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Dans le chapitre du Monde des oiseaux consacré à la pie, Alphonse Toussenel fait l’aveu d’un regret qui n’est pas sans rappeler un célèbre passage des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand : celui de n’être plus cet enfant qui grimpait dans les arbres pour piller les nids ou tordre le cou de son ennemi la pie. Dans un rêve, peu après la révolution de 1848 en France, le naturaliste s’imagine même que, grâce au suffrage universel récemment instauré, ses concitoyens le chargent de la conservation des eaux et forêts. Sa première mesure est toute trouvée : l’anéantissement des pies, dont la réputation de voleuses n’est plus à faire. « Et je voyais mon nom écrit en lettres de feu sur d’innombrables banderoles, flotter gracieusement par les airs et traverser les âges, marié à la date glorieuse de la disparition de la Pie.[1] ». Toussenel se livre ici à un I had a dream burlesque, revanchard et mégalomane, tout à fait représentatif d’un ouvrage atypique, au ton bigarré et au charme étrange, où s’entremêleront histoire naturelle et histoire sociale. Car si la déclaration de guerre faite à la pie, dans le contexte d’après 1848, est l’expression métaphorique évidente d’une vengeance des vaincus, après l’échec de la république sociale, celle-ci prend toutefois place, non dans un pamphlet politique ou dans une fable, mais dans un ouvrage de zoologie. Or le pacte de lecture de notre grand fabuliste était clair : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », prévenait La Fontaine dans la dédicace en vers « À Monseigneur le Dauphin ». Celui de Toussenel est autrement plus paradoxal, et nous l’allons montrer tout à l’heure.

À cela plusieurs raisons, que nous tâcherons d’élucider et de hiérarchiser, en articulant les niveaux de la production, de la réception et de la diffusion de son oeuvre. La monographie d’un personnage aussi original que Toussenel semble en outre gagner à se situer au carrefour d’une analyse sociologique, qui s’intéresserait à la place qui était faite aux amateurs – ou ne leur était précisément pas faite – dans les milieux de sociabilité scientifique, et d’une analyse plus subjectiviste, qui cherche à écrire ce chapitre de l’histoire des sciences du point de vue des amateurs eux-mêmes, en tentant de cerner la manière dont ils construisaient une identité individuelle et collective, parfois problématique et conflictuelle.

Agriculteur jusque dans les années 1830 et chasseur passionné toute sa vie, fouriériste et phalanstérien, antisémite provincial et royaliste socialiste, Toussenel apparaît à n’en pas douter comme une figure atypique, marginale sociologiquement, géographiquement et idéologiquement, dans le champ institutionnel des savoirs du xixe siècle français. Et si son oeuvre naturaliste est elle-même atypique, c’est en premier lieu parce que toutes ces composantes de sa sensibilité philosophique et politique en imprègnent des pans entiers, comme l’illustrait déjà le chapitre de la pie. Toussenel les avait d’ailleurs déjà exprimées, puisqu’avant la publication de son oeuvre naturaliste en deux volumes L’Esprit des bêtes[2], en 1847 puis en 1853, il avait déjà écrit, en 1845, un ouvrage au titre éloquent : Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière.

Un péché originel éditorial, des idées embarrassantes, tant pour les socialistes utopiques qui prendront en charge ses premières éditions que pour les républicains qui s’occuperont des suivantes, et, pour ne rien arranger, un auteur peu enclin à dissimuler le fond de sa pensée : telles sont les données du problème qui se posait à des éditeurs pourtant sensibles aux qualités de l’ouvrage de Toussenel, à l’élégance de son style et à l’originalité de son projet.

À partir d’une analyse des stratégies éditoriales qui ont accompagné les publications et rééditions de L’Esprit des bêtes, et en proposant une lecture conjointe des paratextes éditoriaux et auctoriaux, nous tenterons d’expliquer cette marginalité paradoxale – puisque s’accompagnant toutefois d’un indéniable succès –, ainsi que les divers processus de marginalisation dont Toussenel et son oeuvre ont fait l’objet. Les raisons de la réception ambivalente de cette oeuvre sont-elles à chercher dans l’articulation des deux volets qui la constituent, c’est-à-dire dans la difficulté à penser ensemble Les Juifs, rois de l’époque et L’Esprit des bêtes, ou sont-elles intrinsèques à une oeuvre scientifique profondément atypique, bouleversant tout horizon d’attente et instaurant avec son lectorat un pacte de lecture épistémologique paradoxal? C’est cette seconde hypothèse que nous suivrons pour finir, inscrivant la marginalité dans l’oeuvre elle-même, et construisant l’image d’un Toussenel à la fois représentatif des tensions de son temps et pourtant fondamentalement anachronique.

D’une marge l’autre : Toussenel des villes, Toussenel des champs

Malgré le relatif succès éditorial de L’Esprit des bêtes, dont témoignent ses quatre rééditions entre 1847 et 1868, et malgré les remarques élogieuses de ses contemporains Jules Michelet et Charles Baudelaire, Toussenel demeure inconnu. À cela, diverses raisons objectives, tout d’abord biographiques, géographiques et sociologiques : né en 1803 à Montreuil-Bellay – où il partage un monument, dédié aux célébrités locales, avec René Moreau, Pierre Duret et Charles Dovalle, érigé à l’initiative d’Émile Chevalier[3] et inauguré en 1898 –, il est agriculteur jusque dans les années 1830, et vit donc d’abord en marge de la scène politique et scientifique. Il quitte le champ pour la plume pendant la Révolution de 1830, devenant journaliste et entrant officiellement, en 1837, dans le journal ultra-conservateur La Paix, où il fait la connaissance du catholique Louis Veuillot, au contact duquel il développe un royalisme à la fois socialiste et antisémite.

Proche de ce que Marx et Engels ont appelé le « socialisme utopique », Toussenel finit par adhérer à l’École sociétaire[4], fondée en 1830, et publie pour la première fois dans le journal fouriériste La Phalange[5] en 1840. Or, parce que cet aspect de sa pensée jouera un rôle dans la destinée éditoriale de L’Esprit des bêtes, il convient de revenir sur l’expérience fouriériste de Toussenel et sur cette doctrine qui paraît aujourd’hui bien étrange.

La pensée de Charles Fourier était complexe et radicale – ce qui sans doute explique qu’elle ait eu de fervents adeptes, puis soit tombée dans l’oubli. Radicale, parce qu’elle avait pour ambition de transformer à la fois les structures économiques de la société postrévolutionnaire et les mentalités occidentales, prêchant un « écart absolu » avec la civilisation. Complexe, parce que ces dimensions anthropologiques, sociales et économiques s’articulent à une métaphysique et à une cosmologie, elles-mêmes très élaborées et reposant sur une revalorisation des passions ainsi que sur une théorie des analogies. Son biographe Jonathan Beecher[6] observe que l’ambition intellectuelle de Fourier fut si démesurée que personne n’a vraiment réussi à assimiler l’ensemble de sa doctrine. C’est pourquoi, comme l’explique Émile Lehouck dans un précieux article[7] sur la pensée politique de Toussenel, les héritiers de Fourier supprimèrent souvent ce qui eût choqué le lecteur bourgeois : l’éloge des passions et les analogies. Or, ce sont précisément les deux pans de la pensée fouriériste que Toussenel retient, développe et réinterprète; et c’est en ce sens qu’il convient de comprendre l’étrange sous-titre de son traité, « zoologie passionnelle ». Toussenel n’en est pas moins fidèle à la critique du commerce, à l’éloge du travail, à la thèse du droit au travail et à la conviction de la nécessaire association énoncés par Fourier. L’antisémitisme – et cela, Émile Lehouck ne le mentionne pas –, est aussi présent chez Fourier, quoi qu’il soit chez lui tout à fait périphérique et ne semble pas avoir d’incidence sur sa doctrine, tandis qu’il occupera une place bien plus structurante et obsessionnelle dans la pensée de Toussenel, jusqu’à s’infiltrer dans sa zoologie. La brochure Travail et fainéantise : programme démocratique de Toussenel ne devait-elle d’ailleurs pas s’appeler Français ou Juifs?

L’aventure sociétaire ou Toussenel en liberté conditionnelle

Dès son arrivée à l’École sociétaire, Toussenel entre en conflit avec l’un de ses membres les plus éminents, Victor Considérant, qui dirige alors La Phalange et refuse à Toussenel ses articles de fond, mais le laisse écrire ses études de zoologie. En 1845, quand Toussenel écrit Les Juifs, rois de l’époque, le conflit s’accentue. Pour ne pas endosser la responsabilité de tout le socle doctrinal de l’auteur, sans pour autant interdire sa parution, l’École Sociétaire publie l’ouvrage en l’assortissant d’un « Avertissement des éditeurs », dans lequel on lit :

Si notre Librairie n’était, comme toutes les autres, qu’une entreprise industrielle, nous n’aurions aucune observation à placer en tête du livre remarquable que nous éditons aujourd’hui. Mais cette Librairie est celle d’une École, elle a été fondée pour propager une Doctrine, et le public qui le sait est disposé à considérer tous les livres qui en sortent comme des expressions formelles de cette Doctrine[8].

Cette prise de distance est tout à l’honneur de l’École sociétaire : en laissant pressentir ses réticences, elle singularise son geste éditorial, affirmant dans le même temps l’existence d’un socle doctrinal identifiable et sa volonté de respecter la liberté de pensée de chaque membre et contributeur. Les motifs de dissension sont ensuite explicités :

Sur plusieurs points, cependant, l’auteur se laisse emporter, par la vigueur de son élan et de ses réactions passionnés à des opinions et à des agressions où l’Ecole ne le suivrait certainement pas tout entière. Le titre de l’ouvrage, qui consacre une signification fâcheuse donnée au nom de tout un peuple, suffirait lui seul pour motiver une réserve de notre part[9].

La justification donnée par les éditeurs à la publication d’un ouvrage dont ils désapprouvent pourtant certaines idées est d’abord d’ordre stylistique, puisque l’« Avertissement » loue un « style brillant, nerveux et plein de verve[10] », puis sociologique ainsi qu’anthropologique. La fin du texte fait ainsi de Toussenel le Dante de la sociologie :

Cela dit, lecteur, si vous vous sentez le désir de connaître votre époque ; si vous voulez visiter l’Enfer moderne, l’Enfer réel, Enfer […] bien plus originalement infernal, puisque c’est le crime qui y est récompensé et la vertu punie ; allez de l’avant, suivez votre guide, et passez-lui quelques violences, quelques indignations, quelques généreuses colères : il faut lui pardonner, parce qu’il a beaucoup vu…[11]

Cette comparaison, qui n’est pas sans rappeler l’ouverture magistrale du roman de Balzac La Fille aux yeux d’or, dans laquelle le narrateur guide le lecteur à travers un Paris infernal dont les différentes strates sociales sont comparées aux cercles de l’Enfer, finit par justifier les exagérations de la rhétorique par celles de la réalité, allant presque jusqu’à évacuer la question de leur contenu idéologique.

Ce sont pourtant ces mêmes réserves qui justifieront un nouvel « Avertissement des éditeurs », en tête de la première édition de L’Esprit des bêtes, en 1847. Paradoxalement, et alors même que l’ouvrage se donne cette fois comme un essai de zoologie et non plus comme un pamphlet politique, les points de désaccord sont exprimés plus explicitement encore :

Il restera donc bien établi qu’en éditant un ouvrage d’esprit et de verve, dont l’auteur partage beaucoup de nos croyances, nous n’endossons point la responsabilité de certaines doctrines dans lesquelles il semble se complaire, notamment ses théories au sujet du capital, et ses sentiments à l’endroit du Juif et de l’Anglais. […] nous n’admettons pas qu’il y ait dans l’humanité des races perverses.

Le succès légitime réservé au livre spirituel que nous éditons est un motif de plus pour rendre obligatoire l’expression de nos réserves[12]

Ce paradoxe dans le paratexte éditorial peut s’expliquer par le genre même du texte qui justifie un geste éditorial plus tranché. En effet, c’est précisément parce qu’idéologie et politique ne sont pas impliquées par l’horizon d’attente d’un texte d’histoire naturelle que les éditeurs doivent insister davantage sur cette présence inattendue, dans ce que Gérard Genette appelle les « seuils[13] » de l’ouvrage qu’ils éditent. Pour les mêmes raisons, il serait tentant de voir dans le geste éditorial un parallèle, ou une réponse, au geste auctorial, qui aurait conduit Toussenel à disséminer ses considérations politiques là où on ne les attendait pas, faisant subrepticement de l’histoire naturelle une science sociale. Le rapport dialectique entre le socle doctrinal commun et les sensibilités individuelles est d’ailleurs explicité dans l’« Avertissement » de L’Esprit des bêtes :

Mais si le principe de l’indépendance des esprits et de la franche expression des individualités doit, autant que faire se peut, être respecté, c’est à la condition que ce principe soit publiquement établi et fréquemment rappelé, afin que personne ne se trouve jamais en droit d’imputer à une Doctrine et à une Ecole tout entière telle vue ou telle forme particulière à l’un de ses membres[14].

 Si la Librairie sociétaire désapprouve l’antisémitisme et l’anglophobie de Toussenel, ainsi que sa critique du capitalisme naissant, elle justifie toutefois à nouveau sa publication par le critère formel de l’élégance et de la vivacité du style et par celui d’une réception très favorable par le lectorat. Qu’en sera-t-il chez un éditeur différent en tous points?

La fable, un salut éditorial?

Plus de 20 ans plus tard, en 1868, L’Esprit des bêtes est en effet réédité, sans son étrange sous-titre « Vénerie française et zoologie passionnelle », chez un éditeur bien moins confidentiel et déjà enraciné dans le champ éditorial du xixe siècle français : Pierre-Jules Hetzel. Contrairement à la Librairie sociétaire, Hetzel édite des oeuvres de fiction, et non de sciences sociales : élément crucial, tant pour la caractérisation générique et épistémologique de l’oeuvre de Toussenel que pour sa réception critique. Comment l’éditeur de Sand, Nodier, Musset, Dumas, Balzac, et surtout Verne, le courageux éditeur d’Hugo pendant son exil, le chef de cabinet de Lamartine et défenseur de Baudelaire pendant le procès des Fleurs du Mal, comment cet homme, donc, présente-t-il Toussenel à son lectorat? La réponse est simple, et la réédition des contes de Perrault, illustrée par Gustave Doré, ainsi que l’immense succès éditorial des Scènes de la vie privée et publique des animaux en 1841 et 1842, nous mettaient sur la voie : il le présente comme un fabuliste, et lui offre à lui aussi une édition illustrée par Émile Bayard.

Dans une préface qu’il signe de son nom de plume d’écrivain, Stahl, Pierre-Jules Hetzel exprime en peu de mots les désaccords d’un républicain face aux options politiques de Toussenel, tout en affirmant sa confiance en un lectorat qu’il sait autonome et apte à juger par lui-même de ce qu’il lit : « Nous n’avons point à nous prononcer ici sur quelques doctrines particulières à Toussenel. […] Ceux qui ne les partagent pas s’arrangeront du moins de la forme dont elles sont revêtues[15]. » Force est de constater que pour Hetzel, plus encore que pour les éditeurs de la Librairie sociétaire, le talent de la plume semble excuser les égarements de l’esprit, ou du moins légitimer la publication de l’ouvrage.

Mais la métamorphose du naturaliste en fabuliste n’est point encore achevée, et le paratexte éditorial se fait plus paradoxal encore lorsqu’Hetzel cite l’homme de science Gratiolet, anatomiste et zoologiste, qui voit en Toussenel, non pas un naturaliste – fût-il mauvais –, mais un « Balzac des animaux » :

Il ne les a pas disséqués comme nous au matériel, mais au moral il les sait à fond. […] S’il fallait comparer Toussenel à quelqu’un, je dirais que Toussenel est le Balzac des animaux ; mais pour moi il en est mieux que le Balzac, car ce n’est pas une société peut-être transitoire qu’il a peinte, c’est la vie générale de ses personnages prise par lui sur le fait avec une sagacité merveilleuse, avec une patience, une intuition, une pénétration et un esprit infinis. Il a encore cet avantage sur le physiologiste de la comédie humaine, qu’il cherche le bien et le découvre avec enthousiasme dans l’objet de ses études, qu’il aime la nature plus que la société, tandis que Balzac…[16]

Malgré ses désaccords avec Toussenel, Gratiolet se dit favorable à la diffusion de ses livres, car ceux-ci « feront aimer la science et les bêtes[17] ».

À y regarder de plus près, il est assez surprenant qu’Hetzel cite ainsi ces mots de Gratiolet, puisque les caractérisations de L’Esprit des bêtes proposées par les deux hommes sont somme toute opposées. Malgré le rapprochement entre le naturaliste et le célèbre écrivain réaliste, le propos de Gratiolet est sans équivoque : Toussenel nous parle des bêtes, et il en parle avec tant de tendresse et de vivacité qu’il les fera aimer. Pour Hetzel, en revanche, Toussenel reproduit le geste détourné du fabuliste selon lequel qui veut dire l’homme dit la bête. Le succès éditorial tient dès lors au truchement, d’une part, de l’anthropomorphisme, et, d’autre part, de l’éternel orgueil anthropocentriste de l’homme :

L’homme a toujours aimé ce qui lui parle de lui-même ; dans Toussenel le naturaliste ne faisant qu’un avec le moraliste, l’homme est à tout instant mis en cause à côté de l’animal, les analogies abondent sous sa plume ; presque toujours avec un bonheur incroyable[18].

Face à tant de paradoxes et de malentendus, peut-être est-il temps de laisser la parole à la défense. Comment Toussenel caractérise-t-il son oeuvre, explique-t-il sa méthode et situe-t-il son geste dans le champ de la science institutionnelle de son temps?

Toussenel par lui-même : défense et illustration de la « zoologie passionnelle »

C’est en 1855 qu’est posée la première brique du paratexte auctorial de L’Esprit des bêtes. Huit ans après la première édition, la Librairie sociétaire, qui s’est entre temps rebaptisée « Librairie Phalanstérienne », en propose en effet une seconde édition. Rééquilibrant les voix éditoriale et auctoriale, celle-ci supprime l’« Avertissement des éditeurs » sur lequel s’ouvrait la version de 1847, pour le remplacer par deux textes de Toussenel lui-même : un bref « Avertissement de l’auteur », suivi d’une très longue « Introduction », au sous-titre rousseauisant : « Discours sur l’origine des bêtes et sur l’analogie universelle ». Ces deux textes sont pour nous très précieux : le premier situe la démarche de Toussenel dans le paysage scientifique de son temps, en même temps qu’il explique ses intentions et annonce ses futurs projets; le second, plus théorique et plus complexe, expose sa philosophie – c’est-à-dire principalement la théorie fouriériste des analogies, mais aussi ses considérations sur l’histoire de l’humanité, la domestication progressive des animaux, ainsi que sur ce qu’on pourrait appeler l’esprit des peuples.

Les premières lignes de l’« Avertissement » justifient à elles seules la publication de L’Esprit des bêtes chez un éditeur aussi atypique historiquement et idéologiquement que la Librairie sociétaire, puis Phalanstérienne. Toussenel y expose d’emblée son projet en l’opposant à la science institutionnelle : « Le titre de cet ouvrage dit l’esprit dans lequel il a été conçu. C’est un traité de zoologie passionnelle, c’est-à-dire de zoologie qui n’a pas cours à la Sorbonne[19]. » Lieu emblématique d’une domination aussi réelle que symbolique sur les pratiques scientifiques marginales, lieu aussi par excellence de la diffusion du savoir, surtout depuis 1806[20], la Sorbonne fonctionne pour Toussenel comme un repoussoir. Prise par l’auteur comme une métonymie, à la fois des différentes institutions qu’elle abrite – les facultés ainsi que l’Académie de Paris, puisqu’elle est désormais le siège du rectorat –, et bien sûr de leur place dominante, dans le paysage scientifique comme dans l’imaginaire collectif. Cependant, loin de vivre son infériorité hiérarchique comme une infériorité scientifique, Toussenel revendique au contraire sa marginalité comme gage de vérité et d’authenticité, la présentant même, dans cet « Avertissement » comme la condition d’émergence d’une science autre, et d’une science d’autant plus vraie qu’elle est autre. Ce processus de légitimation procède en trois temps : l’opposition polémique à la Sorbonne; la défense d’une pratique scientifique reposant sur l’expérience individuelle et la connaissance intime de ses objets; l’adresse à un lectorat lui aussi marginal parce que négligé par la science officielle. Loin d’affecter une objectivité scientifique illusoire, Toussenel fait de sa première vie de chasseur la garantie d’un témoignage véridique :

C’est le résumé consciencieux et fidèle des études passionnées d’un chasseur qui, après avoir vécu trente ans et plus dans l’intimité des bêtes de son pays et avoir eu beaucoup d’agréments avec elles, a éprouvé le besoin de leur offrir un témoignage public de son estime et de sa gratitude[21].

L’essai de zoologie assume son parti-pris subjectiviste. Plus que des objets d’étude, les animaux en sont les sources d’inspiration et les dédicataires. Écrit pour les bêtes, l’ouvrage est aussi explicitement dédié à ceux qui ne fréquentent pas les hauts lieux de création et de diffusion du savoir : « C’est l’oeuvre d’une intelligence simple et droite, s’adressant de préférence à la femme et à l’enfant, aux coeurs simples et droits comme elle[22]. »

Ces spécificités du projet de Toussenel ne sont pas sans rappeler celui d’un autre naturaliste atypique : Jules Michelet. Atypique non parce qu’il aurait été marginal, lui qui enseigna à l’École Normale Supérieure avant d’obtenir une Chaire d’histoire au Collège de France, mais parce qu’il était historien avant que d’être naturaliste. Son cycle d’histoire naturelle – composé de L’Oiseau, L’Insecte, La Mer et La Montagne – fait lui aussi la part belle à l’empathie et attribue à l’animal une place inhabituelle dans la production et la réception de l’oeuvre. Dans l’Introduction à L’Oiseau, intitulée « Comment l’auteur fut conduit à l’étude de la nature », les bêtes sont présentées comme des êtres faisant partie de son intimité et même du cercle familial, ainsi que comme modèles analogiques en fonction desquels le naturaliste réfléchit à sa propre pratique d’écriture. Le texte s’ouvre ainsi sur une description de l’écriture « familiale » de L’Oiseau :

Ce que je publie aujourd’hui est sorti entièrement de la famille et du foyer. […] Deux personnes laborieuses [Jules et Athénaïs Michelet], naturellement réunies après la journée de travail, mettaient ensemble leur récolte […]. Est-ce à dire que nous n’ayons pas eu quelque autre collaborateur? Il serait injuste de n’en pas parler. Les hirondelles familières qui logeaient sous notre toit se mettaient à la causerie. Le rouge-gorge domestique qui voltige autour de moi y jetait des notes tendres, et parfois le rossignol la suspendit par son concert solennel[23].

Cette charmante image d’une collaboration familiale donne une tonalité autobiographique et champêtre au livre, mais aussi, plus fondamentalement, construit la figure d’un naturaliste qui sait se mettre à l’écoute et à la place des animaux qu’il observe. L’identification est à la fois au fondement de la méthode du Michelet naturaliste et le signe qu’il existe pour lui une véritable communauté des vivants. Analogie, empathie, intimité de l’auteur avec les bêtes dont il parle et pour qui il écrit : autant de points communs entre Toussenel et Michelet qui méritent d’être soulignés, car ils ont aussi partie liée avec la sensibilité romantique, sans pour autant occulter que l’identification de Michelet et la méthode passionnelle de Toussenel ne sont pas réductibles l’une à l’autre.

C’est dans son « Discours sur l’origine des bêtes et sur l’analogie universelle » que Toussenel explique ses présupposés théoriques et conclusions méthodologiques. Emboîtant le pas à Fourier, qui dans sa Théorie des quatre mouvements de 1808 se présentait comme le Newton des passions humaines, Toussenel affirme d’emblée qu’« une seule loi régit l’univers : l’Amour[24] », avant d’exposer une surprenante théorie des « séries passionnelles » qui fait de l’homme un clavier « simple » à 12 touches, composé de « passions cardinales » se répartissant à leur tour en deux modes, majeur et mineur[25], mais se subsumant en une seule et unique « passion pivotale », appelée « Unitéisme, ou passion d’unité, sentiment religieux[26] ». Mais où sont les bêtes dans tout cela et pourquoi faire d’une mécanique des passions humaines le point de départ d’une zoologie? La réponse est différée, car Toussenel fait d’abord un détour par le ciel : « Le clavier passionnel planétaire correspond exactement au clavier passionnel humain, et la série des astres est en parfait rapport de titres et de nombres avec la série des passions humaines[27]. » La clef est dans ce verbe : « correspond ».

À une théorie analogique et anthropomorphique, faisant des passions le principe générateur comme le modèle explicatif du monde, répondent des méthodes anthropocentriques :

Étudions l’homme, et l’histoire de l’homme nous donnera celle des bêtes que nous cherchons, et celle des fleurs, et celle de tous les règnes que nous ne cherchons pas, car Dieu est un, et l’homme étant roi sur son globe, tout le reste des êtres créés sur ce globe doit se modeler sur lui, en vertu du principe d’unité[28].

L’illustration d’Émile Bayard sur la page de garde de l’édition d’Hetzel donne à voir cet anthropocentrisme : l’homme y trône au centre du premier tiers de l’image, auréolé d’un soleil, entouré des animaux fidèles ou domestiqués. Dans le deuxième tiers, des animaux fuient vers le bas sous la bannière « les Indépendants ». Dans le dernier tiers enfin, plus sombre, sont enchaînés, de dos, ceux que Toussenel appelle « les animaux à abattre ». Cette tripartition fondamentalement anthropocentrique correspond à l’ordre des chapitres de L’Esprit des bêtes et trouve sa justification dans la théorie de l’analogie, présentée par l’auteur comme une vérité intemporelle :

La science des rapports de l’homme avec les choses créées a nom d’Analogie passionnelle ; ce n’est pas une science c’est la SCIENCE, c’est-à-dire la science pivotale qui embrasse toutes les autres. L’Analogie est le fil d’Ariane qui guide l’intelligence humaine à travers les dédales les plus compliqués de la nature. Elle ne date pas d’hier, elle est vieille comme la métaphore, comme le langage humain, comme la poudre à canon. C’est elle qui donna autrefois à Oedipe le mot d’un rébus trop fameux et poussa le Sphinx au suicide.

Le peuple grec qui n’a dû sa supériorité artistique et intellectuelle sur les autres qu’à sa force en analogie, avait pressenti le rapport des passions de l’homme avec l’ordre des choses créées[29].

Faisant fi des critères de scientificité qui s’établissent pourtant à son époque dans les sciences humaines et expérimentales, Toussenel brave la science institutionnelle, selon une logique et un vocabulaire polémiques qui ont de quoi surprendre :

Je sais bien que les astronomes de l’Institut ne sont pas d’accord avec moi sur le chiffre normal de 32 planètes […], un Institut qui aurait la moindre notion d’astronomie passionnelle, comprendrait à première vue qu’une planète cardinale d’amour ne peut pas s’accommoder d’un cortège de quatre ni de six lunes, attendu que l’amour ne peut rien avoir à démêler avec ces deux chiffes. […] je regarde comme non avenues les protestations que quelques méchants télescopes d’observatoire affligés de myopie[30].

Et Toussenel d’ajouter sans sourciller : « La Terre n’a pas un cortège de cinq satellites, c’est vrai, mais elle pourrait l’avoir[31]. » Plus loin, dans le chapitre intitulé « Mobilier zoologique de la France », il ira jusqu’à affirmer, avec un aplomb déconcertant : « Maintenant, soyons justes. Puisque le tableau du clavier passionnel n’existe pas […] les savants ordinaires sont évidemment excusables de ne pas le connaître; car on a toujours le droit d’ignorer ce qu’on ne peut savoir[32]. » Il en appelle toutefois à une refonte du système, défiant cette fois la Sorbonne comme lieu, non seulement de production, mais de diffusion du savoir :

Je sais un moyen simple et facile de refaire l’entendement humain et de rendre l’apprentissage de la science aussi attrayant qu’il est répugnant aujourd’hui. Il consiste à supprimer tout ce qui est ennuyeux dans le programme des études actuelles et à prendre l’analogie passionnelle pour pivot du système universel d’enseignement. […] Je ne demande pas plus de six ans de ministère de l’instruction publique pour refaire l’entendement humain[33].

Un Placere et docere, en somme, dont la balance pencherait du côté du placere, et du plaisir d’abord anthropocentrique et narcissique de voir se refléter les passions humaines dans le monde, soi-même dans l’autre. Toussenel donne de nombreux exemples de cette arithmétique passionnelle, sous forme de séries d’analogies ou de tables de correspondances. Voici celle, tout à fait exemplaire, du soleil :

Le caractère sacré d’irradiation, de ralliement, d’unitéisme et d’autorité, apparaîtra dans toutes les créations de l’astre roi. Ce sera l’éléphant parmi les quadrupèdes ; le paon parmi les oiseaux ; le blé, la canne à sucre, la pomme de terre, la vigne, chez les plantes ; l’or, le diamant, dans le règne minéral[34].

De même, la vache et la jonquille viennent de Jupiter, « cardinale de familisme », tandis qu’émane de Mars « tout ce qui est odieux venimeux, hideux[35] ». Bref, le toussenelisme est un manichéisme autant qu’un ésotérisme...

Si cette théorie des analogies et l’arithmétique passionnelle qu’elle induit donnent lieu à des correspondances inattendues – qui eût rapproché la tulipe du sarrasin, et la poire du cuivre sans Toussenel? –, elles motivent aussi une lecture analogique bien plus traditionnelle mettant en relation les animaux avec des fonctions sociales. Celle-ci hérite du genre de l’apologue comme de la caricature politique, dont l’essor dans la presse est contemporain de notre auteur. Aussi l’âne symbolise-t-il le paysan conservateur et grossier, auvergnat en particulier; le mulet, « le bourgeois, têtu, vaniteux, et poltron », « triste emblème de la féodalité de l’argent[36] »; le cerf, le travailleur persécuté, la chouette le clergé, le vautour l’usurier. Certains rapprochements tirent leur évidence de la proximité métonymique : « Il n’y a pas à contester la parenté analogique du cheval et du gentilhomme, tant la ressemblance entre ces deux types est parfaite[37] ». S’appuyant sur cette grammaire analogique, Toussenel tente alors d’expliquer les rapports entre les espèces à partir des relations de domination ou de complémentarité entre classes sociales :

Il n’est personne qui n’ait entendu parler de l’antipathie du cheval pour l’ours, l’éléphant, le chameau. L’ours symbolise l’égalité sauvage et primitive ; c’est la bête noire de l’aristocratie. L’éléphant, pauvre d’habits et à qui le nu ne va pas, représente l’indigence industrielle de l’Edénisme, une période éminemment antipathique au cheval qui ne veut entendre parler que de luxe, de panaches et de caparaçons dorés. Le chameau est l’emblème de l’esclavage féminin en patriarcat[38].

Dans ces lignes comme dans bien d’autres, l’analogie passionnelle donne lieu à une projection terme à terme de l’idéologie de l’auteur. Cette zoologie serait-elle une science humaine?

Un pacte de lecture paradoxal : Toussenel illisible?

Il est tentant, de prime abord, d’attribuer la marginalisation et l’oubli de L’Esprit des bêtes à l’étrange syncrétisme politique et épistémologique de son auteur. Funambule des idéologies, comment aurait-il pu se faire une place, lui qui n’appartenait à aucun camp et n’était pas du sérail? Cette piste toutefois peut être nuancée par la perspective historique et par une réflexion plus approfondie sur la réception possible des ouvrages naturalistes de Toussenel. Cette première hypothèse est peut-être le fruit d’une illusion rétrospective à l’égard d’une pensée qui, après l’Affaire Dreyfus et la période de domination nazie sur l’Europe, a définitivement rejeté l’antisémitisme à droite et pour qui l’idée même d’un antisémitisme de gauche est une contradiction dans les termes. Mais surtout, aux raisons extrinsèques de la marginalisation de L’Esprit des bêtes, s’ajoutent des raisons intrinsèques à l’oeuvre elle-même : ce texte, nous l’avons montré, est en effet profondément atypique et inclassable, tant pour ses méthodes que pour les théories qu’il avance, ce qui le rend bien souvent incompréhensible.

Disons les choses frontalement : L’Esprit des bêtes nous semble être, à bien des égards, un livre illisible, au sens proposé par Roland Barthes, qui le distingue du « scriptible », dans S/Z[39], pour désigner un texte qui rompt avec un certain nombre de conventions culturelles – esthétiques, idéologiques, ou épistémologiques, bref, avec une doxa – jusqu’à devenir presque impossible à lire. Et pourtant, quoiqu’illisible, il a été lu : par le public des ouvrages de vulgarisation scientifique, par les amis des bêtes, par les quelques journalistes qui en ont écrit les recensions, par les deux grands auteurs romantiques que furent Michelet et Baudelaire, heureusement, sans lesquels on se demande ce qu’il serait resté de Toussenel, et sans doute par d’autres qui n’ont pas laissé de traces. À quoi tient alors cette illisibilité?

Ce qui à notre sens fait problème dans le pacte de lecture instauré par L’Esprit des bêtes est le dispositif anthropomorphique sur lequel il repose. La réception de l’ouvrage est donc éminemment paradoxale : en effet, l’anthropomorphisme des bêtes, qui a conduit Hetzel à faire de Toussenel un fabuliste, constitue à n’en pas douter l’une des raisons de son succès. Mais il est pourtant la conséquence textuelle de l’étrange théorie fouriériste des analogies, c’est-à-dire de l’un des éléments qui rend le texte illisible. De sorte que l’anthropomorphisme se trouve au carrefour de la littérature, de l’histoire naturelle et d’une métaphysique qui s’exprime dans la cosmologie de Toussenel. L’un des rédacteurs du Journal des débats ne parle-t-il pas du « naturaliste métaphysicien Toussenel[40] »? C’est cette intrication des causes qui parfois fait basculer le texte dans l’inintelligible. Dire que les bêtes sont les miroirs des hommes, c’est au fond jouer sur deux tableaux, religieux et scientifique, en produisant un énoncé épistémologiquement complexe et difficilement recevable. Ainsi, l’ambivalence du pacte de lecture résulte de ce que Gérard Genette a appelé « architextualité », désignant la catégorie transcendante, le type de discours ou le genre d’un texte singulier[41] : le texte de Toussenel est illisible parce qu’une théorie cosmologique et anthropologique excessivement complexe et absconse est posée au seuil d’un ouvrage de vulgarisation scientifique, qui, à ce titre, devrait s’adresser à un public large et parfois non instruit.

Aussi Hetzel rétablit-il une adéquation entre le genre de L’Esprit des bêtes et le texte lui-même, en supprimant de son édition le « Discours sur l’origine des bêtes et sur l’analogie universelle ». Ce geste éditorial correspond exactement à ce qu’Hetzel souhaitait proposer à son public : un ouvrage plaisant et instructif de vulgarisation sur le monde animal. Ce faisant, il rend l’oeuvre à nouveau lisible. À l’autre bout de l’échiquier éditorial, il n’est point étonnant qu’Édouard Dentu conserve, dans l’édition qu’il propose en 1858, le fameux Discours, lui qui était célèbre pour avoir découvert et publié le fondateur de la philosophie spirite, Allan Kardec. Auquel des deux convient-il de donner raison? Ou plutôt, s’il ne nous appartient pas de juger : à quelles logiques correspondent ces deux gestes et quel Toussenel contribuent-ils respectivement à construire?

Être en marge de son temps : hypothèse d’un Toussenel anachronique

En prenant du recul et en replaçant ces différents positionnements éditoriaux dans un contexte plus large, on peut formuler cette hypothèse : les premières éditions, de 1847 à 1858, celles des éditeurs ésotériques, donnent accès à l’oeuvre de Toussenel dans toute sa complexité, sans l’épurer des aspérités qui reflètent sans doute – c’est en tout cas notre intuition – les aspérités qui sont celles de l’époque, et qu’Hetzel, en 1868, s’efforcera de gommer.

Toussenel écrit en effet L’Esprit des bêtes à un moment où le champ des savoirs est en train de se transformer et de se reconfigurer, selon d’autres critères, d’autres hiérarchies, et autour de nouveaux centres de gravité. Le positivisme gagne du terrain tandis que les sciences occultes résistent. Les révolutions ont avortées, les déceptions politiques sont vives. On assiste parallèlement à une autonomisation du champ littéraire[42] et à l’émergence de la notion moderne de littérature, conçue comme une pratique autotélique et intransitive. Tant de bouleversements dont L’Esprit des bêtes, à son humble mesure, porte la trace. Pour le dire plus nettement et en termes foucaldiens, l’aventure éditoriale de cet ouvrage peut être lue comme une illustration paradoxale de la seconde rupture épistémique. Procédant à ce qu’il nomme une « archéologie » de l’épistémè moderne, Foucault désigne par cette notion le passage de l’épistémè classique, caractérisée notamment par la représentation et l’ordre, à l’épistémè moderne, dans laquelle l’ordre se morcelle, laissant émerger les sciences humaines à la faveur d’une dé-mathématisation du champ de l’empiricité. Lors de cette seconde grande rupture dans l’histoire des idées, ce sont tous les discours sur le monde et les champs de savoirs réfléchissant aux manières de se le représenter – c’est-à-dire tout ce qui, pour Foucault, constitue une épistémè – qui se modifient en profondeur et se réorganisent.

De ce vacillement épistémique, davantage que de l’épistémè moderne, Toussenel nous semble être une illustration paradoxale : illustration, parce que son projet tout entier repose sur une articulation problématique des champs du savoir; paradoxale, parce qu’il reste en marge de cette « crise » dont il ne semble étrangement pas avoir conscience. Nous en voulons pour preuve, premièrement, les méandres de son trajet éditorial, et deuxièmement, sa réception immédiate par un autre auteur lui aussi en marge de son siècle : Baudelaire.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le choix d’Hetzel. Si celui-ci correspond à une logique commerciale – un livre lisible se vendant mieux qu’un livre illisible… –, il peut aussi être interprété comme un signe de ce que William Marx a appelé « l’adieu à la littérature[43] », désignant le versant plus esthétique que sociologique de l’autonomisation du champ littéraire décrite par Bourdieu. En d’autres termes, si Hetzel fait de Toussenel un fabuliste, aux moyens de divers artifices éditoriaux, c’est que la littérature ne fait plus peur, ou du moins, fait plus de peur que de mal. Et Michelet l’a bien compris, lui qui écrira dans un chapitre de La Mer intitulé « La mer de lait » : « Ceci n’est point de la fable, c’est de l’histoire naturelle[44] », essayant – mais en vain – de se prémunir contre ceux qui, de Taine à Barbey d’Aurevilly[45], faisaient de lui un poète ou un fabuliste, sinon un affabulateur. À n’en pas douter, ils auraient dit les mêmes choses de Toussenel s’il avait été plus connu. Ranger Toussenel dans le parc littéraire, c’est donc, pour Hetzel, le mettre hors d’état de nuire, en disant tout haut ce que tout le monde commençait déjà à penser tout bas : la véracité des thèses n’a guère d’importance, pour peu que l’expression en soit charmante.

Face à cet écroulement des digues, l’attitude de Toussenel est équivoque. À l’inverse de Michelet, il ne refuse pas d’inscrire son ouvrage dans la tradition de la fable, mais à condition de revaloriser ce genre et d’affirmer son accès privilégié à la vérité. Non pas à « une » vérité poétique, mais bien à « la » vérité. Dans l’« Avertissement » de l’édition de Dentu, il écrit donc :

Le présent traité de L’Esprit des bêtes a pour objet de redresser la voie des études zoologiques et de parfaire l’oeuvre de l’Apologue. La zoologie passionnelle peut être définie : l’Apologue pris au sérieux et promu à la dignité de science[46].

Voilà qui achève, en 1858, un brouillage des genres et une recomposition des champs du littéraire et du scientifique qui ne faisait que s’amorcer au temps de la première édition. S’agit-il d’une réponse à la dichotomie qui s’accuse alors entre intransitivité de la littérature et visée cognitive de la science, ou bien faut-il entendre là l’expression d’une nostalgie pour un temps, médiéval peut-être ou humaniste, où les discours fabuleux, légendaires et zoologiques sur l’animal travaillaient de concert à une élaboration unitaire de la vérité?

Ce rapport atypique à la fable dans un ouvrage de zoologie peut être interprété comme le signe d’une hésitation quant au statut même de l’animal, pris tantôt pour lui-même par le naturaliste, tantôt comme un chiffre par le fouriériste comme par le fabuliste. Allons plus loin et proposons cette hypothèse : et si Toussenel était au fond un homme de la première épistémè, celle de la Renaissance, fondée sur la ressemblance et la similitude? « La forme n’est que le costume de la passion, le moule créé par elle. La griffe a été faite pour le lion et non pas le lion pour la griffe, et le lion n’a été armé de griffes et de dents redoutables que pour symboliser un type humain atroce[47] » : un tel énoncé, à la fois finaliste et créationniste, où l’animal est à la fois un chiffre et l’expression d’une passion, ne sonne-t-il pas comme un anachronisme, non par anticipation mais par retard, formulé par un homme pour qui l’analogie et les correspondances terme à terme des types humains et animaux fonctionneraient à plein? « Les bêtes sont les miroirs de l’homme[48] » : ne retrouve-t-on pas là très exactement le présupposé théologique et ontologique du bestiaire médiéval? Certes, Toussenel n’est pas un clerc et il appelle même de ses voeux un retour au « panthéisme sublime[49] » des Grecs. Il n’en demeure pas moins que de telles affirmations dessinent le portrait d’un Toussenel anachronique, en marge d’une épistémè qui exprime ses réticences et incertitudes quant à la pensée analogique[50]. À la marginalité géographique et sociologique s’ajoute donc, virtuellement et subjectivement, une marginalité historique. À ce titre, son texte se singularise aussi sur la forme, par son dogmatisme et sa manière d’énoncer des thèses plus que des hypothèses, préférant l’indicatif au conditionnel, et l’énonciation prophétique à l’énonciation scientifique.

C’est que Toussenel n’est pas un savant, et que la théorie des analogies est, pour lui, une découverte, voire une révélation, dont il est au fond moins le vulgarisateur que le messager. Et s’il délivre la vérité en dévoilant le rapport profond des êtres et des choses, l’anachronisme du message analogique importe peu, puisque la vérité, quand elle est absolue, n’a pas d’âge. Baudelaire ne s’y trompe pas, lui qui adresse une lettre à Toussenel, le 21 janvier 1856, soit neuf ans après la publication de L’Esprit des bêtes et un peu plus d’un an avant le procès des Fleurs du Mal. En marge de son siècle lui aussi, comme l’a brillamment montré Philippe Muray[51], politiquement et moralement anachronique, Baudelaire se montre sensible, non seulement, bien sûr, à l’analogie, sur laquelle repose une partie importante de sa poétique, mais aussi au statut de hiéroglyphe des animaux. Proposant une version chrétienne de la zoologie panthéiste de Toussenel, il fait des bêtes les allégories de nos vices :

Votre livre réveille en moi bien des idées dormantes, ‒ et à propos de péché originel et de forme moulée sur l'idée, j'ai pensé bien souvent que les bêtes malfaisantes et dégoûtantes n'étaient peut-être que la vivification, corporification, éclosion à la vie matérielle, des mauvaises pensées de l'homme. ‒ Aussi la nature entière participe du péché originel[52].

C’est bien de l’esprit de la nature tout entière qu’il est ici question. L’anthropomorphisme n’est alors plus une projection, mais une réalité, celle de la parenté des formes et de la correspondance profonde entre l’esprit et la matière. L’analogie passionnelle s’impose alors comme une vérité et comme une méthode, transcendant la pluralité des champs du savoir et réunissant poésie et science, à la faveur de l’imagination perçue comme source de rêverie et de cognition :

Ce qui est positif, c’est que vous êtes poète. Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence, ‒ et que l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance. Mais quand je veux faire imprimer ces choses-là, on me dit que je suis fou, ‒ et surtout fou de moi-même, ‒ et que je ne hais les pédants que parce que mon éducation est manquée. ‒ Ce qu’il y a de bien certain cependant, c’est que j’ai un esprit philosophique qui me fait voir clairement ce qui est vrai, même en zoologie, bien que je ne sois ni chasseur, ni naturaliste[53].

Cette citation est essentielle, tout y est : le dépassement des catégories, le mépris pour une architextualité qui séparerait science et poésie, le couronnement de la « reine des facultés[54] », et le portrait de deux destinées individuelles, en marge des institutions éditoriales et de leur temps. Ce témoignage dit en creux la violence des autorités diffusant le savoir et le peu d’espace de liberté laissé à l’original que l’on dit fou pour ne pas dire génial. Quelle marge l’institution laisse-t-elle au marginal? À quels sacrifices ce dernier doit-il être prêt? Baudelaire a choisi son camp. La fuite en Belgique n’en est que la concrétisation. Regrettant que Toussenel ait voulu faire partie d’un clan, il lui conseille une marginalité synonyme de liberté : « Vous êtes un vrai esprit égaré dans une secte. […] Sans Fourier, vous auriez été ce que vous êtes. L’homme raisonnable n’a pas attendu Fourier pour comprendre que la Nature est un verbe, une allégorie, un moule[55]. » Une marginalité offensive que Toussenel conquerra de lui-même, en écrivant aux sociétaires, directeurs de la revue Démocratie pacifique :

Je me suis retiré parce que je me suis aperçu qu’il n’y avait rien entre vous et moi ; ou plutôt qu’il y avait une incompatibilité absolue de doctrine, de tempérament et de style.

Vous adorez les phrases longues, moi courtes. Vous avez peur des gens de talent, moi des sots. La parenthèse et la médiocrité qui vous vont m’horripilent. […]

Dieu qui a proportionné les destinées aux attractions ne vous aurait pas refusé le don de la langue attrayante s’il vous avait destinés à organiser le travail attrayant. Les apôtres avaient reçu du Christ le don des langues et ils avaient en égale horreur le capital et la Parenthèse, et voilà pourquoi ils ont bouleversé le monde. Vous, vous ne bouleverserez rien du tout et l’on écrira sur votre tombe : ils aimaient trop le capital et les phrases longues, c’est ce qui les a tués. […]

Réformateurs de peu de foi, écoutez la raison qui vous parle par la voix des bêtes et des fous[56].

C’est en ces termes que Toussenel sort du jeu et tire sa révérence, criant haut et fort, et sa mission prophétique, et l’intempestive modernité de son message. La dernière phrase semblera familière aux lecteurs de Michelet ou d’Hugo, qui savent que cette zoolâtrie socialiste est dans l’air du temps. Mais de la voix des bêtes à l’esprit des bêtes, il y avait un écart, celui de la zoologie passionnelle, que le lectorat n’était pas disposé à franchir, et c’est là que le bât blessa.

Toussenel après Toussenel?

Illisible, L’Esprit des bêtes semble l’être resté après la mort de son auteur. Il n’a pas été réédité et les énoncés théoriques font encore moins sens aujourd’hui qu’à l’époque. Son premier ouvrage en revanche n’est pas tombé dans l’oubli, et les moments de résurgence de l’antisémitisme ont fourni au Juifs, rois de l’époque un modeste lectorat. Édouard Drumont lui rendra hommage dans son pamphlet antisémite, La France juive; le collaborationniste Louis Thomas, lui consacrera en 1941 un tome dans sa série historiographique « Les Précurseurs », Alphonse Toussenel, socialiste national antisémite (1803-1885); et enfin, plus près de nous et plus confidentiellement, le polémiste antisémite Alain Soral projettera de le rééditer dans sa propre maison d’édition dont le nom éloquent dit l’offensive marginalité : Kontre Kulture.

Au terme de ce parcours, autorisons-nous une question de science-fiction et risquons-nous aux pronostics : que faudrait-il pour que L’Esprit des bêtes ne soit plus illisible? Malgré son vernis ésotérique, l’ouvrage pourrait trouver une résonnance singulière à la faveur notamment des courants écologiques et féministes allant croissant depuis les années 1970. La réception anglo-saxonne – principalement le travail de Ceri Crossley – en est d’ailleurs la preuve, de même que la réception baudelairienne était le signe d’une certaine marginalité de Toussenel. Quant à la tendresse que Toussenel partage avec Michelet pour certaines bêtes, elle pourrait être étudiée à partir de cette branche de l’éthologie (Marc Bekoff, Jessica Pierce…) qui depuis les années 1990 accorde une place prépondérante à l’empathie. Et pour ce qui est de cette tonalité occultiste et de cette étrange cosmologie, pourquoi ne profiteraient-elles pas de la montée du syncrétisme ambiant pour trouver leur lectorat?