Corps de l’article

Regroupant une trentaine de textes, le recueil Les femmes changent la lutte : au coeur du printemps québécois réalise avec brio la mission dont s’étaient investies les instigatrices du projet, Marie-Ève Surprenant et Mylène Bigaouette. À la suite du navrant constat qu’une fois de plus la mémoire de ce mouvement social qu’a représenté la lutte étudiante s’élargissant en contestation populaire s’écrivait au masculin, il était « impératif » d’agir (p. 16) :

Ce livre est né du désir de donner une voix aux femmes et aux féministes, de montrer l’apport incontestable et indispensable des femmes au changement social, et de donner du crédit à celles qui ont rendu cette contestation possible. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de témoigner de l’apport des femmes au printemps érable et d’enrichir notre mémoire collective.

L’ouvrage repose donc sur des témoignages diversifiés de femmes qui, à leur façon, ont pris part à la lutte de façon à la transformer. On y retrouve des porte-paroles issues des organisations étudiantes nationales (Jeanne Reynolds et Camille Robert pour la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) ainsi que Martine Desjardins et Éliane Laberge pour les fédérations étudiantes) qui font part de leurs expériences de lutte; des étudiantes et des étudiants qui se sont organisés sur une base affinitaire (Iraïs Landry pour le Comité femmes GGI (Grève générale illimitée), le collectif de tricot-graffiti Maille à part, Guillaume Cyr, Philippe Dumaine, Marie-Élaine LaRochelle et Maxime Vallée pour le P!NK BLOCK) qui racontent leurs vécus de même que les positions originales mises en avant et souvent marginalisées par le mouvement; d’autres femmes qui proposent des textes plus personnels, parfois sous forme exploratoire, épistolaire ou poétique (Zéa Beaulieu-April, Sophie Jeukens, Françoise Pelletier, Karen Juliette Lalonde, Catherine Lavarenne, Janie Ducharme et Mylène Bigaouette); des militantes qui défendent des principes pour lesquels le mouvement féministe lutte au travers d’essais, manifestes ou de textes argumentatifs (Institut Simone-De Beauvoir, Caroline Roy-Blais, Camille Tremblay-Fournier et Anne-Marie Voisard), des alliées de la cause étudiante qui prennent aussi la plume pour partager leurs apprentissages, actions solidaires et réalisations (notamment Anne-Marie Le Saux, de l’organisme Profs contre la hausse, Sophie Vallée-Desbiens, Karine Philibert et Karoline Demers, pour Infirmières et infirmiers contre la hausse, Isabelle Langlois, de Mères en colère et solidaires, Nesrine Bessaïh, de L’R des centres des femmes du Québec, Manon Massé, militante féministe de longue date et candidate électorale pour Québec solidaire, Véronique Laflamme, de la Coalition Main rouge).

Cette diversité de propos est essentielle puisqu’elle permet de faire percevoir, un tant soit peu, l’étendue des rôles qu’ont tenus les femmes et les féministes au sein du mouvement social. Les divers auteurs et auteures possèdent, à l’échelle individuelle, une perspective qui lui est propre, que l’on peut rapporter à des courants féministes ou idéologiques divergents et qui, parfois, tirent quelques flèches au passage : « L’objectif de ce livre est de donner une voix à ces voix, sans jugement de valeur ni hiérarchie dans la lutte. Loin de nous l’idée de […] présenter les femmes […] comme étant un bloc monolithique et consensuel » (p. 17).

L’ouvrage Les femmes changent la lutte : au coeur du printemps québécois ne présente donc pas d’analyse unifiée, englobante de ce qui s’est passé au printemps 2012, mais se veut plutôt « le miroir de la diversité des actions, des manières de penser et de faire la grève et plus largement la lutte populaire pour la transformation sociale » (p. 17). Cette force comprend toutefois le défaut de sa qualité : en publiant de courts textes écrits par de nombreuses femmes et quelques hommes, des lectrices ou des lecteurs pourraient désirer que telle ou telle analyse soit plus étoffée, que telle critique soit plus aboutie, qu’il puisse y avoir un choc des idées entre les textes plutôt que de se limiter à des monologues. Toutefois, le panorama présenté dans le recueil est bien fait et, pris en tant que tel, était nécessaire au discours ambiant. Le travail fait en amont et qui a mené à la participation de femmes et d’hommes venant de divers milieux, parfois en opposition, mérite qu’on le souligne.

La chercheuse Verta Taylor, dans son ouvrage Feminist Methodology in Social Movements Research, élabore une démarche méthodologique autour d’éléments qu’elle juge pertinent d’inclure dans la recherche sur les mouvements sociaux produits dans une perspective féministe. Les propositions qu’elle avance ne se présentent pas comme des dogmes qui détermineraient la marche à suivre, mais comme des outils pouvant servir si le besoin s’en fait sentir. Celles-ci sont au nombre de cinq : 1) l’intérêt porté au genre et aux inégalités qui en découlent; 2) l’accent mis sur l’expérience quotidienne des femmes en vue de corriger les distorsions présentes dans ce qui s’écrit et se dit habituellement (redonner une voix, c’est transformer l’objet en sujet); 3) la réflexivité qui permet, pour les chercheuses et les chercheurs, de comprendre leurs intérêts propres dans la production et l’interprétation de faits sociaux; 4) la méthode participative encourageant l’autonomisation (empowerment), une diminution de la hiérarchie entre les actrices et les acteurs prenant part au projet et l’inclusion de la communauté à toutes les étapes du processus; 5) l’action qui doit découler des résultats trouvés pour modifier la société de façon qualitative (Taylor, 1998 : 360).

Le processus entrepris par Marie-Ève Surprenant et Mylène Bigaouette menant à la publication du recueil semble s’harmoniser avec ces quelques outils méthodologiques explicités par Taylor. En effet, si le caractère participatif, l’intérêt quant au genre et à ses inégalités ainsi que le vécu même des femmes se trouvent bien évidemment au centre des propos partagés, la réflexivité se taille une place dans l’introduction et la conclusion, mais aussi dans un témoignage intitulé « La conciliation casseroles-famille » et signé Bigaouette (p. 250). Dans ce texte où se mêlent statuts Facebook, réflexions personnelles sur l’engagement et retour sur les expériences vécues lors des manifestations de casseroles qui ont parfois été regardées de haut par une certaine frange militante qui s’intéressait davantage aux actions d’éclats plus « viriles ».

Valérie Lefebvre-Faucher, une des collaboratrices du recueil, traite elle aussi des manifestations de casseroles, mais en répondant, justement, aux critiques de ces « [q]uelques révolutionnaires autoproclamés, mais aussi plusieurs étudiant.e.s [qui] ont entendu dans ces coups répétés le glas de leur soulèvement » (p. 237). Défense de la liberté d’expression, modèle alternatif d’action politique, réappropriation d’un symbole de l’oppression des femmes – destinées aux limites de leurs cuisines – en le sortant de la sphère privée, tandis qu’il devient politique de même que symbole de pauvreté (une casserole vide), ces manifestations ont ouvert des espaces d’échanges favorisant la lutte féministe.

Tout comme Janie Ducharme qui prenait soin de son enfant né en janvier 2012, chez moi aussi, « [nous étions cloué.es] à la chaise berçante avec [un bébé] dans les bras » (p. 248) à avoir envie de participer comme nous le pouvions, mais à constater que la répression policière se faisait de plus en plus prégnante. Le mouvement des casseroles a donc permis de sortir, de participer, de se mobiliser tout en mobilisant ses voisins et voisines.

Je me suis personnellement senti interpellé par divers textes. Ils témoignaient d’événements, d’émotions, de points de vue que je reconnaissais. D’autres parlaient de réalités qui n’étaient pas miennes, avec lesquelles je pouvais être en désaccord. Quelques-uns m’ont aussi permis de remettre en question des certitudes, de faire un retour critique sur mes agissements et de me permettre de grandir en élargissant le spectre des situations auxquelles je suis sensibilisé.

Elle est là la notion d’action subséquente à la recherche mise en avant par Verta Taylor. Micheline Dumont, qui signe la préface, le formule mieux que je ne saurais le faire (p. 9) :

Un bon conseil à la corporation des historiens et à celle des politicologues : il vous sera impossible de discourir sur le « Printemps érable de 2012 » sans prendre en compte les gestes, les analyses, les participations des étudiantes et de leurs alliées. Ce livre […] vient changer la donne. Les femmes ne sont pas marginales, elles sont au centre de l’événement. Si vous ne parlez pas d’elles, c’est que vous êtes myopes. Si vous les placez dans un encadré, vous les insultez […] Relisez le titre : Les femmes changent la lutte. Vos repères seront ébranlés. Ce livre concerne tout le monde.

Ce livre concerne tout le monde, en effet. En recueillant la mémoire et les témoignages pour en assurer la diffusion, Surprenant et Bigaouette ont rendu un service inestimable à quiconque voudra se pencher sur le mouvement social qui a secoué le Québec au printemps 2012. En ne reléguant pas les femmes à la périphérie, mais en les plaçant bel et bien au centre de l’action, position qui tend à ne pas être reconnue par de nombreux commentateurs, l’ouvrage Les femmes changent la lutte : au coeur du printemps québécois corrige efficacement le biais des distorsions que le genre impose à l’analyse sociale.