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Introduction

Parce que la localisation de leurs activités constitue un facteur de compétitivité important (Flores et Aguilera, 2007; Dunning, 2009; Mayrhofer et Urban, 2011), les prises de décisions des managers des firmes multinationales (FMN) portent de plus en plus sur la recherche des meilleures localisations pour les activités qui composent leur chaîne de valeur (Bartlett et Beamish, 2011). Les FMN visent à répartir, entre différents espaces économiques, des segments d’activité de plus en plus spécialisés (Buckley et Ghauri, 2004; Buckley, 2007). De nombreuses FMN cherchent ainsi à optimiser leurs filières d’approvisionnement, de production et de distribution, les conduisant à faire appel plus systématiquement à des sous-traitants étrangers ou en délocalisant tout ou partie de leurs structures de production dans le but de bénéficier d’avantages compétitifs (Mudambi et Venzin, 2010; Lemaire, 2013).

Les activités des FMN s’insèrent dans des chaînes de valeur désormais mondiales où les biens et services intermédiaires sont incorporés à différents stades du processus de production et échangés selon des processus de production fragmentés et dispersés dans plusieurs pays (Mayrhofer, 2011; Lemaire et al., 2012; Jaussaud et Mayrhofer, 2013). La fragmentation des processus de production et la dispersion internationale des tâches et des activités en leur sein ont conduit à l’émergence de systèmes de production sans frontières. C’est le cas notamment de nombreux constructeurs dans l’industrie automobile qui cherchent à diversifier la localisation de leurs activités afin de réduire les coûts de production et de conquérir une nouvelle clientèle dans des marchés émergents, notamment dans des régions comme l’Europe centrale et orientale, la Chine, l’Amérique latine et l’Afrique du Nord (Colovic et Mayrhofer, 2008).

Le modèle économique de référence de l’entreprise verticalement intégrée, qui possède en interne la totalité des actifs pour réaliser les étapes indispensables à son activité (conception, production, distribution, etc.), est remis en cause (Baudry, 2004; Buckley et Ghauri, 2004; Buckley, 2009a, 2009b, 2011). Ces nouvelles configurations des systèmes de production des FMN impliquent aujourd’hui des réseaux de relations intra- et inter-organisationnelles dont le pilotage et la coordination s’avèrent complexes (Paché et Paraponaris, 2006).

La délimitation des frontières de l’organisation ne se limite plus au seul critère juridique de propriétés des actifs (Desreumaux, 2005; Yang et al., 2010) et pose, d’un point de vue opérationnel, un certain nombre de questions quant à leur gouvernance (Santos et Eisenhardt, 2005; Dumez et Jeunemaitre, 2010) et leur management (Meyer et Lu, 2004). De nouvelles compétences de gestion pour les managers sont alors réquisitionnées afin de coordonner des entités internes et externes au sein d’une même stratégie commune, et posent des questions pratiques de pilotage des relations impliquant aussi bien les dirigeants que les salariés de ces organisations (Baudry et Dubrion, 2009). Face à ces nouveaux défis, il convient d’aider les managers de ces organisations complexes à trouver des solutions innovantes (Lemaire et al., 2012).

L’objectif de cet article est de comprendre comment une FMN peut-elle mieux coordonner ses relations intra-organisationnelles (entre entités d’un même groupe) et inter-organisationnelles (entre entités distinctes) au sein de son système de production. Pour ce faire, nous développons dans une première partie le cadre théorique que nous mobilisons pour éclairer ces phénomènes et les principaux défis qui en découlent pour les managers en termes de coordination des relations d’échanges. Nous décrivons dans une seconde partie notre protocole de recherche qui se base sur une recherche-action au sein de Renault Trucks (groupe Volvo), ainsi que les résultats empiriques. Enfin, nous entamons une discussion autour de nos résultats.

Les chaines de valeurs mondiales

Les chaînes de valeur mondiales sont généralement coordonnées par des FMN, où l’échange de biens et de services intermédiaires s’exécutent au travers de leur réseau de filiales, de partenaires contractuels et de relations de longue durée avec des fournisseurs (CNUCED, 2013). Selon les statistiques de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 2013), il est estimé qu’en 2011, 55 % des exportations mondiales correspondent à des produits intermédiaires. Ce chiffre ne cesse d’augmenter comme le montre le rapport de la CNUCED de 2013 qui établit aujourd’hui qu’environ 60 % du commerce mondial, se compose d’échanges de biens et de services intermédiaires. Sur l’ensemble des exportations mondiales, 28 % concernent des biens intermédiaires qui sont importés par des pays qui les intègrent dans des produits ou des services ensuite exportés. Les quatre principaux exportateurs de produits intermédiaires au niveau mondial en 2011 sont : l’Union européenne (36 %), la Chine (10 %), les États-Unis (9,8 %) et le Japon (5,8 %), (OMC, 2013). Le rapport de la CNUCED démontre que les chaînes de valeur mondiales sont plus fréquentes dans certains secteurs où les activités peuvent être plus facilement fragmentées tels que les biens électroniques, la construction automobile et le textile. Dans ces secteurs d’activité, les produits peuvent se décomposer en sous-ensembles et en composants qui sont fabriqués indépendamment et facilement transportables vers des destinations de pays à bas coûts afin d’y être assemblés.

L’étude du secteur automobile par exemple, montre que les constructeurs issus des pays de la Triade diversifient aujourd’hui la localisation de leurs activités de production en faveur des pays émergents alors que, dans le passé, ils avaient l’habitude de concentrer leurs activités de production dans leur pays ou région d’origine (Colovic et Mayrhofer, 2011). De même en est-il pour la production de véhicules industriels qui, selon le rapport de l’organisation internationale des constructeurs d’automobiles (OICA, 2013[1]), augmente dans les pays tels que le Brésil (+43,1 %), l’Argentine (+28,3 %), l’Afrique du Sud (+12,2 %) et la Chine (+10,4 %), alors qu’elle diminue en Europe (-14 %) et aux USA (-6 %). Deux principaux facteurs incitent les entreprises à assembler les véhicules dans les marchés cibles, près du consommateur : d’une part, les camions sont lourds et entraînent des coûts de transports élevés, d’autre part, certains gouvernements mettent en place des taxes pour l’importation de véhicules déjà assemblés, incitant les constructeurs à sous-traiter l’assemblage du produit fini à un partenaire localisé dans le pays cible. Les constructeurs automobiles utilisent fréquemment cette méthode, appelée CKD (Completely Knocked Down), qui consiste à créer des lots de pièces détachées nécessaires à l’assemblage d’un véhicule et de les envoyer auprès de partenaires locaux afin d’assembler une partie de leurs véhicules à l’étranger dans le but de les commercialiser sur place en utilisant des droits de douane plus faibles et de la main d’oeuvre meilleur marché. Pour illustrer ces phénomènes, Buckley et Ghauri (2004) proposent le modèle de l’usine mondiale (global factory) qui permet de décrire ces nouvelles configurations des systèmes de production.

L’usine mondiale

Dans ce modèle (cf. figure 1), il est anticipé un recours des FMN à un système de production souple et flexible à l’échelle mondiale comme réponse aux pressions de globalisation et de localisation qui les incombent (Buckley, 2009a). Cette dichotomie global/local pousse les FMN à se réorganiser dans l’objectif de tirer avantage de ces pressions[2]. Ainsi, les FMN cherchent à réaliser des économies d’échelle au niveau mondial (pression de globalisation) tout en souhaitant répondre rapidement à des besoins spécifiques de consommateurs (pression de localisation).

La chaîne logistique de l’usine mondiale est divisée en trois parties : les fabricants (original equipment manufacturers, OEMs) contrôlent les principales fonctions telles que la marque du produit, son design, sa conception et son service recherche et développement (qui peut-être externalisé), (Buckley, 2009a). Ces fonctions sont généralement centralisées au niveau du siège de ces firmes. L’activité de production se retrouve quant à elle, externalisée/distribuée vers des partenaires internationaux (contract manufacturers, CMs) qui assemblent le produit fini. Un réseau de franchise permet de recueillir les demandes spécifiques des consommateurs afin d’adapter les produits globalisés aux spécificités du marché. La production est uniquement réalisée lorsqu’une commande est confirmée (built to order).

La désintégration verticale qui résulte de ces nouvelles stratégies de reconfigurations organisationnelles (externalisations) et géographiques (délocalisations) qui s’opèrent simultanément par certaines organisations depuis quelques années, révèle la nécessité de re-conceptualiser la nature même des organisations (Contractor et al., 2010). Dans cette optique, nous mobilisons la théorie de l’entreprise-réseau pour considérer l’usine mondiale comme l’une de ses multiples formes organisationnelles.

L’entreprise-réseau

Un certain nombre de travaux ont mis en avant les fondements d’une théorie de l’entreprise-réseau qui décrit une forme spécifique d’organisation qui se situe entre le modèle marchand et la hiérarchie, aussi appelée, forme hybride (Jarillo, 1988; Powell, 1990; Williamson, 1991; Fréry, 1997; Baudry, 2004; Chassagnon, 2011, 2014). Cette forme d’organisation assure le pilotage de transactions impliquant une dépendance significative entre actifs détenus par des unités autonomes sans que cette spécificité justifie l’intégration dans une entreprise unifiée (Ménard, 1997). Ainsi, une entreprise-réseau regroupe contractuellement un ensemble de firmes juridiquement indépendantes reliées verticalement, au sein duquel une firme principale, qualifiée de firme-pivot, coordonne de manière récurrente des opérations d’approvisionnement, de production et/ou de distribution qui dépasse ses frontières (Fréry, 1997; Baudry, 2010).

L’étude des frontières organisationnelles des FMN montrent l’importance de considérer aujourd’hui un double niveau d’analyse, intra- et inter-organisationnel (Santos et Eisenhardt, 2005; Dumez et Jeunemaitre, 2010; Mudambi et Venzin, 2010; Yang et al., 2010) car elles intègrent aujourd’hui des activités internalisées et externalisées qui implique une gestion simultanée de relations hiérarchiques, contractuelles et partenariales. « Dans ces conditions, détenir un avantage compétitif durable nécessite pour un dirigeant d’être capable de concilier des logiques d’action jugées parfois incompatibles, en combinant de façon harmonieuse et équilibrée, différents modes de coordination fondés sur la négociation, l’autorité, les contrats, la confiance » (Assens et Baroncelli, 2007 : 49). C’est d’ailleurs la vision retenue par Mariotti (2005) qui définit l’entreprise-réseau comme une entité composée de cellules internes (business units, filiales majoritaires) semi-autonomes qui regroupent plusieurs métiers (production, études, achat, etc.), de cellules externes (entreprises indépendantes ou anciennes cellules internes externalisées auprès de sociétés tierces) et de cellules hybrides (filiales minoritaires, joint-ventures). Ces cellules agissent en qualité de sous-contractants (sous-traitants, fournisseurs, prestataires de service) autour d’une entité centrale (firme-pivot) qui est garante de la cohérence de l’ensemble, à travers la définition des objectifs, du partage des rôles, et de la diffusion d’outils, méthodes et normes communs (Mariotti, 2005).

En considérant l’usine mondiale comme une forme organisationnelle d’entreprise-réseau nous mettons en avant le rôle central de la firme-pivot dans l’intégration et la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles de l’usine mondiale. En effet, l’un des facteurs clés de succès de l’usine mondiale réside dans la coordination des relations intra-organisationnelles (non-ownership ties) et inter-organisationnelles (ownership ties). Les structures des FMN sont de plus en plus complexes car elles intègrent des activités internalisées et externalisées qu’il convient donc de piloter (Buckley, 2011). Il est ainsi nécessaire que les activités externalisées soient suivies de près, ne serait-ce que pour des raisons liées au contrôle de la qualité des produits, et intégrées avec les autres activités détenues par la FMN (Buckley, 2009b). De nouvelles compétences de gestion sont alors réquisitionnées afin de coordonner des entreprises externes et internes au sein d’une même stratégie commune. Le fabricant (OEM) devient l’orchestrateur d’activités qui doivent être intégrées (peu importe le fait qu’elles soient internalisées ou externalisées) et coordonnées au sein d’un système global (Buckley, 2009b, 2011). Nous assimilons le fabricant OEM à une firme-pivot qui cherche à coordonner les entreprises membres de son réseau de production. Ces entreprises peuvent soit être des filiales détenues à 100 % par l’OEM (cellules internes), des partenaires externes aussi appelés CMs dans le modèle de l’usine mondiale (cellules externes) ou bien des joint-ventures (cellules hybrides). Afin de livrer un produit fini, l’impératif de coordonner les activités des firmes membres du réseau (cellules internes, externes et hybrides) relevant de la sphère de la production devient alors crucial. L’efficacité de l’entreprise-réseau réside dans la capacité de la firme-pivot (acteur coordinateur) à mettre en place des dispositifs d’intégration et de coordination qui doivent optimiser l’ensemble du réseau (composé de relations intra- et inter-organisationnelles) dont elle a la responsabilité économique (Baudry, 2004; Paché et Paraponaris, 2006). La quasi-internalisation des relations inter-firmes de l’entreprise-réseau (Baudry, 1995) nous amène ainsi à nous positionner sur l’intégration des firmes membres du réseau de production.

Figure 1

Le modèle de l’usine mondiale (global factory), traduit et adapté de Buckley et Ghauri, (2004 : 89)

Le modèle de l’usine mondiale (global factory), traduit et adapté de Buckley et Ghauri, (2004 : 89)

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L’Intégration au sein de l’usine mondiale

Une entreprise-réseau ou vertical network organization est une entité productive qui unifie un ensemble d’entreprises légalement autonomes qui sont verticalement intégrées, où l’output de l’une est l’input de l’autre, et coordonnées par une firme principale appelée firme-pivot (hub-firm), (Baudry et Chassagnon, 2012). L’entreprise-réseau serait assimilée à une organisation intégrée dans le sens où elle introduit une forme de « hiérarchie explicite avec ce que cela suppose de supervision directe, de subordination, d’inégalité entre les partenaires et de centralisation des décisions stratégiques » (Fréry, 1997 : 39). Il serait alors à rechercher des modes d’intégration qui se substituent à la propriété des actifs afin de permettre une meilleure coordination des activités de production entre des firmes juridiquement indépendantes (Baudry, 2004). Pour ce faire, nous focalisons notre attention sur l’intégration des relations intra-organisationnelles (relations siège-filiales) des FMN.

L’autonomie intra-organisationnelle

Dans la littérature en management international, la notion d’intégration a été souvent traitée au travers de la dichotomie intégration globale/réactivité locale (Lawrence et Lorsch, 1967; Bartlett et Ghoshal, 1991). L’intégration globale se réfère au management centralisé d’activités géographiquement dispersées et la réactivité locale porte sur les décisions d’engagement de ressources prises de manière autonome par une filiale en réponse principalement aux exigences locales de la concurrence ou des clients (Prahalad et Doz, 1987). La notion d’intégration intra-organisationnelle renvoie à l’autonomie/hétéronomie d’une filiale envers son siège. L’autonomie au sein des relations intra-organisationnelles est considérée comme un concept multidimensionnel qui se décline en plusieurs niveaux d’analyse (Edwards et al., 2002; Young et Tavares, 2004; Johnston et Menguc, 2007). L’autonomie d’une filiale envers le siège est représenté par son degré de liberté ou d’indépendance lui permettant de prendre des décisions en son nom propre, sur ses orientations stratégiques (Birkinshaw et al., 2005; Chiao et Ying, 2013; Li et al., 2013); on parlera ici d’une autonomie stratégique. L’étude de Maritan et al. (2004) sur les FMN manufacturières et leur réseau d’usines évoque un autre niveau d’autonomie, appelée autonomie opérationnelle. L’autonomie opérationnelle vise à évaluer le niveau d’autonomie des usines de production d’une FMN en fonction du degré de liberté de prises de décision liées à la planification, à la production, et au services supports (ressources humaines, droit du travail, système d’informations). En outre, l’autonomie est communément définie comme le degré de liberté accordé aux filiales d’une FMN quant à des prises de décisions sur des problématiques soient stratégiques (orientations stratégiques de la filiale, décisions marketing, politique RH ou stratégies financières) soient opérationnelles telles que la planification, la production et le contrôle de certaines opérations. Par ailleurs, peu de travaux permettent de mesurer de façon empirique le niveau d’autonomie d’une filiale (Young et Tavares, 2004). Communément, les travaux qui mesurent le degré de liberté accordé par le siège (niveau d’autonomie) selon le fait que la décision est déterminée soit : par le siège, de façon conjointe entre le siège et la filiale ou, déterminée uniquement par la filiale (Edwards et al., 2002; Johnston et Menguc, 2007; Chiao et Ying, 2013).

La coordination au sein de l’usine mondiale

La coordination des activités au sein des FMN est le processus qui permet l’intégration des activités dispersées au sein des filiales (Martinez et Jarillo, 1991). Ce processus nécessite des mécanismes de coordination qui peuvent être divisés en deux groupes : les mécanismes de coordination formels et informels (cf. tableau 1).

Tableau 1

Les mécanismes de coordination adapté de Martinez et Jarillo (1989, 1991)

Les mécanismes de coordination adapté de Martinez et Jarillo (1989, 1991)

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Ces mécanismes sont des outils administratifs permettant l’intégration de différentes unités dans l’organisation. Selon ces auteurs, les mécanismes de coordination ne sont pas indépendants les uns des autres et une organisation n’a pas à choisir entre des mécanismes formels et des mécanismes informels. Les mécanismes informels viennent en complément des mécanismes formels. C’est également la perspective de Harzing (1999) qui parle d’interaction entre les mécanismes, en adoptant une logique additive et non de substitution. Les relations siège-filiales actuelles se conçoivent dans la combinaison de plusieurs mécanismes de coordination pour répondre à la complexité organisationnelle de celles-ci. Si les stratégies des FMN sont simples, elles nécessitent peu de coordination et elles sont mises en place à l’aide de mécanismes formels. Au contraire, les stratégies qualifiées de complexes nécessitent un niveau de coordination important dont la mise en oeuvre se fera à l’aide des mécanismes formels et informels (Martinez et Jarillo, 1989).

Plus récemment, Schaaper (2005) étudie la combinaison des mécanismes de coordination (l’auteur utilise le terme de contrôle au lieu de coordination) utilisés par les FMN européennes et japonaises en fonction de la nature des filiales (filiale à 100 %) ou coentreprises internationales (ou international joint-ventures). Ainsi, en fonction de la quantité de part que détient la FMN au sein de la filiale ou co-entreprise, ceci aura un impact positif sur les mécanismes de coordination utilisés. Enfin, Jaussaud et Schaaper (2006) dans leur étude portant sur les mécanismes de coordination et de contrôle mis en place par les FMN auprès de leurs filiales chinoises, suggèrent que les mécanismes informels sont utilisés entre la maison-mère et ses filiales en cas de changement organisationnel (micro évolution). Tandis qu’au niveau macro évolution (lié à la stratégie de la FMN), les échanges informels se fondent sur l’existence de mécanismes formels. Ainsi, les FMN dans leurs relations siège-filiales sont amenées à combiner des instruments de coordination et de contrôle variés afin de dépasser les dichotomies traditionnelles (intégration globale/réactivité locale). Les travaux portent également beaucoup sur l’étude des structures organisationnelles des FMN qui découlent de stratégies de gestion de leurs filiales qui peuvent être construites autour de la place accordée aux filiales et à leur niveau d’autonomie (Bartlett et Ghoshal, 1992). Les mécanismes de coordination utilisés par la FMN seront adaptés et spécifiques à chaque filiale, tenant compte du rôle et de la stratégie accordés à la filiale par le siège.

Au sein des relations inter-organisationnelles, les chercheurs se sont intéressés à expliquer l’existence des liaisons inter-firmes dans le cas de rapprochement d’entreprise (Forgues et al., 2006) mais la connaissance du fonctionnement des configurations des réseaux reste parcellaire (Dumoulin et al., 2000). Certaines dimensions dans les relations inter-organisationnelles sont encore peu étudiées comme les mécanismes de contrôle (Mayrhofer, 2007). Au sein de l’entreprise-réseau, le pilotage des relations inter-firmes serait lié aux notions d’incitation et de confiance (Baudry, 2004). D’autres expliquent la coordination des relations inter-firmes par une volonté d’intégration logistique sur toute la chaîne de production (Paché et Paraponaris, 2006), aussi appelée chaîne logistique multi-acteurs (Paché et Spalanzani, 2007). Il manque ainsi dans la littérature, des travaux empiriques qui s’attachent à étudier le fonctionnement des entreprises-réseau notamment sur la question de la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles.

Méthodologie

Recherche-action

Compte tenu de la complexité que représente l’étude des FMN dans leur organisation et dans leur fonctionnement, et que nous ne cherchons pas à expliquer des liens de causes à effets, nous abordons notre travail de recherche dans une approche qualitative (Miles et Huberman, 2003) du phénomène étudié, par la réalisation d’une étude de cas approfondie. Étant donné que les recherches en management international se confrontent bien souvent à des situations dynamiques et volatiles, il convient d’utiliser des designs et des méthodologies flexibles et innovants (Sinkovics etal., 2008) afin d’étudier un phénomène multidimensionnel (Yin, 2003). Au-delà de la construction de théories par l’induction de phénomènes observés (Glaser et Strauss, 1967), notre travail s’inscrit dans une construction concrète de la réalité en cherchant à élaborer des connaissances actionnables par les acteurs de l’entreprise (Argyris, 1995; David, 2008). Ainsi, notre approche s’apparente à une recherche-action de type ingénierique (Chanal et al., 1997; Martinet, 1997; Claveau et Tannery, 2002; Allard Poesi et Perret, 2004). L’hypothèse de départ est l’existence d’un problème complexe sur le terrain auquel l’objectif de la recherche est « la formulation et/ou la résolution de ce problème sous forme de grilles de lectures ou d’heuristiques, qui sont des constructions élaborées en interaction entre le chercheur et les acteurs de l’entreprise avec l’aide d’un outil » (Chanal etal., 1997 : 48). L’objectif est de fournir aux acteurs de l’organisation une « représentation intelligible » du problème complexe qui leur permette d’agir plus efficacement (Le Moigne, 1990).

La recherche-action a été conduite au sein du groupe Volvo et plus particulièrement sur l’activité internationale de production et de commercialisation de camions pour la marque Renault Trucks sur les marchés hors Europe. Notre cadre d’analyse du modèle de l’usine mondiale se focalise sur les relations intra- et inter-organisationnelles entre les fonctions centrales (OEMs ou firme-pivot) et la production distribuée (CMs), (cf. figure 1). En nous appuyant sur le processus de recherche ingénierique proposé par Chanal etal. (1997) nous expliquons dans le tableau 2, les différentes phases qui ont constitué notre travail de recherche au sein de Renault Trucks.

Tableau 2

Le processus de recherche au sein de Renault Trucks

Le processus de recherche au sein de Renault Trucks

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L’accès privilégié que nous avons eu au sein de Renault Trucks, nous a permis de collecter une importante quantité de données. Nous avons fait le choix d’une présence régulière sur le terrain afin de récolter nos données, sur une période de 11 mois consécutifs (septembre 2011 à juillet 2012) à raison de deux à trois jours par semaine (environ 90 jours de présence sur le terrain). L’alternance entre l’immersion sur le terrain de recherche et la présence au laboratoire de recherche facilitant des échanges avec d’autres chercheurs, nous ont aidés à prendre de la distance par rapport au terrain et ainsi appliquer le principe d’interactivité cognitive (Savall et Zardet, 2004). Nous avons également pu trianguler nos données (Yin, 2003) par une collecte de données de nature très variées : entretiens individuels, entretiens de groupe, entretiens informels, observations participatives (réunions de travail, réunions de service), organisation et animation de journées de travail avec les principaux acteurs de la chaîne de valeur, questionnaire à destination des partenaires internationaux, documents internes (paperboard, rapports d’activité, comptes rendus de réunions, contrats, etc.), accès à l’intranet de l’entreprise et visites d’usines. Les 29 interviews de la phase modélisation du problème complexe représentent les principaux acteurs impliqués dans l’usine mondiale de Renault Trucks. Nous avons demandé à nos interviewés de se positionner sur les principales difficultés auxquelles ils font face dans la gestion quotidienne de l’activité internationale qui part de la commande jusqu’à la livraison du produit au client final. La durée des entretiens est comprise entre 60 et 90 minutes et ont été réalisés entre le mois de septembre et décembre 2011. Une prise de note exhaustive et une retranscription des entretiens ont été effectuées avec une analyse a posteriori limitée à quelques jours. Nous avons réalisé une analyse dysfonctionnelle sur nos entretiens afin d’améliorer notre compréhension du phénomène étudié. Pour ce faire, le codage de nos entretiens est de type axial (Strauss et Corbin, 1998) avec pour unité d’analyse : le dysfonctionnement. Un dysfonctionnement correspond à une anomalie ou une difficulté de fonctionnement d’un micro-espace[3]. Selon Savall et Zardet (2010), les dysfonctionnements empêchent l’entreprise de réaliser pleinement ses objectifs et d’exploiter ses ressources matérielles et humaines de manière efficiente. Le codage axial conduit le chercheur à établir des liens entre une catégorie et des sous-catégories (Point et Voynnet Fourboul, 2006). Ainsi, l’interprétation de nos données se compose de sous-catégories (causes racines des dysfonctionnements) et de catégories (thèmes), qui forment un jeu de catégories analytiques conceptuelles (Miles et Huberman, 2003). Nous avons ainsi pu mettre en exergue les principaux défis à relever dans la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles au sein du système de production international de Renault Trucks (cf. figure 2).

Figure 2

Analyse dysfonctionnelle de nos 29 entretiens actifs

Analyse dysfonctionnelle de nos 29 entretiens actifs

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Pour renforcer notre interprétation de nos données, une journée de travail a été organisée avec les principaux acteurs du système de production international de Renault Trucks. L’objectif de cette journée était de réaliser une confrontation collective des résultats afin de modéliser le problème jugé complexe par une prise de conscience collective des causes racines des dysfonctionnements issues de nos entretiens.

Le cas de Renault Trucks

Le groupe Volvo est une FMN de référence dans l’industrie des poids lourds, classée troisième au niveau mondial, des fabricants de camions derrière le constructeur chinois Dongfeng et le numéro un allemand Daimler, avec un chiffre d’affaires d’environ 30 milliards d’euros (cf. tableau 3). La vision stratégique du groupe Volvo à long terme est de devenir le leader mondial des solutions de transports comme le témoigne l’annonce en janvier 2013 d’une alliance stratégique avec le numéro deux mondial DongFeng[4].

Dans le cadre de ce travail de recherche, nous nous sommes focalisés sur la fabrication et la commercialisation de camions de la marque Renault Trucks au sein du groupe Volvo. Renault Trucks en 2013 est présent dans plus de 100 pays et compte 14 000 salariés dans le monde, dont 10 000 en France. Son réseau de distribution est composé de 1 600 points de vente et services à travers le monde, dont 1 200 en Europe. En 2013, Renault Trucks a vendu 43 956 véhicules à travers le monde et représente ainsi la deuxième marque la plus importante du groupe Volvo pour l’activité camion (en nombre de véhicules livrés). Par ailleurs, le groupe Volvo représente très bien le concept de l’usine mondiale au sens de Buckley et Ghauri (2004) que nous avons présenté dans la première partie de cet article avec, entre autres, des contrats d’assemblage au plus près des marchés internationaux. Une représentation du système de production international étudié au sein du groupe Volvo a été modélisée afin d’illustrer le concept de l’usine mondiale (cf. figure 3).

Ainsi, le cas du groupe Volvo est particulièrement riche du fait notamment de l’existence de spécificités liées à la configuration de son système de production. En effet, certains assembleurs et distributeurs sont détenus par le groupe Volvo (filiales détenues à 100 %) et d’autres sont des rapprochements d’entreprise (joint-venture à participation minoritaire, contrats d’assemblage et/ou contrats de licence). Ceci a pour conséquence une intensification des relations intra- et inter-organisationnelles dans la chaîne de valeur et de densifier ainsi les interactions entre les différents acteurs plus particulièrement pour les départements international manufacturing (manufacturing global), marketing et ventes (marketing global), les assembleurs (usines d’assemblages locales) et les distributeurs. C’est de cette complexité de gestion de l’ensemble de ces relations au niveau global, qu’est née la recherche-action avec Renault Trucks.

Tableau 3

Le groupe Volvo en quelques chiffres (2013)

Le groupe Volvo en quelques chiffres (2013)
Sources : rapports d’activités et documents internes

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Figure 3

Système de production international du groupe Volvo

Système de production international du groupe Volvo
Source : adapté d’un document interne à Renault Trucks

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Présentation des résultats

Modélisation du problème complexe

Comme précisé dans la première partie de cet article, l’usine mondiale implique des interactions de plus en plus diverses entre les différents acteurs et entités composant son réseau. Afin d’illustrer ce concept, nous avons représenté le système de production international de Renault Trucks, les différentes relations intra- (en gris, trait continu) et inter- (en noir, trait en pointillés) organisationnelles entre les différentes entités faisant partie du groupe Volvo (trait continu) et les entités externes (trait en pointillés) au groupe Volvo (cf. figure 4).

Figure 4

Les relations intra- et inter-organisationnelles de l’usine mondiale du groupe Volvo

Les relations intra- et inter-organisationnelles de l’usine mondiale du groupe Volvo

forme: 1937558.png

Source : adapté d’un document interne à Renault Trucks

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L’analyse dysfonctionnelle de nos entretiens ainsi que la confrontation collective de nos résultats confirment les difficultés de coordination des relations intra- et inter-organisationnelles de l’usine mondiale. Les principales difficultés relatées se focalisent sur des aspects liés à la coordination des relations avec des partenaires disparates. En effet, les partenaires internationaux sont très hétérogènes en termes de tailles, de nombre d’employés, de culture et de structures organisationnelles. Cette diversité augmente la difficulté pour les acteurs de Renault Trucks à intégrer ces différents partenaires dans les processus internes de Renault Trucks. Ceci se reflète par un manque d’implication des assembleurs sur les problématiques de pilotage que nécessite le système de production international (usine mondiale) de Renault Trucks. La qualité des véhicules assemblés n’est pas toujours identique entre les assembleurs. Les processus de fabrication internes chez l’assembleur ne sont pas non plus toujours connus des acteurs de Renault Trucks. Une instabilité du personnel au sein des partenaires internationaux peut entraîner des problèmes de compétences. Par ailleurs, il existe peu d’espaces d’échanges et de communication entre les acteurs de Renault Trucks et les partenaires. Des problèmes de langues sont également évoqués. Enfin, certains partenaires assemblent des véhicules industriels pour des concurrents de Renault Trucks qui entraînent des problématiques de pilotage des partenaires multimarques. De ces constats, nous avons élaboré avec les acteurs de l’entreprise, un outil d’aide au diagnostic stratégique et à l’action correspondant à la deuxième phase de notre processus de recherche-action.

Élaboration d’un outil d’aide au diagnostic et à l’action

Dans l’analyse de nos 29 entretiens issus de la première phase de notre recherche et des discussions collectives sur le pilotage globale du système de production international de Renault Trucks avec les principaux acteurs concernés, le concept d’autonomie est apparu comme une catégorie analytique conceptuelle, à la fois sur des problématiques stratégiques, organisationnelles en lien avec la coordination des relations avec les différents assembleurs.

L’objectif a donc été de réaliser une grille d’évaluation du niveau d’autonomie des différents assembleurs internationaux aussi bien ceux faisant partie du groupe Volvo que les assembleurs privés. 14 entretiens directifs ont été réalisés avec les responsables de chaque fonction du système de production qui établissent des relations avec les assembleurs dans le cadre de leur travail : manufacturing (outillage, documentation, électronique, sourcing local, emballage, gestion des réclamations), logistique, qualité produit, qualité process, contrôle de gestion et responsables de zones géographiques (chefs de projets). Nous avons demandé à nos interviewés de définir des critères d’évaluation afin d’apprécier le niveau d’autonomie des différents assembleurs. Un total de 28 critères ont ainsi été proposés par les interviewés (cf. tableau 3). Pour renforcer cette grille et tester sa cohérence globale afin de la rendre la plus opérationnelle possible, nous avons réuni les différents responsables de zones géographiques et le directeur d’un des assembleurs (assembleur privé) afin de l’appliquer à trois cas d’assembleurs faisant partie du système de production de Renault Trucks (Uruguay, Maroc et Afrique du Sud). Suite à cela, certains critères ont été modifiés, supprimés, clarifiés et rajoutés. L’analyse de l’outil et son application sur trois cas, a permis de positionner le niveau d’autonomie des assembleurs sur une échelle à trois items (autonome, semi-autonome et non-autonome) appréciés selon 28 critères. Un calcul du niveau d’autonomie a été réalisé par assembleur. Chaque responsable des différentes fonctions (manufacturing, engineering, logistique, etc.) évalue l’assembleur selon les critères détaillés dans le tableau 3. Cette évaluation a été traduite sous forme de score en affectant 3,5 points pour chaque critère évalué autonome, 1 points par critère évalué semi-autonome et 0 points par critère évalué en non-autonome. Ainsi, il est possible de traduire le niveau d’autonomie de l’assembleur au travers d’un score arrondi à 100 points (3,5 points x 28 = 98).

Il s’est suivi une phase d’application de l’outil sur l’ensemble des assembleurs (au nombre de six) avec lesquels Renault Trucks avait un projet en cours, de production de camions. Afin de confronter les résultats à l’avis collectif, une deuxième journée de travail a été organisée d’une durée de 7 heures avec les principaux acteurs du système de production international de Renault Trucks (23 participants).

Confrontation de l’outil avec les acteurs du terrain

Le fait de pouvoir comparer les six assembleurs (Uruguay, Maroc, Afrique du Sud, Turquie, Malaisie et Iran) entre eux compte tenu de leur niveau d’autonomie a permis aux acteurs de l’entreprise d’imaginer des systèmes de coordination en fonction des différents cas de figures. Il a été déterminé par les acteurs la qualification d’un assembleur autonome lorsque son score se situait au-dessus de 70 points, semi-autonome un assembleur dont le score est compris entre 40 et 70 points et un assembleur non-autonome lorsque son score était inférieur à 40 points. Lors de cette journée de travail avec les acteurs de Renault Trucks, il a été proposé de mettre en relief le niveau d’autonomie des différents assembleurs avec le nombre de véhicules industriels (VI) qu’ils fabriquaient. Cette variable s’est révélée importante afin de différencier les assembleurs en fonction de l’impact financier de la relation. En effet, certains assembleurs détiennent de petits volumes de VI à assembler avec Renault Trucks (moins de 1 VI assemblé par jour), des volumes moyens (entre 1 et 5 VI par jour) et d’autres, de gros volumes de VI à assembler par jour (plus de 5 VI par jour). Le risque financier est d’autant plus important que l’assembleur fabrique un grand volume de VI par jour en cas par exemple d’arrêt de la chaîne de production. Ce critère économique est aussi à mettre en relation avec le coût des mécanismes de coordination. Certains mécanismes de coordination tels que la mise en place d’un front office, personne employée par Renault Trucks et délocalisée chez l’assembleur pour gérer la relation au quotidien entre Renault Trucks et l’assembleur, a un coût financier plus important que l’organisation régulière de réunion par vidéo conférence entre l’assembleur et Renault trucks. Ce coût peut être relativisé si le contrat avec l’assembleur prévoit un grand nombre de VI à fabriquer. De ce fait, le coût de coordination devient plus important si le contrat avec l’assembleur concerne un faible volume de VI à fabriquer. Par ailleurs, les mécanismes de coordination plus formels sont à préconiser particulièrement dans les cas où Renault Trucks a un contrat important avec un assembleur qui semble peu autonome au regard des critères d’évaluation. Le croisement de ces deux variables permet de positionner les assembleurs au sein de configurations auxquelles il est possible de choisir des mécanismes de coordination spécifiques et adaptés. Nous nommerons cette matrice : matrice autonomie/Volume de VI fabriqués par l’assembleur (cf. tableau 4).

Tableau 3

Les 28 critères d’évaluation du niveau d’autonomie du partenaire

Les 28 critères d’évaluation du niveau d’autonomie du partenaire

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Tableau 4

La matrice Autonomie / Volume de VI fabriqués par l’assembleur

La matrice Autonomie / Volume de VI fabriqués par l’assembleur

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En positionnant les différents assembleurs (assembleurs appartenant au groupe Volvo ou assembleurs externes du groupe Volvo) en fonction de leur niveau d’autonomie et du volume de véhicules fabriqués par l’assembleur pour Renault Trucks, il est ainsi possible de choisir des mécanismes de coordination spécifiques à mettre en place avec l’assembleur. L’intérêt est double, d’une part il est possible d’adapter des mécanismes de coordination à une configuration (niveau d’autonomie/volume de VI), d’autre part, il permet également à Renault Trucks de mettre en place des actions permettant une évolution du niveau d’autonomie de l’assembleur qui pourrait ainsi passer d’un état de non-autonome à semi-autonome voire autonome et ainsi diminuer le coût des mécanismes de coordination formels tels que la mise en place d’un front office.

Lors de la 2ème journée de travail avec les principaux acteurs de l’activité de production de Renault Trucks, un premier état des lieux des mécanismes de coordination déjà mis en place avec l’ensemble des différents assembleurs (avant d’avoir évalué leur niveau d’autonomie), a été dressé. L’objectif était d’établir une liste des mécanismes de coordination déjà usités. Cet exercice a permis aux acteurs de l’entreprise de s’apercevoir de la non-uniformalisation des mécanismes de coordination sur l’ensemble des différents partenaires. Il n’y avait pas eu de réflexion au préalable sur les moyens de coordonner les relations avec chacun des assembleurs et la relation de coordination s’était établit avec le temps au cas par cas. Par ailleurs, il a été également possible d’identifier l’utilisation massive de mécanismes de coordination formels tels qu’une centralisation des prises de décisions, la formalisation de règles et procédures au sein de manuels et des contrats avec les assembleurs, d’une planification de la chaîne de production et des réunions de production qui en découlent, du contrôle de la performance avec les audits qualité auprès des assembleurs et dans certains cas d’une supervision directe avec la mise en place d’un front office. L’utilisation de mécanismes informels reste plus rare et concerne uniquement les relations latérales notamment dans le cas où les managers d’un assembleur prenaient eux-mêmes l’initiative de contacter d’autres managers des usines européennes de Renault Trucks pour des échanges autour de problématiques d’ordre industriels.

Enfin, dans l’objectif d’opérationnaliser l’outil, une mise en application de la matrice a été conduite sur deux cas d’assembleurs. Deux groupes d’acteurs ont été formés et chaque groupe (10 personnes/groupe) a réfléchi aux mécanismes de coordination à mettre en place avec l’assembleur compte tenu de la configuration de celui-ci et de la liste des mécanismes de coordination déjà utilisés au sein de Renault Trucks. Ce travail a permis de dégager des tendances quant aux choix des mécanismes de coordination à mettre en place pour piloter la relation avec l’assembleur du fait de la position de l’assembleur dans la matrice Autonomie/Volume de VI fabriqués, ainsi que de la fréquence des échanges entre Renault Trucks et l’assembleur. Il a été observé que le niveau d’autonomie de l’assembleur affectait la nature des mécanismes de coordination (formel/informel). Plus un assembleur est qualifié d’autonome sur les 28 critères établis par les acteurs de Renault Trucks, plus l’existence de mécanismes de coordination informels apparaissaient (contacts informels, relations latérales entre managers). Inversement, nous avons observé la mise en place de mécanismes formels en cas de non autonomie de l’assembleur tels que : la présence d’un front office, des revues de performance, la formalisation de plans d’actions et reporting qualité. Les résultats issus des groupes de travail montrent également que le volume de VI assemblés par l’assembleur avait un impact sur la fréquence des échanges : des réunions de travail beaucoup plus fréquentes dans le cas d’un important volume de VI assemblés et des réunions plus occasionnelles lorsque le volume de VI était faible. Afin d’illustrer ces résultats, nous proposons le graphique suivant (cf. figure 5)

Discussion

Le cas de Renault Trucks nous permet d’illustrer l’organisation du système de production d’une FMN, des fonctions principales centralisées, à la production dispersée à travers le monde, jusqu’au réseau de distribution du produit fini. Il est ainsi possible de mettre en avant un ensemble d’interconnections entre des acteurs et des entités du groupe où les frontières de la firme paraissent floues. Ces interconnections intègrent à la fois des relations intra-organisationnelles (entre le siège et des filiales détenues à 100 % et entre différentes fonctions) et des relations inter-organisationnelles (entre Renault Trucks et des partenaires internationaux). Ainsi, le cas de Renault Trucks permet d’illustrer à la fois le modèle de l’usine mondiale (Buckley et Ghauri, 2004) et la firme-réseau (Baudry, 2004) où la multitude de relations interconnectées devient difficile à piloter dans son intégralité. La coordination des relations intra- et inter-organisationnelles au sein de l’usine mondiale de Renault Trucks et plus largement du groupe Volvo représente un réel défi pour leurs managers. Nous avons co-construit avec eux un outil d’aide au diagnostic et à l’action collective pour tenter de résoudre ces difficultés.

En mobilisant la théorie de l’entreprise-réseau pour analyser le cas d’une usine mondiale, nous avons cherché à étudier plus précisément les deux facteurs clés de succès de l’usine mondiale, à savoir l’intégration et la coordination des relations intra- et inter- organisationnelles. Notre recherche-action nous suggère que selon la configuration du partenaire (niveau d’autonomie opérationnelle et fréquence de la transaction), il est recommandé de mettre en place des mécanismes de coordination spécifiques, et ce, peu importe si le partenaire est interne à l’entreprise (relation intra-organisationnelle) ou externe (relation inter-organisationnelle). Certains auteurs argumentent, à juste titre, que les relations d’autorité ou de subordination au sein des relations intra-firmes ne peuvent pas être appliquées dans les relations inter-firmes puisqu’il y existe des dimensions légales qu’il ne faut pas occulter (Hodgson, 2002). D’un point de vue juridique, le contrôle relevant de la relation d’autorité intra-firme ne peut s’exercer de la même façon au sein de la firme et entre les firmes (Baudry, 2004). Cependant, d’un point de vue managérial, il nous semble intéressant de travailler sur la notion d’autonomie comme dimension transversale au pilotage des relations intra- et inter-organisationnelles. Plus particulièrement, nous suggérons que le niveau d’autonomie opérationnelle de l’assembleur (qu’il soit détenu à 100 % par la FMN ou que ce soit un partenaire extérieur à la FMN dans le cadre de rapprochements d’entreprise) et la densité de la relation marchande (quantité de véhicules à produire) réquisitionnent un mode de pilotage différent. Il se conçoit facilement qu’un assembleur peu autonome avec lequel le contrat stipule un nombre de véhicules important à assembler pour répondre à une opportunité de marché, ne se pilote pas de la même façon qu’un assembleur avec lequel peu de véhicules sont à fabriquer et qui a un niveau d’autonomie relativement important. Ainsi, la fréquence des échanges ne sera pas la même, ni les différentes formes de mécanismes de coordination à mettre en place (cf. figure 5).

Figure 5

Les mécanismes de coordination et la fréquence des échanges en fonction du volume de VI assemblés par jour et du niveau d’autonomie de l’assembleur

Les mécanismes de coordination et la fréquence des échanges en fonction du volume de VI assemblés par jour et du niveau d’autonomie de l’assembleur

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Notre recherche-action a particulièrement mis en avant le rôle prépondérant de l’autonomie des assembleurs dans la coordination des relations d’échanges. Nous avons mesuré le niveau d’autonomie opérationnelle des différents partenaires à l’aide de critères qui se basent en partie sur les compétences des assembleurs telles qu’en logistique, en maîtrise de la langue, en capacité à proposer des plans d’actions qualité, etc. (cf. tableau 3). Renault Trucks a fait le choix d’inscrire dans ses objectifs stratégiques, le fait de développer le niveau d’autonomie des assembleurs afin de faciliter d’une part, la coordination des échanges entre Renault Trucks et ses assembleurs, et d’autre part, de développer le niveau de compétences de l’assembleur afin de répondre à une éventuelle opportunité de marché plus importante dans le pays. Certains travaux ont déjà mentionné l’intérêt de développer l’autonomie des filiales au sein des FMN en termes de performance pour la filiale (McDonald et al., 2008), motivation des managers à prendre des initiatives (Venaik et al., 2005) ou bien encore afin de leur accorder un rôle stratégique fort au sein de la FMN (Birkinshaw et Hood, 1998). Par analogie, nous pensons qu’une différenciation peut également s’opérer au sein des entreprises faisant partie du réseau de la firme pivot. Ainsi, il est possible d’imaginer des rôles stratégiques pour certains partenaires privés de l’entreprise-réseau. En cherchant à développer l’autonomie des différents partenaires privés (relations inter-firmes), la firme pivot serait susceptible de favoriser le rôle stratégique de certains partenaires par rapport à d’autres, et ainsi confier des missions de plus grande envergure à ces différentes entités. Il serait possible de développer certains partenaires en centres de formations pour d’autres partenaires avec des cultures de pays proches ou les assimiler à des passerelles pour servir des pays voisins (Prahalad et Bhattacharyya, 2008). D’autre part, nous pensons que développer les compétences et le niveau d’autonomie des assembleurs permet une responsabilisation et une implication de leur part plus importante dans leur relation avec la firme-pivot. Bien que les entreprises membres du réseau ne sont pas intégrées dans une même structure légale (Baudry et Chassagnon, 2012), nous considérons ces entreprises comme autonomes stratégiquement (elles décident elles-mêmes de leurs propres orientations stratégiques car elles sont légalement indépendantes) mais sont liées entre elles et à la firme-pivot dans la gestion des opérations de production.

Enfin, compte tenu du fait que nous suggérons que la mise en place de mécanismes de coordination au sein de l’entreprise-réseau pourrait se faire en fonction du niveau d’autonomie des différents partenaires et du volume de produits à fabriquer, nous rejoignons les travaux de Nohria et Ghoshal (1994) sur une approche contingente qui lie la différenciation des partenaires[5] et les mécanismes de coordination en présence, appelée le « fit différencié ». Il y a fit quand les moyens utilisés (mécanismes de coordination) par le siège sont en adéquation avec les caractéristiques du partenaire (dans notre cas ce serait son niveau d’autonomie et le volume de produits à fabriquer). Ce rôle reviendrait à la firme-pivot (ou OEMs selon le concept de l’usine mondiale).

Conclusion

La mise en place de systèmes de production flexibles opérée par les FMN pose la question du pilotage d’une activité internationale de production multi-acteurs et multi-pays. Le besoin de coordonner les relations intra- et inter-organisationnelles qui composent l’usine mondiale devient crucial. Afin de comprendre le phénomène ainsi observé, nous avons réalisé une recherche-action avec Renault Trucks (filiale du groupe Volvo) qui nous a permis d’améliorer notre compréhension du fonctionnement interne de l’usine mondiale. Nous avons, entre autres, mesuré empiriquement le niveau d’autonomie opérationnelle des entités composant le réseau de production d’une FMN, mais également pu apporter des réponses aux managers de l’usine mondiale quant à la tâche cruciale de coordination des relations qui les incombent. Une FMN peut ainsi améliorer la coordination des relations intra- et inter-organisationnelles de son usine mondiale en choisissant des mécanismes de coordination en fonction du niveau d’autonomie opérationnelle des partenaires et de la fréquence des transactions.

Par ailleurs, nos résultats sont issus d’une étude de cas approfondie au sein d’une FMN du secteur automobile. Même si la richesse des données ainsi obtenues améliore notre compréhension du fonctionnement de l’usine mondiale, ces résultats restent néanmoins contextualisés au secteur automobile. Pour continuer ce travail de recherche et permettre la confrontation de notre matrice, il serait intéressant d’étendre ces résultats à d’autres secteurs d’activités où l’existence de firmes-réseau est avérée, tels que l’automobile et l’aéronautique (ex : Toyota, Renault, Airbus), le textile (ex : Nike, Benetton) et l’électronique (ex : Intel, Dell), (Baudry et Chassagon, 2012).

Enfin, il convient de souligner que dans ce travail de recherche, seuls les points de vue des acteurs de Renault Trucks ont été recueillis (excepté le directeur de l’assembleur privé au Maroc et le Front Office détaché en Uruguay). Il serait pertinent a contrario, de collecter l’avis des partenaires internationaux dans leur intégration au sein du système de production de la firme-pivot. Il est également possible de constater que certains assembleurs détiennent parfois des contrats avec des concurrents de la firme-pivot, ils sont donc a fortiori en relation avec d’autres firmes-pivot. Ceci nous amène à nous questionner sur leur gestion interne dans le contexte d’une intégration au sein de plusieurs chaînes de valeur mondiales.