poindre, le modèle théorique a été scindé en deux schémas différents, mais interreliés : la représentation du traitement et l’implication dans le traitement. La poursuite de la collecte de données a servi à réfléchir à cette décision.

Ainsi, l’analyse des huit premières entrevues a conduit à l’élaboration d’un modèle de représentation du traitement comportant trois idées principales : 1) le traitement vu comme un processus holiste impliquant des médicaments, des interventions non pharmacologiques et des traitements alternatifs; 2) le traitement vu comme une prescription (ou obligation) médicale induite par la méconnaissance qu’ont les aidants du médicament, la confiance envers le médecin et les attentes par rapport aux traitements; et enfin 3) le traitement vu comme une obligation éthique envers son proche. L’évaluation positive du traitement, ou la perception d’une amélioration ou d’une stabilisation de la maladie, cristallise l’obligation médicale et éthique de poursuivre le traitement, car il n’y a pas de raison de ne pas le faire. Par ailleurs, l’évaluation négative du traitement, ou le constat d’une stabilisation, voire d’une aggravation de la maladie, contribuera soit à sa remise en question, soit à sa poursuite, car « ça pourrait être pire ». C’est à partir de ces considérations qu’a été construit un premier schéma illustrant les liens entre ces trois principales catégories, schéma présenté à la Figure 2.

L’analyse des entrevues suivantes a permis de valider la représentation holiste du traitement. Les nouveaux aidants partagent aussi cette vision holiste au point de suggérer, dans le schéma subséquent, de l’illustrer dans une position qui englobe les autres représentations. Par ailleurs, les nouvelles entrevues ont permis de mettre en lumière des aspects de la représentation du traitement qui n’étaient pas apparus lors des premières entrevues. Par exemple, l’obligation d’accepter le médicament est ici comprise comme une prescription (obligation) médicale alimentée par le rapport asymétrique avec le médecin. Il s’agit d’un locus de contrôle externe[2]. Enfin, les aidants poursuivent le traitement parce qu’il répond aux attentes ou, lorsque ce n’est pas le cas, parce qu’ils entretiennent l’espoir que ce sera mieux en le poursuivant.

Figure 2

Représentation du traitement. Synthèse des entrevues 001 à 008

Représentation du traitement. Synthèse des entrevues 001 à 008

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Dès lors, dans le prolongement des discours des aidants, le traitement est représenté comme une conviction qu’il s’agit de la meilleure solution pour leur proche. Cela reflète un locus de contrôle interne[3] alimenté par leurs attentes d’amélioration, une appréciation de l’impact positif du traitement, l’espoir d’une détérioration moins rapide et leur capacité de payer le médicament. Le second schéma créé est présenté à la Figure 3.

Figure 3

Représentation du traitement. Synthèse des entrevues 001 à 012

Représentation du traitement. Synthèse des entrevues 001 à 012

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Rappelons le choix effectué plus tôt de construire deux modèles : le premier sur la représentation du traitement, lequel vient d’être décrit, et le second sur l’implication dans le traitement. En ce qui a trait au second modèle, il avait d’abord été construit pour décrire un processus en différentes étapes (diagnostic, choix du médicament, modification du dosage, etc.). Or, cela ne permettait pas d’en saisir le caractère dynamique. L’idée du processus d’autonomisation a été conservée en interprétant les données de manière à en faire ressortir les composantes, lesquelles s’avèrent présentes à plusieurs étapes lors du traitement. Cette manière d’envisager l’implication dans le traitement permettait en outre d’y inclure la représentation du traitement et donc d’éviter de concevoir deux modèles distincts. Voici comment. Les huit premières entrevues montrent que l’engagement dans le traitement nécessite des conditions facilitantes. Celles-ci comptent les connaissances préalables ou acquises des aidants sur la maladie et le traitement, leur perception des compétences requises pour s’impliquer dans le traitement et la représentation du traitement. En revanche, des conditions qui entravent l’engagement dans le traitement sont aussi présentes : des contraintes individuelles (l’absence de connaissances sur la maladie et le traitement), des contraintes relationnelles (manque de reconnaissance ressenti par les aidants, mauvaise communication ou absence de collaboration du médecin à certains moments du traitement) et les contraintes institutionnelles (règles, normes ou philosophie des institutions auxquelles les aidants recourent pour être secondés dans leur responsabilité ainsi que les délais pour obtenir des rendez-vous ou le diagnostic). Il a ainsi été possible de créer une première version d’un modèle illustrant des interactions qui permettent l’autonomisation des aidants dans le traitement (voir la Figure 4).

Figure 4

Autonomisation dans le traitement. Synthèse des entrevues 001 à 008

Autonomisation dans le traitement. Synthèse des entrevues 001 à 008

Légende

TTT : traitement

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Le modèle comportait deux limites. D’abord, les liens entre les différentes catégories méritaient d’être mieux représentés et articulés. Ensuite, le modèle perdait un peu son sens sans les étapes du traitement, lesquelles doivent être mises en valeur. Il a fallu trouver une autre façon de présenter à la fois les étapes du traitement (diagnostic, gestion de la médication, surveillance des effets secondaires, etc.) et les composantes de cette implication (connaissances, compétences, contraintes, etc.). Un continuum représentant les différentes étapes et positionné sous le modèle précédent, suggérant que les conditions qui facilitent ou entravent l’engagement dans le traitement s’appliquent à l’ensemble des étapes, a été ajouté. Or, l’implication des aidants dans le traitement ne se manifeste pas de la même manière à chacune des étapes. La représentation imaginée devenait donc inappropriée. Toutefois, des déterminants individuels, relationnels et organisationnels modulent l’implication. Ils constituent des conditions reflétant les capacités des aidants à s’impliquer ou non dans le traitement de leur proche à chacune des étapes et de manière différente.

Ainsi, la catégorie Connaissances a été conservée. Les connaissances des aidants sur la maladie et le traitement, qu’elles soient antérieures à la maladie de leur proche ou acquises par la suite, facilitent l’implication en ce qui concerne le diagnostic, la décision de traitement et l’accès aux services. À l’opposé, le manque de connaissances favorise le recours au locus de contrôle externe qui consiste à envisager le traitement comme une prescription médicale sans implication dans la décision de traitement.

De même, la réflexivité des aidants, utilisée à la place de la catégorie Compétences dans le modèle antérieur, se manifeste moins lors de la décision de traitement lequel est alors perçu comme une prescription médicale au sens d’obligation d’y recourir, et davantage lors du suivi de la médication. Le suivi comprend la surveillance de la prise de médicaments, la gestion des effets secondaires et la modification du dosage. Il est également présent lors de l’arrêt du traitement. Dans certains cas, les étapes sont exclusivement vécues au domicile des aidants, donc en l’absence d’interactions quotidiennes et systématiques avec des médecins ou professionnels de la santé. Dans d’autres cas, ce sont précisément ces interactions avec les professionnels qui permettent la réflexivité des aidants, comme des discussions et réflexions sur les effets secondaires. Les interactions avec le médecin, identifiées préalablement comme des contraintes relationnelles, agissent ainsi plutôt comme des déterminants relationnels susceptibles d’intervenir sur la capacité des aidants à s’impliquer ou non dans le traitement du proche. L’interaction positive, comme l’échange réciproque, l’écoute, la confiance, permet en effet aux aidants de s’impliquer surtout dans la décision de traitement, la gestion des effets secondaires et la modification du dosage. En revanche, le fait que les aidants ne soient pas impliqués dans les décisions fait en sorte d’alourdir leur tâche, de diminuer leur motivation à s’impliquer tout en augmentant leur sentiment d’exclusion à l’égard du traitement.

Enfin, ajoutons les contraintes institutionnelles susceptibles d’intervenir lors de certaines étapes pour entraver ou faciliter l’implication dans le traitement. De fait, les contraintes (règles, normes, philosophie, délais d’attente) peuvent motiver l’aidant à s’impliquer davantage pour défendre les droits de son proche à recevoir un traitement adéquat. En revanche, ces contraintes peuvent aussi freiner les aidants en leur laissant un sentiment de dépossession et de perte de pouvoir, notamment aux étapes du diagnostic, de la décision de traitement ou de l’hébergement du proche. La Figure 5 présente le modèle construit pour illustrer les données relatives à l’implication dans le traitement provenant des douze premières entrevues. Elle montre comment la présence ou l’absence de connaissances, de réflexivité, d’interaction avec le médecin et de contraintes facilitent ou non l’implication dans le traitement et à quelles étapes cela se produit. Enfin, le modèle met l’accent sur l’impact de l’absence d’implication.

Figure 5

Implication dans le traitement. Synthèse des entrevues 001 à 012

Implication dans le traitement. Synthèse des entrevues 001 à 012

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TTT : traitement

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L’analyse des entrevues subséquentes, soit l’interprétation des 16 premières entrevues, nous a ramenées en arrière. En effet, bien que la représentation du traitement soit distincte de l’implication dans le traitement au plan conceptuel, elles ne formaient qu’une seule et même idée empirique pour les aidants. La représentation du traitement devenait dorénavant une partie intégrante, voire centrale de l’implication des aidants dans le traitement. Cette représentation a surtout une influence pour la phase de prescription médicale et de réflexion à l’égard du traitement. La représentation du traitement est par ailleurs influencée par les interactions avec le médecin et les déterminants organisationnels, comme les coûts ou l’accès au traitement. Une fois la réflexion effectuée, les aidants internalisent leur décision de traitement et l’actualisent en effectuant différentes tâches : surveillance de la prise de médicaments et des effets secondaires, ajustement de dosage, etc. La gestion quotidienne du traitement aura à son tour une influence sur les interactions avec le médecin et le contexte organisationnel dans lequel il s’inscrit. Ainsi, de deux modèles, on revient à un seul. Par conséquent, un nouveau schéma, présenté à la Figure 6, reflète les données des 16 premières entrevues.

Figure 6

Implication des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Synthèse des entrevues 001 à 016

Implication des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Synthèse des entrevues 001 à 016

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TTT : traitement

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Une autre série de quatre entrevues a été effectuée. Les catégories sont demeurées les mêmes, permettant de croire à l’atteinte de la saturation. Par contre, le modèle s’est quelque peu modifié afin de mieux représenter visuellement les interactions entre les différentes catégories. Dès lors, la Figure 7 représente la synthèse finale des 20 entrevues. Elle illustre le processus d’implication des aidants dans le traitement. On constate que les phases de prescription médicale, de recherche d’informations et de réflexion conduisent à l’actualisation du rôle dans le traitement.

Figure 7

Implication des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Synthèse des entrevues 001 à 020

Implication des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Synthèse des entrevues 001 à 020

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TTT : traitement

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Toutes ces phases se produisent selon la représentation que les aidants se font du traitement et sont influencées par les interactions avec le médecin tout en les influençant à leur tour. Enfin, l’implication des aidants dans le traitement s’effectue dans le contexte plus global de l’accessibilité aux soins et aux services de santé.

Ce modèle synthèse permet de mieux comprendre l’expérience des aidants au regard du traitement tout en procurant les éléments essentiels au développement de la représentation du traitement. Cependant, le modèle a été repris avec trois motivations.

Rendre encore plus explicite le processus sous-jacent de l’implication dans le traitement; mettre en évidence la catégorie centrale de ce modèle soit la représentation du traitement; et mieux faire ressortir le lien qu’elle entretient avec les autres catégories. La notion d’implication dans le traitement a aussi été remplacée par celle de l’engagement, ce qui paraît plus juste dans la mesure où l’engagement réfère davantage à la notion de promesse envers l’autre, plus appropriée dans le contexte de cette étude. Ce dernier modèle est illustré à la Figure 8. Les phases sont demeurées les mêmes, mais leur interaction est moins linéaire. L’actualisation dans le traitement n’est effectivement pas la finalité du processus et ramène constamment les aidants vers une recherche d’informations qui demande encore réflexion. Ce dernier modèle fait mieux ressortir l’importance de la représentation du traitement dans ce processus d’engagement dans la mesure où il englobe les différentes phases de l’engagement. Aussi, l’accent est mis sur les phases qui sont influencées par les relations avec le médecin. Enfin, il comprend la catégorie centrale du premier modèle théorique de cette étude sur la construction de la responsabilité morale (ce modèle n’a pas été présenté dans cet article) : les relations aidant-aidé sur lesquelles reposent la réflexion sur le traitement et son actualisation.

Figure 8

Engagement des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Schéma final des entrevues 001 à 020

Engagement des aidants dans le traitement pharmacologique de leur proche atteint de la MA. Schéma final des entrevues 001 à 020

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En résumé, ce dernier modèle théorique illustre l’engagement des aidants dans le traitement par un processus somme toute assez simple qui pourrait être transférable. La transférabilité renvoie à la capacité des résultats de s’étendre à d’autres situations. De fait, dans la MTE, les processus sociaux qui sont relevés sont considérés comme stables, durables et capables de tenir compte de changements de sorte qu’ils peuvent s’appliquer à d’autres situations ou phénomènes (Laperrière, 1997). Pour ce faire, on peut spécifier les caractéristiques du contexte et de la population à l’étude et diversifier les cas pour permettre de passer d’une théorie substantive à une théorie formelle. Ou encore, il suffit d’accentuer la profondeur et l’exhaustivité sociosymbolique de l’analyse, autrement dit rechercher une représentativité sémiotique; ou de faire ressortir les processus sociaux, c’est-à-dire viser une représentativité des processus (Glaser & Strauss, 1967; Laperrière, 1997; Lincoln & Guba, 1985). Dans le cadre de la présente étude, il est envisageable d’imaginer que ce processus d’engagement dans le traitement puisse s’appliquer à d’autres types d’aidants et à d’autres problématiques que la maladie d’Alzheimer, comme certaines maladies psychiatriques ou certaines déficiences intellectuelles.

Bien que le modèle présente un processus général, il est nécessaire de le décrire plus spécifiquement selon les résultats de notre étude. D’abord, les aidants perçoivent le traitement comme une prescription médicale, dans son sens d’ordonnance et d’obligation, en raison de l’espoir qu’ils entretiennent envers le traitement et de la confiance envers le médecin. Ensuite, les aidants entreprennent une recherche d’informations sur le traitement qui leur permet de réfléchir puis d’internaliser la décision de départ. Certains décideront alors de recourir aux traitements traditionnels, d’autres choisiront plutôt les traitements alternatifs (produits naturels, aliments, changement d’attitudes envers leur proche) et d’autres adopteront les deux approches thérapeutiques. Quoi qu’ils décident, il s’agira par la suite de leur propre décision, et non plus celle du médecin, qu’ils vont actualiser au quotidien en réalisant des tâches spécifiques, par exemple, surveiller la prise de médicaments (ou de vitamines, de produits naturels), être attentifs aux effets secondaires (présents ou absents) ou encore ajuster le dosage. Cette implication des aidants nécessite l’interaction avec leur médecin, laquelle est présente aux phases de prescription, de recherche d’informations et d’actualisation dans le traitement. Ces relations avec le médecin se caractérisent de trois façons : elles sont asymétriques en raison des connaissances et du statut du médecin; elles sont néanmoins fondées sur une reconnaissance réciproque des compétences, c’est-à-dire que les aidants reconnaissent l’expertise du médecin en ce qui concerne le diagnostic et le traitement, et les médecins reconnaissent les compétences des aidants pour gérer la médication, identifier les effets secondaires, modifier les dosages et même pour refuser le traitement traditionnel; enfin, ces relations sont marquées par le manque de prise en compte de la part des médecins de la responsabilité morale plus globale des aidants à l’égard de leur proche. Ceci se manifeste dans la manière expéditive et impersonnelle avec laquelle les aidants sont reçus lors de la consultation médicale, dans la façon parfois indélicate avec laquelle le diagnostic leur est annoncé ou encore le manque de suivi de leur situation de la part du médecin. Les phases de réflexion et d’actualisation dans le traitement sont, quant à elles, subordonnées à la relation aidant-aidé. La qualité et la nature de la relation avec leur proche (tant celle antérieure à la maladie que l’actuelle relation) guident effectivement les choix des aidants dans le quotidien. Toutes les phases d’engagement dans le traitement, de la prescription à l’actualisation, de même que la relation avec l’aidé et le médecin, façonnent la représentation du traitement située au coeur de ce modèle. Rappelons simplement ici que les aidants se représentent le traitement comme holiste, stabilisant leur proche et empêchant une détérioration rapide. Enfin, l’engagement des aidants exige un contexte social plus large d’accès au traitement. Dans notre étude, les aidants ont soulevé le fait que les délais d’attente (pour obtenir un diagnostic et des rendez-vous médicaux), les politiques d’administration des médicaments en milieu institutionnel (le retrait quasi systématique des anticholinestérasiques et antiglutamatergiques lors de l’entrée en centre d’hébergement de soins de longue durée sous prétexte qu’ils sont devenus futiles et l’augmentation ou l’ajout de somnifères ou de psychotiques pour calmer ou mieux contrôler les comportements) et leur coût sont des facteurs d’accessibilité au traitement incontournables.

Conclusion

La perspective interprétative dans le cadre d’une étude qualitative peut recourir à différentes formes. L’objectif de « donner sens, de comprendre des phénomènes sociaux et humains complexes » (Mukamurera, Lacourse, & Couturier, 2006, p. 111) peut en effet être atteint à l’aide de diverses postures. Malo (2006) en décrit trois, liées à l’interprétation du discours des acteurs : illustrative, restitutive et analytique. La première, l’illustrative, affirme que « c’est le chercheur qui donne sens au discours des acteurs » (Malo, 2006, p. 67). Les catégories étant prédéterminées, les entrevues semi-dirigées servent à confirmer, à illustrer et à appuyer la pertinence des hypothèses du chercheur. Dans cette perspective, « il faut donc réinterpréter les catégories du langage ordinaire à la lumière de certaines déterminations dont l’acteur n’est pas conscient » (Malo, 2006, p. 68). L’approche mixte de Miles et Huberman recourt à cette posture. Elle appartient en effet à la lignée du réalisme transcendantal qui « appelle à la fois une explication causale et des preuves pour montrer que chaque entité ou événement est un exemple de cette explication » (Miles & Huberman, 2003, p. 17). Il existe selon les auteurs un monde réel à découvrir qui va au-delà de sa constitution dans les esprits mêmes des individus. La vie individuelle sous-tend un certain nombre de constructions invisibles, mais néanmoins existantes, qu’il est possible de connaître. Tout en reconnaissant le caractère subjectif de la construction du monde, le langage, les décisions, les conflits et les hiérarchies s’avèrent autant de phénomènes sociaux qui existent objectivement dans le monde et qui exercent une influence sur les activités humaines (Miles & Huberman, 2003).

Dans la posture restitutive, à l’opposé, le discours de l’acteur comporte la totalité du sens : il suffit de favoriser l’expression de cette parole « pour que le sens soit livré » (Malo, 2006, p. 68). Le chercheur revêt un rôle de porte-parole, d’intermédiaire qui rend compte de ce sens par la mise en contexte de celui-là. Ainsi, les catégories conceptuelles dans cette perspective d’analyse se construisent à partir du langage même des acteurs.

Dans la posture analytique, le sens ne se trouve pas uniquement dans le point de vue des acteurs, ni dans celui du chercheur, mais émerge de l’interaction entre les deux (Malo, 2006). Le chercheur interprète le sens du discours exprimé par les acteurs en tenant compte du contexte dans lequel il s’inscrit, l’entrevue elle-même faisant partie de ce contexte. Plusieurs approches méthodologiques recourent à cette posture interprétative analytique, dont la MTE de Strauss et Corbin (2004) utilisée dans cette étude. Dans cette perspective, le chercheur n’est pas séparé de la méthode. Il en constitue même un acteur important. La réalité ne peut pas être vraiment connue, mais seulement interprétée en se préoccupant du moment et de l’endroit où elle se situe. La démarche analytique choisie revêt donc un caractère fondamental dans une étude.

L’interprétation des données qualitatives n’est donc pas un geste anodin : c’est générer du sens à partir du sens que donnent les aidants à leur expérience. Cette interprétation implique une posture selon laquelle le monde n’est pas donné en soi : il doit être interprété pour être compris. Il existe plusieurs types d’analyse qui orientent la nature des résultats obtenus. De fait, l’analyse thématique, structurante ou par théorisation enracinée ne reflète pas les mêmes niveaux d’analyse. Cet article décrit une procédure d’analyse inspirée de la MTE. Cependant, bien au-delà d’une introduction à la mécanique de l’analyse, cet article permet de faire ressortir la distinction entre le monde objectif de la médecine et celui subjectif de l’aidant qui vit la perte de son proche. Cette expérience du rapport au proche et à la médicalisation de sa maladie ne saurait être totalement entendue et comprise dans le cadre d’une posture positiviste. La MTE donne accès à cette expérience des aidants et permet d’y conférer un sens unique. L’engagement des aidants dans le traitement pharmacologique de la maladie d’Alzheimer de leur proche est, de toute évidence, une expérience riche et complexe explicitée en partie par cette étude.