Corps de l’article

Les derniers romans de Catherine Mavrikakis exploraient l’imaginaire états-unien, celui de la grande Amérique aux frontières incernables. Le mythe du recommencement, de cette tabula rasa propre au Nouveau Monde, déboulonné dans Le ciel de Bay City et dans Les derniers jours de Smokey Nelson, constitue également la matrice narrative de La ballade d’Ali Baba[1]. Le plus récent roman de l’auteure se présente en effet sous la forme d’un requiem à la mémoire du père disparu, immigrant grec qui voulait « faire l’Américain, coûte que coûte » (184). Faire l’Américain au double sens de devenir et de jouer l’Américain, comme dans une fiction sur l’immigration, voilà le rôle qu’a tenté d’endosser Vassili Papadopoulos, le défunt père de la narratrice Érina. Cette dernière, spécialiste de littérature shakespearienne et écrivaine reconnue, est « celle qui se souvient » (189), celle à qui le spectre paternel confie la mission de disperser ses cendres dans la mer, à Key Largo.

Ce bref résumé n’est pas sans ranimer de nombreuses réminiscences littéraires. Comme dans Hamlet, d’ailleurs cité plus d’une fois dans La ballade d’Ali Baba, le fantôme du père revient littéralement hanter son enfant, fait sortir le « temps […] de ses gonds » (104). À l’instar de Wilfrid, le personnage central de Littoral de Wajdi Mouawad, Érina traîne avec elle la mémoire d’un homme qu’elle a peu connu et fréquenté. Comme dans Le ciel de Bay City, les morts y côtoient les vivants, mettent à mal réalisme et vraisemblance du récit. Comme dans les westerns et les road movies, enfin, l’héroïne se rend aux confins de l’Amérique… S’ajoutent à cela les références au conte arabe d’Ali Baba… Et je pourrais multiplier encore les effets d’écho et les références à des textes antérieurs. Catherine Mavrikakis aime s’approprier les oeuvres d’autrui, jouer des contrastes entre cultures populaire et savante, entre réalisme et fantastique, entre tragédie et farce. Sa mémoire est polymorphe ; ses oeuvres se construisent à la manière de palimpsestes, voire d’agrégats, elles laissent affleurer des trames anciennes, elles sont bricolées avec des matériaux disjoints qui en viennent néanmoins à constituer des ensembles cohérents.

Et c’est sans doute pour cette raison que la prose de Catherine Mavrikakis étonne et déroute aussi parfois. Lancée dans une tirade quasi lyrique, l’auteure s’interrompt subitement, glisse ici et là des idées ou des mots apparemment anachroniques qui paraissent saugrenus à la première lecture. L’incipit de La ballade d’Ali Baba, notamment, s’ouvre sous le signe de l’illumination, du mouvement et de la promesse, mais se termine sur une note curieuse, décalée :

Dans la lumière incandescente de l’aurore, les rayons impétueux du soleil à peine naissant tachaient la nuit d’une clarté carmin. Nous roulions à tombeau ouvert à travers tout Key Largo. Les néons des enseignes des motels vétustes bâtis à la hâte dans les années vingt et trente et les panneaux multicolores des bars de danseuses nues datant de 1950 faisaient des clins d’oeil au ciel tumescent du jour à venir. Les phares des voitures roulant en sens inverse nous éblouissaient par intermittence. Ils nous lançaient des signaux de reconnaissance lubriques.

9

À la relecture, le paragraphe s’avère pourtant d’une cohérence exemplaire, exhumant plusieurs des thèmes et des oppositions qui structurent l’ensemble du récit : à la lumière du jour naissant succède celle des néons et des phares ; au carmin du ciel se superposent les multiples couleurs de panneaux réclames racoleurs ; les clins d’oeil des danseuses nues adressés au ciel font écho aux signaux de reconnaissance lubriques des voitures ; la conduite à tombeau ouvert, enfin, n’est pas sans annoncer la suite du récit. Dans ce premier paragraphe, une sorte de dialogue implicite s’instaure entre l’au-delà, représenté par le ciel illuminé, et la vie terrestre, associée à la jouissance du corps. Le père de la narratrice était un jouisseur, un joueur, se souciait peu des conventions, vivait à tombeau ouvert. Rien d’étonnant à ce que sa mort, comme on le verra dans la suite du texte, s’inscrive sous le signe de la vie, refuse l’asphyxie du tombeau, « de la grande dalle noire, très triste, très funèbre » (108).

La ballade d’Ali Baba repose sur une temporalité complexe, faite d’allers et retours entre le passé et le présent, entre la vie de Vassili et celle d’Érina. Le récit multiplie les parenthèses narratives dans lesquelles « le temps [sort] de ses gonds » (104). Une scène, plus particulièrement, en témoigne : Érina se retrouve plongée dans l’« étrange présent » (96) du spectre paternel et de sa compagne Sofia. Loin de reproduire l’atmosphère macabre des histoires de revenants, Catherine Mavrikakis campe cette scène dans un coquet appartement du centre-ville. Vassili et Sofia y valsent en riant, en spectres amoureux se moquant éperdument de la mort. Selon la même logique, le temps « effectue une parenthèse » (195) vers la fin du récit. En route vers les Keys, Érina retrouve la petite fille qu’elle a été et « ne sai[t] que penser de cette enfant-là » qui « attend, nerveuse, l’avenir » (195).

Dans les précédents romans de l’auteure, plus particulièrement dans Ça va aller et Le ciel de Bay City, les narratrices souhaitaient rompre avec leurs filiations historiques et généalogiques en refusant de transmettre à leurs filles les legs paralysants du passé. Elles tentaient de sortir du temps, de détraquer les chronologies afin de faire table rase, mais elles n’y parvenaient pas. Elles étaient condamnées à subir les effets de l’éternel retour et le caractère cyclique de l’histoire qui, en bonne ironiste, se plaît souvent à répéter les mêmes scénarios. Dans La ballade d’Ali Baba, la perspective est inversée : la narratrice est celle qui reçoit le legs filial, et non celle qui le transmet. Elle accepte d’écrire la fin de l’histoire de son père en respectant les dernières volontés de ce dernier. Le legs paternel va à l’encontre des lois de la généalogie, ne suppose ni enracinement, ni continuité, ni perspective d’avenir, mais accueille plutôt le désordre et le hasard : « “[…] Mais mort, comme vivant, on ne peut avoir de lieu à soi ni de nostalgie…” Ces mots avaient été […] au centre même de son parcours dans ce monde, de ses liens familiaux, de ses départs, de ses infidélités. » (160)

+

L’orangeraie[2] de Larry Tremblay se construit à partir d’un paradoxe : relatant le drame d’une famille qui sacrifie l’un de ses fils à la guerre, faisant de lui un martyr, le roman énonce l’impossibilité de raconter une telle tragédie sans l’avoir vécue. Cet apparent problème n’en est peut-être pas un… Ce paradoxe n’est-il pas au fondement même d’un grand nombre d’oeuvres de fiction ? S’il est difficile de raconter ce qui nous est étranger, il est sans doute tout aussi malaisé de se raconter soi-même.

Je ne saurais dire si Larry Tremblay rend justice à la terrible histoire qu’il a choisi de livrer dans son roman. Le récit d’une telle tragédie ne peut évidemment pas réparer les ravages de la guerre, ressusciter les enfants martyrs ou réconcilier les peuples et les familles. Néanmoins, je dirais que Larry Tremblay a su trouver le ton juste pour raconter l’horreur et les violences d’une guerre lointaine, sise dans un pays arabe innommé[3]. Le texte est écrit dans une langue sobre, traversée d’images simples, une langue terriblement pudique qui voile les atrocités commises en temps de guerre pour mieux les faire affleurer. Les personnages se livrent à plusieurs reprises à de longues tirades, parlent d’abondance à la manière des anciens conteurs qui, comme le rappelle Walter Benjamin, « donne[nt] le ton du récit et rend[ent] compte de [leur] réalité, [ceux] auprès de qui le lecteur aime à se réfugier fraternellement et à retrouver la mesure, l’échelle des sentiments et des faits humains normaux[4] ». Or ici le lecteur trouve rarement le réconfort auprès de ces conteurs qui associent leurs cruels desseins à de nobles sentiments. Zohal, le père des jumeaux Amed et Aziz, parvient à justifier le sacrifice de l’un de ses fils en invoquant la mort de ses parents : « Personne, même le plus coupable des hommes, ne devrait chercher les restes de ses parents dans les décombres de leur maison. » (65) Soulayed, recruteur d’enfants martyrs, insiste sur la cruauté de l’ennemi qui a détruit « la vallée où [leurs] ancêtres avaient planté des jardins magnifiques » (40), se permettant même de citer les poètes pour embellir son discours. Seule Tamara, la mère des jumeaux, accepte d’affronter la réalité : elle insiste pour qu’Amed, l’élu, soit remplacé par Aziz, qui devrait mourir en bas âge des suites d’un cancer incurable. En réfléchissant ainsi, elle déjoue la logique des hommes qui, pour mieux honorer leur Dieu, sont prêts à sacrifier leurs fils.

La première partie du roman, intitulée « Amed », est entièrement consacrée à cette tragédie, laquelle se déroule dans l’orangeraie plantée par l’aïeul, lieu naguère paisible et protégé. L’orangeraie est rapidement envahie par les rumeurs du monde extérieur qui auront raison de sa sérénité. Dans « Aziz », la deuxième partie du roman, on retrouve Amed dans une ville qui est peut-être bien Montréal. Il a vingt ans, il étudie le jeu à l’École et souhaite ainsi donner la parole aux multiples voix qui le hantent depuis l’enfance : « Elles veulent exister pour de bon. Pas seulement comme des fantômes dans [s]a tête. » (147) Son professeur Mikaël, metteur en scène et dramaturge, écrit une pièce dans laquelle un enfant est fait prisonnier par le soldat qui a tué ses parents. Mikaël choisit bien sûr Amed pour jouer le rôle de Sony, l’enfant captif, sans se douter un instant du passé du jeune comédien. La fiction de l’un rejoint la réalité de l’autre. Amed refuse de jouer le rôle de l’enfant, mais accepte de raconter la suite de son histoire à Mikaël. La mise en abyme est donc double, voire triple : le récit d’Amed renvoie à la pièce de Mikaël qui redouble, quant à elle, la structure du roman. Au même titre que le lecteur du roman, enfin le lecteur québécois, le dramaturge fictif écoute et reçoit une histoire qui ne lui est sans doute pas familière, dont l’étrangeté se révèle radicale. La troisième partie, intitulée « Sony », reprend le même procédé, car elle donne à lire les monologues qu’improvise Amed le soir de la première de la pièce : ses tirades rappellent par leur forme celles des hommes de son pays d’origine, comme si le fait de monter sur scène donnait lieu à un autre type de discours et de prosodie. Le contenu de ses tirades constitue cependant un appel à l’humanité et non à la haine. « Je te parle avec de la paix dans ma bouche » (160), lance le personnage de Sony à son agresseur.

À bien y penser, la question centrale du roman serait peut-être celle de l’égoïsme du dramaturge Mikaël, et plus largement de l’écrivain qui, au même titre que le père d’Amed et d’Aziz, est prêt à s’approprier l’existence de l’un de ses comédiens pour servir l’écriture de son texte… À la fin du roman, c’est Amed qui choisit de témoigner en faisant entendre l’une des voix qu’il porte en lui, refusant ainsi le scénario tracé d’avance par Mikaël. La mise en abyme, encore une fois, permet de rejouer le drame en le situant dans l’espace de la fiction. De ces tragédies lointaines, nous ne pouvons, semble-t-il, qu’être les spectateurs impuissants.