Corps de l’article

1. Introduction[1]

Le champ d’intervention auprès des individus manifestant des problèmes de dépendance comporte des dimensions particulières qui le distinguent des autres champs d’intervention. Il s’agit en effet d’un champ d’intervention dans lequel la question de l’interdit joue un rôle primordial. De nombreuses substances psychotropes sont assujetties à un régime de prohibition, ce qui implique que beaucoup d’individus qui se retrouvent aux prises avec des problèmes de dépendance sont aussi aux prises avec des problèmes judiciaires. L’intervention auprès de cette clientèle comporte donc une dimension supplémentaire, que l’on rencontre de façon moins explicite dans les autres secteurs de l’intervention clinique, puisqu’elle s’inscrit dans le contexte plus contraignant de la prise en charge pénale. C’est à cette dimension particulière de l’intervention en toxicomanie que sera consacré cet article. Nous proposons dans un premier temps de définir l’intervention thérapeutique en insistant sur le fait que toute intervention s’exerce dans un contexte qui implique nécessairement l’exercice d’un pouvoir ; d’où l’importance d’étudier le caractère contraignant de l’intervention en toxicomanie. Nous proposons ensuite de distinguer les différents niveaux de contrainte qui peuvent s’exercer sur les personnes manifestant des problèmes de dépendance dans un contexte de soins thérapeutiques. Trois formes de contrainte seront tour à tour exposées, soit la contrainte judiciaire, la contrainte institutionnelle et la contrainte relationnelle. Le caractère coercitif de l’intervention thérapeutique auprès de cette clientèle se manifeste ainsi par une combinaison variable de ces trois niveaux de contrainte. Ultimement, cet article vise à établir des repères nous permettant de mieux réfléchir aux enjeux éthiques et cliniques qui sont liés au caractère contraignant de la prise en charge thérapeutique des toxicomanes.

2. L’intervention thérapeutique et le pouvoir

Avant de s’attarder aux diverses manifestations de la contrainte, il faut au préalable mieux délimiter au plan conceptuel ce qu’on entend par l’intervention thérapeutique. L’intervention thérapeutique s’élabore au départ autour de la rencontre entre deux acteurs que sont l’intervenant et le bénéficiaire. L’intervention relève donc, au premier abord, du registre des relations sociales, puisqu’elle est principalement caractérisée par un rapport qui s’établit entre deux individus, dont l’un est porteur d’une mission institutionnelle qui est normativement située (Hurtubise, 1985). Il n’y a donc pas de relation d’aide sans ce passage obligé par la prise de contact et l’échange entre le soigneur et le soigné. Cette rencontre est aussi caractérisée par le fait qu’elle est nécessairement stimulée par un souci de changement. Quiconque s’engage dans une relation thérapeutique, que ce soit à titre de soigneur ou de patient, s’y engage en espérant pouvoir modifier l’état ou la situation dans laquelle se retrouve le bénéficiaire. Relevant ainsi son aspect résolument normatif, l’intervention thérapeutique sera donc justifiée du fait qu’un état, ou une conduite, sera au départ désigné comme étant problématique. Qu’elle relève du registre de la souffrance, du pathologique ou de l’inadaptation, la situation dans laquelle se retrouve le bénéficiaire devra donc inévitablement être définie dans le cadre d’une appréciation normative, par laquelle on qualifie un état de problématique justifiant ainsi des actions visant à résoudre le problème. Sera donc considérée comme thérapeutique, toute intervention qui implique une action délibérée et planifiée, qui est effectuée dans le cadre d’une rencontre entre un intervenant dûment reconnu et un bénéficiaire, et qui vise à modifier un état qui aura été défini au départ comme étant problématique.

Ces brèves considérations conceptuelles s’appliquent bien sûr à toute forme d’intervention thérapeutique, peu importe le contexte social ou institutionnel dans lequel elle est appelée à se dérouler. Ainsi, par sa nature, toute intervention repose sur une relation qui est inévitablement asymétrique entre le traitant et le traité. Il faut se rappeler que le verbe intervenir signifiait à l’origine se « placer entre » (Dubost, 1987, p. 151). En s’inspirant de sa racine étymologique, l’intervention peut dès lors se définir comme l’action d’un tiers qui viendrait se placer entre le patient et le système social dans lequel se déroule la rencontre thérapeutique. L’intervention thérapeutique implique donc une relation sociale dans laquelle l’un des protagonistes – en l’occurrence l’intervenant – agit à titre de représentant du système social ou de l’institution de prise en charge. À cet égard, l’intervenant peut donc être considéré comme étant un représentant de la société dont le rôle serait d’offrir, par procuration, l’assistance nécessaire pour que le patient puisse s’engager dans un processus de changement. Même dans les situations où le patient est celui qui fait la demande d’aide, l’intervenant agit toujours à titre de représentant de la société. Par conséquent, la relation thérapeutique qui lie l’intervenant et le patient n’est jamais véritablement égalitaire, puisque l’un des participants, en endossant un rôle de représentant de la société, se retrouve à incarner les aspects normatifs et souvent coercitifs de la vie en société. C’est l’intervenant qui détient, en dernière instance, ce pouvoir qui consiste à interpréter ou reformuler les demandes du patient, et à décider quels seront les gestes cliniques qui seront éventuellement faits. Toute intervention, même lorsqu’elle est sollicitée explicitement par le patient, implique une ingérence de la société, de la communauté ou de l’institution dans la vie du patient. Même dans le cas d’interventions qui peuvent apparaître en surface exemptes de toute forme de directivité sociale, on peut retracer une demande d’aide qui sera au départ justifiée par un sentiment d’inconfort et de mal-être qui est toujours socialement construit en réaction aux critères de bien-être que nous impose la société. Toute intervention thérapeutique, quel que soit le niveau d’engagement et de motivation du patient, s’inscrit toujours dans un contexte où s’exerce une forme de pouvoir.

Cependant, ce rapport de pouvoir ne doit pas être considéré exclusivement pour sa portée répressive. À l’instar de Michel Foucault, il s’avère plus juste d’aborder le pouvoir dans sa dimension plus productive, c’est-à-dire comme un outil permettant de redéfinir des situations et d’instaurer des changements.

Ce qui fait que le pouvoir tient, qu’on l’accepte, mais c’est tout simplement qu’il ne pèse pas seulement comme une puissance qui dit non mais qu’en fait il traverse, il produit des choses, il induit du plaisir, il forme du savoir, il produit du discours ; il faut le considérer comme un réseau productif qui passe à travers tout le corps social beaucoup plus que comme une instance négative qui a pour fonction de réprimer.

Foucault, 1977, p. 21

Toute intervention thérapeutique implique certes l’exercice d’un pouvoir ; mais ce pouvoir ne doit pas se limiter exclusivement à sa portée répressive, puisqu’il comporte aussi une portée plus constructive. L’intervenant devient dès lors un acteur qui peut utiliser ce pouvoir comme un levier de changement. Sans ce rapport de force, l’intervention deviendrait dès lors illusoire, puisque tout changement s’avérerait par conséquent aléatoire et fortuit. Or, ce rapport de force, tant dans sa portée répressive que constructive, est souvent négligé, voire évacué, par les acteurs qui travaillent dans un contexte où la demande d’aide est formulée de façon plus ou moins explicite par le patient. Comme le souligne Blais (2005, p. 159), la question du pouvoir et de l’autorité est souvent la tache aveugle des intervenants. Ne serait-ce qu’afin d’éviter tout risque de dérapage dans l’utilisation qui sera faite de ce levier clinique, il est essentiel que les intervenants soient conscients de la portée constructive, mais aussi coercitive, du contexte dans lequel se déroule toute relation thérapeutique.

Tout contexte thérapeutique, quel qu’il soit, comporte inévitablement une dimension de pouvoir ou de contrainte. Il existe toutefois certains contextes particuliers dans lesquels le bénéficiaire ou le patient sera soumis à des contraintes supplémentaires qui ne relèvent pas de la relation thérapeutique en soi. C’est ces formes particulières de contrainte que nous allons maintenant examiner.

3. Différentes formes de contrainte dans le champ de l’intervention en toxicomanie

Dans le champ de l’intervention en toxicomanie, il existe différentes formes de contrainte qui auront un impact sur le déroulement de l’activité thérapeutique. Nous explorerons rapidement les trois principales formes de contrainte thérapeutique que sont la contrainte judiciaire, la contrainte institutionnelle et la contrainte relationnelle.

3.1 Contrainte judiciaire

En ce qui concerne la contrainte judiciaire, elle relève essentiellement du pouvoir octroyé aux tribunaux et aux juges d’ordonner à des individus accusés en droit criminel de participer à des activités à caractère thérapeutique. L’existence de cette contrainte repose en partie sur la philosophie de la therapeutic jurisprudence, qui stipule que les tribunaux devraient être mobilisés à titre d’agents thérapeutiques (Wexler et Winick, 1996 ; Winick, 2005). C’est dans cet esprit que furent créées différentes formes d’injonction thérapeutique ou d’obligation de soins, dont la principale fonction est de contraindre des individus à s’engager dans une démarche thérapeutique. Bien que le recours à l’injonction thérapeutique soit largement répandu dans plusieurs pays européens[2], ce type de pratique judiciaire est en fait peu développé au Canada. Mis à part les cas particuliers pour lesquels le tribunal est appelé à déclarer certains individus comme étant inaptes à prendre des décisions concernant leur propre santé et à désigner un tiers pouvant décider à leur place, il existe dans la tradition juridique canadienne très peu d’espaces pour obliger les individus à recevoir des soins contre leur gré. Les juges canadiens peuvent bien sûr déclarer lors du prononcé de la sentence que le condamné aurait intérêt à aller chercher une aide thérapeutique, mais cette déclaration demeure en fait une recommandation qui n’oblige en rien le condamné à s’y plier. Les quelques mesures utilisées au Canada, et qui se rapprochent de l’injonction thérapeutique, sont surtout considérées comme étant des mesures qui permettent à l’individu d’obtenir certains privilèges en échange d’un engagement à s’impliquer dans une démarche de soins. Ces privilèges concernent essentiellement l’opportunité de se voir imposer des sanctions dont la nature ou la durée serait moins lourde. En ce qui concerne l’intervention en toxicomanie, les principales mesures de contrainte judiciaire rencontrées en droit criminel canadien sont : 1) l’ajournement thérapeutique ; 2) certaines conditions d’ordonnance de probation ; 3) certaines conditions de l’emprisonnement avec sursis ; et 4) l’obligation de soins auprès des toxicomanes.

Ajournement thérapeutique

En droit criminel canadien, on reconnaît au juge la liberté de suspendre le déroulement du procès entre la réponse à l’accusation et le prononcé de la sentence, afin d’aller chercher des informations supplémentaires concernant le condamné (Chiodo, 2001 ; Renaud, 1992). En général, cet ajournement permet d’octroyer un délai supplémentaire pour la rédaction d’un rapport présentenciel, lequel document sera utilisé par le juge pour le guider dans le choix de la sanction qui sera imposée. Or, dans certains cas, cet ajournement peut être utilisé afin de laisser la possibilité à l’accusé de s’engager dans une démarche thérapeutique. Dans les cas où l’accusé accepte de se plier à la demande du tribunal de s’engager dans une telle démarche, le déroulement du processus judiciaire peut être suspendu pour une période plus ou moins longue, laissant ainsi la possibilité à l’accusé de démontrer sa véritable volonté à changer. Lors du retour de l’accusé devant le tribunal, le juge peut alors évaluer la qualité de cet engagement avant de se prononcer sur la sanction pénale, ce qui peut se traduire dans bien des cas par le prononcé d’une sentence moins lourde. Lorsque cet ajournement est utilisé à des fins thérapeutiques, on désigne cette procédure sous le titre d’ajournement thérapeutique[3].

Comme il n’existe pas d’étude empirique permettant de mesurer la prévalence du recours à l’ajournement thérapeutique au Canada, il est donc difficile de se prononcer sur son véritable usage sur le plan de la pratique judiciaire. Cette procédure représente néanmoins un espace au sein du processus judiciaire canadien dans lequel le juge peut faire usage de son pouvoir discrétionnaire pour inciter certains accusés à s’engager dans une démarche thérapeutique. Puisque cette mesure ne peut être envisagée sans que le justiciable n’ait consenti de façon explicite à participer à une démarche thérapeutique (Renaud, 1993, p. 188-189), elle ne peut être considérée comme étant une injonction thérapeutique en bonne et due forme. Mais cette procédure n’en demeure pas moins une mesure contraignante, si l’on prend en considération que, dans l’éventualité où l’accusé refuserait de saisir cette occasion de bénéficier d’un programme de réhabilitation, il pourrait alors s’exposer à une sanction plus lourde en raison de son refus de s’engager dans une démarche de changement. Le recours à ce type de mesure représenterait pour le justiciable une épée de Damoclès, puisqu’il pourrait se sentir obligé de participer contre son gré à un programme de soins, de peur de ne pas satisfaire aux exigences du juge en ce qui concerne son engagement à changer.

Conditions de l’ordonnance de probation

Une autre mesure qui semble se rapprocher de l’injonction thérapeutique, et qui est utilisée plus fréquemment que l’ajournement thérapeutique, est le recours à certaines conditions qui accompagnent l’ordonnance de probation. En droit criminel canadien, le délinquant condamné à la probation peut purger sa peine dans la communauté sous la surveillance d’un représentant des autorités correctionnelles (Code criminel, art. 731(1)). Cette sanction est alors assujettie à toute une série de conditions que le condamné devra respecter s’il veut profiter de ce privilège qui consiste à purger sa peine à l’extérieur des murs de la prison. Or, au nombre des conditions facultatives auxquelles peut être assujetti le condamné, on retrouve celle qui consiste à s’engager dans une démarche de traitement. Toutefois, avant d’imposer cette condition, le juge devra s’assurer auprès du condamné qu’il consent librement à participer à une telle démarche (Code criminel, art. 732.1(3)(g))[4]. Il ne s’agit donc pas d’une véritable injonction thérapeutique, puisque le justiciable peut en fait refuser de se plier à cette condition. Mais dans les faits, combien de justiciables vont véritablement refuser de consentir à cette condition, considérant qu’un refus pourrait signifier que le juge écarte la possibilité d’une mesure de probation au profit d’une peine d’incarcération ? Il est dès lors légitime de se questionner sur le véritable pouvoir du justiciable à refuser ou non ce type de condition.

Conditions de l’emprisonnement avec sursis

Ces conditions facultatives sont aussi mobilisées dans le cadre du recours à une condamnation à l’emprisonnement avec sursis. Cette sanction consiste à condamner un individu à la prison, tout en transformant cette peine en une mesure de surveillance dans la communauté. L’objectif de cette mesure est alors de réduire le recours à l’incarcération pour des condamnés qui seraient passibles d’une peine de détention de moins de deux ans (Roberts, 2004 ; Lehalle, Charest et Landreville, 2009). Or, au nombre des conditions facultatives que peut exiger le juge lors du prononcé de la peine, on retrouve celle relative au traitement. On stipule en effet, à l’article 742.3(2)(e) du Code criminel canadien, que le juge peut exiger du délinquant « de suivre un programme de traitement approuvé par la province ». Mais contrairement à ce qui est prévu pour la probation, on ne précise pas dans le Code criminel que cette condition doit être prononcée pourvu que le condamné ait consenti à s’impliquer dans cette démarche thérapeutique. Il s’agit donc, sur le plan du texte, de la mesure canadienne qui se rapproche le plus de l’injonction thérapeutique, puisqu’elle octroie au tribunal le pouvoir de contraindre un individu, sans son consentement, à participer à une démarche thérapeutique. Mais dans les faits, comme le rapporte Julian Roberts (2004, p. 71), il est peu probable que les juges imposent cette condition sans avoir au préalable vérifié le niveau d’implication du condamné pour ce genre de mesure.

Obligations de soins en toxicomanie

En ce qui concerne plus particulièrement le cas des délinquants toxicomanes, on rapporte dans l’histoire juridique canadienne quelques tentatives pour instaurer un régime de traitement obligatoire pour des individus ayant contrevenu à la loi et reconnus comme nécessitant des soins en ce qui a trait à la toxicomanie (Fisher, Roberts et Kirst, 2002). Une première initiative a été tentée dans le cadre de l’adoption de la Loi sur les stupéfiants en 1961[5]. Cette loi prévoyait initialement une sanction de détention indéterminée dans un établissement correctionnel pouvant fournir des soins spécialisés. Bien que cette mesure ait été entérinée par les autorités législatives, elle ne fut jamais appliquée en raison des délais nécessaires à la création, dans chacune des provinces, de programmes spécialisés au sein des établissements correctionnels. Les enjeux constitutionnels vont aussi s’avérer un obstacle à la mise en place de cette mesure. Les autorités politiques de l’époque auraient en effet cherché à éviter une ingérence du gouvernement fédéral en matière de services de santé, un champ qui relevait de la compétence des provinces (Giffen, Endicott et Lambert, 1991, p. 396).

Se conformant davantage aux normes constitutionnelles en matière de partage des compétences, certaines autorités provinciales ont aussi tenté de mettre en place des mesures visant à obliger des utilisateurs de drogues à recevoir des soins. C’est le cas de la Colombie-Britannique qui, en adoptant en 1978 le Heroin Treatment Act[6], permettait aux autorités judiciaires d’imposer à certains utilisateurs de drogues jusqu’à trois ans de traitement obligatoire (Boyd, Millard et Webster, 1985). Cette mesure ne sera pas appliquée très longtemps, puisque cette loi sera déclarée inconstitutionnelle par les tribunaux[7]. Le principal motif invoqué est qu’une mesure de traitement obligatoire menacerait les droits et libertés des individus.

Il faudra attendre la fin des années 1990 pour assister à la mise en place d’une mesure pour les toxicomanes pouvant se rapprocher de l’obligation de soins. Il s’agit de la création des tribunaux pour toxicomanes canadiens. Développé initialement aux États-Unis au cours des années 1980 (Belenko, 2001), ce tribunal spécialisé fut créé afin d’offrir un programme de mesures alternatives à l’incarcération aux toxicomanes accusés au criminel. Lancée à Toronto sous forme de projet pilote dès 1998, la formule allait par la suite être reprise dans d’autres villes canadiennes (Brochu et Landry, 2010 ; CCLAT, 2007 ; Moore, 2007). Un programme de ce type sera d’ailleurs instauré en 2012 à Montréal par la Cour du Québec. Ces programmes s’adressent à des individus qui souffrent de problèmes de toxicomanie et qui sont formellement accusés d’une infraction criminelle. Concrètement, ce type de programme consiste à offrir à ces individus la possibilité d’échapper au processus judiciaire habituel, à condition qu’ils acceptent de respecter certaines conditions de mise en liberté, dont celle de s’impliquer dans une démarche de traitement comportant des séances de counseling et des soins médicaux.

Il existe deux voies par lesquelles le justiciable peut bénéficier de ces programmes :

  1. Option préplaidoyer. Dans les cas qui impliquent des accusations considérées de gravité moindre – tels que la possession simple de substances illicites – et dans lesquels l’accusé ne possède pas un dossier judiciaire trop chargé, le juge peut autoriser le prévenu à participer au programme avant l’enregistrement de la réponse à l’accusation. Le juge peut alors suspendre temporairement le processus judiciaire et autoriser la mise en liberté du prévenu selon les règles reconnues à l’article 515(1) du Code criminel (ce qu’on désigne comme une « mise en liberté sur remise d’une promesse »). Cette mise en liberté est alors assujettie à des conditions, dont celles de participer à un programme de soins et de se présenter sur une base régulière devant le tribunal (art. 515(4)). Dans l’éventualité où le prévenu répondrait à toutes les exigences du programme, le tribunal pourrait alors décider de faire tomber ou de suspendre les accusations. Si le prévenu ne réussissait pas à respecter ces conditions, le processus judiciaire reprendrait là où il était rendu au moment de la suspension temporaire, soit à l’étape du plaidoyer de culpabilité. Les critères d’admissibilité à ce programme étant trop stricts, cette option allait graduellement tomber en désuétude. Considérant le nombre peu élevé de justiciables pouvant répondre à ces critères d’admissibilité, cette option sera abandonnée au début des années 2000 au profit de l’option post-plaidoyer (Allard, Lyons et Elliott, 2011, p. 19).

  2. Option post-plaidoyer. La seconde voie est offerte aux accusés dont le dossier judiciaire est plus chargé et dont les accusations sont jugées plus sérieuses. C’est la voie qui fut de loin la plus souvent utilisée, et qui sera d’ailleurs retenue par la Cour du Québec dans le cadre de son programme de traitement de la toxicomanie. Afin de pouvoir bénéficier de ce programme, l’accusé doit au préalable plaider coupable aux accusations qui sont portées à son égard et signer un document par lequel il consent à ce que le prononcé de la peine puisse être retardé. En échange de cette réponse à l’accusation et d’un engagement de l’inculpé à participer activement à un programme de soins, le juge suspend temporairement le processus judiciaire. La procédure qui est alors utilisée se rapproche beaucoup de l’ajournement thérapeutique comme présenté plus haut. Le juge octroie alors à l’accusé, en vertu de l’article 518(2) du Code criminel, une mise en liberté en attentant le prononcé de la sentence. Les mêmes conditions applicables lors de la mise en liberté provisoire du prévenu peuvent alors être exigées. Dans l’éventualité où l’individu réussit à maintenir sa participation au programme et à respecter toutes les conditions, le juge peut ensuite décider de prononcer une sentence dans la communauté. S’il échoue, il peut cependant se voir imposer une sentence plus lourde, en l’occurrence une peine de détention.

Bien que ces différentes procédures judiciaires puissent dans bien des cas représenter des avantages indéniables, en offrant aux personnes qui en ont besoin la possibilité de recevoir des soins thérapeutiques tout en évitant les effets stigmatisants du système de justice criminelle, il faut néanmoins demeurer critique quant aux enjeux cliniques et éthiques que ce type de procédure peut impliquer (Hannah-Moffat et Maurutto, 2012). Bien que dans la plupart des cas les autorités judiciaires soient appelées à vérifier le consentement du bénéficiaire avant d’ordonner une mesure thérapeutique, il ne faut pas se méprendre sur le choix véritable qui incombe à cet individu. Peut-on en effet évoquer le consentement de l’accusé lorsque le refus de se plier à une condition ou de s’engager dans une démarche de soins implique qu’il perde l’accès à une mesure jugée moins restrictive sur le plan de sa liberté ? Malgré les garanties relatives à la nécessité de vérifier auprès du justiciable sa véritable motivation à s’engager dans une démarche de soins, le recours à ces mesures implique des contraintes supplémentaires, en particulier en ce qui concerne les nombreuses mesures de contrôle qui sont exercées auprès du justiciable. Ces programmes laissent en fait très peu de marge de manoeuvre au bénéficiaire quant à l’éventail des choix qui lui sont offerts.

3.2 Contrainte institutionnelle

En aval du processus judiciaire, les personnes condamnées à des sanctions pénales sont aussi assujetties à diverses formes de contraintes relatives au traitement. Il s’agit dès lors de ce que nous définirons ici comme la contrainte institutionnelle, soit la contrainte qui s’exerce à l’intérieur même des agences correctionnelles telles que les établissements carcéraux et les agences de surveillance des délinquants dans la communauté. Les individus qui se retrouvent sous la tutelle des agences correctionnelles seront en effet invités à participer à diverses activités thérapeutiques ayant pour objectif de favoriser leur réinsertion sociale et de réduire leur propension aux activités criminelles. C’est ainsi que sera offerte en milieu correctionnel, principalement au sein des établissements fédéraux, toute une gamme de programmes portant, entre autres, sur le traitement de la toxicomanie. Or, bien qu’au plan juridique, la participation à ces programmes ne puisse se dérouler sans le consentement libre et éclairé de détenu (McKinnon, 1995), il existe dans les faits une contrainte implicite incitant les individus à s’y plier. Cette contrainte s’exerce étant donné que pour obtenir certains privilèges, tels que l’octroi d’une autorisation de sortie ou d’une libération conditionnelle, les détenus doivent démontrer une volonté « véritable » de changer et de participer de façon active à ces activités thérapeutiques. Dans les faits, le détenu a le droit de refuser de participer à ces programmes ; mais son refus pourra éventuellement lui être reproché lorsque viendra le temps de comparaître devant la Commission des libérations conditionnelles. La contrainte exercée se manifeste ainsi de façon plus subtile, soulignant malgré tout le caractère illusoire de ce droit à refuser le traitement (Quirion, 2009).

En plus de la contrainte institutionnelle qui s’exerce quant à la participation ou non des détenus à des programmes correctionnels, une contrainte tout aussi subtile s’exerce sur le plan du contenu même de l’activité thérapeutique. Dans le contexte correctionnel, comme nous l’avons souligné plus haut, ce n’est pas nécessairement le détenu qui fait la demande de soins sur une base volontaire. Or, même dans le cas où l’engagement du détenu repose sur une véritable volonté de changer, on constate qu’il est rarement invité à participer lui-même à l’élaboration de l’agenda clinique. En fait, ce n’est jamais le détenu qui détermine les objectifs et les moyens qui seront déployés tout au long du programme. Du moins en ce qui concerne le système correctionnel canadien, le détenu est au départ évalué à l’aide d’une panoplie d’outils et de grilles qui permettront d’établir de façon précise la liste des besoins qui devront être comblés (Cortoni et Lafortune, 2009 ; Motiuk, 2007). L’évaluation initiale étant réalisée à l’aide de grilles rigides et très structurées, les résultats obtenus seront circonscrits à l’intérieur d’une liste relativement fermée de besoins criminogènes (Bérard, Vacheret et Lemire, 2013). Le caractère restreint de cette liste aura donc pour conséquence de limiter l’espace pour prendre en considération les besoins tels qu’ils pourraient être exprimés par les détenus eux-mêmes. L’offre de programme, aussi vaste soit-elle, ne sert alors qu’à répondre à cette liste restreinte de besoins criminogènes. En effet, pour chacun des besoins identifiés, correspondent autant de programmes correctionnels. Les besoins fondamentaux de l’individu, afin d’être traités à l’intérieur du système, devront donc être reformulés en suivant la logique institutionnelle. Pour être retenu par le système, le besoin devra donc être reconnu comme pertinent par rapport à la mission institutionnelle de lutte à la récidive. L’intervention thérapeutique, à cet égard, constitue une véritable prise en charge de l’individu par les autorités correctionnelles, tant sur le plan de l’évaluation de ses besoins que de l’offre des programmes thérapeutiques. Les cibles de l’intervention sont donc le produit d’une construction institutionnelle, principalement du fait qu’elles sont dictées par les impératifs de l’agence correctionnelle qui consistent à protéger le public et à réduire les risques de récidive. À cet égard, la reformulation des besoins de l’individu selon la logique institutionnelle représente une des manifestations les plus frappantes de la contrainte qui s’exerce dans le cadre de l’intervention thérapeutique en milieu correctionnel. Le toxicomane qui se retrouve dès lors dans le système correctionnel est contraint de se plier à des objectifs et à un agenda clinique qui ne lui appartiennent plus.

3.3 Contrainte relationnelle

Comme nous l’avons déjà mentionné, toute intervention thérapeutique s’opère dans un contexte qui implique des rapports de pouvoir. Il est donc important que l’intervenant demeure constamment conscient des contraintes qui régissent le contexte dans lequel se déroule cette rencontre particulière. Tout intervenant, peu importe le milieu dans lequel il est appelé à travailler, doit en effet demeurer lucide quant à la nature asymétrique du rapport qui le lie à son client. Ces contraintes peuvent bien sûr avoir une origine judiciaire ou institutionnelle, comme c’est le cas en milieu carcéral. Mais il existe aussi des contraintes moins explicites, dont les origines ne sont pas à chercher du côté de l’appareil de contrôle juridique et de l’institution de prise en charge, mais plutôt du côté du contexte de vie du client lui-même.

Les individus sont en effet assujettis, dans leur vie de tous les jours, à certaines formes de contraintes qui peuvent les inciter à s’engager dans un processus de changement. C’est le cas, par exemple, du toxicomane qui accepte de s’engager dans une démarche thérapeutique à la suite d’un ultimatum lancé par la conjointe ou un autre membre de la famille. C’est le cas aussi de l’individu qui s’engage dans une démarche de soins, répondant de façon plus ou moins consciente aux impératifs de son milieu de travail régi par le culte de la performance. On pourra dès lors évoquer l’existence d’une contrainte relationnelle, dont la force ne réside pas tant dans le bras armé de la justice que dans l’intensité de la relation qui unit le client à son entourage. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une contrainte institutionnelle en bonne et due forme, dans certains cas, ce type de contrainte peut avoir un impact tout aussi important que l’injonction thérapeutique prononcée par un juge. La pression des pairs est d’ailleurs un des facteurs de changement relevés par les chercheurs qui se sont penchés sur le processus de rémission naturelle des toxicomanes (Acier, Nadeau et Landry, 2008 ; Klingemann et Carter-Sobell, 2007). À cet égard, les pressions exercées par l’entourage immédiat représentent souvent un important facteur qui incite les individus à modifier leurs conduites problématiques, que ce soit ou non dans le cadre d’une démarche thérapeutique. Bien que cette forme de contrainte s’avère beaucoup moins frappante que celles exercées par les représentants institutionnels, elle s’avère néanmoins une contrainte qui dans bien des cas peut être cruciale dans la décision du toxicomane de s’engager ou non dans une démarche thérapeutique.

4. Conclusion

Dans un contexte thérapeutique, les toxicomanes peuvent être considérés comme étant des individus soumis à une multitude de contraintes externes, qui s’exercent à la fois sur le plan judiciaire, sur le plan institutionnel et sur le plan relationnel. Ces contraintes peuvent alors se traduire par des obstacles importants du point de vue clinique, que ce soit sur le plan de la motivation des bénéficiaires ou de l’instauration d’une alliance thérapeutique durable (Brochu et Plourde, 2012). L’existence de ces contraintes permet aussi de souligner l’importance de prendre en considération le contexte de prise en charge pour bien évaluer les enjeux de l’intervention clinique auprès des toxicomanes. La question est de savoir si le recours à une motivation externe (telle que l’injonction thérapeutique ou la pression relationnelle) peut éventuellement aboutir à une motivation plus personnelle. Est-ce que les contraintes extérieures peuvent jouer un rôle de moteur de changement, en incitant les individus à s’impliquer davantage dans leurs démarches de soins ? Ou, au contraire, peuvent-elles représenter un obstacle à la mobilisation et au développement de l’autonomie des bénéficiaires ? Ce sont assurément des questions auxquelles doivent faire face quotidiennement les intervenants qui travaillent auprès des toxicomanes.

Or, si nous acceptons l’idée qu’il ne peut y avoir de contexte d’intervention qui soit exempt de toute forme de contrainte, nous devons par conséquent réfléchir à la façon dont ces contraintes doivent être prises en compte par les intervenants. Il faut en effet éviter de croire qu’il puisse exister des espaces thérapeutiques qui échapperaient à toute forme de contrainte extérieure. Comme le soulignent Orsi et Brochu (2009), plutôt que d’aborder la contrainte du point de vue de son absence ou de sa présence, il est plus réaliste d’aborder la contrainte du point de vue de son intensité. Bien qu’il y ait toujours une contrainte, cette contrainte peut toutefois varier en intensité d’un contexte d’intervention à un autre. Or, cette intensité de la contrainte ne se mesure pas exclusivement à son aspect extérieur, mais aussi par rapport à la façon dont l’individu lui-même fera l’expérience subjective de cette contrainte. Chaque individu est caractérisé par une plus ou moins grande sensibilité à la contrainte extérieure, ce qui peut expliquer que certains individus seront plus marqués que d’autres par le recours à des mesures coercitives. Pour l’intervenant, le défi consiste donc à bien évaluer pour chacun des bénéficiaires quel peut être l’impact de ces contraintes, afin d’ajuster son intervention en conséquence. Il s’agit en fait de faire un bon usage de ce principe clinique qu’est l’appariement, et d’adapter l’intervention aux particularités propres au bénéficiaire et au contexte dans lequel l’intervention sous contrainte se déroule. Tout en évitant bien sûr d’exercer un niveau de contrainte qui puisse brimer le bénéficiaire dans l’expression de ses besoins spécifiques.