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Les trois idéaux-types sociologiques de la domination légitime (la domination traditionnelle, la domination charismatique et la domination légale-rationnelle), théorisés par Max Weber (1971) dans Économie et société), ont certes rendu de loyaux services à ceux qui ont essayé de comprendre les rouages de la légitimité politique dans des conjonctures occidentales et en des temps prémodernes ou modernes. Or, depuis l’oeuvre de Weber, mais surtout depuis quelques décennies, nombreux sont les bouleversements qui sont venus commander un changement d’approche dans la saisie théorique de la domination légitime en tant qu’objet d’étude tout à fait privilégié de la science politique. L’émergence d’un pouvoir politique légitimé avec de plus en plus d’acuité par les identités corollairement à la consolidation et à l’instrumentalisation faites par les gouvernants des nations et des nationalismes, la montée en force et l’omniprésence de ces organisations que sont les partis politiques, la croissance exponentielle du fait technologique, le développement effréné des lois pénales et des systèmes visant leur application, puis l’apparition plus récente d’États alliant développement technologique, nationalisme et autoritarisme, puissances émergentes sises hors de l’Occident libéral, constituent autant de réalités représentant chacune des nouvelles donnes, qui, même prises séparément, suffisent à justifier non seulement l’impérieuse nécessité d’approfondir un virage constructiviste, lequel reconnaît et explore les limites de la sociologie moderne, mais aussi ce besoin incontestable de remettre en doute les biais théoriques « occidentalocentrés » et téléologiques, qui viennent compromettre le juste entendement du phénomène de la légitimité politique. D’aucuns diront que la survenue de ces cinq nouvelles conjonctures ne devrait pas rester sans interpeller l’ensemble des chercheurs qui s’affairent à l’étude des processus de socialisation politique sur lesquels repose la légitimité politique. Ces bouleversements les invitent en effet avec insistance à venir revisiter les théories wébériennes qui cherchaient, au siècle dernier, à expliquer les tenants et les aboutissants du consentement donné par le gouverné à l’autorité exercée sur lui par le corps gouvernant. Et pourtant, aussi directement fût-elle lancée, n’est-il pas stupéfiant de constater que cette invitation n’ait encore à ce jour généré que des échos laissés sans réponse ?

Le cas de l’État chinois offre un point de départ privilégié pour qui souhaite réhabiliter la sociologie politique dans l’analyse de l’autorité légitime parce que les nouvelles conjonctures ayant rendu surannés les idéaux-types wébériens s’y enchevêtrent. À preuve, la Chine contemporaine voit les questions posées par la légitimité politique de ses gouvernants être inextricablement associées à un ressac du nationalisme (Gries, 2004 ; Hughes, 2006), puis à une confusion marquée entre l’État et un parti politique monopolistique, le Parti communiste chinois (Halper, 2012). De plus, un essor technologique sans précédent, à la fois condition, mais surtout conséquence du prodigieux développement économique qu’a connu le pays depuis 35 ans (Sigurdson et Jiang, 2005), est aussi allé de pair avec une pénalisation du droit (Trevaskes, 2010), et ce, d’une part devant l’impératif de juguler les conflits sociaux générés par la distribution inégalitaire des fruits de la croissance (Wang, 2008), d’autre part face à la nécessité de faire taire les circonvolutions de contestations populaires qui, telles celles de 1989, se resserraient autour de la légitimité politique du Parti communiste (Gries et Rosen, 2004), droit de gouverner qui se trouvait alors remis en doute par une part croissante de la population. Ensuite, c’est surtout parce qu’il a été trop souvent soustrait à l’analyse sociologique de la légitimité politique du fait des incongruités qu’on lui reprochait, lesquelles contribuaient à le rendre énigmatique aux yeux de quiconque espérait le comprendre au moyen des théories classiques de la domination, que le cas de l’État chinois, devenu entre-temps l’apanage de la philosophie politique démocratique et de certains juristes positivistes ayant mal lu Hans Kelsen[1], peut maintenant non seulement faire réfléchir sur les limites des théories wébériennes classiques, puis sur les lacunes que comportent les discours actuels en matière de légitimité[2], mais encore faire la preuve de la résolue pertinence de régénérer une sociologie politique de la domination légitime qui serait en pleine concordance à la fois avec ses lieux d’analyse et avec son temps d’application.

D’ailleurs, certaines réflexions peuvent être tirées de ce duopole sur le mode de l’opinion, ici vertement dénoncé, qui s’avère exercé par la philosophie politique démocratique et par le positivisme juridique sur la problématisation de la légitimité politique en Chine contemporaine. Ces réflexions révèlent l’existence d’une paire de verrous qui, en monopolisant l’opinion et en brouillant le regard scientifique, font tous deux obstacles à l’élaboration d’une analyse de la socialisation politique de l’autorité en Chine. Le premier verrou dont il est ici question tient à ce qu’une certaine doxa, qui célèbre l’universalité de la démocratie, stigmatise sans relâche les traits autoritaires d’un pouvoir chinois qu’elle dit illégitime[3]. C’est dans cette veine que s’inscrivent bien sûr tous les thuriféraires de la philosophie politique démocratique, qu’ils soient d’obédience populaire ou libérale, et qui s’entendent, malgré leurs plus grandes divergences, sur un constat commun : puisqu’il manque aux normes démocratiques[4], le pouvoir politique exercé sur la société chinoise ne peut à bon droit prétendre de sa légitimité. Pour les marxistes, le Parti communiste est l’architecte élitiste de réformes économiques inégalitaires, lequel se fait aussi le vénal complice d’une nouvelle classe bourgeoise qui, en échange de faveurs politiques, tolère les privilèges usurpés par une nomenklatura qui prospère des suites d’une révolution démocratique que l’on dit trahie. Pour les libéraux, l’illégitimité du Parti communiste est encore plus patente. L’absence d’élections libres suffit à compromettre cette légalité démocratique, d’où découle obligatoirement pour eux toute légitimité politique. Quant au second verrou, il tient à un positivisme juridique perverti dont les influences transcendent désormais le champ juridique pour venir contaminer les terres de l’opinion d’experts en tous genres. De fait, il est impératif de savoir se distancier de ce positivisme conquérant, qui ne reconnaît pour légitimité que la plus simple des légalités. Ignorant les propos du maître, les disciples mal informés de Kelsen, se voulant ces hérauts résolus de l’État de droit, ont trop souvent transgressé les limites méthodologiques posées par le fondateur du positivisme juridique en amalgamant les questions de l’illégalité et de l’illégitimité. Or, Kelsen n’a jamais posé la question de la légitimité comme telle, mais bien celle de la légalité. Du fait que certains gouvernants ne plient pas leurs actions aux lois, Kelsen n’aurait inféré qu’une preuve de l’illégalité des comportements de ces dirigeants qui manqueraient ainsi, selon lui, aux normes du droit positif. Il aurait désavoué cette horde de juristes éditorialistes se réclamant fallacieusement de ses analyses juridiques en faisant paradoxalement de l’État de droit une grundnorm[5] à valeur universelle, norme fondamentale sur la base de laquelle s’avéreraient formulés des reproches d’illégitimité au Parti communiste chinois, griefs mal avenus véhiculant l’idée que ni ceux qui le composent, ni celui-ci ne se plieraient au principe de l’État de droit. Kelsen était ainsi bien plus préoccupé par l’étude des normes juridiques que par les attributs légitimateurs de l’État de droit et de la règle de droit pour tout pouvoir politique. D’ailleurs, n’est-il pas juste de dire que le juriste américain rappelait toujours avec insistance que la prise en compte des valeurs fondatrices d’une société politique, et donc de la légitimité politique, ne devait en rien intéresser l’étude du droit ?

L’objectif principal du présent essai est d’éclairer ce cas chinois qui fait l’objet de toutes les confusions, en réactualisant la sociologie compréhensive de la domination de Max Weber par l’adjonction de deux nouveaux idéaux-types sociohistoriques – la domination liturgique et la domination panoptique – aux trois idéaux-types sociologiques que le théoricien allemand avait jadis conceptualisés dans ses travaux dévolus à l’autorité. Outre l’explication du phénomène de la légitimité dans le contexte chinois, cet effort analytique espère générer un certain nombre d’apports qui seront utiles aux études portant sur la domination légitime. Tout d’abord, en identifiant le mode opératoire associé à chacun des deux nouveaux types de légitimité ici présentés, modusoperandi de la domination venant conditionner l’environnement au sein duquel se déploieront les sens subjectifs que la pensée wébérienne s’attache tant à décoder, une sociologie compréhensive de la domination légitime ainsi revisitée se trouve à recadrer au centre de ses intérêts la question de la socialisation politique, et donc aussi celle du consentement et des normes liées à celui-ci, questions qui avait été occultées depuis longtemps par les prosélytes de la démocratie et de la légalité devenue légitimité. De plus, une telle théorie politique renouvelée permet à l’analyse de prendre en compte les multiples conjonctures qui ont bouleversé le champ de la domination politique durant les dernières décennies. Toujours en quête de leur plein potentiel historique du temps de Weber, celles-ci ne pouvaient que rester inexplorées par les théories classiques. Aussi la domination liturgique fait-elle montre d’un intérêt certain pour les valeurs promues par les idéologies politiques partisanes et pour les identités nationales, alors que la domination panoptique s’intéresse aux interrelations qui se nouent entre la pénalisation croissante du droit, les manifestations de plus en plus invasives que prend le contrôle social à l’ère du progrès technologique et la multiplication des dérives sécuritaires qui motivent désormais le consentement à de nouveaux types de légitimité politique. Enfin, le fait de revisiter Weber permet de dissiper cet écran de fumée qui, venant brouiller les frontières entre légalité et légitimité, contribue à la popularité de ces téléologies de la démocratie et de l’État de droit, en vertu desquelles la philosophie politique et le positivisme juridique en sont d’ailleurs venus à éclipser la théorie politique dans les discours cherchant à faire sens du problème politique de la légitimité.

Dans un premier temps, les idéaux-types sociohistoriques de la domination liturgique et de la domination panoptique seront théorisés. C’est après avoir démontré l’incapacité théorique des idéaux-types sociologiques classiques élaborés par Weber à fournir une explication convaincante de la légitimité prêtée par la population chinoise au Parti communiste chinois depuis la charge commandée par celui-ci sur la place de la porte de la Paix céleste, lieu emblématique de sa plus vive contestation historique, sur lequel, en mai et en juin 1989, se révoltèrent tous ces damnés des réformes, que l’analyse se servira des idéaux-types sociohistoriques de la domination liturgique et de la domination panoptique pour élaborer une sociologie politique de la domination légitime dans le contexte autoritaire de l’après-Tiananmen.

Théorisation des nouveaux idéaux-types sociohistoriques

La domination liturgique est le premier idéal-type sociohistorique à être considéré dans cette analyse. De prime abord, doit-il être spécifié que c’est sous le mode opératoire de la transcendance que s’exerce cette domination. C’est d’ailleurs ce modus operandi qui vient déterminer, de façon notoire, le sens subjectif donné par les gouvernés à l’autorité politique qui est exercée sur eux par les gouvernants. Dans la domination liturgique, la subjectivation de la domination, qui a pour ultime conséquence de rendre celle-ci légitime par le consentement auquel elle aboutit, est concomitante à l’acceptation par les gouvernés d’une offre faite par les gouvernants, offre en vertu de laquelle ceux-ci s’engagent envers ceux-là à faire sens de l’expérience humaine. Le sens subjectif donné à la domination liturgique par ceux qui y consentent émerge donc de l’acceptation d’une proposition d’ordonner le monde, ordonnancement rendu possible par l’entremise de discours politiques et de références identitaires qui viennent transcender un quotidien saisi d’anomie, marché en contrepartie duquel les gouvernés, alors rassurés par ces nouvelles vérités ontologiques, s’engagent à devenir les débiteurs d’une obligation de soumission rendant légitime une autorité politique qui autrement ne serait qu’arbitraire. En outre, doit-il être souligné que la domination liturgique synthétise en son sein des influences tocquevilienne et bourdieusienne. De Tocqueville, auteur De la démocratie en Amérique, on retient l’importance cruciale de la transcendance pour le maintien et la préservation de la société politique (Antoine, 2003). Quant à Pierre Bourdieu (1976), il inspire surtout en ce qu’il n’a pas cessé de démontrer comment les valeurs et les symboles des dominants perdent toute leur relativité du moment où la violence symbolique leur confère cette aura d’universalité qui viendra subséquemment commander le consentement des gouvernés. Par ailleurs, la domination liturgique a le mérite d’intégrer deux nouveautés sociologiques à l’analyse de l’autorité légitime : les organisations de masse partisane et les nationalismes. Celles-ci étant encore relativement peu étudiées du temps de Weber, il n’y a donc là rien d’étonnant de constater que les idéaux-types sociologiques classiques de la domination se prêtent mal à l’analyse de l’incidence qu’ont pu avoir ces nouvelles conjonctures sur les modes opératoires de la légitimité politique. Enfin, la domination liturgique peut également être désignée sous l’appellation de domination dogmatico-identitaire. Cette dénomination alternative a le mérite de faire ressortir le double canon de normes venant générer et entretenir la transcendance donnant vie à un culte politique, culte en vertu duquel s’avère ultimement légitimée l’autorité politique. Il s’agit, d’une part, du dogme politique, lequel se trouve à être professé par le parti politique au pouvoir, et, d’autre part, du credo identitaire qui fonde, définit et rassemble le groupe devant prêter son consentement à l’autorité. Une interaction dynamique s’établit d’ailleurs entre les deux binômes de cette domination. Plus précisément, les élites politiques se servent du répertoire nationaliste pour alimenter un dogme politique qui viendra aussi ré-imaginer, refonder et entretenir le nationalisme. En définitive, toute analyse de la légitimité politique se trouvant élaborée à partir de l’idéal-type de la domination liturgique doit non seulement s’employer à qualifier le dogme politique et le credo identitaire qui y interviennent, mais également s’évertuer à démontrer comment ceux-ci rendent possible l’entretien d’une logique de transcendance, laquelle s’avère tout à fait névralgique à l’existence du culte politique[6].

Il convient maintenant de s’attarder au deuxième idéal-type sociohistorique à être conceptualisé dans cet essai. D’emblée, faut-il souligner que c’est sous le mode opératoire de la surveillance que s’exerce la domination panoptique. Répondant d’une logique très semblable à celle qui se trouve à l’oeuvre derrière le mode opératoire de la transcendance, ce modus operandi vient à son tour modeler le sens subjectif que les dominés attribuent à la direction politique des dominants. En effet, dans la domination panoptique, si les gouvernés acceptent de prêter leur consentement à l’autorité des gouvernants, c’est que celle-ci vient ultimement garantir la sécurité des corps dans un monde présenté comme instable et dans lequel les périls du chaos, qui menacent de manière intermittente l’harmonie sociale, ne peuvent être endigués que par l’encadrement donné par les prévisibilités de la loi qui châtie et de la technoscience qui surveille. La domination panoptique se pose en héritière avouée de la pensée politique de Jeremy Bentham, jurisconsulte natif d’Albion (2002), et de la sociologie de Michel Foucault (1997), utilitariste anglais. C’est d’abord dans l’oeuvre du premier que cet idéal-type vient non seulement puiser son intérêt pour la prise en compte de la finalité pénale des lois, mais c’est aussi dans la nouvelle conception de l’univers carcéral proposée par le second – par la mise de l’avant de ses projets visant l’établissement de prisons panoptiques –, que la domination ici théorisée tire toute l’importance qu’elle attache aux vertus de l’inspection, puis aux interrelations qui se nouent entre la pénalisation de la justice et le progrès technologique. En outre, il est important de spécifier que la réalité d’une société de la surveillance, telle que celle-ci fut d’ailleurs dépeinte dans le panoptisme de Foucault, s’est voulue une source essentielle d’inspiration dans la conceptualisation de l’idéal-type sociohistorique de la domination panoptique. C’est dans ce cadre précis que s’inscrit justement le concept foucaldien de biopouvoir (Foucault, 1976 ; Bertani, 2003), qui fait état du contrôle politique sur le corps, lequel est lui-même conçu comme cette vie nue (Agamden, 1997) sur laquelle s’impose la discipline promue par les gouvernants. Faut-il aussi insister sur le fait que le contrôle invasif dont il est ici question est le propre de la domination panoptique. Alors que le pouvoir des monarchies s’exerce sur des sujets et que le pouvoir démocratique se déploie sur des citoyens, le biopouvoir s’impose sur le corps, puis sur toutes les réalités se trouvant à grever la vie qui anime celui-ci et que l’on voudra voir régulées par l’autorité politique. Contrôle des naissances, peine de mort, censure des idées, supervision des communications, police de la pensée, répression de la sexualité, encadrement familial, politique hygiéniste et apartheid social sont tous des outils mobilisés par la domination panoptique, laquelle se trouve toujours justifiée par la nécessité d’apporter une sécurité physique et morale au corps du gouverné, corps que l’on cherche à protéger des autres, mais aussi de lui-même – les gouvernants succombant ici aux pires travers d’une forme de paternalisme étatique associée par Immanuel Kant (1990) au despotisme. De plus, tout comme la domination liturgique, la domination panoptique s’intéresse à des faits sociaux en émergence. C’est d’ailleurs dans ce contexte précis, à l’intérieur duquel l’institution panoptique apparaît tel un des plus purs produits de cette rationalité instrumentale qui est à l’oeuvre dans l’entreprise de la technoscience, que s’inscrivent les intérêts dont fait montre la conceptualisation de la domination panoptique pour la technologisation croissante des sociétés et la multiplication des lois pénales. En conséquence, d’aucuns s’étonneront de découvrir que l’idéal-type dont il est question ici puisse également être présenté sous l’appellation de domination techno-pénale. Plus descriptive, cette seconde dénomination fait alors apparaître le fait technologique et la pénalisationdu droit comme étant des vecteurs factuels qui s’avèrent consubstantiels au déploiement du mode opératoire de la surveillance. Par ailleurs, les deux binômes de la domination panoptique sont eux aussi mus par la réalité d’une interaction dynamique. Ainsi, au moment même où l’on a recours à la technologie pour faire exécuter le droit pénal, des lois qui cherchent à punir viennent soigneusement encadrer l’usage qui sera fait de ces nouvelles technologies, conformément au but ultime de s’assurer de leur innocuité pour les lauriers du pouvoir établi. Somme toute, l’idéal-type de la domination panoptique conduit donc l’analyse de la domination légitime qui l’emploie à faire état du rôle joué autant par le fait technologique que par la pénalisation du droit dans l’établissement d’une société de surveillance qui est présentée comme étant destinée à assurer la sécurité de ceux-là mêmes qui, en acceptant d’être placés sous la bonne garde de gouvernants aux intentions benoîtes, se trouvent justement à participer d’une manière décisive à la légitimation d’un pouvoir politique leur étant presque toujours prédateur.

Liturgisme et panoptisme dans la Chine contemporaine

Il est certes vrai que les idéaux-types classiques de la sociologie wébérienne ont pu servir à éclairer d’une manière convaincante les occurrences de domination légitime à survenir dans la Chine pré-Tiananmen. À cet effet, l’idéal-type de la domination traditionnelle a permis de théoriser les fonctions immémoriales jouées par le mandat céleste dans une Chine impériale naguère placée sous la garde antédiluvienne du Fils du Ciel (Tucker, 1997 ; Lam, 1999 ; Guo, 2010). Quant à elle, la domination légale-rationnelle a démontré comment le droit républicain a constitué ce corpus de règles impersonnelles et rationnelles sur lesquelles ont pris assise l’essentiel des légitimités politiques à avoir été prêtées aux gouvernants de la Chine républicaine. Puis, de son côté, l’idéal-type de la domination charismatique a contribué à mettre en lumière les spécificités du cas exceptionnel de la révolution culturelle, période au cours de laquelle Mao Zedong s’est emparé d’un salmigondis de mythes destinés à faire de lui un surhomme aux vertus héroïques, poursuivant de cette manière le but ultime de venir légitimer son pouvoir personnel.

D’une facture plus récente, enclenchées par Deng Xiaoping en 1978, les réformes économiques ont cherché à refonder la légitimité politique du Parti communiste chinois (Weatherley, 2006), cela étant rendu nécessaire depuis que celle-ci avait été lourdement entamée par les dérives charismatiques du maoïsme, lesquelles, à l’occasion du premier Printemps de Pékin de 1979, avaient fait l’objet de contestations populaires si vives que le régime se mit à craindre pour sa survie (ibid.). Les réformes ont alors pris la voie de la promulgation d’une série de normes juridiques destinées à rendre possibles les conditions requises pour l’enrichissement de tous et dont le caractère impersonnel tranchait bien évidemment avec le favoritisme idéologique de la Chine maoïste. En ce sens, les réformes se faisaient l’occasion d’un pacte social par lequel le Parti communiste proposait désormais un nouveau rêve pécuniaire à la population chinoise en contrepartie duquel sera toutefois exigée d’elle la reconnaissance affirmée de la légitimité politique renouvelée de ses gouvernants (Rocca et de Beer, 1997). Or, il a fallu les événements séditieux de 1989 pour montrer les limites d’un tel projet, aussi rationnel fût-il (Béja, 2002 ; Gries et Rosen, 2004 ; Chen, 2005 ; Weatherley, 2006). Dans une Chine où les discours politiques avaient été expurgés de toutes références à la religion ou aux traditions – alors vieilleries pour les uns et pollution spirituelle pour les autres –, il devenait de plus en plus manifeste que la légitimité légale-rationnelle obtenue par l’esprit de modernisation et de rationalisation prodigué par les réformes ne suffirait plus à fédérer dans l’obéissance ces gouvernés, dont une part importante se mit à contester la légitimité de l’autorité qu’ils avaient pourtant reconnue à la nouvelle direction du parti une décennie plus tôt (Pozzar, 2012). C’est effectivement de ce constat qu’ont accouché bon nombre de dirigeants communistes ; eux qui, au même moment, n’avaient nullement l’intention de venir à résipiscence devant les contempteurs du régime, dont les objurgations allaient plutôt conduire les autorités à déclencher, sans la moindre aménité, les violences de Tiananmen, tumultes venant à leur tour nourrir une nécessité de refonder lato sensu la légitimité politique du Parti communiste chinois.

Par ailleurs, faut-il aussi souligner que les nouvelles conjonctures de la légitimité politique qui traversent la Chine de l’après-Tiananmen se trouvent à relever du domaine de l’insaisissable pour les idéaux-types wébériens classiques du simple fait qu’elles font apparaître au coeur même de ces outils théoriques des tensions centrifuges qui contribuent à désarticuler leur nature propre, voire à les priver de toute cohérence interne. À titre d’exemple, l’idéal-type de la domination traditionnelle arrive bien mal à saisir cette récente mise en parallèle du passé et de l’avenir, alors que dans les nouveaux discours cherchant à établir la légitimité politique des gouvernants, le mandat céleste confucéen – qui réapparaît maintenant sous diverses formes – cohabite désormais avec la société technologique (keji shehui – 科技社会) ; celle-ci s’avère d’ailleurs présentée par ses géniteurs comme le parangon par excellence de la réussite du miracle chinois[7]. Que dire également de l’idéal-type de la domination charismatique, dont le regard analytique est monopolisé par la recherche d’un chef aux valeurs héroïques – ce biais tout individualiste le rendant aveugle à la réalité d’un charisme que l’on prête maintenant à un parti politique que l’on dit souvent personnifier la nation (Weatherley, 2006 ; Zhao, 2013) ? Enfin, l’idéal-type de la domination légale-rationnelle n’en finit plus d’être écartelé entre, d’une part, les réalités d’une modernisation passant par la prolifération de lois impersonnelles et la rationalisation du développement, puis, d’autre part, le retour du confucianisme aux fondements du politique et l’émergence de la déraison nationaliste comme vecteur fondamental de la légitimité politique (Weatherley, 2006). Face à ces nouvelles conjonctures, il appert que seuls des idéaux-types sociohistoriques – c’est donc dire des idéaux-types chargés de contextualité – soient idoines pour faire sens de ces apparentes contradictions. Voilà en somme ce qui justifie la pertinence d’appliquer, tour à tour, les nouveaux idéaux-types de la domination liturgique et de la domination panoptique à la Chine de l’après-Tiananmen, dans l’espoir de mieux comprendre ces autres logiques de la légitimité politique, qui, quoique largement ignorées de l’analyse[8], ne sont pourtant pas sans significativement déterminer ces multiples avatars sociologiques qui ont si profondément marqué l’empire du Milieu durant les deux plus récentes décennies de son existence.

Domination liturgique

Au cours des années 1990, c’est en ayant recours à la domination liturgique que les archontes du Parti communiste orchestrent le retour en force de la transcendance sur la scène politique chinoise. Matière première du consentement rendant l’autorité légitime, le sens subjectif que les gouvernés donnent à ce type de domination repose sur un besoin d’ordonner le monde, besoin vivement ressenti à la suite de l’éradication toute récente des piliers spirituels (jingshen zhizhu – 精神支柱)[9] qui, pour certains d’entre eux depuis des millénaires, soutenaient l’ensemble de la société chinoise du précieux fait qu’ils venaient donner une signification profonde à l’existence de tout un chacun. L’un après l’autre seront maintenant détaillés les canons normatifs du dogme politique et du credo identitaire, desquels émerge la réalité d’une transcendance qui donne vie à un culte politique, celui-ci faisant lui-même son nid au coeur de la domination liturgique.

Le dogme politique se matérialise ici dans l’idée-phare, acceptée du plus grand nombre, d’un Parti communiste salvateur et libérateur, seul en mesure de revendiquer le monopole de la vérité idéologique (McGregor, 2012). Aux antipodes de la conception très populaire du parti qui prévalait durant la révolution culturelle, la version léniniste de l’État-parti que promeut le dogme politique actuel fait de cette organisation partisane une avant-garde à demi-déifiée à coups répétés de cérémonials et de slogans, lesquels témoignent du sacré dont les élites politiques l’ont investie. Siégeant au Politburo, les grands bonzes du parti ressassent par le biais de l’appareil idéologique d’État les mantras du socialisme avec des caractéristiques chinoises (zhonguo tese de shehui zhuyi – 中国特色的社会主义), répétés par certains gouvernés bien informés auprès d’une propagande parfaitement rodée, lesquels – reproduisant consciemment ou inconsciemment les leitmotivs de la doctrine politique dans le discours populaire – en deviendront les utiles relais. Or, même si certains y voient la preuve de l’existence d’un nihilisme idéologique exacerbé (Lam, 2010a), venant en conséquence à mettre aux oubliettes des axiomes de la théorie marxiste, le dogme d’un parti qui aime se célébrer lui-même contribue à forger un discours qui permet aux gouvernés de faire sens de l’autoritarisme chinois. À ce titre, la présentation en palingénésie des complots étrangers ourdis contre l’empire du Milieu au fil des siècles, la victimisation récurrente de la Chine, une démographie dite pléthorique, puis la propagation de cette idée voulant que le milliard de paysans qui peuplent le pays soient marqués d’incapacité sur le plan électoral sont autant d’éléments qui viennent nourrir le dogme politique de l’exceptionnalité chinoise ; dogme qui se trouve d’ailleurs invoqué chaque fois que le parti cherche à renforcer sa direction autoritaire en démontrant comment la démocratie risquerait d’aboutir à un chaos social dévastateur, ou encore en insistant sur une vulnérabilité croissante de la patrie devant la profusion étalée de tous ces périls étrangers qui sont alors brandis en épouvantails devant les dévots gouvernés. Rajoutons que ce dogme politique semble d’une telle irrésistibilité que même des figures parmi celles les plus critiques du régime, à l’instar du blogueur Han Han, s’entendent pour reconnaître une inévitable et quasi mystique pérennité au Parti communiste (Rocca, 2013).

Quant à lui, le credo identitaire réifie la nation chinoise faisant d’elle une valeur fondatrice, spontanée, suprême et intemporelle (Zhao, 2004). Celui-ci vient à son tour alimenter le culte politique sur lequel repose la domination liturgique. Pourtant, de ce phénomène national faisant lui aussi intervenir cette transcendance si essentielle à l’établissement de la légitimité politique en Chine, émerge une incongruité toute contemporaine. D’une part, forgée par les discours des élites politiques (Townsend, 1992 ; Fitzgerald, 1995 ; Zhao, 1997 ; Zheng, 1999), d’autre part, étant d’une venue particulièrement récente, la nation décomplexée[10], dont il est question ici, ne répond – contrairement à ce que certains idéologues chinois peuvent si bien prétendre (Zhao, 2004) – ni à une logique primordialiste (Van den Berghe, 1978), ni à une logique d’autonomie ethnologique. Loin d’être une donnée historique, celle-ci s’avère d’abord et avant tout le produit d’une construction sociale qui se trouve aux sources d’un credo identitaire, dont le parti se disant incarner la nation se sert pour se montrer indispensable à la réconciliation d’une société politique qu’il avait jadis divisée en classes antagoniques. De plus, dans une Chine qui s’est départie de ses systèmes de pensée traditionnels et modernes, le credo national sert aussi à combler un vide dans le champ des croyances en offrant au même moment un support mythologique à l’autorité des gouvernants. Par ailleurs, employant un ton vindicatif à l’égard des puissances occidentales et nippone (Zhao, 2013), ce même credo aide les gouvernés à faire sens des nombreuses vicissitudes qui ont marqué leur passé par le blâme qu’il dirige vers l’étranger et le dédouanement corollaire qu’il accorde au Parti communiste[11]. Lancé au début des années 1990 par les conservateurs de Chen Yun qui se trouvait alors à la tête du département de la propagande (Zhao, 2004 ; Shou, 2007), le mouvement d’éducation patriotique (aiguo zhuyi jiaoyu de xianxiang – 爱国主义教育的现象) projette une conception tout à fait essentialiste de la nation et insiste pour faire remonter les origines de celle-ci à l’empereur Qin Shihuang, voire jusqu’à Confucius, et ce, alors qu’il ne fait nul doute que les conditions sociologiques de la nation manquaient entièrement à la Chine traditionnelle – la nation étant un phénomène résolument moderne du fait des procédés de massification sociale desquels son existence dépend[12]. Le discours nationaliste dont le mouvement d’éducation patriotique se veut porteur est donc un nationalisme d’État qui cherche à recadrer dans une optique nationale les conditions du consentement à l’autorité politique dans la conjoncture de la Chine de l’après-Tiananmen. À partir de 1996, l’émergence du mouvement « La Chine sait dire non » (zhongguo keyi shuo bu de xianxiang – 中国可以说不的现象), nommé d’après l’oeuvre éponyme de Qiang Song (1996), a vite démontré comment le credo nationaliste dépeignant une nation forte mais humiliée a été repris par une frange importante de la population qui se trouvait de cette manière à consentir à l’autorité politique des gouvernants ; cette dernière leur apparaissait légitime en raison du scrupuleux respect – dont les dirigeants chinois allaient d’ailleurs publiquement dire vouloir s’acquitter – du suprême devoir que le credo identitaire leur incombait désormais. Celui-ci consistait à rétablir la grandeur passée de l’empire du Milieu, même s’il devenait évident que toutes les turpitudes à venir des gouvernants communistes seraient dès lors recouvertes d’un vernis nationaliste les faisant ainsi passer subrepticement sous silence.

Domination panoptique

Après une décennie marquée par de multiples appels à la libéralisation du système politique[13], la société de surveillance qui apparaît dans les années 1990 se veut le vecteur par excellence de la domination panoptique. Les campagnes gouvernementales contre la pollution spirituelle et contre la criminalité du début des années 1980 avaient déjà projeté un éclairage sur les nouvelles tendances qui guettaient désormais la société chinoise. L’ouverture du pays sur l’étranger se mit prétendument à exposer toute une population à des idées dites décadentes, ce qui ne manquait pas, aux dires de plusieurs dirigeants conservateurs, d’entraîner le risque important d’une déliquescence de la morale collective (Pozzar, 2012). À cela s’ajoute la portée cataclysmale des événements de Tiananmen, non seulement pour la consternante leçon de vulnérabilité qu’ont su en tirer les gouvernants chinois (Béja, 2002), mais encore et surtout pour l’appréhension générale qui se mit dès lors à envahir une population de badauds timorée par quarante ans de dictature arbitraire, population devant laquelle le chaos démocratique sera désormais monté en épouvantail. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que le consentement donné à cette nouvelle forme de domination passe désormais par le partage entre gouvernés d’un sens subjectif particulier, lequel voit en celle-ci une promesse de sécuriser la société, les protégeant d’abord contre les affres de l’anomie sociale tout en préservant ensuite les gouvernants de l’influence corrosive de ces nouvelles idées que l’on qualifie de délétères. Ce prélude dit, ce sont maintenant les deux binômes de la domination panoptique que sont le fait technologique et la pénalisation du droit qui devront être appliqués au cas chinois, puisque ceux-ci sont les vecteurs factuels par lesquels s’exerce cette surveillance – que les gouvernants s’efforcent d’ailleurs de présenter comme bienveillante[14] – du gouverné qui se complaît dans la quiétude que lui apporte l’idée d’une sécurité renforcée.

Le fait technologique s’avère l’essence même de la domination panoptique[15]. Il ne s’agit pas ici de n’importe quel type de surveillance, mais bien d’un contrôle gouvernemental qui met à son profit les innovations techniques dans l’étirement de ses prétentions tentaculaires. Désormais, à la dérobée, l’oeil du pouvoir chinois arrive à percer les espaces privatifs du domicile et de la conscience, bénéficiant d’une forme de cybertotalitarisme (Lam, 2010b) qui orchestre une patrouille incessante et minutieuse des réseaux de communication. La domination panoptique matérialise l’archétype de son totalitarisme doux et insidieux à l’intérieur même des technologies de l’information, là où se brouille la frontière entre le public et le privé, où l’oeil de l’État englobe le tout du social et de l’individu. Loin de faciliter une transition démocratique comme le soutient la thèse du déterminisme technologique, l’Internet semble plutôt favoriser un autoritarisme intrusif (Zhang et Zheng, 2009). Blocage d’adresses IP et filtrage de mots-clés dans les URL (Zheng, 2008 ; Arifon, 2009), muraille de Chine virtuelle (Pozzar, 2012), obligations de contrôle imposées aux fournisseurs de services (Arsène, 2012a), armée d’internautes mandatés pour disséminer des idées pro-gouvernementales[16], censure sur le contenu des sites (Pozzar, 2012 ; Balme, 2013) et projet de rendre obligatoire l’installation d’un logiciel de surveillance sur tous les ordinateurs destinés au marché intérieur[17] : tous des outils mobilisés par une police des réseaux (Chen et Ang, 2011), dont la principale responsabilité est de traquer les idées subversives. Interdits, les réseaux sociaux étrangers sont remplacés par leur copie sinisée sur laquelle le gouvernement a la haute main (Lagerkvist, 2010). Les fauteurs de troubles y sont rapidement remarqués. Du coup et en raison de l’empreinte technologique que ceux-ci laissent dans leur vie virtuelle, les réseaux au sein desquels ils oeuvrent sont aussi promptement connus des autorités. Reliées entre elles par ces mêmes technologies de l’information, une myriade de caméras de surveillance répandues en constellation sur le territoire rend ubiquiste le regard intrusif des autorités (la place Tiananmen est emblématique de cette tendance). Ce dispositif permet d’épier jusqu’à ceux pour qui la technologie reste un luxe rédhibitoire. Enfin, alors que le monde étranger est souvent présenté comme porteur des tares de la déchéance et de la vilénie, et pendant que le gouvernement chinois invoque la bonne gouvernance et la nécessité d’un environnement sain et sûr pour venir aseptiser les réseaux (Wu, 2009 ; Arsène, 2012b), bon nombre de Chinois[18] pensent que c’est à bon escient que la domination panoptique se sert des technologies afin d’assurer une sécurité physique et morale que plusieurs sentent tout aussi menacée par divers désordres, sociaux ou psychiques, desquels une majorité de gouvernés pensent ne pouvoir être protégés que par l’entremise d’un césar institutionnel (le Parti communiste chinois) exerçant consciencieusement sa surveillance (Haski, 2008).

Quant à elle, la pénalisation du droit[19] s’avère aussi un important vecteur de la domination panoptique. D’aucuns s’entendent pour dire que le retour d’une conception légiste et punitive de la loi[20] marque d’autant plus les esprits qu’elle succède au régime émancipateur des droits républicain et communiste, puis à la morale révolutionnaire[21] portée par la Chine maoïste. La loi, instrument ultime du pouvoir des gouvernants, n’est plus présentée comme servant à libérer le citoyen chinois des inégalités consubstantielles au féodalisme, ou encore à émanciper les classes populaires des rapports de domination à l’intérieur desquels ceux-ci étaient retenus par le capitalisme. Désormais, la norme juridique retient surtout l’attention du fait que, posée en amont tout comme en aval à la gestion technologique d’un individu surveillé comme chose corporelle[22], celle-ci poursuit dorénavant l’objectif de venir instituer la surveillance, puis sanctionner le comportement de celui qui met en péril l’harmonie sociale[23], et donc la sécurité de tous. Au fil des dernières décennies, les occurrences de cette pénalisation du droit se sont multipliées d’une manière effarante. Archétype de cette surveillance punitive, la politique du contrôle des naissances (Greenhalgh, 2005) – fruit d’une technoscience démographique s’institutionnalisant dès le début des années 1980 et dont la violation entraînera des sanctions en tous genres – est acceptée aujourd’hui par des gouvernés qui, influencés par les prêches des idéologues gouvernementaux, voient dans la progéniture pléthorique le miroir de la famille malsaine (Kutarna, 2013). Dans les années 1980 et 2000, processus de pénalisation du droit entièrement supportés par la population (Pereenboom, 2005), les campagnes de 1979-1985 et de 2001-2003 entreprises contre le crime (les campagnes yanda – 严打) ont fait la promotion de sanctions pénales draconiennes (Tanner, 1999 ; Trevaskes, 2010). En outre, dans un domaine en pleine émergence depuis la seconde moitié des années 1990, la réglementation des technologies de l’information s’est-elle trouvée assortie de dispositions pénales sévères (Zheng, 2008), censées servir la prohibition de la pornographie et la préservation de l’ordre public, dispositions, rappelons-le, auxquelles ont consenti une majorité de gouvernés (Haski, 2008), ceux-ci les prenant comme un gage autant de sécurité morale que de cette stabilité sociale si impérieuse au développement économique (Heberer et Schubert, 2009). Bien que ces prescriptions soient généralement peu judiciarisées dans les faits, il n’en reste pas moins qu’elles marquent profondément les esprits conséquemment aux exemples toujours fortement médiatisés popularisant ceux qui, ayant osé y contrevenir, se sont fait prendre (Arsène, 2012a ; Pozzar, 2012). Et c’est là que réside toute la force du panoptisme : la surveillance invisible est toujours la plus dissuasive, alors qu’elle sert avec majesté les fins de l’autocensure. Dans un autre registre, il y a bien sûr l’apartheid social engendré par la politique du hukou[24], lequel est renforcé par l’existence d’un système juridique d’autant plus répressif qu’il a récemment cédé à la tentation de la surveillance biométrique, système de ségrégation et de privation de droits subjectifs que les citoyens des villes accueillent tel un rempart contre un exode des campagnes suscité par les promesses du développement économique. Parallèlement, malgré des réformes en profondeur de la sphère judiciaire en Chine, le maintien d’un système inquisitoire au coeur de la procédure qui règle le fonctionnement des tribunaux, puis la pérennisation d’une confusion entre l’exécutif et le judiciaire, ont pour effet de galvaniser encore davantage cette tendance à la pénalisation du droit. Enfin, la sévérité générale des peines, fort bien illustrée par le fait que la Chine se fasse la championne internationale de la peine capitale, celle-ci étant appliquée même pour châtier des crimes non violents, vise d’abord et avant tout à assurer l’exemplarité de la sanction. La sophistication des mises à mort par le moyen des injections légales témoigne aussi de ce nouveau mariage entre technologie intrusive et peine judiciaire. D’ailleurs, c’est justement en considérant l’effet dissuasif du châtiment ultime que la maxime voulant que l’on tue des poulets pour effrayer les singes (sha ji gei hou kan – 杀鸡给猴看) gagne aujourd’hui tout son sens, puis emporte cette adhésion populaire qui est aussi à connotation fortement vindicative (Jiang et Wang, 2008). En effet, principe même du panoptisme, la dissuasion s’avère de nos jours présentée comme étant des plus efficaces non seulement pour assurer la conservation des gouvernés face à la criminalité ambiante, mais surtout comme vecteur d’autodiscipline face à l’éventualité de ces nombreuses dérives comportementales qui font partie de la condition humaine et qui, se plaît-on à dire, sont toujours là, sous le balayage incessant des regards inquisiteurs du pouvoir, à guetter sournoisement le criminel en devenir qui s’ignore souvent encore.

Sortie du totalitarisme : condition et limites de la domination légitime

Les définitions du phénomène totalitaire données par Hannah Arendt, Juan Jose Linz et Raymond Aron, puis celle de Zbigniew Brzezinski et Karl Friedrich permettent de comprendre les logiques du pouvoir moniste dans la Chine de Mao (Chu, 2008), mais se révèlent inapplicables pour comprendre l’éclatement social qui caractérise la Chine des réformes. À cet effet, Sujian Guo (2000) semble bien seul à observer la rémanence du totalitarisme dans la Chine post-maoïste. Un chapelet d’analyses (Arsène, 2012a ; Lagerkvist, 2005 ; Tang, 2005 ; Perry et Goldman, 2007 ; Kang et Han, 2008 ; Zhang, 2011) viennent désormais constater l’émergence d’une société civile qui prospère dans une relative indépendance par rapport à l’État[25]. Or, dans un contexte post-totalitaire (Pye, 2000 ; Thompson, 2001 ; Esarey et Qiang, 2008 ; Jia, 2012), la domination légitime par le consentement n’est possible qu’au rythme même où la coercition pure du totalitarisme s’évanouit dans ses anachronismes et ses abstractions improbables. Le consentement sur lequel repose la domination légitime requiert un espace pour se former, et ce même lieu d’indétermination peut aussi faire germer des résistances envers le pouvoir. Ainsi, le credo identitaire de la domination liturgique rencontre-t-il ses limites dans la naissance récente d’un nouveau nationalisme populaire[26] qui confronte le nationalisme officiel, souvent jugé trop mou, de l’État-parti (Gries, 2004 ; Zheng, 2008 ; Lagerkvist, 2010 ; Arsène, 2012a ; Frenkiel, 2013 ; Zhao, 2013). Quant à eux, les moyens de la domination panoptique se trouvent souvent habilement contournés, comme en témoigne tout un faisceau de stratégies[27] ayant pour résultat de soustraire celui qui le désire du regard inquisiteur que pose le pouvoir sur les technologies de l’information (Lagerkvist, 2005 ; Esarey et Qiang, 2008 ; Zheng, 2008 ; Zhang et Zheng, 2009 ; Pozzar, 2012).

Réflexions conclusives

Ne devant rester ni le pré carré de la philosophie politique, ni la chasse-gardée du positivisme juridique, lesquels imposent tous deux leurs vues étriquées en raison de l’entendement limité qu’ils proposent du phénomène de la légitimité politique, l’étude de l’autorité gouvernementale dans le contexte de l’État chinois exige que l’on vienne revisiter les idéaux-types classiques qui ont été autrefois conceptualisés par Max Weber afin de pouvoir explorer les mécanismes de socialisation politique qui prévalent sous d’autres cieux et à d’autres époques. Sans rompre avec les principes fondateurs de la sociologie compréhensive wébérienne, les idéaux-types sociohistoriques de la domination liturgique et de la domination panoptique donnent ici un second souffle à la théorie politique dans l’exploration scientifique des questions posées par la légitimité politique en s’intéressant aux sens subjectifs sur lesquels vient se greffer le consentement des gouvernés dans un contexte particulier de socialisation politique. Ainsi, les deux nouveaux idéaux-types s’attardent aux modes opératoires de la transcendance et de la surveillance, pour ensuite révéler que la véritable nature du consentement à être donné par les gouvernés au liturgisme et au panoptisme repose sur un double désir de voir ordonner le monde et sécuriser la société. Par ailleurs, il est espéré que le renouveau théorique qui a été proposé ici fasse des émules et suscite d’autres recherches sur la légitimité politique dans des contextes non démocratiques. À cet effet, des analyses portant sur l’autorité légitime dans des États alliant développement technologique, nationalisme et autoritarisme, tels que le Bélarus, la Russie, le Vietnam et l’Iran, pourraient très certainement prendre avantage des idéaux-types élaborés ici pour, d’une part, venir montrer toute l’inanité des réquisits formulés par la philosophie politique démocratique sur l’impossibilité que celle-ci annonce du mariage entre autorité légitime et autoritarisme politique, puis, d’autre part, pour venir faire échec aux prétentions des juristes en démontrant que la règle de droit et l’État de droit ne sont pas des conditions nécessaires pour la légitimité politique.