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Le désir, s’il a été pensé, théorisé et mis en scène de diverses façons à travers l’histoire, a avant tout été présenté comme un désir unique, comme une réalité objective. Dans La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Jacques Derrida rappelle que l’économie du désir dans la tradition philosophique – dans la psychanalyse en particulier – est marquée du signe masculin : « il n’y a qu’une libido, donc pas de différence, encore moins d’opposition en elle du masculin et du féminin, d’ailleurs elle est masculine par nature » (Derrida 1980 : 510). Dans Femmes désirantes : art, littérature, représentations, Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette soulèvent, dès la première phrase de leur avant-propos, le caractère idéal d’un désir envisagé hors des identités sexuelles (p. 11). Or voilà, celui-ci est étroitement intriqué et défini par les commandements culturels, les discours et les pratiques hétéronormés qu’ordonne, produit et reproduit notre société. C’est à partir de ce postulat que Boisclair et Dussault Frenette invitent le lectorat à penser et à problématiser le désir féminin – les désirs féminins – depuis les différentes figures de femmes désirantes que proposent les arts et la littérature.

Cet ouvrage collectif réunit une majorité de textes qui avaient été présentés auparavant sous forme de communications au colloque « Femmes désirantes dans la littérature et la culture médiatique » à l’occasion du congrès de l’Acfas tenu à Montréal en mai 2012. Ils sont assemblés ici et disposés en quatre sections thématiques : « Femmes désirantes dans les arts et intersectionnalité »; « Littérature I : l’âge comme déterminant invisible de l’objet »; « Littérature II : revisitation des codes pornographiques »; et « Désirs et autofiction : difficile production, difficile réception ». Bien qu’ils soient distincts, ces textes suivent tous, ou du moins s’y rapportent-ils implicitement, deux outils théoriques, lesquels, en filigrane, conduisent la cohérence de l’ouvrage.

Le premier de ces outils, indiquent Boisclair et Dussault Frenette, s’envisage par la formule « imaginaire colonisé », telle qu’elle a été proposée par Serge Gruzinski et reprise par Katherine Roussos : elle est employée dans le contexte de ce collectif pour rendre compte de « la prégnance de l’androcentrisme des schémas culturels sur l’imaginaire féminin » (Gruzinski 1988 : 13; voir aussi Roussos (2007)). Les scénarios imaginaires et les fantasmes féminins sont considérés comme des produits historiquement constitués par une culture dominée par le masculin, son imaginaire et ses fantasmes.

Le second outil est celui de « scripts sexuels », concept issu des travaux de John Gagnon et William Simon selon qui chaque personne « introjecte et incorpore des scénarios – des scripts – que nous performons par la suite » (Gagnon et Simon 1973 : 14). En continuité avec le concept d’« imaginaire colonisé », les scripts sexuels suggèrent non seulement que l’imaginaire et les fantasmes féminins seraient sujets à une domination culturelle masculine, mais que le désir même, dans sa conception, son orientation, ses manifestations et sa (re)mise en actes, ne pourrait être libre ni détaché de tout rapport de pouvoir, ce qui rend problématique, par le fait même, la question d’agentivité, à savoir la faculté ou la capacité d’une personne à agir en pleine conscience.

L’entreprise de l’ouvrage Femmes désirantes : art, littérature, représentations consiste ainsi à amorcer un mouvement réflexif et à dessiner une généalogie du désir au féminin : remonter jusqu’à sa source pour ensuite en revisiter les filons, les ramifications, les effets. C’est la tâche à laquelle s’attaque d’emblée Wendy Delorme dans son texte d’introduction, alors qu’elle tend à révéler la « cosmogonie de [s]on imaginaire érotique, [à] toucher sans faire exprès le point névralgique des tout premiers fantasmes que [s]on esprit a conçus » (p. 25). Cette auteure s’interroge sur l’éclosion et le surgissement chez elle de fantasmes violents, dans lesquels elle s’imagine abusée et dans des positions de soumission, envisageant leur origine non pas en termes d’une conception ex nihilo, mais plutôt en se basant sur la notion d’« inception », comme une idée qu’on lui aurait implantée dans le cerveau. En effet, elle comprend « l’émergence et la persistance de ces fantasmes [en tant qu’elles] sont indexées aux représentations culturelles auxquelles [elle a] été exposée » (p. 25), ce qui rend difficile, pour son être sexuel, de se laisser aller à des fantasmes hors de cette « prison mentale » (p. 27) que construit et impose une culture phallocratique.

Delorme marque ainsi le point de départ d’une réflexion qui, dans la section « Femmes désirantes dans les arts et intersectionalité », se déploie et interroge la représentation du désir et de la sexualité féminins dans les arts médiatiques ainsi que leur potentiel agentif et féministe. Cela est fait avant tout, comme le libellé l’indique, dans une perspective intersectionnelle, c’est-à-dire en tenant compte du recoupement et de la superposition des différents types de domination et de discrimination que peut subir une personne ou un groupe de personnes. En analysant un éventail d’oeuvres qui font appel à diverses techniques de représentation, Julie Lavigne, Audrey Laurin, Sabrina Maiorano, Julie Silveira, Jonathan Lamy Beaupré et Philippe Dumaine tentent de discerner les modalités et les stratégies esthétiques par lesquelles l’agentivité féminine et le désir féminin s’affirment et par lesquelles nous pouvons envisager la résistance aux discriminations sexistes, racistes, homophobes, âgistes et classistes, dans le domaine des arts. Parmi ces stratégies, l’autoreprésentation, la subversion des codes traditionnels de l’art visuel, de l’érotisme et de la pornographie (p. 47), le détournement des scripts sexuels usités (p. 62), la réappropriation des clichés et le sabotage de l’« efficacité connotative » des stéréotypes (p. 74) sont de celles qui sont mises en oeuvre par les artistes invoquées dans les textes.

La deuxième section, « Littérature I : l’âge comme déterminant invisible de l’objet », regroupe des textes qui se focalisent sur des personnages féminins dans la littérature romanesque et où l’âge modélise différentes configurations de désirs. Si, dans notre univers social contemporain, la jeune fille doit se plier à « l’injonction à la pureté » (p. 125), se voyant octroyer un caractère chaste et un comportement passif, et si, d’une manière similaire, la femme âgée occupe un lieu où sa sexualité est reléguée du côté de l’asexuel et de l’indésirable, l’affirmation du désir pour ces figures de femmes devient un « acte résolument transgressif » (p. 126). La littérature romanesque offre un terrain fertile pour penser ces contraintes sociales et le dépassement de celles-ci. De la sorte, Lori Saint-Martin, Catherine Dussault Frenette, et Nicole Côté s’appliquent à analyser ce « désir irrecevable » (p. 157) et menaçant afin d’en réfléchir les formes et les débordements. Alors que Joëlle Papillon met en question le désir de la femme en relation avec l’impératif de la beauté intemporelle chez Nelly Arcan, Isabelle Boisclair trouve chez Nancy Huston la possibilité d’une redéfinition du désir féminin qui passe par la construction d’un personnage féminin dont l’âge mûr, parmi d’autres traits additionnés, devient constituant d’une agentivité.

La troisième section, « Littérature II : revisitation des codes pornographiques », s’attache à des disciplines qui mettent en récit différentes pratiques sexuelles. La pornographie, la littérature érotique et le sadomasochisme sont celles qui ont été privilégiées par Stéphanie Kunert, Vincent Landry et Nathanaël Wadbled. La mise en scène de l’acte sexuel, tel que le proposent ces pratiques, les amène à s’interroger sur le rôle et la place du désir féminin dans les rapports et les dynamiques qu’elles impliquent. Puisque historiquement et de façon générale, ces domaines ont été occupés par des hommes, à l’adresse d’un public principalement masculin, le réinvestissement de récits pornographiques et érotiques de même que la réutilisation des codes narratifs et visuels qui leur sont propres placent les femmes qui s’y engagent dans une position ambiguë. En effet, elles tendraient à osciller entre l’écueil de la reconduction de représentations et de discours objectifiants et stéréotypés, et la possibilité de réappropriation de ces récits et l’affirmation, à travers eux, du désir et de la sexualité féminine. Or, si nous suivons ces trois textes, il semble que ce soit en jouant de cette ambiguïté qu’il s’avère possible pour ces femmes de créer divers « assemblage[s] de scripts d’où la domination masculine est constamment combattue par une revendication de la sexualité du sujet féminin comme réappropriation de son corps et de son identité » (p. 225).

La quatrième et dernière section, « Désirs et autofiction : difficile production, difficile réception », est composée des textes de Karen Ferreira-Meyers et de Karine Bellerive, lesquels s’efforcent de définir les spécificités du genre de l’autofiction et l’importance de son avènement dans l’« histoire de la littérature », autant pour les écrivaines que pour leur lectorat. En effet, l’autofiction se présente comme un espace de prédilection pour l’expression d’une parole assumée et la transmission des désirs de personae féminins, en même temps qu’elle s’offre comme un témoignage, s’engageant dans un dialogue intime avec les lectrices et les lecteurs.

Le texte de conclusion, signé par Martine Delvaux, vient parachever la réflexion sur cette question du désir féminin en problématisant le désir lui-même. « Quel désir désirer? » (p. 311) : aussi abstrait ce questionnement puisse-t-il paraître, il n’en est pas moins d’une justesse tout en cohérence avec l’objectif de ce collectif. Si notre imaginaire et nos fantasmes sont susceptibles d’être – peut-être inévitablement – colonisés et si nos actes demeurent toujours pris dans des rapports de force avec les pouvoirs dominants et leurs productions culturelles, que reste-t-il de notre désir? Au fond, qu’est-ce que le désir, en soi? Delvaux, parcourant les oeuvres de Sophie Fontanel et Steve McQueen, propose de penser le désir comme ce qui est constamment agissant, effectif, mais improductif, sans objet, sans finalité, sans point final; comme l’écriture – que Delvaux relie au désir d’un trait d’union (p. 313) – qui nécessite cette abstraction, ce retrait, l’absence d’objet pour exister. Le désir semble donc se trouver dans ce « geste réflexif de femme écrivante » (p. 25) – pour reprendre la formule de Delorme.

Car, au final, c’est ce que permet de constater Femmes désirantes : art, littérature, représentations : un sujet désirant est avant tout un sujet qui se met dans cette posture réflexive, un sujet conscient des cadres et des rapports de pouvoir qui le définissent, un sujet qui sait d’où il parle, d’où il écrit, d’où il crée. Invitant les lectrices et les lecteurs à mettre leur propre désir en question, à en explorer les zones grises, texte après texte, ce collectif monté par Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette s’impose comme une référence incontournable en ce qui a trait à la notion de désir, autant dans le champ des études féministes qu’en littérature et dans le domaine des arts.