Corps de l’article

L’entreprise multinationale oblige aujourd’hui les chercheurs à repenser l’influence des cultures nationales sur les pratiques de travail (Primecz et al., 2011). Les recherches classiques en management interculturel portent sur les différences de cultures nationales, qu’elles soient observées dans le cadre d’interactions interculturelles et d’incidents critiques (Hall, 1984), d’études par questionnaires (Hofstede, 2001) ou d’études ethnographiques (Iribarne, 1989, 2004), et la représentation des cultures nationales qui en découle correspond à des univers certes systémiques mais qui semblent (parce que décrites dans des logiques d’antagonismes et de polarisation) fermés sur eux-mêmes, à la manière de boules de billard qui s’entrechoqueraient lors de confrontations interculturelles (métaphore de Wolf, 1982; reprise dans Salk et Brannen, 2000). Ces confrontations entre cultures nationales sont de plus en plus fréquentes et complexes dans les entreprises multinationales (EMN). Dans les EMN, les protagonistes de cultures nationales développent des pratiques de travail et de management influencées par leurs univers culturels nationaux mais correspondant à des pratiques hybrides qui obligent à dépasser la métaphore des boules de billard. Plusieurs auteurs (Boyacigiller et al., 1996; Brannen, 1998; Brannen et Salk, 2000 plus récemment l’ouvrage collectif de Primecz et al., 2011 ou Yagi et Kleinberg, 2011) soulignent que ces pratiques, et avec elles la culture de travail (working culture), sont aussi négociées par ces mêmes acteurs en fonction de leurs stratégies et de leurs ressources de pouvoir, au sens de Crozier et Friedberg (1982) ou de Strauss (1978). Pour l’instant, peu d’études se sont intéressées à ces ressources de pouvoir, ou à ce que Ferner et al. (2012) appellent plus récemment des capacités de pouvoir ou d’influence (power capabilities). Peu d’études existent également sur l’importance de la sphère d’influence des cultures régionales (Schneider et Barsoux, 2003), et plus particulièrement sur les particularités linguistiques des cultures régionales (Hofstede et Hofstede, 2005). Nous présentons dans cet article une étude de cas sur les cultures de travail perçues de Francohelvétix, le groupe des filiales régionales suisses d’une EMN française. En analysant les capacités d’influence de la maison mère et des filiales, nous montrons pourquoi et comment les contextes régionaux et les différentes langues des acteurs influencent les cultures régionales de travail au sein de la même entreprise. L’article est composé de cinq sections. Dans la première section, nous commençons par une présentation du cadre théorique de l’étude, en définissant la notion de culture de travail négociée ainsi que les différents types de ressources de pouvoir qui peuvent influencer le processus de négociation. Nous présentons ensuite une brève revue de la littérature sur les EMN françaises et sur le contexte suisse en précisant l’apport et les objectifs de notre étude. La deuxième section, consacrée à la méthodologie, présente et discute nos choix dans la collecte d’informations et l’analyse des données. Dans la troisième section, nous présentons les antagonismes culturels nationaux franco-suisses rapportés par les acteurs. Nous relativisons ensuite cette analyse bi-nationale pour nous intéresser dans une quatrième section aux cultures de travail régionales des filiales dans les deux zones linguistiques francophone et germanophone. Enfin, dans une cinquième section, les observations de notre étude sont mises en perspective en discutant les capacités d’influence liées à la langue de la maison-mère et à celles des filiales.

La dynamique de la culture de travail dans les filiales d’entreprises multinationales

Culture nationale et « culture de travail négociée »

La notion de culture nationale en management fait l’objet de nombreux débats qui sont souvent étroitement liés à des questions de méthodologie (Cazal, 2010; Dupuis, 2008). Nous utilisons dans cet article une approche ancrée dans l’anthropologie de Geertz (1973) qui définit la culture comme univers de sens ou système de significations sociales, une approche que l’on retrouve dans la littérature récente chez Brannen (1998), d’Iribarne (2004) ou dans l’ouvrage collectif de Primecz et al. (2011). Cette approche de la culture est centrée sur les pratiques sociales des acteurs et surtout sur les significations sociales que les acteurs associent à ces pratiques (Chanlat, 2008; Dupuis, 1990). Une culture est donc un cadre de référence de comportements, de schèmes cognitifs, de représentations, de valeurs et d’hypothèses fondamentales, partagé par les acteurs d’un groupe social à un moment donné et qui va fonder plus ou moins fortement l’identité du groupe (Schein, 1985). Pratiques et significations sont des construits sociaux qui structurent – au sens de conditionner et non de déterminer – et qui sont structurés par les interactions des acteurs d’un groupe. Cette vision constructiviste de la culture permet d’intégrer l’influence des éléments institutionnels (par exemple le système éducatif ou le système politique) dans le processus de socialisation et dans les interactions des acteurs (Barmeyer et Davoine, 2008). Elle permet aussi une vision plus dynamique, plus évolutive, d’une culture qui se construit, se stabilise ou se transforme dans les pratiques des acteurs, en fonction d’éléments contextuels spécifiques. Il en est de même pour l’identité que l’on peut concevoir comme le résultat psychique des socialisations multiples des acteurs (Dubar, 2010, p. 105), résultat négocié entre identité pour soi et identité pour autrui, ou entre « Self » et « institutionalized identity » (Delmestri, 2006). L’identité pour autrui, institutionnalisée ou « affirmée » peut être considérée comme une ressource symbolique des acteurs dans les interactions interculturelles de l’entreprise multinationale (Delmestri, 2006, p. 1519). Non seulement cette identité (d’individu ou de groupe) évolue, mais elle peut être mobilisée différemment en fonction des interlocuteurs ou des facteurs de contexte (Pierre, 2008, p. 213) : un manager français peut par exemple se définir Français face à un Allemand, Européen face à un Américain, Lyonnais face à un Parisien.

Brannen et Salk (2000) soulignent l’importance d’une telle approche de la culture pour approcher les cultures nationales et pour comprendre la manière dont se construisent les cultures de travail (working cultures) dans l’entreprise multinationale. Dans les EMN, Brannen (1998) conçoit la culture de travail comme culture négociée (« negotiated culture ») à partir de plusieurs cultures d’origine (« cultures of origin ») dans lesquelles se reflètent les histoires sociales particulières des individus dans plusieurs sphères culturelles. Les parcours de socialisation des acteurs – et avec eux leurs identités, leurs représentations, leurs croyances et leurs pratiques – sont en effet conditionnés par une ou plusieurs cultures nationales, mais aussi par des cultures régionales, des cultures d’entreprise, des cultures de métiers et des cultures de secteurs (Schneider et Barsoux, 2003; Sainsaulieu, 1988). Il existe peu d’études sur l’influence des cultures régionales (Heidenreich et al., 2012), lesquelles apparaissent particulièrement marquées dans les pays ayant plusieurs zones linguistiques comme le Canada, la Belgique ou la Suisse (Hofstede et Hofstede, 2005).

Culture négociée et capacités d’influence de la négociation

La culture de travail d’une filiale d’EMN ne dépend pas seulement de ces influences culturelles multiples, elle dépend aussi des ressources de pouvoir, des stratégies et du contexte organisationnel et stratégique des interactions (Brannen, 1998). Des travaux récents d’approche institutionnaliste s’intéressent aux jeux micro-politiques qui se jouent au sein de l’EMN entre acteurs et groupes d’acteurs qui essaient de mobiliser leurs ressources de pouvoir pour influencer l’introduction ou la résistance de nouvelles pratiques (Geppert et Dörrenbächer, 2011; Ferner et al., 2012). Ferner et al. (2012) proposent un cadre conceptuel pour analyser différents types et ressources de pouvoir à disposition des acteurs au niveau de la filiale et du siège d’une multinationale, qui nous paraît pouvoir être mobilisé dans une approche de culture négociée. Ferner et al. (2012) distinguent trois dimensions du pouvoir.

La première dimension est celle du pouvoir lié aux ressources (power of resources), qui comprend pour la maison-mère la capacité d’influencer l’allocation de ressources ou les mécanismes de récompense et de sanction des acteurs. Pour la filiale, le pouvoir lié aux ressources peut venir d’un accès privilégié à une ressource particulière, par exemple une compétence stratégique ou un marché local au potentiel important (Ferner et al., 2012). La deuxième dimension est le pouvoir lié aux processus (power of processes) qui concerne les processus de prise de décision et de contrôle qui peuvent être mobilisés par les groupes d’acteurs dominants. La maison-mère dispose de plusieurs vecteurs d’influence, par exemple les mécanismes de contrôle formels et les mécanismes de légitimité hiérarchique (Ferner et Edwards, 1995). Même dans les entreprises qui adoptent une approche que Perlmutter (1969) définit comme ethnocentrique, c’est-à-dire avec une forte domination du pays d’origine dans la standardisation des processus, les rapports de pouvoir et de contrôle semblent toujours négociés avec les acteurs de la filiale et dépendent des ressources de pouvoir de la filiale (Ferner et al., 2012). Enfin, la troisième dimension correspond au pouvoir lié aux significations (power of meaning) qui regroupe les significations et éléments de discours employés par les acteurs pour légitimer leurs propres demandes et délégitimer les demandes des autres. Plusieurs études montrent l’importance de la langue pour la construction et la négociation de cadres de représentations communs dans la multinationale (Vaara et al., 2005) ainsi que les risques de coalitions qui découlent de la diversité linguistique (Chevrier, 1998). Suivant ce cadre conceptuel, les négociations micro-politiques au sein de la multinationale pour coordonner les pratiques – et par extension, pour faire émerger ce que nous appelons la culture de travail – se feront selon les ressources de la filiale pour ces trois catégories de pouvoir.

Le contexte franco-suisse du transfert de pratiques de gestion : un domaine de recherche peu exploré

Si peu d’études ont été réalisées sur le transfert de pratiques RH et donc sur les effets de pays d’origine dans les filiales européennes d’EMN françaises, ces études présentent en général une approche plutôt ethnocentrique avec des modes de coordination et de contrôle plutôt hiérarchiques et plutôt informels. Redding (2005) décrit une tendance au ‘présidentialisme’ dans des structures organisationnelles fortement hiérarchisées, marquées par une faible communication verticale, une autonomie limitée des employés ainsi qu’un faible niveau de confiance sociale (Redding, 2005, p. 144-145). D’autres études ont montré que les relations entre maison-mère française et filiale étrangère étaient marquées par des liens organiques, des processus de contrôle plutôt informels et une acculturation organisationnelle (Huault, 1996; Jaussaud et Schaaper, 2006). D’autres auteurs (Thory, 2008, p. 66) constatent un effet de pays d’origine assez fort et peu soumis aux influences anglo-saxonnes, qui serait lié à une tradition propre de champions nationaux. Une certaine standardisation des processus est considérée comme un trait caractéristique des EMN françaises (Mcgaughey et Cieri, 1999, p. 237; Grillat et Merignac, 2011). Mais Faulkner et al. (2002) notent que les multinationales françaises, si elles souhaitent établir des pratiques RH standard sur un plan international, laissent les filiales relativement libres de les adapter à leur manière et à leur propre rythme.

Il existe également peu d’études sur la culture de travail ou le style de management suisse et sur les effets de pays hôte dans les filiales suisses de multinationales. L’étude de référence sur le style de management suisse reste celle de Bergmann (1994), qui souligne les nombreuses spécificités d’une culture nationale de travail proche de la culture nationale de travail allemande: la langue écrite de la majorité linguistique est l’allemand, le système de formation professionnelle dual qui forme plus de la moitié de la main d’oeuvre suisse ressemble au système allemand (Schröter et Davoine, 2013), la diversité et l’autonomie des cantons est encore plus accentuée que la diversité et l’autonomie des Länder allemands, les dialectes suisses allemands sont pratiqués couramment et marquent les identités des cantons, et le système de démocratie directe par votations populaires (referendums) est un élément important pour comprendre la forte logique de consensus qui sous-tend les comportements au travail. Les profils de dirigeants sont aussi assez proches du modèle allemand de montagnards, mais avec la particularité qu’un nombre important de ces dirigeants suisses sont aussi officiers de l’armée de milice et détiennent un mandat politique communal ou cantonal (Davoine, 2005; David et al., 2012).

Il existe de fortes disparités culturelles d’un canton à l’autre, disparités liées à des différences d’histoire, de géographie (régions montagneuses, frontières avec les pays voisins), de religions, et bien sûr de langue régionale (Du Bois, 1999). Hofstede et Hofstede (2005) ont comparé les scores des quatre dimensions de l’étude de Hofstede (2001) entre les deux principales régions linguistiques francophone et germanophone et mettent en évidence que le profil culturel suisse alémanique (germanophone) est très proche du profil allemand alors que le profil culturel de la région romande (francophone) est plus proche du profil français, ce que semblent confirmer aussi Bergmann et Ballande (1991). Malgré cette diversité et les fortes identités cantonales, le sentiment d’appartenance nationale reste fort et de nombreux éléments institutionnels, historiques et culturels structurent le cadre de référence collectif au niveau national (Chevrier, 2009). Sa situation particulière de petit pays européen multilingue qui a préféré rester hors de l’union européenne pour garder son autonomie et qui s’est toujours méfié des risques d’ingérence de ses deux voisins français et allemand, sa réussite économique stable, ses niveaux de qualification et de salaire élevés, lui donnent une forte particularité culturelle et viennent renforcer un fort sentiment de fierté nationale. Ce sentiment de fierté nationale et cette forte volonté d’autonomie sont visibles dans les relations que les filiales suisses entretiennent avec leur maison-mère, mais les pratiques des filiales suisses se caractérisent aussi par une grande capacité d’adaptation et de négociation culturelle par rapport à des maisons-mères allemandes et américaines (Schröter, 2014; Schröter et Davoine, 2013). Dans le cas de filiales suisses de multinationales françaises, l’étude de Chevrier (1998) laisserait supposer que le modèle culturel dominant de l’entreprise française serait plus difficilement compatible avec le style de management suisse. Pour Chevrier, le modèle suisse est caractérisé par un mode de fonctionnement de définition de règles et de responsabilités formelles, une distance hiérarchique faible, une recherche active du consensus et l’application du principe de subsidiarité, alors que le modèle français se caractérise plutôt par la centralisation, la concentration du pouvoir et des décisions et une distance hiérarchique plus forte.

Méthodologie de l’étude de cas

L’étude de cas a été réalisée dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les pratiques de GRH et de management dans les filiales de multinationales en Suisse. Dans le cadre de ce projet, comportant une trentaine d’études de cas de filiales d’EMN allemandes, américaines, françaises et suisses, nous nous focalisons pour cet article sur le cas de Francohelvétix, qui a été identifié comme étant un cas exemplaire pour identifier les effets de pays d’origine spécifiques aux multinationales françaises.

La démarche de collecte d’information

Nous avons réalisé une recherche approfondie que l’on peut qualifier d’« embedded case study » ou étude de cas encastrée (Yin, 2003). Le phénomène de négociation culturelle est observé au niveau de quatre sites, dont les cultures, les langues régionales ainsi que l’histoire avant l’acquisition varient : il s’agit de quatre unités d’analyse, encastrées dans le contexte d’un même cas. Une approche qualitative par étude de cas nous paraît ici pertinente pour comprendre des processus sociaux complexes et pour identifier les facteurs multiples qui influencent ce phénomène (Eisenhardt et Graebner, 2007, p. 26). Si les résultats obtenus avec une approche par études de cas ne permettent pas une « généralisation statistique », la confrontation avec la littérature existante permet d’augmenter significativement la fiabilité et le potentiel de « généralisation analytique » des résultats (Eisenhardt, 1989; Hartley, 2004). Une recherche qualitative permet une plus grande validité interne et une plus grande validité du construit (Gibbert et al., 2008, p. 1468). La validité du construit peut être assurée par une triangulation des données collectées, ce que nous avons fait en interrogeant une vingtaine de managers, en réalisant une analyse complémentaire de documents internes (documents stratégiques, processus et outils RH, descriptions de fonction…) et en discutant les résultats de notre étude avec le comité de direction et plusieurs membres du service RH.

Pour des raisons d’anonymisation, le secteur d’activité de Francohelvétix ne sera pas mentionné. Il s’agit d’une multinationale d’origine française qui s’est développée en Suisse en rachetant dans les années 1990 l’entreprise familiale Helvétix, dont la direction était dans une grande ville de Suisse alémanique. Lors de leur rachat, l’entreprise Helvétix comptait quelques centaines de collaborateurs, principalement en Suisse alémanique. Aujourd’hui, l’entreprise compte en Suisse environ un millier de collaborateurs, répartis dans toute la Suisse, avec une structure de directions régionales coordonnées par une direction nationale localisée sur le site de l’ancienne entreprise Helvétix. Le comité de direction de Francohelvétix (douze membres) est composé à majorité de cadres français ayant fait leur carrière dans le groupe, d’un directeur suisse romand et de quatre directeurs suisses allemands.

Francohelvétix est un groupe multinational qui conserve peut être une dimension plus typiquement française que d’autres groupes multinationaux. On constate une attitude plutôt ethnocentrique dans le management de ses filiales étrangères : la maison-mère montre une forte volonté de transférer ses pratiques, ses processus, sa culture d’entreprise et son personnel vers ses filiales étrangères. Cette approche est aussi visible dans le choix volontaire de la langue française comme langue officielle des affaires au sein de cette EMN. La présence d’expatriés français venant de la maison-mère aux postes les plus importants de la hiérarchie des filiales est un autre élément caractéristique d’une approche ethnocentrique.

Vingt entretiens semi-structurés d’une durée comprise entre 60 et 90 minutes ont été menés avec des managers de quatre sites sur cinq, relativement représentatifs de l’encadrement de l’entreprise, dans les trois domaines de la production, du commercial et de l’administration.

Tableau 1

Caractéristiques de la population des 20 personnes interviewées chez Francohelvétix

Caractéristiques de la population des 20 personnes interviewées chez Francohelvétix

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Le guide d’entretien était constitué de 10 questions ouvertes, auxquelles venaient s’ajouter des questions de relances. La première partie concernait l’interviewé(e), sa formation et son parcours professionnel, sa fonction dans l’entreprise, son ancienneté chez Francohelvétix et/ou dans le groupe français. La seconde partie était liée à la culture d’entreprise de Francohelvétix et aux liens que la filiale suisse entretient directement ou indirectement avec le groupe. Nous avons insisté plus particulièrement sur les valeurs prescrites, les processus, la relation avec le supérieur ainsi que sur l’ambiance générale de travail. La troisième partie du guide est consacrée aux interactions interculturelles de l’interviewé, pour essayer d’appréhender son expérience quotidienne avec des interlocuteurs (clients, partenaires ou collaborateurs) qui ont des manières de faire, des façons de penser différentes. Les entretiens ont été menés par un chercheur suisse romand, et les entretiens avec les interlocuteurs germanophones ont été réalisés en allemand. Suivant les conseils de Marschan-Piekkari et Reis (2004), tous les entretiens ont été conduits dans la langue maternelle de l’interviewé pour améliorer la qualité de l’information collectée. Dans le texte suivant, nous associons les éléments de verbatim de nos interlocuteurs à un numéro d’interlocuteur ainsi qu’aux codes F (Français), D (Allemand), CH-D (Suisse germanophone), CH-F (Suisse francophone).

La démarche d’analyse des données

Les entretiens ont été retranscrits et ensuite analysés par trois chercheurs en deux étapes. Le texte de retranscription a fait l’objet d’une analyse thématique suivant l’approche des « templates » de King (2004), les catégories ayant été identifiées au préalable à partir de la littérature de référence par le chercheur ayant mené les entretiens. Les catégories étaient dérivées du modèle des sphères culturelles de Schneider et Barsoux (2003) : cultures nationales, cultures régionales, cultures sectorielles, cultures fonctionnelles, cultures professionnelles et cultures d’entreprise. Une deuxième analyse de confirmation a été menée par deux autres chercheurs, un Français et un Allemand, bilingues, vivant en Suisse, sur la base des mêmes catégories, en se concentrant plus particulièrement sur la confrontation des cultures nationales et les incidents critiques franco-suisses, puis sur les différences de cultures régionales et linguistiques, en identifiant systématiquement les capacités d’influence de chaque contexte.

Nous présentons les résultats de notre analyse en deux étapes. Comme dans l’approche de Brannen et Salk (2000), nous présentons d’abord la confrontation entre les cultures nationales suisse et française à la manière de deux boules de billard qui s’entrechoquent, à partir des représentations parfois stéréotypiques des acteurs de l’organisation. Puis nous présentons, dans un deuxième temps, et pour nuancer notre propos, les principales différences régionales identifiées. Dans la partie de discussion, nous formulerons plus précisément les capacités d’influence associées à ces différences régionales.

La confrontation des « boules de billard » suisse et française – une vision bipolaire et antagoniste des cultures nationales de travail

La première analyse de contenu des entretiens sur les différences perçues à partir des incidents critiques des protagonistes des interactions franco-suisses nous amène à une structure thématique très similaire à la structure thématique identifiée dans les interactions franco-allemandes pour décrire le modèle germanique de gestion (par exemple Barmeyer et Davoine, 2008). Cette similitude attendue confirme les conclusions des études mettant en évidence la grande proximité culturelle (Hofstede, 2001) et institutionnelle (Schröter et Davoine, 2013) de la Suisse avec l’Allemagne. De manière plus étonnante, par rapport à Hofstede et Hofstede (2005) et Bergmann et Ballande (1991), on retrouve aussi ces mêmes catégories thématiques du modèle germanique de gestion dans le discours des Suisses francophones. Ces thématiques sont présentées dans le tableau 2.

Tout d’abord, le rôle managérial semble perçu différemment. Les interlocuteurs suisses se plaignent ou s’étonnent du comportement plus hiérarchique de leurs managers français, moins participatifs dans les prises de décision. Ils s’étonnent de l’importance des strates hiérarchiques très détaillées de l’organisation du groupe, strates liées à des indices de statut et de rémunération très précis. Le terme français de « cadre » est difficilement traduisible en allemand, mais il n’a pas non plus la même signification en français de Suisse romande. Un cadre en Suisse, c’est un cadre supérieur ou dirigeant avec une responsabilité d’encadrement, la notion est plus liée à une fonction qu’à un statut. Les managers suisses disent définir leur position managériale par rapport à un niveau de décision budgétaire, à une expertise de métier ou à la dimension de leur équipe, et non par rapport à un statut lié à une catégorie administrative ou symbolique.

Les processus de décision sont souvent source de frustration pour les employés suisses qui jugent les managers français moins participatifs. C’est particulièrement le cas lorsque les décisions viennent d’un échelon supérieur à celui du superviseur direct et surtout lorsqu’elles viennent de la direction de la maison-mère parisienne. Un Suisse germanophone n’hésite pas à dire « Les Français ont clairement plus de respect pour leurs supérieurs hiérarchiques. Du respect ou de la peur… je ne sais pas. Cela vient peut-être de la monarchie et du centralisme, on a souvent l’impression que tout ce qui vient de Paris, c’est forcément bien. » (CH-D 17). Les procédures formelles venant de la maison-mère parisienne sont vécues comme une volonté de contrôle verticale. Les « employés de commerce », employés suisses à col blanc qualifiés par une formation professionnelle par apprentissage, ne sentent pas toujours leur expertise reconnue et constatent plus que d’autres un décalage dans l’autonomie qui leur est laissée. Dans une logique de « machine bien huilée », les employés suisses, surtout suisse allemands, tiennent à définir précisément leur descriptif de fonction et leur cahier des charges et n’hésitent pas à y faire référence lorsque les tâches demandées ne correspondent pas.

Au travers des interviews, le groupe français, par rapport à la filiale suisse, se caractérise par l’importance centrale de la hiérarchie formelle, ainsi que du statut et du pouvoir qui en découle. Les anciens salariés de Helvétix soulignent que la coordination des entreprises suisses, celle de Helvétix en particulier, repose plus sur des structures définissant l’autonomie des collaborateurs et sur des relations de confiance entre pairs ou partenaires, alors que l’organisation du groupe français semble plus coordonnée par du contrôle hiérarchique. Cette notion de contrôle hiérarchique semble s’appliquer autant à l’interne avec des processus et une chaîne hiérarchique française perçus comme contraignants par les interlocuteurs suisses, qu’à l’externe où la relation avec les sous-traitants que la maison-mère française souhaite promouvoir est perçue comme fondée sur une logique de contrôle hiérarchique vertical et moins sur la logique de partenariat horizontal que prônait Helvétix.

Enfin, une dernière différence franco-suisse exprimée par l’ensemble des interlocuteurs, français et suisses, est liée à la gestion du temps et à l’importance de la ponctualité dans l’environnement suisse. Dans le seul cadre des réunions de groupe, les différentes représentations de la ponctualité et du délai sont des sources d’incidents critiques récurrents et de conflits potentiels au sein des filiales, plus particulièrement lorsque les retards et la ponctualité sont le fait des supérieurs hiérarchiques. Indépendamment du jugement sur la valeur de la ponctualité, il est intéressant de réfléchir au sens que les acteurs donnent à la ponctualité, ou au contraire, au manque de ponctualité : « Je pense qu’arriver en retard à une réunion, ça sous-entend (en France) que vous travaillez beaucoup (...) Alors que je pense qu’ici, en Suisse, en tout cas en Suisse alémanique, arriver à l’heure à une réunion, même si vous travaillez beaucoup, ça montre que vous savez vous organiser » (F/11).

Cette première phase d’analyse présente des biais dus à l’approche méthodologique liée aux incidents critiques dans les interactions interculturelles (Demorgon et Pateau, 1993). Les différences y sont identifiées dans le jeu des perceptions croisées des protagonistes de l’interaction, autrement dit à partir d’expériences rapportées et interprétées par des acteurs. Ces perceptions sont rarement dénuées de préjugés et de stéréotypes nationaux qui entraînent souvent une tendance à la mise en valeur et à l’exagération des différences. De plus, la focalisation sur les différences entre deux groupes nationaux implique une logique bipolaire d’opposition ou d’antagonisme souvent caricaturale. La différenciation entre les régions linguistiques va nous permettre de dépasser cette logique bipolaire.

Tableau 2

Points de confrontation des cultures nationales françaises et suisse

Points de confrontation des cultures nationales françaises et suisse

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Les cultures régionales de Francohelvétix

Les Suisses ont l’habitude, lorsqu’on leur demande ce qui est spécifiquement suisse, de répondre « cela dépend du canton ». Ce qui semble n’être qu’une boutade ne doit pas faire sous-estimer la grande diversité des cantons suisses, qui se traduit par des différences souvent surprenantes de cadres légaux et institutionnels au sein d’un même pays, et par des sentiments identitaires cantonaux enracinés historiquement, marqués par des spécificités religieuses, linguistiques et géographiques (Du Bois, 1999). Chez Francohelvétix, les filiales régionales se différencient entre elles de plusieurs manières : la présence d’employés de nationalité étrangère plus ou moins nombreux, la langue régionale, le potentiel commercial des marchés. Ces différences de cultures régionales obligent à nuancer les antagonismes franco-suisses identifiés précédemment.

La culture de travail « francophone » des filiales romandes

Les interlocuteurs des filiales alémaniques se perçoivent comme étant bien plus éloignées culturellement du groupe français que les filiales romandes. Les collaborateurs des agences alémaniques de Berne et de Zurich disent accepter le fonctionnement, la structure et les processus du groupe mais disent aussi ne pas s’identifier à la culture française du groupe qui semble s’arrêter plus ou moins explicitement à la frontière entre les deux zones linguistiques. Plusieurs managers font remarquer que les pratiques de travail, par exemple les relations aux sous-traitants, sont plus traditionnellement suisses en Suisse alémanique qu’en Suisse romande. Pour les interlocuteurs germanophones, les pratiques de travail françaises se diffusent plus facilement et semblent plus facilement acceptées dans les filiales de Suisse romande. Pour eux, les différences franco-suisses liées à la gestion du temps ou à une conception plus formalisée et un respect plus strict de l’organisation du travail, semblent plus marquées en Suisse alémanique qu’en Suisse romande, ce que confirment aussi les interlocuteurs français, par exemple : « En Suisse alémanique, au niveau des horaires de travail, ils ont tendance à travailler plus tôt le matin, à arriver plus tôt et à partir moins tard le soir. Il y a des différences dans l’organisation du temps de travail, dans la ponctualité. Même entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, j’ai noté des différences au niveau de la ponctualité » (F/3). Les Suisses alémaniques interrogés ne voient pas toujours la différence culturelle entre les Suisses romands et les Français et certains parlent de « culture francophone » pour qualifier cette culture latine qui leur est parfois étrangère.

En même temps, les interlocuteurs suisses francophones marquent dans leurs déclarations très nettement la différence entre leurs pratiques de travail et les pratiques françaises. Ils insistent au moins autant que les Suisses germanophones sur le comportement plus hiérarchique des managers français, sur les différences de système de qualification professionnelle et même sur la gestion du temps. Ils rappellent volontiers le cadre institutionnel national dans lequel les pratiques de travail suisses sont encastrées : la culture participative de la démocratie directe, le système de formation professionnelle duale, des relations sociales plus consensuelles inspirées par la notion de paix du travail. La langue commune n’apparaît pas comme un facteur automatique et absolu de proximité culturelle. Les interlocuteurs suisses francophones perçoivent toutefois la culture des filiales romandes de Francohelvétix, celle de Genève plus encore que celle de Lausanne, comme très « française » en comparaison avec d’autres entreprises suisses. Ce jugement est basé sur une donnée objective : le nombre de salariés de nationalité française est important dans les filiales romandes, plus particulièrement dans les postes d’encadrement (plus de 50 % de nationalité française), parmi eux de nombreux frontaliers ou même des cadres dont la famille continue d’habiter en région parisienne. La domination en nombre de l’un des groupes nationaux, surtout au niveau de l’encadrement, est un facteur d’influence prépondérant pour négocier une culture de travail (Brannen, 1998; Salk, 1997). La filiale de Genève se différencie ainsi de toutes les autres par une majorité de Français au sein de ses employés. Un de nos interlocuteurs la compare d’ailleurs, sur le ton de la plaisanterie, à une ambassade française en terre suisse. La filiale de Lausanne est quant à elle, géographiquement plus éloignée de la France, et par extension du pouvoir central du groupe, elle a une proportion plus grande d’employés suisses et les pratiques y sont plus « locales », les réunions ont par exemple tendance à y commencer plus ponctuellement qu’à Genève, l’ambiance y est décrite comme étant plus « routinière », avec des journées qui commencent plus tôt le matin et qui finissent plus tôt le soir.

De plus, la langue française est la langue officielle au sein de la direction, indépendamment des frontières linguistiques qui partagent la Suisse. Comme dans le cas franco-suisse décrit par Chevrier (1998), le français, en plus d’être la langue officielle chez Francohelvétix, est de surcroît la langue du pouvoir et de la formulation de la stratégie. La maîtrise de la langue française permet de développer des réseaux francophones pour avoir accès à une information qui parfois suit des canaux de communication informels : « J’ai un collègue de Lausanne qui participe à un groupe de travail en interne au niveau du groupe, où on rencontre à Paris des gens qui font le même métier que nous dans d’autres filiales, dans les autres directions techniques et puis le but du jeu, c’est de discuter des solutions, des retours d’expériences, des problèmes des uns et des autres. Le collègue de Suisse alémanique parce qu’il ne parle pas français, a toujours été exclu de ce truc. Il n’est même pas convié ! » (F/11). Le fait de parler le français implique un accès plus facile à certaines séances stratégiques, aux missions transversales ainsi qu’à une très large palette de formations qui ne sont dispensées qu’en français. À plus long terme, ce sont les possibilités de carrière et de promotion au sein de Francohelvétix qui se jouent : « Les Romands, ils peuvent collecter beaucoup d’informations sur le groupe, car toute la communication est à 80 % en français (…) C’est pareil pour les projets. Si je veux être informé sur les projets intéressants en France, il n’y aura rien en allemand » (D/16).

Ces éléments mettent en évidence que la culture « francophone » des filiales suisses romandes ne naît pas naturellement d’une langue commune qui serait un facteur d’homogénéité culturelle. D’autres facteurs indirectement liés à la langue interviennent dans la construction de cette culture de travail négociée : la langue française facilite la présence de nombreux acteurs français socialisés en France, les Suisses francophones peuvent plus facilement être intégrés – et même faire carrière – dans les réseaux francophones du groupe et ainsi participer à la conception et à la mise en oeuvre du discours stratégique et opérationnel développé principalement en langue française.

La culture de travail « multilingue » et « dialectale » des filiales germanophones

Dans les filiales germanophones, on trouve un pourcentage important de cadres français mais nettement moins que dans les filiales romandes. Si le français reste la langue la plus souvent parlée en comité de direction, de très nombreuses réunions sont bilingues et c’est l’allemand, ainsi que les dialectes suisses allemands qui sont les langues les plus souvent parlées dans les couloirs des filiales germanophones. Au niveau des sites alémaniques, on trouve une sorte d’équilibre entre Français, Allemands, Suisses allemands et romands.

Pour Francohelvétix, le marché suisse germanophone représente le potentiel de développement commercial le plus important, et la maîtrise de la langue allemande ainsi que celle des dialectes suisses allemands sont des instruments importants d’accès aux marchés régionaux. On observe une tendance marquée à un protectionnisme plus ou moins tacite : plusieurs témoignages – d’interlocuteurs suisses, allemands et français – soulignent que l’entrée sur les marchés locaux nécessite des clés et des contacts locaux, l’appartenance à des réseaux ou la maîtrise, dans les cantons alémaniques, du dialecte local plutôt que du bon allemand (Hochdeutsch). On constate par exemple que le réseau possible des sous-traitants disponibles pour une direction régionale s’arrête aux frontières du canton. De la même manière, pour gagner des projets et des clients, il est important d’être intégré localement et de posséder un réseau de connaissances qui permettent de franchir la porte symbolique de mondes où les gens se connaissent et se côtoient depuis longtemps : « A Zürich on parle en dialecte zurichois, à Berne on parle en bernois… d’entrée de jeu, vous êtes perçu différemment si vous êtes déjà d’un autre canton. Mais ça ce n’est encore pas trop grave. Mais si ensuite, vous avez un accent… je prends les démarches auprès des autorités pour les permis (…). Si vous envoyez un Allemand qui parle bon allemand ou bien si vous envoyez un Zurichois qui parle zurichois ou si vous envoyez un Français qui parle avec un accent français l’allemand, vous ne serez pas perçu de la même manière. » (CH-F/18).

Enfin, lorsqu’il s’agit d’obtenir des autorisations auprès des autorités cantonales ou communales, plusieurs témoignages montrent que les autorités ne rendent pas toujours la tâche facile aux représentants étrangers d’entreprises étrangères : « Par exemple, il y avait cette histoire avec le chef, un Français. On avait une séance avec la commune et avec le canton et il a demandé: “Pourriez-vous parler bon allemand car je ne comprends que le bon allemand.” Et ils ont continué à parler suisse allemand, volontairement. A partir de la 3e séance, ils ont commencé à parler le bon allemand avec nous parce qu’ils se sont rendus compte que, même si nous ne maîtrisons pas le dialecte, au moins, nous maîtrisons notre métier » (D/12). Un tel contexte va impliquer pour Francohelvétix une négociation culturelle des normes de modèle d’affaire, de pratiques commerciales et de pratiques linguistiques, surtout en Suisse alémanique.

De l’autre côté, le fort pouvoir de ressources de la maison-mère est visible et se traduit par des contraintes de processus et de rapport hiérarchique propres à une EMN de grande taille, avec l’importance de la langue française pour l’information stratégique et les opportunités de carrière du groupe. Les interlocuteurs suisses germanophones ont parfois du mal à distinguer ce qui, dans les pratiques et les processus, est lié à une culture d’EMN et ce qui est lié à la culture française. C’est particulièrement vrai pour les anciens employés de Helvétix, l’entreprise achetée, qui était une entreprise locale, très proche de ses clients, une entreprise représentée et dirigée par un homme qui bénéficiait d’un réseau local considérable et entretenait des relations personnalisées avec ses employés, ses clients et ses partenaires. Ils décrivent comme une expérience assez traumatisante pour la PME familiale d’être passé d’un chef suisse qui habitait dans la région à un directeur général français qui arrive en avion le lundi matin, habite à l’hôtel et repart le vendredi soir, une expérience que de nombreuses PME françaises de province ont pu vivre, lors de leur rachat par de grands groupes aux directions lointaines, perchées dans une tour de La Défense. Mais à Helvétix, on parlait le dialecte local, et on continue de le parler le plus souvent possible, pour proclamer son identité et affirmer sa différence.

Discussion

À première vue, on pouvait penser que nos observations sur la culture de travail « francophone » des filiales de Suisse romande allaient dans le même sens que les résultats de Hofstede et Hofstede (2005) qui soulignent que le profil culturel des Suisses romands est plus proche du profil culturel français que de celui des Suisses alémaniques. Cette proximité pouvait souligner le rôle de la langue comme facteur d’homogénéité culturelle via les cadres cognitifs communs que la langue véhicule (Chanlat, 2008). Une analyse plus poussée montre cependant que plusieurs facteurs de contexte et capacités de pouvoir ou d’influence (au sens de Ferner et al., 2012) jouent un rôle important pour comprendre les différences de culture négociée observées dans les filiales.

La langue française joue bien sûr un rôle de véhicule de cadres conceptuels communs ou de « capacité d’influence liée aux cadres cognitifs » : elle facilite la construction d’une culture commune « francophone ». Toutefois, la langue « commune » n’est pas toujours si « commune », la signification des mots n’est pas toujours la même en France et en Suisse, par exemple dans les références différentes au cadre institutionnel (« cadre », « employé de commerce »…), et les mots faux-amis rendent moins visibles ces différences de représentations et plus mystérieux les incidents critiques. De plus, comme pour les Québécois, la relation des Suisses romands à la France et aux Français est parfois ambivalente (Dupuis, 2004). Si la langue française – et l’héritage culturel qui lui est associé – sont importants pour définir l’identité de la Suisse romande dans un pays à majorité germanophone (Du Bois, 1999), les Suisses romands définissent fréquemment leur identité par opposition aux voisins français et à un pays avec lequel ils ont eu plusieurs fois dans leur Histoire à négocier leurs positions indépendantes et leurs frontières. Ils ont pour cette raison un très grand nombre de stéréotypes – souvent négatifs – sur leurs voisins, contrairement aux Suisses germanophones qui définissent plus volontiers leur identité par rapport aux voisins allemands. Phénomène souligné par Pierre (2008) ou Delmestri (2006), l’identité affirmée des acteurs de notre étude est variable en fonction du contexte d’interaction sociale : les Suisse romands s’affirment francophones dans leur relations aux Suisses germanophones, mais Suisses dans la relation avec les Français.

Dans la construction de la culture négociée francophone des filiales romandes, ce sont plutôt les cadres cognitifs du groupe français qui semblent dominants, ce qui confirmerait les constats de Salk (1997) sur l’influence dominante de la culture d’origine nationale des membres du comité de direction lors de la négociation d’une culture de travail. Cette influence correspond aussi à la stratégie ethnocentrique du groupe, facilitée par d’autres « capacités d’influence liées aux ressources » (en se référant au cadre conceptuel de Ferner et al. 2012) : le nombre important d’expatriés, surtout au niveau de l’encadrement, et les incitatifs de formation et de carrière transnationaux pour les Suisses francophones. De plus, le pouvoir de négociation culturelle de la filiale suisse sera d’autant plus faible face à une approche ethnocentrique que son rôle de filiale semble être le type « implementer » décrit dans les typologies de Bartlett et Ghoshal (1986)et Gupta et Govindarajan (1991). La filiale de type « implementer » est une organisation à rayonnement national qui sert un marché de faible importance stratégique et qui dispose d’un niveau de compétences suffisant pour maintenir ses opérations locales. Le potentiel de son marché étant limité, comme on le trouve typiquement dans des pays Européens de petite taille, ce type de filiale n’a pas accès à des informations jugées critiques par la maison-mère et ne dispose pas du potentiel pour contribuer au planning stratégique de la multinationale. Cette position des filiales romandes au sein du groupe multinational explique leurs possibilités d’influence limitées sur la culture de travail. Leur capacité d’influence liée aux ressources est fondée sur un marché local de petite taille, et dans l’absence d’un mandat global qui leur aurait été conféré par le siège central, elles se trouvent face à une quasi-absence de capacités d’influence sur les processus.

Dans les filiales germanophones, la culture de travail négociée est plus suisse et moins française car les dialectes locaux représentent des capacités d’influence liées aux ressources : ils facilitent l’accès aux sous-traitants, aux clients et aux acteurs institutionnels et politiques locaux. Les dialectes sont aussi liés aux processus et aux pratiques des anciennes filiales brownfield (filiales rachetées) de Helvétix que le groupe français a plus de difficultés à transformer et à influencer, alors que les filiales greenfield (filiales développées par croissance interne) de Suisse romande permettaient plus facilement de mettre en place des processus nouveaux. Le contrôle hiérarchique décrit comme « français » correspond aussi à un ensemble de procédures de contrôle de multinationale (Ferner et Edwards, 1995; Ferner, 2000) qui n’existent que rarement dans les PME indépendantes. L’adaptation plus marquée des pratiques françaises en Suisse romande est sans doute aussi due à l’historique des entreprises : la culture des filiales francophones est une culture plus « greenfield » qui facilite la diffusion de pratiques de la maison-mère (Edwards et Rees, 2006, p. 101).

Les différences perçues entre les cultures de travail des filiales des deux régions linguistiques ne sont pas exclusivement, loin de là, liées à des différences de cultures linguistiques. Notre analyse des différentes capacités d’influence permet de mettre en évidence une série d’effets directs et indirects dont le tableau 3 ci-dessous offre une synthèse.

Conclusion

Par rapport aux recherches existantes, notre étude empirique amène des éléments nouveaux sur les pratiques de travail et de management en Suisse, ainsi que sur le transfert de pratiques des entreprises multinationales françaises à l’étranger, deux champs rarement étudiés. L’étude de cas permet d’identifier clairement les différences perçues des deux cultures nationales de travail, française et suisse, soulignées par les protagonistes autant dans les filiales romandes que dans les filiales alémaniques de l’entreprise. En approfondissant notre analyse aux cultures régionales, on voit que ces différences perçues de cultures nationales sont à nuancer au niveau des régions linguistiques. Mais les cultures de travail régionales ne sont pas seulement liées à la langue, elles sont aussi liées à des institutions (les Suisses francophones ont un cadre institutionnel qui les rapproche des Suisses germanophones), aux logiques identitaires et aux stratégies individuelles et collectives des acteurs (Geppert et Dörrenbächer, 2011). Le cadre théorique des « power capabilities », utilisé dans la recherche d’approche institutionnaliste (Ferner et al., 2012), permet une analyse détaillée des influences liées à la langue qui peuvent jouer un rôle dans la négociation des cultures de travail dans deux régions linguistiques du même pays. Comme le rappellent Welch et al. (2005, p. 23), encore peu de contributions ont cherché à isoler l’effet de la langue pour considérer la relation entre maison-mère et filiales dans l’EMN. Comme d’autres auteurs (Chevrier, 1998; Marschan-Piekkari et al., 1999; Vaara et al., 2005), nous avons pu souligner la présence d’enjeux de carrière et de ressources de pouvoir liés à la maîtrise de la langue d’entreprise. Nous avons également pu montrer comment des acteurs régionaux suisses allemands mobilisent aussi le dialecte régional comme une ressource de pouvoir dans la médiation des interactions entre la filiale et son marché local (Welch et al., 2005, p. 16). Nous discutons aussi les logiques identitaires des acteurs des deux régions linguistiques et la logique identitaire plus complexe des acteurs de Suisse francophone dans leur relation à la maison-mère française. Dans le champ contemporain de recherches sur les cultures négociées (Primecz et al., 2011), notre étude apporte une contribution originale en soulignant l’importance du niveau régional alors que ce champ de recherche s’intéresse traditionnellement à l’articulation entre cultures nationales et culture d’entreprise.

Tableau 3

Capacités d’influence mobilisées dans la négociation des cultures de travail des filiales suisses

Capacités d’influence mobilisées dans la négociation des cultures de travail des filiales suisses

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Notre étude présente plusieurs implications managériales. Elle peut permettre à des managers de prendre conscience des différents types d’enjeux stratégiques ou micro-politiques (Geppert et Dörrenbächer, 2011) liés aux langues dans l’entreprise. Pour accéder aux ressources locales et aux marchés locaux, les managers d’EMN auront intérêt à prendre au sérieux ces enjeux linguistiques, ainsi que les logiques identitaires nationales ou régionales qui y sont liées. L’étude invite aussi les managers à dépasser les approches bipolaires d’analyse des interactions de cultures nationales pour analyser les effets de contexte et les effets d’appartenance à des sous-groupes (ici les sous-groupes régionaux) qui vont influencer la dynamique de l’interaction entre les groupes nationaux.

Notre contribution ne représente qu’une étude de cas dont les résultats ne sont pas généralisables statistiquement et dont la méthode présente certaines limites. Même avec trois chercheurs de nationalités différentes, il reste des biais possibles liés aux représentations des chercheurs, mais aussi à celles des personnes interviewés. Il serait intéressant de mener d’autres études de cas en Suisse sur ces questions de langue d’entreprise (corporate language), dans d’autres EMN françaises mais aussi dans des EMN allemandes pour une meilleure validité de nos observations. Il serait aussi intéressant de développer des recherches dans les filiales d’EMN françaises en Afrique, en Belgique ou au Québec pour comparer l’importance et la nature des enjeux linguistiques dans les pays francophones