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Certains théoriciens du politique affirment que le libéralisme est aujourd’hui devenu hégémonique (Breaugh et Dupuis-Déri, 2009 : 11). Si l’on peut être en accord avec une telle affirmation voulant que celui-ci se soit imposé comme seule pensée de la démocratie, dans le monde occidental, il n’empêche qu’il se présente sous plusieurs facettes (Audard, 2009). Dans un ouvrage consacré au Colloque Lippmann, Serge Audier (2008 : 13) rappelle que le néolibéralisme est « faussement transparent » et qu’il ne se réduit pas seulement au visage de l’ultralibéralisme économique. Selon lui, ce colloque, tenu en août 1938 et qui passe pour le fer de lance de l’offensive libérale qui connaîtra son point d’aboutissement longtemps après avec l’arrivée de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher en 1980, ne peut seulement être décrit comme une attaque contre le keynésianisme. Le colloque fut au contraire l’expression de tendances et de divergences qui brisent l’univocité que l’on prête trop facilement au libéralisme ou encore au néolibéralisme. Or, ce qui est affirmé de ce colloque quant au caractère faussement univoque du libéralisme vaut aussi pour son évolution ultérieure.

Par exemple, il est vrai que l’affranchissement individuel des traditions et des pesanteurs de la culture est essentiel au projet libéral. La pierre de touche du libéralisme étant l’individu doté de raison, il est présumé que celui-ci se révèle en mesure de percer, grâce aux puissances de la rationalité, les lois profondes de la nature et du monde social (Vachet, 1988). La raison humaine procure à l’individu la capacité, voire l’obligation de s’émanciper des conditions sociales qui prévalent à un moment précis de l’histoire, ce qui entraînerait une vision libérale indifférente à la multiplicité des situations sociales et des cultures : « They [traditional varieties of liberalism] are also exemplars of a universalist anthropology for which cultural difference is not an essential but only an incidental and transitional attribute of human beings. » (Gray, 2007a : 100) Cette citation de John Gray dépeint bien la vision d’un libéralisme perçu comme arrogant et assuré de sa supériorité à l’égard des conditions particulières des individus.

Une telle façon de voir repose sur un constat général qui n’est pas faux, celui de la primauté ou de la préséance de l’individu sur les collectivités et les traditions. Mais le libéralisme n’est pas un ensemble unifié et nous pouvons trouver, chez certains libéraux, d’étonnantes nuances interprétatives quant aux questions qui touchent à la capacité de la raison d’être un outil de libération individuelle. À cet égard, Friedrich August von Hayek et Judith N. Shklar se sont montrés particulièrement sceptiques quant aux capacités de la rationalité de pouvoir établir un savoir qui permettrait l’émancipation de l’individu. Ces deux auteurs sont cependant fort différents l’un de l’autre : Shklar n’appréciait pas le « dogmatisme » de Hayek et les deux ne partageaient pas la même compréhension de la justice sociale. Pourtant, il est fécond de les examiner en parallèle, ce qui, à notre connaissance, a rarement été fait, du moins d’une manière systématique.

Nous écrivons en parallèle plutôt qu’en comparaison, car un véritable travail comparatif impliquerait un cadre théorique différent, avec l’identification de thèmes et de critères précis à analyser permettant de comparer selon le sens fort du terme (Grosser, 1984 : 135). En fait, si l’exercice comparatif dans le champ de la théorie politique demeure encore dans son « enfance » (Freeden et Vincent, 2013 : 12), il nous semblait cependant nécessaire d’adopter ce qu’Alfred Grosser (1984 : 137) appelait une « préoccupation comparative », laquelle nous permet d’illuminer l’une par l’autre les deux pensées pour en montrer la parenté d’esprit aussi bien que les différences. Plus précisément, en nous inspirant de Francisco Vergara (2002), nous utiliserons la démarche conceptuelle et analytique plutôt que l’approche historique, qui consiste à raconter les étapes chronologiques ayant mené à la formation d’une pensée. Suivant l’approche « analytique », il s’agit d’utiliser des auteurs représentatifs d’une doctrine afin de relever la structure et l’articulation des différents concepts (p. 23-24). Toutefois, il nous faut en dire davantage afin de justifier notre choix d’étudier Hayek et Shklar alors que bien d’autres combinaisons, toutes aussi valables, auraient pu être envisagées. Mais un certain nombre de traits qui les rapprochent et les distinguent tout à la fois nous motivent à les examiner ensemble.

D’abord, cet examen se justifie parce qu’ils sont parfois étrangement oubliés des ouvrages de théorie politique, notamment s’ils sont comparés à John Rawls autour duquel s’est développée une véritable industrie du commentaire (Kukathas, 2006 : 183). Par exemple, dans son important ouvrage d’introduction aux débats contemporains en philosophie politique, Will Kymlicka (2002) évoquait à peine ces deux auteurs, chacun n’ayant droit qu’à une toute petite mention. Certes, tout ouvrage a ses limitations et, dans ce cas-ci, le philosophe canadien a fait du concept de contemporanéité le principe d’organisation de son ouvrage. Cependant, n’est-il pas tout de même un peu étrange que l’un et l’autre soient, en pratique, absents d’un ouvrage de théorie politique alors que Hayek a été, peu importe le jugement que l’on porte sur lui, un penseur majeur au vingtième siècle, que son ouvrage Droit, législation et liberté a été publié en 1982, et que Shklar a publié The Faces of Injustice en 1990 ? En fait, cette dernière reste encore aujourd’hui étonnamment absente d’anthologies se voulant presque exhaustives (Laurent et Valentin, 2012). Ces deux auteurs libéraux ont pourtant encore certaines choses à nous livrer dans la mesure où ils nous rappellent que les conditions de la liberté des individus ont été centrales à la politique du vingtième siècle.

Ensuite, nous verrons que si Shklar se méfiait du « conservatisme des libéraux » (Magnette, 2006a), Hayek et elle demeuraient unis par un même scepticisme quant aux capacités de la théorie politique de proposer des modèles normatifs ou explicatifs, tout en se montrant méfiants envers les collectivismes de toutes sortes. L’idée « d’ordre spontané », chère à Hayek, implique une humilité face aux traditions, voire un rapport positif face à ces dernières. Pour Shklar, c’est son souci pour les victimes qui l’entraîne à développer, à travers son « libéralisme de la peur », une moralité négative qui accorde plus de signifiance aux injustices réelles qu’à la justice théorique puisqu’elle est demeurée préoccupée, comme nous allons le voir, par les différences sociales qui témoignaient d’injustices passées.

Enfin, nous croyons que le rapprochement entre les deux auteurs est pertinent parce que ces deux libéraux se rejoignent sous la notion d’inquiétude. C’est qu’on oublie trop facilement le caractère tragique du libéralisme alors que la question du mal se trouve à son origine (Canto-Sperber et Tenzer, 2006 : 83). C’est pourquoi si ce terme ne vient pas spontanément à l’esprit en parlant du libéralisme, il pourrait bien être plus présent qu’on le croit. En fait, le terme « inquiétude » est loin d’être étranger à la pensée des Lumières et aux libéraux : « De Locke à Condillac, de Buffon à Louis de Lacaze et à Cabanis, de Morelly à Mably et Raynal, l’inquiétude est ramenée du ciel sur la terre et est réacclimatée dans l’ici-bas […] » (Deprun, 1979 : 11). Par exemple, selon Jean Deprun, le jeune Constant avouait dans une lettre que « les inquiétudes morales sur presque tous les objets » et « une défiance presque universelle » lui faisaient sentir « plus que jamais le néant de tout » (p. 14). Et rappelons que John Locke lui-même, dans Essai philosophique concernant l’entendement humain, accordait un statut important à l’inquiétude, qu’il voyait comme « le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes » (2009, Livre II, chap. 20, § 6). Cependant, l’inquiétude peut prendre différentes formes (inquiétude des excès d’étatisme, d’égalitarisme, de la judiciarisation du politique, etc.). Quant à nous, nous emploierons le terme dans une acception proche de celle de Shklar et de son libéralisme de la peur au sens où l’inquiétude, comprise comme une incertitude de ce qui sera, s’inscrit dans le sillage d’une interrogation sur les limites de la raison. Cet ensemble de justifications nous amène à croire que l’examen proposé de ces deux auteurs se révèle intellectuellement fécond, eux qui à des degrés divers ont côtoyé les régimes totalitaires.

Friedrich Hayek ou le libéralisme à tonalité conservatrice

Friedrich August von Hayek représente fort probablement l’intellectuel de droite le plus actif au vingtième siècle (Feser, 2006 : 1), plusieurs ouvrages de divers horizons revenant d’ailleurs sur cette influence, comme l’auteur français Daniel Linderberg dans La raison des Lumières (2009) et le canadien Donald Gutstein (2009). Avec Milton Friedman et les économistes de Chicago, il est vu comme l’un des chefs de file de la pensée économique et sociale qui a marqué l’ère Reagan/Thatcher au début des années 1980, parfois du néoconservatisme américain (Frachon et Vernet, 2004 : 91), voire du conservatisme canadien (Gutstein, 2009).

Alors que la littérature en langue anglaise à propos d’Hayek est considérable, pensons au The Cambridge Companion to Hayek (Feser, 2006), la pensée de Hayek dans le monde francophone paraît avoir été davantage reléguée dans l’ombre, notamment ses premiers écrits. On se rappellera que Raymond Aron (1976 : 118) constatait, dans son Essai sur les libertés, que les idées de celui qu’il décrivait comme un « non-conformiste » « n’ont pas été sérieusement étudiées », celles-ci ayant été rapidement rejetées après une lecture un peu trop sommaire de La route de la servitude. Depuis, il est vrai que des travaux de bonne tenue ont été rédigés en langue française sur Hayek, le plus notable étant celui de Gilles Dostaler (2001) ; Catherine Audard (2009 : 371-384) aussi lui consacre des pages intéressantes. Il n’empêche que, sans être oubliée, sa pensée passe souvent inaperçue dans les milieux universitaires, Hayek restant surtout perçu de manière tenace comme étant le meilleur exemple de l’arrogance libérale décrite plus haut. Arc-boutée sur une conception universaliste aveugle aux différences, la pensée hayekienne ne serait en effet qu’un particularisme déguisé, celui d’une pensée anglo-saxonne idolâtrant le marché au détriment de tout autre aspect de la vie sociale.

Toutefois, une lecture attentive des travaux les plus tardifs de Hayek laisse voir que tel n’est pas tout à fait le cas et que sa pensée se révèle plus paradoxale et singulière que l’image qui en est généralement véhiculée (Rowley, 1993). On y trouve en effet une tension structurelle entre une conception de l’ordre social qui, articulée autour de l’idée d’ordre spontané, paraît bien peu attentive aux spécificités locales et une autre voulant que les individus, en raison des profondes limitations du savoir, sont dépendants, au sens fort du terme, de leur environnement social et culturel. C’est ce qui conduit Hayek à reconnaître, même si ce n’est pas toujours ce qui ressort le plus des commentaires au sujet de ses textes, que les traditions sont incontournables et qu’elles sont des guides pour les individus. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de faire de Hayek ce qu’il n’est pas, à savoir un penseur accordant aux traditions et à l’histoire un poids tel que l’individu ne peut plus s’en libérer. À cet égard, Gray (2007b : 89), l’un des spécialistes de sa pensée, rappelle avec justesse que Hayek se montrait fort critique du nationalisme qu’il voyait, dans la foulée de Karl Popper, comme une forme de retour au tribalisme. « He hated nationalism, rightly seeing in it a force of great destructive power, but he saw it as reversion to tribalism. » Gray avance que Hayek aurait échoué à voir la modernité du nationalisme, c’est-à-dire à reconnaître qu’on ne pouvait le réduire au nazisme et au fascisme. Cette façon de voir s’explique parce que sa pensée a mûri à l’ombre des totalitarismes, ce qui en colore d’une manière toute particulière la dynamique d’ensemble. Gilles Dostaler affirme d’ailleurs que les années passées à Vienne vont être déterminantes pour les idées du futur prix Nobel. Il se trouve en effet dans un contexte où l’inflation s’emballe, où les impôts deviennent de plus en plus lourds et où les socialistes autrichiens parviennent au pouvoir. « C’est de là, écrit Dostaler, que vient sa phobie de l’inflation, sa méfiance à l’égard des masses et de la démocratie, sa conviction selon laquelle l’épargne, vertu morale, est la source de la prospérité. » (1999 : 7) Malgré l’hypothèque du totalitarisme, il n’en demeure pas moins que Hayek était sensible plus qu’on ne veut bien l’admettre à la diversité des expériences particulières. C’est ce qui ressort plus particulièrement de Droit, législation et liberté (2007a), l’un de ses deux grands sommets intellectuels, avec La constitution de la liberté, paru d’abord en 1960 (Hayek, 2011).

Droit, législation et liberté et l’infirmité de la raison humaine

Dans Droit, législation et liberté, Hayek défend ce qu’il estime être les vérités du libéralisme et du constitutionnalisme libéral. Plus précisément, il affirme avoir écrit cet ouvrage pour « combler les lacunes » qui lui sont apparues évidentes après la publication de La constitution de la liberté (2007a : 49). En ce sens, comme il le dit lui-même, l’ouvrage est peut-être moins complet que le précédent, mais il est « plus ardu et personnel » et « plus original » (ibid.). Il n’est pas étonnant dès lors que certains libéraux français vont recommander chaudement ce livre qu’ils décrivent comme un des « chefs-d’oeuvre de la philosophie sociale du XXe siècle » (Nemo, 2007 : 9). Hayek y continue de défier la tradition socialiste, poursuivant ainsi la lancée entamée dans La route de la servitude (2005), ce qui lui permet de préciser sa conception de l’ordre spontané. Car cette pensée « architectonique », pour reprendre l’expression de Philippe Nemo (2007 : 19), est construite autour d’une idée maîtresse qui a fait la fortune de Hayek, pourrait-on dire, et qui est fondamentale chez lui, celle voulant que la société soit un « ordre spontané ». Plus précisément, cette conception se compose, comme l’explique Gray, de trois éléments, soit la thèse de la main invisible, la primauté du savoir pratique ou tacite et la thèse de la sélection naturelle grâce aux traditions (1986 : 118-119). Il en résulte une façon de concevoir l’ordre social comme étant le produit de la complexité sociale et de l’interaction des innombrables décisions individuelles prises, à travers le temps, par les individus :

Par « ordre » nous désignerons toujours un état de choses dans lequel une multiplicité d’éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous ne puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l’ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste ; ou au moins des pronostics ayant une bonne chance de s’avérer corrects.

Hayek, 2007a : 121 [italiques dans l’original]

Les éléments qui sont en interaction sont trop nombreux et changeants pour qu’on puisse percer le secret des mécanismes qui donneraient la clé d’une compréhension du système social. La complexité de ces interactions est si grande qu’elle devient imprévisible, ce qui a pour conséquence d’infirmer toute volonté ou velléité de maîtrise, grâce à l’appareil étatique, des flux économiques et sociaux. Toute planification sociale et économique est ainsi vouée, à plus ou moins long terme, à l’échec, comme Hayek l’a martelé dans La route de la servitude, son ouvrage le plus connu.

Avec une détermination et une vigueur peu communes même pour un libéral, Hayek va affirmer l’idée de la limitation de la raison humaine. Il n’est pas antirationnel, mais il émet de sérieux doutes sur les capacités de la rationalité. À ses yeux, toute l’histoire « fut toujours la reconnaissance des limites du possible, qui a rendu capable l’homme de faire pleinement usage de ses capacités » (2007a : 68). Il écrit que les indéniables progrès de la science ne s’effectuent pas de manière positive, c’est-à-dire par une maîtrise toujours plus grande de notre monde comme le prouveraient les succès atteints par des scientifiques davantage en contrôle du monde physique et de la réalité sociale. Au contraire, le savoir est négatif, car les avancées de la connaissance signifient, croit-il, que les limites de la science sont constamment réaffirmées par les nouvelles découvertes qui se butent à de nouveaux mystères qui, une fois résolus, engendrent à leur tour de nouvelles questions. Par conséquent, « la vérité est que tout progrès de la connaissance scientifique consiste en dernière analyse à comprendre que certains événements sont impossibles » (ibid. : 68, note 1). Ainsi comprise, la raison humaine doit se montrer humble, particulièrement lorsqu’elle fait des découvertes, celles-ci n’étant pas l’affirmation de la toute-puissance de l’homme, mais plutôt la reconnaissance de son incapacité à pouvoir faire ce qu’il veut. Il s’agit d’un véritable leitmotiv chez lui que de dénoncer les prétentions du savoir, c’est même le titre de son allocution lorsqu’on lui décerne le prix Nobel (Connin, 1990 : 299). Car le savoir engendré par les sciences sociales est fragmenté, dispersé et constamment changeant et, au final, subjectif. « In the social order, knowledge is fragmented, dispersed, constantly changing and, ultimately, subjective – that is, belonging to, and only making sense to, a particular person » (ibid.). Cependant, ce n’est pas dire que le savoir des sciences sociales ne soit pas scientifique et qu’il serait inférieur à celui des sciences dures. C’est plutôt que le savoir des sciences sociales ne peut prétendre à la même fixité, ce qui entraîne une incertitude fondamentale.

Dans Droit, législation et liberté, Hayek attribue la paternité de l’idée de la force de la raison constructiviste à René Descartes et à Thomas Hobbes. À ses yeux, Descartes et ceux qui marchaient dans ses traces ont instillé l’idée du « doute radical », c’est-à-dire l’idée voulant qu’il faille rejeter tout ce qui ne peut être prouvé selon une prémisse claire et distincte. Or, Hayek va voir dans le rationalisme cartésien, qui ne tient pour vrai que ce qui peut être déduit grâce à « des prémisses explicites », la racine du rejet des traditions. C’est à partir de ce moment que s’impose la thèse que seules les vérités découvertes grâce à la raison déductive peuvent prétendre à la validité :

Des institutions et pratiques qui n’ont pas été élaborées de cette manière [celle de Descartes] ne peuvent être avantageuses que par hasard. Telle devint l’attitude caractéristique du constructiviste cartésien, avec son mépris pour la tradition, la coutume et l’histoire en général. Seule la raison de l’homme devait le rendre capable de bâtir à neuf la société.

Hayek, 2007a : 72

Dans cet extrait, Hayek déplore que la conception cartésienne du savoir, reprise par Hobbes et bien d’autres, ait conduit à la dévaluation des traditions et du savoir issu de l’histoire, alors que les institutions les plus fondamentales de la société sont souvent le produit d’un processus dont personne ne connaît l’origine. « Le fait de notre irrémédiable ignorance de la plupart des faits particuliers qui déterminent les processus sociaux est, cependant, la raison pour laquelle la plupart de nos institutions sociales ont pris la forme qui est maintenant la leur. » (p. 77) On entend ici la voix d’Edmund Burke, que Hayek respectait grandement, lorsqu’il va tonner contre la Révolution française et sa volonté démiurgique, à ses yeux, de refaire l’ordre social en faisant table rase du passé ; celle de Montesquieu est tout aussi audible, notamment lorsque ce dernier écrivait que « [d]es êtres intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites, mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites » (cité par Hayek, 2007a : 54). Comme Burke et Montesquieu, Hayek affirme que l’homme moderne doit admettre qu’il ne contrôle pas tout :

L’homme moderne ne semble pas tolérer l’idée que nous ne sommes pas libres de choisir à volonté n’importe quelle combinaison de caractères que devrait présenter la société, et de les assembler en un tout viable ; autrement dit, que nous ne pouvons bâtir un ordre social désirable à la façon d’une mosaïque, en triant et retenant à notre gré les aspects particuliers qui nous plaisent le mieux ; et que bien des mesures décidées avec les meilleures intentions ont une longue traîne de conséquences indésirées et que l’on ne pouvait prévoir.

Hayek, 2007a : 166

Les institutions ne sont pas nées du cerveau des hommes mais d’un long et patient phénomène d’évolution historique que personne ne maîtrise parce que les choses sont trop complexes (Dupuy, 1988 : 115). En ce sens, nous pouvons dire que, pour Hayek, l’ignorance se révèle la chose la mieux partagée du monde. Il ne faut pas comprendre l’ignorance ici comme étant un signe de stupidité et un appel à l’irrationalité. Elle doit plutôt se comprendre dans le sens où les individus sont ignorants des véritables mécanismes explicatifs des processus sociaux qui donneraient une compréhension profonde des choses. Aux yeux de Hayek, toute vie sociale repose sur un nombre de règles que personne n’a véritablement pensées, et qui sont en fait le résultat d’un processus dont personne ne connaît réellement l’origine. Mais parce qu’elles sont observées et qu’elles fonctionnent, elles assurent en conséquence un avantage au groupe qui les a adoptées. C’est ainsi que « ce complexe de règles » qu’ils n’ont pas faites n’en finit pas moins par gouverner l’action des groupes qui les ont adoptées (Hayek, 2007a : 87). C’est le principe d’efficacité qui finit par s’imposer parce que l’observance des règles d’une génération à l’autre – et une observance qui n’est pas tant une décision consciente qu’une simple habitude – conduit à de meilleurs résultats.

C’est ce qui amène Hayek à dire que l’homme moderne n’est pas plus avancé qu’aux époques anciennes. « En réalité, un individu ‘civilisé’ peut être très ignorant, plus ignorant que maint sauvage, et néanmoins profiter grandement de la civilisation dans laquelle il vit. » (p. 80) Certes, Hayek ne fait nullement l’éloge du « bon sauvage », dans la mesure où il ne louange pas le bon vieux temps. Mais cette citation permet de comprendre que si l’on reproche à Hayek son évolutionnisme, il faut aussi savoir qu’il reconnaît que l’individu dit civilisé n’est pas supérieur sur le plan de l’intelligence. On trouve chez lui un curieux mélange entre l’idée de la supériorité de la société occidentale et les faiblesses de la raison et qui est peut-être caractéristique des libéraux inquiets. Si le savoir de l’homme moderne a conduit à la supériorité du monde capitaliste, celui-ci est aussi bien plus fragile qu’on le croit puisque la mécanique générale du système a beau être connue, l’interdépendance des éléments qui le composent rend impossible toute véritable connaissance explicative et prédictive.

Chose certaine, plusieurs ont vu dans sa pensée un impérialisme évolutionniste qui, n’osant dire son nom, n’en impose pas moins sa poigne de fer, ce qui s’explique parce que la spécificité du raisonnement hayekien découle de son ancrage dans le droit naturel plutôt que l’utilitarisme. Pour Hayek, « si la société a acquis cette propriété de se réguler elle-même et de ne pas avoir besoin d’intervention extérieure, c’est par une lente évolution pendant laquelle différentes combinaisons d’institutions ont été testées, les combinaisons les moins efficaces ayant été écartées par une sorte de sélection naturelle » (Vergara, 2002 : 186). Ainsi compris, l’ordre naturel ne découle cependant pas d’un principe religieux mais d’une sélection aveugle. Pourtant, cette idée d’un rouleau compresseur libéral écrasant tout sur son passage, pour utiliser une image, doit aussi être évaluée à la lumière des nombreux passages où Hayek se montre attentif à la diversité de l’expérience humaine.

Connaissance et traditions

Sa puissante critique du rationalisme constructiviste amène Hayek, logiquement, à conclure que nous sommes gouvernés par tout un ensemble de règles qui nous sont données par notre culture. Il défend l’idée que les hommes trouvent en eux-mêmes des règles qui les habitent et qui les conduisent sans qu’ils aient une conscience claire de ce qui les gouverne : « Le point important est que tout homme qui grandit dans une culture donnée trouvera en lui-même des règles – ou peut découvrir qu’il agit en accord avec des règles – et reconnaîtra semblablement que les actions des autres sont conformes ou non conformes à diverses règles. » (2007a : 90) Dans ce passage, Hayek reconnaît le principe selon lequel la culture, comprise au sens général du terme, précède l’individu et lui fournit un cadre de pensée qui s’impose à lui.

À vrai dire, cette idée avait été précédemment développée dans un important texte, plus précisément dans un discours prononcé lors du 25e anniversaire du Département de recherche en science sociale de l’Université de Chicago, publié en 1956. À cette occasion, Hayek y va d’une étonnante défense des choses qui devraient rester soustraites au regard des scientifiques. En effet, dans une conférence intitulée Les dilemmes de la spécialisation, il explique que la tâche des scientifiques est de découvrir le rôle et le fonctionnement « des institutions et des traditions particulières » dans le fonctionnement général de la société (2007b : 206). Pour ce faire, les praticiens des sciences sociales doivent cependant utiliser ce que Hayek lui-même appelle « l’acide dissolvant de la raison ». Or, ce faisant, les spécialistes des sciences sociales corrodent les principes ou « fondamentaux » de la connaissance humaine et de la société et qui relèvent de l’univers de la tradition, de la morale, des habitudes et des institutions. Le problème, lance Hayek, c’est que cette attitude enivrante – un « vin capiteux » écrit-il – risque d’entraîner ces spécialistes à miner les fondations de la société. Il ajoute, en guise d’avertissement :

Si nous ne voulons pas devenir des éléments destructeurs, nous devons être assez sages pour comprendre que nous ne pouvons pas nous passer de croyances et d’institutions dont nous ne comprenons pas la signification et qui, de ce fait, peuvent nous sembler insensées. Pour que la vie continue, nous devons en pratique accepter beaucoup de choses que nous ne pouvons justifier, et nous résigner au fait que la raison ne peut pas toujours être le juge ultime des affaires humaines.

2007b : 206

À cet égard, Hayek va dire à peu près la même chose de la langue alors qu’il est souvent affirmé que les libéraux la conçoivent comme un pur instrument, une langue étant interchangeable avec une autre. Pourtant il écrit aussi, dans un texte intitulé Des sortes de rationalisme, que la langue habite l’individu au point de lui donner toute une conception du monde. « La langue que nous apprenons dans notre petite enfance détermine toute notre façon de penser et notre façon de voir et de comprendre le monde, dans une mesure probablement beaucoup plus grande que nous en sommes conscients à ce jour. » (2007b : 145) Il continue en affirmant que la langue fournit, par sa structure même, une façon de penser et que celle-ci est donnée à l’individu sans que ce dernier ne sache trop comment la mécanique de la langue fonctionne. Le voilà ici plutôt éloigné de la pure conception instrumentale de la langue, celle qui est généralement prêtée aux libéraux. Cependant, il se refuse d’en faire un principe politique, par exemple de faire de la reconnaissance de la langue un impératif politique et encore moins de demander une protection de la langue de la part de l’État.

Hayek développe ainsi, dans Droit, législation et liberté, l’idée que, puisque l’Homme est une créature imparfaite nullement maîtresse de son destin, les individus ne peuvent donner une direction précise à l’histoire, car ils n’ont pas la capacité de la diriger de manière consciente. Dans la foulée de son ami Sir Karl Popper, Hayek ne croit pas que l’histoire a un sens et une direction intelligibles. L’homme fait son histoire, mais il la fait sans savoir où celle-ci se dirige, encore que ce ne soit pas dans la « totale inconscience » comme le pensait Bernard Manin (de Salle, 2003). Certes, d’autres vont soutenir qu’il y a bien chez lui une conception évolutionniste de l’ordre social et que celle-ci ne serait, au fond, que la construction d’un « idéologue » (Leroux, 1997). Toutefois, ce complexe aspect de la pensée de Hayek n’a pas toujours été correctement compris, ne serait-ce, comme le remarque Corentin de Salle (2003), parce que Hayek a souvent mentionné que l’évolution n’allait pas toujours vers le mieux.

Cela dit, Hayek a défendu l’idée que la raison de l’homme opère dans des contextes particuliers, ce qui rend son savoir sur le monde dépendant des traditions. C’est ce qui permet de comprendre son rejet de la thèse constructiviste, ce qui ne veut pas dire par ailleurs que le savoir soit nécessairement déterminé par les contextes dans lesquels il se développe. En ce sens, les particularismes (traditions, morale et institutions particulières) font partie de l’ordre spontané qu’ils contribuent à créer. C’est là un élément central chez Hayek, à tel point que sa pensée présente une indéniable dimension conservatrice, laquelle est d’ailleurs mise en lumière par certains auteurs (Gray, 2009).

Cette dimension conservatrice est aussi bien présente chez Hayek lorsqu’il affirme que l’idée de justice sociale est une « illusion » qui contrevient à la véritable justice. Illusion parce que le terme social reconduit l’erreur constructiviste, comme il l’explique dans un texte où il se cabre contre le mot « social ». Il écrit en effet que « nous avons été contraints de répudier l’idéal social parce qu’il est devenu l’idéal de ceux qui, par principe, nient l’existence d’une véritable société, et qui espèrent l’avènement d’une société artificielle et rationnellement construite » (Hayek, 2007b : 366). Ainsi, lorsque la justice se veut sociale, elle fait de la loi un instrument pour lequel elle n’est tout simplement pas habilitée. La loi doit strictement garantir la liberté alors que l’idée de justice sociale, dans la poursuite de son désir et de son idéal d’égalisation des conditions, doit traiter « injustement », nous dit Hayek, les individus (Renaut, 1995 : 438). Hayek, on le sait, se montre particulièrement inquiet de ce qu’il appelle ce « mirage » de la justice sociale et il voit en elle un mot « fouine » qui ne sert, au fond, qu’à la satisfaction des besoins égoïstes de groupes particuliers plus habiles que d’autres pour soutirer les ressources de l’État (Dostaler, 2001 : 104-105). S’il n’est pas contre l’État pour qui il réserve un rôle dans la protection des libertés individuelles et du droit à la propriété (Audard, 2009 : 382-383), il n’en demeure pas moins que la lutte contre le mirage de la justice sociale constitue une dimension essentielle de sa pensée ; c’est là, comme nous allons maintenant le voir, un élément qui le distingue nettement de Judith Shklar qui, bien que méfiante à l’égard des idéologies de la solidarité, tenta de penser l’injustice.

Judith Shklar ou le libéralisme des opprimés

Sans contredit, la pensée de Judith Shklar a été moins influente que celle de Friedrich Hayek, bien qu’on l’ait décrite comme l’une des plus singulières théoriciennes du libéralisme de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle fait figure de grande oubliée, surtout dans le monde francophone où son oeuvre reste peu traduite, hormis quelques textes comme La citoyenneté américaine (1991)[2]. Il existe peu de travaux de langue française consacrés à la pensée de Shklar, à l’exception notable de l’ouvrage de Paul Magnette, Judith Shklar. Le libéralisme des opprimés (2006b). Il faut dire qu’au moment de son décès subit, en 1992, sa pensée normative arrivait à maturité et ne faisait que commencer à s’imposer dans ses écrits. En outre, sa façon de penser, inspirée de Michel de Montaigne à la fois dans son style et dans sa manière de poser les problèmes, pouvait en rebuter certains qui étaient davantage portés aux grandes théories ou à la formalisation dans le genre de John Rawls, son contemporain et collègue à Harvard.

Ce côté presque littéraire n’en fait pas une oeuvre qu’on parcoure pour y trouver des réponses, comme Shklar le reconnaît d’ailleurs elle-même dans Ordinary Vices. Plus modestement, elle se contente de vouloir améliorer la qualité de « nos » conversations et c’est ce qui lui fait dire : « To question our customs is not a substitute for action, and I have not chosen to join any branch of the counseling industry. Indeed I cannot think why any readers of this book would ask for my advice on how to conduct themselves or about what policies they should choose. » (Shklar, 1984 : 226) Cependant, la présence de celle qui a été élue en 1990 première femme présidente de l’American Political Science Association (APSA) a été remarquée dans le monde universitaire américain : « For thirty-five years Judith Shklar was an extraordinary presence in the Harvard government department […] Encounters with Shklar have thus left their mark on a very large group of contemporary political theorists », écrit Bernard Yack (1996 : x) qui, avec Stanley Hoffman et George Kateb (1998), continue de s’inspirer de ses travaux et d’en souligner la pertinence. Son influence se fait toujours sentir, comme en témoigne l’allocution, en 2006, d’Ira Katznelson, président de l’APSA, qui a fondé son discours d’honneur sur le thème central de la pensée de Shklar, soit la peur (2007 : 3-15).

En effet la peur, celle qu’engendrent les actes arbitraires et cruels du pouvoir, constitue selon Shklar la plus grave et la plus dangereuse atteinte à l’exercice de la liberté politique. La peur ne doit pas ici être perçue comme une anxiété positive, mais bien comme un mal profond découlant de la cruauté exercée par les dirigeants politiques. Il faut souligner qu’à l’instar de bien des intellectuels de cette génération, les idées de Shklar se sont développées dans l’ombre des totalitarismes puisqu’elle avait dû fuir, dans sa jeunesse, devant la menace soviétique et nazie qui pesait sur son pays d’origine, la Lettonie. C’est d’ailleurs ce qui la conduit à l’Université McGill, à la fin des années 1940, et à Harvard, où elle obtient son doctorat en 1955 (Shklar, 1996 : 263-279). Celle qui connaissait de près la répression demeure convaincue que la liberté individuelle constitue à la fois le plus fragile et le plus précieux bien, et elle tient à rappeler qu’elle doit être, tout compte fait, la seule finalité du libéralisme : « Liberalism has only one overriding aim : to secure the political conditions that are necessary for the exercise of personal freedom. » (Shklar, 1989 : 21) Les conditions politiques qui rendent possible la liberté sont donc au coeur de sa réflexion.

La pensée de Shklar se résume à gros traits en trois périodes. La première, que nous croyons pouvoir appeler celle du scepticisme post-utopique, comprend ses premiers travaux, dont sa thèse de doctorat et son premier ouvrage, After Utopia (1957). Là elle se montre, comme Hayek, désenchantée quant aux possibilités de la raison humaine et des systèmes politiques qui en découlent. La seconde constitue une sorte de retrait interprétatif et cette période apparaît, a posteriori, comme une véritable archéologie de la pensée politique, notamment des penseurs qui, de Montaigne à (Georg Wilhelm Friedrich) Hegel en passant par Rousseau et Montesquieu, serviront de socle théorique et historique aux oeuvres de sa maturité. Il faut penser ici à son étude sur Jean-Jacques Rousseau, Men and Citizens : A Study of Rousseau’s Social Theory (1969), publiée en 1969 et rééditée en 1985. La troisième période est celle où, inspirée comme plusieurs par A Theory of Justice de son collègue John Rawls (1971), elle s’avance sur un terrain plus proprement théorique pour développer une vision renouvelée du libéralisme. Cette vision rappelle que le libéralisme a d’abord servi à adoucir les souffrances que les humains s’infligent si volontiers les uns aux autres, et que cela en demeure l’ultime finalité. Elle affirme que les théories formelles de la justice, comme celle de Rawls, laissent dans l’ombre la plupart des véritables défis politiques et sociaux qui sont à l’origine de la violence. Ses derniers ouvrages, Ordinary Vices (1984) et The Faces of Injustice (1990), sont de véritables traités des vices et de l’injustice où elle se penche avec lucidité et en profondeur sur l’envers des finalités positives du libéralisme que sont les droits, les vertus et la justice. Son texte sans contredit le plus célèbre et le plus cité, « The Liberalism of Fear », résume l’essentiel de cette démarche intellectuelle (1989 : 21-38).

Le libéralisme de la peur : l’universalisme « négatif » de Judith Shklar

Depuis son premier ouvrage jusqu’à l’énoncé de son « libéralisme de la peur », Shklar défend une sorte d’universalisme négatif. En effet, son libéralisme repose sur un premier constat, celui que partout l’injustice règne. La préoccupation première des individus n’est pas tant de réfléchir à ce qui doit être qu’à éviter ce qui peut leur arriver de pire. Ce libéralisme de la peur démontre une grande sensibilité envers les souffrances dues à des situations particulières qui frappent les individus et sa pensée s’appuie sur cette dimension autant que celle de Hayek est fondée sur le concept d’ordre spontané. Si Hayek se cabrait avec panache, et trop vigoureusement diront plusieurs, contre le rationalisme constructiviste, Shklar va elle aussi à sa façon se montrer fort sceptique à l’égard des modèles théoriques formels.

Sa position prend forme dans son premier travail, After Utopia, thèse de doctorat remaniée et publiée en 1957. Elle constate l’extinction définitive de l’universalisme des Lumières, en particulier le recours au concept d’une nature humaine universelle et perfectible. Elle décrit une condition historique où cet optimisme, mis à mal par la Révolution française, s’est estompé progressivement jusqu’à l’échec catastrophique du bolchévisme et des guerres mondiales.

Shklar définit le projet des Lumières comme étant « [t]he belief that people can control and improve themselves and, collectively, their social environment » (1957 : 219) et, à ses yeux, son effondrement irréversible au début du vingtième siècle infirmait toute vision perfectionniste de l’histoire et du progrès technologique. Une parenté intellectuelle peut ainsi être établie entre Shklar et Hayek en ce qui concerne les prétentions humaines de pouvoir guider une action politique vers un but souhaitable. À de multiples reprises, elle constate que, au moment où elle écrit, il est périlleux de croire que la raison humaine exprimée à travers l’action politique puisse arriver à des fins désirables : « It is next to impossible to believe strongly that the power of human reason expressing itself in political action is capable of achieving its ends. » (1957 : ix) Sous ces conditions, conclut-elle, la théorie politique – dont le rôle est d’éclairer le présent et de proposer un programme pour l’avenir – ne semble plus possible. Cependant, comme on le verra plus bas, elle prendra bien soin de distinguer le scepticisme, dont elle retrace le parcours depuis Platon jusqu’aux Lumières, du « scepticisme hayekien » qu’elle perçoit plutôt comme étant une forme de fatalisme, parce qu’il affirme que toute entrave au libéralisme économique, dans le soi-disant but de soulager certaines injustices sociales dues au capitalisme, entraîne forcément des effets pervers plus sérieux que les maux auxquels on cherche à remédier.

D’ailleurs, Shklar consacre la majeure partie de After Utopia à réfuter les courants fatalistes qui, selon elle, dominent la philosophie politique de cette époque, notamment le fatalisme chrétien, le romantisme, ainsi que la tournure conservatrice du libéralisme tel que le proposaient Hayek et ses contemporains. Pourtant, malgré son opposition vigoureuse à cette Weltanschauung, elle reconnaît en guise de conclusion qu’aucune philosophie sociale n’ose encore proposer d’alternative. « La grande tradition de la philosophie politique, conclut-elle en 1957, demeure en suspens. » (p. 272) Le projet intellectuel de Shklar continue pourtant d’être alimenté par la conviction que la liberté reste le plus grand bien humain, et qu’il s’agit là d’un idéal qui ne doit pas être abandonné malgré tous les échecs figurant à l’histoire. La tâche primordiale de la théorie politique consiste en une « rénovation théorique » du libéralisme même si, en 1957, ce projet lui semble impossible à réaliser. C’est à cette rénovation que Shklar consacrera ses derniers ouvrages. Comme il en sera question plus bas, c’est en subordonnant la raison au souci de l’individu sensible et capable de souffrance qu’elle formulera une version renouvelée du libéralisme.

C’est plus particulièrement à partir du début des années 1980 qu’elle met de l’avant un modèle normatif du libéralisme qui tente de répondre au fatalisme tout en demeurant résolument anti-utopien, un modèle qu’elle baptise le « libéralisme de la peur ». L’observation attentive des sociétés à travers l’histoire l’aura convaincue que les valeurs, les biens ou les vertus universels qui sous-tendent la pensée libérale ont peu d’emprise sur la vie quotidienne. Au contraire, ce sont les maux et les vices qui, parce qu’ils se révèlent porteurs de souffrances journalières, ont une signification forte pour les individus. Pour le dire autrement, bien qu’on puisse débattre de la primauté de telle ou telle vertu libérale ou essayer de s’entendre sur un bien que l’on veut promouvoir, la volonté d’arriver à un consensus reste difficilement atteignable, sinon une vue de l’esprit pratiquement impossible à réaliser. La terreur entretenue par le pouvoir abusif est par contre indéniable, la pire atteinte à l’individu et universellement redoutée. S’il peut y avoir consensus, et il s’agit là d’un espoir bien mince, cela ne saurait être autour d’un bien déterminé rationnellement, mais par la volonté de soulager la pire des conditions existentielles : la peur engendrée par la cruauté en politique. C’est dans ce sens que la vision politique de Shklar cherche à dépasser le fatalisme du libéralisme purement économique, malgré une tournure résolument négative. Voilà une critique – non pas un rejet – de la réflexion théorique qui, à ses yeux, s’est quelque peu perdue dans les contrées de l’abstraction, cette réflexion n’ayant pas toujours été assez attentive aux conditions réelles de l’exercice de la citoyenneté.

Suivant les traces de Montesquieu, Shklar pense que la liberté n’est jamais plus menacée que lorsque règne, au sein de l’espace public, la peur. Elle croit en effet que c’est l’auteur De l’Esprit des lois qui a peut-être le mieux saisi toute l’importance de la peur dans la mesure où il initie sa réflexion à partir de cette expérience fondamentale : « Montesquieu thus does not begin with rights, natural or other. He is concerned with imposition of laws that have one primary object : to relieve each one of us from the burden of fear, so that we can feel free because the government does not, indeed cannot, terrorize us. » (1984 : 238) Avec Montesquieu, Shklar trouve que le « fardeau de la peur », celle d’être abusé, est ce qui pèse le plus sur les épaules des individus.

Dans « The Liberalism of Fear », Shklar cherche à redéfinir les conditions politiques favorables à la liberté en partant de l’observation que la cruauté – et la peur qu’elle entraîne – est la plus dure atteinte à la liberté individuelle. Les principes universels du libéralisme sont refondus de façon à ce qu’ils soient toujours subordonnés à une tâche première, c’est-à-dire celle voulant qu’il faille favoriser l’exercice de la liberté personnelle en diminuant la portée de la cruauté, de l’humiliation et de l’injustice. Il s’agit donc de rejeter l’utopie d’un bien suprême quel qu’il soit en faveur d’une approche non utopique qui cherche à éviter les multiples maux qui frappent les individus :

The liberalism of fear in fact does not rest on a theory of moral pluralism. It does not, to be sure, offer a summum bonum, toward which all political agents should strive, but it certainly does begin with a summum malum, which all of us know and would avoid if only we could. That evil is cruelty and the fear it inspires, and the very fear of fear itself. To that extent the liberalism of fear makes a universal and especially a cosmopolitan claim, as it has historically always done.

1989 : 29

Au lieu de s’interroger sur ce qu’il faut promouvoir, il vaut mieux, avance-t-elle, réfléchir à partir d’une autre expérience, elle aussi universelle, qui est celle de la souffrance, de la cruauté et de la peur. C’est à partir de cet universalisme négatif, si l’on peut dire, qu’il faut concevoir les conditions politiques nécessaires à l’exercice de la liberté, soit celles où les personnes ont le moins à craindre, surtout de la part de l’État : « Systematic fear is the condition that makes freedom impossible, and it is aroused by the expectation of institutionalized cruelty as by nothing else. » (p. 29) Shklar propose donc une philosophie politique qui s’éloigne des « vertus extraordinaires » pour se tourner plutôt vers les « vices ordinaires ».

Pour elle, l’angoisse et la peur sont l’anathème de la liberté, et elles sont omniprésentes, banales même, dans toutes les sociétés et sous tous les régimes. Cela fait de la liberté une denrée rare, qu’on ne peut établir ou promouvoir à partir de principes universels, puisque ces généralisations risquent d’être aveugles aux effets qu’elles peuvent avoir dans des contextes particuliers. Paul Magnette le résume habilement : « Si le libéralisme ne peut se fonder que sur l’expérience d’une souffrance empiriquement et universellement démontrable, […] il faut examiner avec soin, dans chaque société particulière, tous les comportements qui […] menacent [l’intégrité de l’individu et la diversité sociale] » (2006b : 12). Préoccupé par l’injustice, le libéralisme de Shklar a bien peu de sympathie pour un genre de libéralisme qui fait d’abord de la liberté un instrument pour l’épanouissement du moi. Selon elle, il s’agit d’une pensée caractéristique des sociétés très privilégiées, qui tiennent pour acquises leurs libertés fondamentales. Un véritable engagement envers la liberté – engagement universel, si l’on veut – s’inquiéterait d’abord pour les personnes qui sont encore loin de profiter des libertés les plus fondamentales.

Ainsi, le libéralisme de la peur en est un qui se conjugue autour de deux variables, les forts et les faibles, et qui cherche à minimiser le pouvoir des forts à infliger des souffrances aux faibles (Shklar, 1989 : 26-27). Les biens et les vertus du libéralisme sont toujours, et d’abord, mesurés à l’aune du mal qu’ils entraînent. Il n’est donc pas question que la tolérance s’étende à des groupes, des pratiques ou des traditions qui perpétuent la cruauté, l’exclusion ou l’humiliation. C’est pourquoi la diversité et le pluralisme ne sont prisés que dans la mesure où leur contraire – le conformisme – peut s’accompagner de coercition. L’égalité ne constitue pas un bien en soi, mais elle devient désirable lorsque les inégalités excessives donnent lieu aux abus de pouvoir, d’un côté, et à l’envie, la rage et la violence, de l’autre. Par ailleurs, même si elle ne parle pas, comme le fait Hayek, du « mirage » de la justice sociale, Shklar se montre plutôt critique des idéologies de la solidarité, lesquelles ne sont souvent qu’un masque pour la promotion de l’égoïsme d’un groupe :

A concern for human freedom cannot stop with the satisfactions of one’s own society or clan. We must therefore be suspicious of ideologies of solidarity, precisely because they are so attractive to those who find liberalism emotionally unsatisfying, and who have gone on in our century to create oppressive and cruel regimes of unparalleled horror.

ibid. : 36

Shklar reste ainsi toujours fort critique à l’égard des tentatives qu’elle juge trop idéalistes, inefficaces et cruelles pour instaurer l’égalité.

Son opposition, répétons-le, n’est cependant pas aussi forte que celle de Hayek. En effet, si elle reste plutôt froide devant les succès des entreprises de redistribution (Magnette, 2006b : 23), il est également vrai qu’elle croit au rôle de l’État en cette matière, encore qu’il ne s’agisse pas pour la puissance publique de prétendre vaincre la pauvreté. En ce sens, il est possible de conclure que Shklar pense l’action de l’État en ce qui concerne la redistribution comme relevant d’un « égalitarisme négatif » (ibid. : 81). Plus simplement, mais tout aussi difficile, les gouvernements se doivent de remédier aux maux économiques et sociaux qui entraînent de trop grandes inégalités, lesquelles conduisent à des liens de dépendance, de soumission politique ou encore à des événements violents. Cependant, comme on le verra plus loin, Shklar ne part pas d’un principe général de justice ou d’égalité. Ses derniers écrits proposent une sorte de « théorie de l’injustice » qui met en premier non pas des principes universels de justice, comme l’avait fait John Rawls, mais plutôt le sens de l’injustice ressenti par les victimes.

Vers une théorie de l’injustice

Si l’on emploie parfois l’épithète « néolibéral » en parlant de Hayek, il est aussi question d’un « nouveau » libéralisme suivant la publication, en 1971, de A Theory of Justice de John Rawls. À partir de ce moment, le libéralisme, désillusionné par l’histoire, n’admet plus de conception universelle du bien. Rawls va plutôt orienter la réflexion en postulant la priorité du juste sur le bien, et son libéralisme est une tentative de trouver des principes universels de justice pour permettre la coexistence pacifique de conceptions rivales de la vie bonne. La théorie rawlsienne de la justice part d’une condition zéro, soit le fameux « voile de l’ignorance », à partir duquel il est possible de s’accorder sur des principes de justice faisant l’objet d’un « consensus par recoupements » (overlapping consensus) (Rawls, 1997 : 426-427).

Shklar apprécie les efforts démontrés par Rawls pour donner aux débats sur ces questions une plus grande cohérence théorique (Shklar, 1986 : 13). Mais sa propre conception de la justice émet deux objections fortes à ce postulat. À l’instar d’autres théoriciens, elle croit qu’il n’existe pas de condition zéro à l’intérieur du monde vécu. Contrairement à Rawls, elle remarque que les principes de justice, loin d’être universels, sont au contraire instables et déterminés par leurs contextes social, historique et politique ; par conséquent, aucune généralisation ou formalisation purement philosophique ne peut venir à bout de la complexité du vécu. Elle demeure ainsi radicalement sceptique devant l’idée qu’un consensus soit possible, peu importent les conditions. Comme l’écrit Bernard Yack,

[Contemporary pluralists’] efforts to uncover our implicit consensus about justice lead to an infinite regress, an endless shuffle from the good to the just, the just to the rational, the rational to the communicable, the communicable to the shared culture, and so on. At each step, the second term of the pair promises a consensus that will sustain and contain our disagreements about the first – only to reveal itself, in the end, as a new site of disagreement and controversy.

1999 : 1104

Plus encore, Shklar croit que la volonté même d’arriver à un consensus peut être dangereuse, c’est-à-dire que l’idée d’un « sens social commun » (shared social meanings) devient un instrument d’oppression lorsqu’il ne fait que refléter les aspirations des classes privilégiées : « Rien ne serait plus trompeur que d’attribuer le moindre consentement et assentiment à ceux qui ne protestent pas et que de penser que les démunis et les lésés acceptent les conditions de leur servitude au motif qu’ils partagent avec leurs maîtres les ‘significations’ de leur société. » (Shklar, 2002 : 165) Elle répond au pluralisme libéral par une sorte d’inversion : elle renverse l’idée communément admise au sein de la confrérie des philosophes qu’il est nécessaire de penser à partir de la justice. Pour elle, ce n’est pas le fait dominant et ce qui est immédiatement perceptible, c’est plutôt la condition de l’injustice à même le vécu.

Cette observation sert de point de départ à son ouvrage Visages de l’injustice (2002), une critique de ce qu’elle nomme le « modèle normal de la justice », soit le système rationnel de lois et de règlements dont une société se sert pour régler les conflits. Celui-ci a pour souci principal d’identifier les coupables, puis d’imposer sanctions et réparations, bref, de faire respecter les lois qui assurent la pacification de l’ordre social. Il est central à la pensée de Shklar que d’assurer la « justice » selon le modèle normal ne suffit pas à enrayer les injustices ressenties quotidiennement dans la société, que ce soit par les individus ou par des groupes particuliers, et que ces injustices, laissées en plan par une « justice » qui se veut rationnelle et impartiale, peuvent donner lieu à la violence et au désordre social ou encore à une répression qui ne dit pas son nom. C’est pourquoi il lui semble essentiel de se pencher sur le « sentiment d’injustice » ressenti par les victimes car, si l’idéal d’une société juste ne peut être atteint, ce sentiment peut tout de même être révélateur de lacunes importantes dans le modèle normal de la justice. S’inspirant de Montaigne, elle donne l’exemple du rejet, par le mouvement féministe américain, des règles qui existaient auparavant et qui contraignaient les femmes à la sphère domestique. Or, ce rejet ne s’est pas réalisé au nom d’une plus grande compatibilité aux normes d’une justice formelle puisqu’il a fallu au contraire rejeter ces normes :

Considérons à nouveau le sentiment d’injustice qu’éprouvent les femmes. Il existe depuis des siècles entiers […] Pourtant, le sentiment d’injustice éprouvé par les femmes ne comptait pas. C’était tout au plus un désagrément, n’ayant aucune importance sociale. Certaines femmes ne savaient pas accepter de bonne grâce leur infortune. Lorsque, plutôt récemment, on assista à un changement dans la définition publique jusqu’alors inébranlable de ce que les femmes ont le droit social d’espérer, ce fut parce que le mouvement féministe était alors devenu une force politique majeure aux États-Unis. Les vieilles règles devinrent officiellement injustes […]

2002 : 154

Voilà un exemple de ce qui l’amène à interroger la distinction entre malchance et injustice. Elle souligne que le modèle normal de la justice établit une distinction fondamentale entre les deux. Selon la conception usuelle, l’injustice se définit comme une atteinte à la conception rationnelle et impartiale de la justice, atteinte qui résulte d’un acte délibéré de la part d’un coupable et qui doit faire l’objet de réparation ou de sanction. La malchance, par contre, serait le fruit d’un hasard qui, s’il résulte en une injustice au sens plus prosaïque du terme, n’est pas du ressort d’une conception formelle de la justice, personne n’en est responsable, et l’on ne doit pas prévoir de réparations. Pourtant, et c’est là une des forces de son raisonnement, la distinction entre injustice et malchance ne peut être déduite de façon rationnelle à partir de principes abstraits. Shklar avance au contraire, à l’aide de maints exemples, que cette distinction est conditionnée par le climat politique et social qui lui donne naissance, et qu’elle peut en fait servir à perpétuer de graves injustices, d’où l’idée d’une injustice passive. « Par cette notion d’injustice passive, je n’entends pas désigner notre indifférence coutumière au malheur des autres, mais un déni bien plus circonscrit, de nature civique : le fait de ne pas s’opposer aux actes injustes, qu’ils soient privés ou publics. » (ibid. : 15) Dans ces cas, le vif sentiment d’injustice ressenti par les personnes « malchanceuses », pour peu qu’on s’y arrête, peut être révélateur d’injustices occultées par le vocable « malchance ». Par exemple, cette distinction a justifié des comportements jugés injustes aujourd’hui à l’égard de quiconque a eu la « malchance » de naître noir, femme ou, plus généralement, sous une mauvaise étoile.

Shklar est d’avis qu’une conception de la justice qui met l’injustice en premier se soucie moins de préciser l’origine de l’injustice que d’améliorer le sort de ses victimes. La notion d’injustice passive devient ainsi un point central de sa réflexion sur la justice. Il y a injustice passive lorsque ceux qui ont le pouvoir d’améliorer le sort des victimes de malchance choisissent de ne pas le faire. Par exemple, si le modèle normal de la justice ne qualifie pas d’injuste le sort des victimes de tremblement de terre ou de maladie grave, celles-ci sont tout de même victimes d’injustice si l’on ne fait rien pour leur venir en aide. Selon Shklar, le modèle normal de la justice ne comprend aucune obligation morale en ce sens, tant qu’on ne puisse imputer à quiconque le séisme ou la maladie. Il ne s’agit pas ici de culpabiliser l’ensemble de la société, mais plutôt de reconnaître que le sentiment d’injustice ressenti par les victimes d’injustice passive est bien réel et légitime, et que la paix et l’ordre social dépendent de la capacité d’une société à reconnaître ces victimes et à les appuyer. Et si l’on peut parler d’injustice passive lorsqu’il est question de phénomènes naturels comme les séismes, le genre ou la couleur de la peau, c’est encore plus le cas lorsque le mauvais sort est engendré par des actes humains, comme la guerre ou le marché économique. C’est à partir de cette notion de la justice qu’elle critique acerbement le libéralisme économique de Friedrich Hayek. En effet, le modèle hayekien constate froidement que le marché économique fera forcément des gagnants et des perdants et, s’il est normal de s’attrister sur le sort de ces derniers, il faut pourtant le voir comme une conséquence malheureuse mais inévitable de l’ordre spontané. Sur ce point, Shklar admire cependant le courage de Hayek, qu’elle dit unique parmi les libéraux de cette tendance, de reconnaître et d’assumer pleinement les aspects plus sombres de son modèle économique.

Contre le nationalisme libéral

Une question possiblement laissée en suspens par Shklar consiste à savoir jusqu’où le libéralisme de la peur peut accommoder les particularismes afin de corriger les injustices. À coup sûr, le libéralisme de la peur est toujours sensible à la diversité, surtout parce que les différences et les divisions sociales sont souvent porteuses de souffrances. Elle se garde bien, cependant, de porter un regard universellement positif sur les particularismes, car sa manière de comprendre les choses fait de l’exclusion délibérée une forme de cruauté : on comprend que les particularismes, qui se définissent a priori en termes d’inclusion et d’exclusion, génèrent chez elle un malaise certain. C’est pourquoi il n’est pas question de faire de la diversité ou des particularismes un bien en soi. C’est que le libéralisme de la peur se préoccupe d’abord du sort des victimes, tout en reconnaissant que le degré de souffrance infligé par toute politique variera selon la condition de celui ou celle qui la subit. Il s’ensuit que toute politique qui exclut, blesse ou humilie injustement des individus ou un groupe particulier doit être rejetée. Ainsi, la sensibilité aux particularismes demeure secondaire au but premier du libéralisme de la peur, qui est celui de minimiser la souffrance ou alors, dans des cas d’exception seulement, uniquement dans le but de protéger les victimes réelles ou potentielles, et ce, sans pour autant promouvoir le pluralisme.

En effet, selon plusieurs témoins, Shklar n’avait que peu de patience envers toute forme de pluralisme qui cherchait à réconcilier libéralisme et nationalisme ethnique, linguistique ou culturel – Sanford Levinson (2003 : 257) parlera même de son « mépris » pour toute forme de nationalisme à cause de sa propension à multiplier les victimes. Elle refusait de cautionner tout projet politique allant dans cette direction, si bénin qu’il semble. À ce propos, dans The Faces of Injustice, elle écrivait que le partage d’une culture ne peut constituer en soi un gage de justice, la culture pouvant tout aussi bien permettre l’expression de la haine que de la solidarité :

Confondre une culture commune avec une harmonie entre les différents intérêts politiques ne diffère guère d’un tour de passe-passe. En général, ce qu’une culture partage est le langage, qui nous permet entre autres, pour peu néanmoins que nous ne soyons pas trop intimidés, d’exprimer la haine et le mépris que nous éprouvons les uns pour les autres.

Shklar, 2002 : 164

C’est probablement là que s’observe le mieux ce que d’aucuns décriront comme le raidissement de la pensée libérale à l’égard de la reconnaissance des collectifs comme la nation. En ce domaine, on pourrait presque reprocher à Shklar le même genre de dogmatisme fataliste qu’elle reprochait à Hayek en matière d’économie. Si pour Hayek toute intervention économique devait mener au totalitarisme, pour elle, le moindre pas vers l’affirmation nationale risque de mener au conflit ethnique. D’ailleurs, c’est probablement ce raidissement qui permet de comprendre pourquoi des théoriciens du multiculturalisme comme Kymlicka ne s’inspireront guère de Shklar, qui pensait la tolérance au sein des sociétés comme étant une question politique (Audard, 2009 : 589), alors que sa réflexion sur l’injustice aurait pourtant pu se révéler utile pour établir les conditions permettant de penser la reconnaissance ou l’accommodement. Car malgré son souci pour définir l’injustice, elle n’allait pas dans la direction de la reconnaissance chère aux théoriciens inspirés par Charles Taylor.

Conclusion : les deux visages du libéralisme de l’inquiétude

Au final, comment situer ces deux auteurs l’un par rapport à l’autre ? Tant chez Shklar que Hayek on trouve deux formulations du libéralisme qu’on pourrait dire défensives, voire négatives dans la mesure où ces penseurs ont tourné le dos à l’universalisme positif des Lumières et au rationalisme constructiviste. L’un et l’autre partagent la conviction que vivre sans liberté est universellement la pire des conditions humaines – les deux réfléchissent à l’aune des régimes totalitaires qu’ils ont connus de près. Sur ce plan, ils sont caractéristiques de toute une génération d’intellectuels dont la réflexion s’est développée par rapport au sens qu’il faut accorder à la catastrophe totalitaire (Katznelson, 2003). Si cet aspect est parfois perdu de vue, il reste fondamental pour comprendre l’évolution intellectuelle du libéralisme de l’après-guerre, la défaite de l’Allemagne nazie n’ayant été consommée et digérée, sur le plan intellectuel, que graduellement. Cette expérience traumatique fait en sorte que leur réflexion prend cette tournure à haut indice de méfiance à l’égard du rationalisme. On pourra trouver que Hayek en tire des leçons bien différentes de celles de Shklar, mais il n’en demeure pas moins qu’on trouve chez les deux cette même crainte des débordements de la raison.

Par contre, au contraire de Hayek, Shklar a gardé « le réflexe critique de la pensée des Lumières » (Magnette, 2006b : 34). Elle s’indignera plus que Hayek des différences économiques et sociales parce que celles-ci génèrent la peur et la crainte qui paralysent les individus et empêchent leur épanouissement. Et c’est pourquoi elle pensait que l’ignorance de Hayek était « hautement sélective », dans la mesure où celui-ci savait dans quel sens l’histoire se dirigeait (Shklar, 2002 : 113-115). En affirmant que l’adoption des idées qui fonctionnent donne un avantage face à ceux ayant d’autres façons de vivre, Shklar pensait que Hayek justifiait l’idée d’une supériorité de certains groupes sur d’autres et que, par conséquent, il en venait à légitimer le darwinisme social. Elle reprochait aussi à Hayek d’avoir trop mis l’accent sur la propriété privée comme condition essentielle de la liberté, plaçant ainsi l’économie devant le politique. À ses yeux, la propriété privée relève d’un acte de loi, qui résulte lui-même d’une condition politique qui précède la liberté économique. Elle cherchait donc ailleurs le noyau dur du libéralisme en acceptant d’en moduler les principes selon les conditions de vie réelles.

Or, c’est précisément ces modulations que Hayek rejetait au nom d’une conception de la raison qui croit les êtres humains impuissants à contrôler avec succès le développement social. Il voyait dans ce genre d’action positive un premier pas vers le planisme et le totalitarisme, convaincu qu’il était que la complexité de l’ordre social dépasse les capacités de la raison humaine à le maîtriser. Contre la thèse constructiviste, Hayek croyait que les interventions humaines dans le développement économique et social ne pouvaient être planifiées par une agence centrale, sans que cela ne soit suivi par une traînée de conséquences inattendues et néfastes. Cependant, il ne faut pas nécessairement en déduire que Hayek se montrait indifférent au sort des victimes de décisions politiques – qu’on prenne à témoin que les libéraux les plus dogmatiques, comme Ayn Rand, trouvaient que certaines idées de Hayek étaient dangereuses, et Rand lui reprochait d’avoir affirmé que l’État avait certaines responsabilités en matière de régulations de l’industrie (Critchlow, 2007 : 17). Une société à la fois libre et bien ordonnée doit offrir les conditions permettant de restreindre les abus et la souffrance, encore qu’on ne puisse les éliminer, dira Hayek. Contrairement à Shklar, Hayek insistera pour que cet ordre puisse s’établir spontanément, et non à cause de l’action positive des gens qui occupent des postes de pouvoir et de décision. Hayek acceptait avec fatalisme que la liberté fasse naturellement des gagnants et des perdants, et c’est pourquoi il a maintenu que toute tentative de remédier à cet état de choses est vouée à l’échec et ne fera qu’empirer le sort des malheureux.

Et si nous pouvons évoquer brièvement un point qui mériterait toutefois une réflexion approfondie dans un texte ultérieur, on devine que, dans le même sens, les deux auteurs s’opposaient quant à leur conception du système international. Plus précisément, le concept d’ordre spontané présenterait, chez Hayek, des ressemblances avec celui d’équilibre des pouvoirs, ce qui ne serait d’ailleurs pas un hasard (van de Haar, 2011 : 109). « The balance of power well exemplifies Hayekian spontaneous order at the international level, meshing seamlessly with other classical-liberal views on international relations. » (p. 114) Sa pensée l’amènerait ainsi à adopter une conception où l’équilibre international découle d’un processus similaire à celui se produisant à un niveau social, ce qui impliquerait un rejet des tentatives de construire un monde meilleur grâce au concours d’organisations internationales (p. 112). Or, la logique de la pensée de Shklar semble plutôt ouvrir la porte à de telles tentatives : « Can political societies endure the strain between vigilant reporting of cruelty and institutional continuity ? » (Stullerova, 2014 : 42) On ne saura jamais la réponse définitive à cette question – sa disparition soudaine ayant interrompu sa réflexion sur le sujet –, mais on pourrait penser, par exemple, que sa pensée, en cherchant à éviter ce genre de fatalisme et en fuyant l’utopie, trouvait un écho dans le discours sur la sécurité humaine.

C’est que si l’infinie variabilité des conditions de vie falsifie les assertions universalistes quant à la vie bonne, en faisant de la cruauté le mal universel et le souci premier du libéralisme, Shklar affirme au contraire que l’action politique ou sociale pour améliorer le sort de ceux qui souffrent est possible et moralement nécessaire. Elle termine d’ailleurs son essai sur la citoyenneté américaine en insistant sur l’idée que même si de nombreux arguments élevés contre l’idée d’un droit au travail sont valables, il n’en demeure pas moins que « [l]’État doit avoir pour obligation minimale de créer des emplois géographiquement proches du domicile des chômeurs […] » (1991 : 133). Shklar ne parlait pas du droit au travail comme d’un droit fondamental ; cependant, la blessure douloureuse laissée par l’esclavage aux États-Unis faisait en sorte que la condition du travail libre y soit devenue une composante fondamentale de la participation citoyenne (ce qui ne serait pas nécessairement le cas dans un État où la distinction entre le travailleur libre et l’esclave est depuis longtemps oubliée). Ainsi que le remarquait Audard, Shklar (2009 : 514) accordait à la citoyenneté une dimension morale qui allait au-delà de la seule dimension politique. Ainsi son libéralisme, malgré une indéniable tonalité négative, ne verse pas dans le fatalisme. Rappelons à cet égard ce qu’elle écrivait : « Il reste possible, même à notre époque, d’espérer une société meilleure et fondamentalement différente, non qu’il y ait quoi que ce soit dans le présent qui l’indique, mais parce qu’il est nécessaire de le croire, si nous voulons regarder au-delà d’un présent inacceptable. » (Cité par Magnette, 2006b : 39) C’est probablement ici que la ligne de démarcation entre Hayek et Shklar se trace le plus nettement entre ces deux libéraux inquiets, chacun concevant de façon fort différente les conditions politiques les plus propices à la liberté.