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BAnQ, Centre d’archives de Montréal, greffe d’Antoine Adhémar dit Saint-Martin, inventaire des biens de la communauté de Pierre de Rivon de Budemont, 15 décembre 1731.

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L’histoire de l’art de la Nouvelle-France a longtemps été déterminée en fonction de deux facteurs : la possibilité de voir les oeuvres conservées et la reconnaissance de la facture nationale associée aux artistes locaux. Facteurs que nous pouvons discerner, notamment, dans les nombreux ouvrages rédigés dès les années 1930 par le père de l’histoire de l’art québécois, Gérard Morisset (1898-1970). Aussi féconde en recherches et en publications de toute sorte qu’elle fût, cette approche sélective aura toutefois mis l’accent sur une quantité limitée d’objets.

Pour prendre un exemple récent, la lecture du premier chapitre de Peinture et société au Québec – 1603-1948 [1], paru en 2005 et rédigé par l’historien de l’art David Karel, ne peut être plus révélatrice de cette perception traditionnelle. Intitulé « Peindre au Nouveau Monde », ce chapitre traite principalement des peintres missionnaires, des peintures votives et des différents peintres domiciliés en Nouvelle-France… Un texte qui nous laisse l’impression qu’on pourrait presque compter les oeuvres du Régime français sur les doigts de la main. Et si, maintenant, nous ne nous intéressions plus aux paramètres de conservation et de production locale ? Considérons plutôt l’art en Nouvelle-France comme un ensemble d’oeuvres présentes dans la colonie. Après tout, pourquoi privilégier uniquement les oeuvres peintes en Nouvelle-France alors que ce territoire constitue une extension américaine de la France ? Dans cette perspective et pour cette étude, nous proposons donc d’ouvrir l’histoire de l’art à plus de 2000 objets d’art qui, mentionnons-le, ne faisaient pas partie des trésors des églises et des couvents de la Nouvelle-France. Ces oeuvres ont appartenu à des propriétaires laïques, domiciliés principalement à Québec et à Montréal, entre 1640 et 1759.

Cette étude présente, au moyen de méthodes quantitative et statistique, les oeuvres d’art recensées dans 273 actes notariés rédigés sous le Régime français et conservés précieusement, dans 99,6 % des cas, dans les fonds d’archives de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Plus spécifiquement, il s’agit d’offrir une première vue en coupe d’un large échantillon afin d’examiner ce qui correspond à la nature (ou à la technique) des objets d’art.

L’échantillon

Les archives patrimoniales regorgent de trouvailles insoupçonnées qui, souvent, ne se révèlent qu’après un véritable effort de patience et de déchiffrage. Dans ces lieux de papiers et de microfilms, peu fréquentés par l’historien de l’art habitué à développer un dialogue avec la matérialité des oeuvres, certains mots relatifs aux objets d’art ont été recherchés, guettés et découverts. Nous avons ainsi procédé au dépouillement de 979 documents notariés, rédigés entre 1642 et 1759, soit du premier document notarié contenant la mention d’un objet d’art (1642) jusqu’au siège et à la prise de Québec (1759), les quatre années suivantes offrant des actes notariés souvent trop lapidaires pour notre recherche.

Ces documents proviennent des greffes des juridictions de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal. Sur 979 documents consultés, 273 présentent des oeuvres d’art, soit 27,89 %. Cet échantillon de 273 actes notariés retenu pour notre recherche est composé de 268 inventaires après décès, de deux procès-verbaux de ventes, d’un inventaire pour garantie de remboursement, d’un testament et d’un bail de location. La majorité des pièces notariées ont été rédigées au xviiie siècle (tableau 1), en particulier dans les trois décennies qui précèdent la Conquête, situation qui n’est pas surprenante étant donné le contexte de la Nouvelle-France, dont l’effort de colonisation ne débute réellement que dans la seconde moitié du xviie siècle.

La distribution des inventaires en fonction des juridictions est la suivante : 187 à Québec, 80 à Montréal et cinq à Trois-Rivières. Enfin, un dernier document est conservé au Centre des archives d’outre-mer, en France [2].

À partir de ces 273 pièces notariées, 2180 objets d’art ont été recensés, surtout dans les dernières décennies du Régime français. La répartition des oeuvres par juridiction révèle aussi l’importance de l’échantillon associé à Québec. On dénombre ainsi 1554 objets d’art dans les greffes des notaires de la prévôté de Québec, 596 dans ceux de Montréal et 21 dans les cinq inventaires de Trois-Rivières. Enfin, neuf oeuvres sont mentionnées dans un document conservé aux Archives nationales d’outre-mer, en France.

Les 2180 objets trouvés dans les inventaires n’incluent pas les oeuvres conservées dans les boutiques et dans les magasins des marchands. Ainsi, 1895 oeuvres d’art supplémentaires, recensées dans les actes notariés de marchands et de colporteurs, ne sont pas utilisées dans le cadre de cette étude puisqu’elles étaient destinées au commerce [3].

Tableau 1

Actes notariés et oeuvres de l’échantillon

Actes notariés et oeuvres de l’échantillon

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L’examen des propriétaires par catégorie socioprofessionnelle (fonctionnaires, commerçants, militaires, gens de métier, seigneurs) permet de faire ressortir quelques distinctions. Pour commencer, 84 pièces notariées (30,77 %) concernent des fonctionnaires. On y recense 693 objets d’art (31,79 %), soit une moyenne de 8,25 oeuvres par domicile. Les titulaires de 82 actes (30,04 %) sont pour leur part des commerçants et ils possèdent 775 oeuvres (35,55 %). Ils disposent donc, en moyenne, de 9,45 oeuvres pour orner leur intérieur domestique. Pour leur part, les militaires forment un ensemble de 41 individus (15,02 %). En tout, 221 objets d’art (10,14 %) sont dénombrés dans leurs demeures, ce qui donne une faible moyenne de 5,39 oeuvres par inventaire. Les gens de métier sont au nombre de 37 (13,55 %) et ont 284 oeuvres (13,03 %), soit 7,68 par domicile. Nous avons ensuite consigné les inventaires de cinq seigneurs (1,83 %), qui n’ont d’autres occupations connues que de veiller sur leur seigneurie. Ils possèdent 47 oeuvres (2,16 %), soit 9,4 par inventaire. Enfin, dans le cas de 24 particuliers (8,79 %), il n’a pas été possible de connaître leur profession. On compte néanmoins 117 oeuvres (5,37 %) dans les documents notariés les concernant, soit une moyenne de 4,88 oeuvres par individu.

À partir de cet échantillon, il ressort que la majorité des propriétaires, soit 60,81 % d’entre eux, sont des fonctionnaires ou des commerçants. En plus d’être nombreux, ils détiennent ensemble pas moins de 1468 objets d’art, ce qui équivaut à 67,34 % du corpus étudié. En même temps, on constate que posséder une oeuvre d’art, au xviie ou au xviiie siècle, n’était pas entièrement exclusif à une classe de la société. En fait, les oeuvres étaient nombreuses, tant sur le marché français que dans la colonie, et accessibles à toutes les bourses, qu’il s’agisse d’une petite gravure ou d’une peinture [4].

Nature des objets d’art

De nos jours, nous sommes habitués à ce que certaines techniques artistiques soient fixées par un vocabulaire conventionnel, notamment sous les termes de peinture ou de sculpture. Ce vocabulaire tend d’ailleurs à être plus spécialisé en histoire de l’art, en particulier lorsqu’il est fait mention de la technique et du support, par exemple une huile sur toile ou une eau-forte sur papier vélin. Toutefois, dans le langage des notaires de la Nouvelle-France, de telles précisions ne sont pas légion. En effet, dans l’ensemble des inventaires, à peine 49 oeuvres sont dites peintes ou présentées comme des peintures.

Dans les faits, les mots les plus usités dans les actes notariés afin de traiter de la technique des oeuvres sont « tableau », « cadre », « image », « christ » et « crucifix » [5]. Le mot « tableau » sert à nommer 1127 oeuvres, soit 51,70 % de l’ensemble de notre corpus. En comparaison, les cadres (312) ne représentent que 14,31 % du corpus ; les images (285), 13,07 % ; les estampes (143), 6,56 % ; les christs (72), 3,30 % ; et les crucifix (60), 2,75 %. Nous recensons ensuite 84 sculptures (3,85 %), bien que le terme ne soit pas utilisé par les notaires. Enfin, 97 cas présentent une technique inconnue.

Comme il est déjà facile de le deviner, ces termes sont polysémiques. Après tout, qu’est-ce qu’un cadre ? En quoi une image est-elle distincte d’une gravure ? Nous ne pouvons pas toujours répondre convenablement à ces questions. Nous sommes limités par une appréciation et par un vocabulaire choisi par des gens d’une autre époque pour qualifier un objet que nous ne connaissons pas concrètement. Néanmoins, différents indices peuvent être relevés, nous donnant ainsi une idée (parfois très générale) de l’objet désigné en fonction de la terminologie employée.

(ill. 1)

(ill. 1) (suite)

En 1748, à Montréal, la veuve de Claude-Michel Bégon met ses biens en vente, dont 67 tableaux. « Quatre petits [tableaux] representants [sic] les 4 saisons » sont achetés par le sieur Dubreuil, pour six livres et cinq sols.

BAnQ, Centre d’archives de Montréal, greffe de Louis-Claude Danré de Blanzy, vente des meubles de Claude-Michel Bégon, 23 décembre 1748 (document complet et détail).

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Tableaux

Le terme « tableau » est largement utilisé dans les actes notariés de la Nouvelle-France entre 1640 et 1759. Il sert à qualifier 1127 oeuvres (tableau 2). Les dictionnaires de l’époque, comme celui de Pierre Richelet (1626-1698) [6], soit le Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise […], publié en 1680, ou encore l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, édité de 1751 à 1780 sous la direction de Denis Diderot (1713-1784) et de Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) [7], s’accordent à définir les tableaux comme des oeuvres peintes.

Quelques mentions confirment qu’il s’agit de peintures. Par exemple, en 1680, dans la grande chambre du défunt Denis-Joseph Ruette d’Auteuil (1617-1679), conseiller du roi et procureur général au Conseil souverain de Québec, sont recensés « deux tableaux peint sur toille, l’un representant la Ste Vierge et le petit Jesus et l’autre le pere Bernard [8] ». En tout, dans l’ensemble de notre échantillon, 29 objets d’art sont présentés à la fois comme des tableaux et comme des oeuvres peintes. Cependant, à cette impression d’invariabilité accordée au sens du mot « tableau » se greffent quelques cas qui laissent planer le doute. De fait, quelques mentions démontrent que les notaires n’ont pas tous le même usage du terme. Ainsi, en 1740, Claude Barolet (1690-1761) note la présence d’un « autre petit tableau en taille douce, cadre de bois, representant Mr. le comte de Monrepas [Maurepas] a la so[mm]e de sept livres dix sols [9] ». La taille-douce réfère alors, et sans erreur possible, à la gravure. Plus encore, on décèle parfois une alternance entre les termes choisis par le notaire pour rendre compte des oeuvres, comme les « deux tableaux acadre [à cadre] doré ou image [10] », puis ces « trois petits cadres ou tableaux [11] ».

Tableau 2

Tableaux recensés entre 1640 et 1759

Tableaux recensés entre 1640 et 1759

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La répartition des tableaux par décennie révèle une augmentation relativement constante du nombre d’oeuvres sous le Régime français. Un sommet est atteint dans les années 1740 à 1749, alors que 320 tableaux sont répertoriés. À cet égard, il faut souligner que dans cette décennie, on trouve les actes du plus important propriétaire de tableaux en Nouvelle-France : Claude-Michel Bégon de la Cour, 1683-1748 [12] (ill. 1).

Pour l’ensemble de la période étudiée, on recense en moyenne 4,12 tableaux par inventaire. Quelques fluctuations du nombre moyen de tableaux sont perçues lorsque le corpus est divisé par décennie. Cela étant, il n’y a pas d’augmentation constante du nombre moyen de tableaux par décennie ni de période se distinguant par un goût centré sur les tableaux, que ce soit au début ou à la fin du Régime français.

La valeur moyenne prisée des tableaux est de quatre livres et huit sols. Ce chiffre varie selon les décennies, allant de deux livres et huit sols à huit livres et 15 sols en 1710-1719. Dans le détail des actes notariés, les estimations les plus élevées atteignent 60 livres. Évidemment, une telle valeur estimée est dérisoire comparativement aux prix des tableaux de maîtres (2000 livres et plus) recensés par l’historien de l’art Antoine Schnapper au xviie siècle [13]. Par contre, en examinant quelques inventaires après décès de bourgeois parisiens, datés entre 1718 et 1751 [14], on remarque plusieurs tableaux estimés à moins de 50 livres, dont certaines oeuvres de petits maîtres flamands. Enfin, bien qu’elle ne donne pas d’indication quant à la valeur moyenne des tableaux recensés à Paris aux xviie et xviiie siècles, Annick Pardailhé-Galabrun rend également compte de tableaux estimés à quelques sols [15]. Ainsi, en faisant fi des oeuvres de collection, la diversité de la valeur des tableaux conservés en Nouvelle-France rejoint bien celle observée dans les inventaires français de la même époque.

Cadres

En toute logique, un cadre réfère à une bordure qui encadre une oeuvre. Pourtant, comme le montre la répartition des cadres par décennie (tableau 3), les notaires de la Nouvelle-France utilisent de plus en plus ce mot pour désigner les objets d’art qu’ils ont sous les yeux après 1710. De fait, le cadre devient l’objet représentant, comme par métonymie, le contenant servant à désigner le contenu. Le cadre remplace ainsi l’information relative à la technique dans la syntaxe des mentions relatives aux oeuvres rédigées par les notaires. Par exemple, Jacques Barbel (1670-1740) écrit, en 1730, que Louis de La Porte de Louvigny (1662-1725) possède un « cadre representan une Vierge avec son cadre doré prise [prisé] a quinze livres cy [16] ». Autrement dit, il s’agit d’un cadre… à cadre doré. Plus encore, l’utilisation du mot « cadre » pour désigner des oeuvres semble tellement ancrée dans le langage que le notaire Nicolas Boisseau (1700-1771), en 1743, recense même des cadres… sans cadre : « Item trois cadres dont deux representans le roy, et un representant la reine, sans cadre, ensemble trois livres [17]. »

Il semble que certains « cadres » soient, en fait, des peintures sur papier. Ainsi, en 1733, on trouve « huit cadres tant grand que petits avec petites bordure [sic] de bois doré representant des pots de fleurs peint sur papier [18] ». À d’autres occasions, il est simplement précisé qu’il s’agit d’oeuvres peintes ou d’oeuvres sur papier, comme ces « vingt-deux cadres de differents [sic] grandeurs dont quatre en tableaux et peint, le surplus en papier [19] ».

Tableau 3

Cadres recensés entre 1710 et 1759

Cadres recensés entre 1710 et 1759

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Afin de se donner une idée encore plus précise de ce type d’objet, on doit noter que, dans le cas de 48 cadres sur 312, ces oeuvres sont sur papier. Plus encore, 173 de ces cadres sont qualifiés de petits. Enfin, 104 sont décrits comme possédant un verre. Cet ensemble de caractéristiques évoque alors de petites gravures ou des peintures à l’aquarelle, bien protégées par un cadre vitré.

La valeur moyenne des cadres est de deux livres et un sol. D’importantes variations dans l’estimation de ces objets sont perceptibles, leur valeur prisée déclinant d’une décennie à l’autre pour se stabiliser à un peu moins d’une livre dans les années 1740.

Images

Le mot « image » a été utilisé par les notaires pour désigner la nature de 285 objets. Il y a donc en moyenne 1,04 image par inventaire. La répartition des images par décennie (tableau 4) démontre que celles-ci sont de plus en plus nombreuses à la fin du Régime français. Mais, en contrepartie, l’analyse de leur nombre moyen par inventaire – en mettant de côté le cas des quatre images qui ont été recensées dans un inventaire des années 1640 – révèle que c’est au début du xviiie siècle qu’elles sont le plus fréquentes. En effet, de 1700 à 1719, on recense près de deux images par intérieur domestique.

Tableau 4

Images recensées entre 1640 et 1759

Images recensées entre 1640 et 1759

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L’image est généralement définie comme une gravure. Dans son Dictionnaire françois, Pierre Richelet affirme qu’on « apelle estampe une image en papier [20] ». En ce sens, en 1707, nous trouvons « deux images en papier en taille dousse [21] » accrochées au mur de la cuisine de Claude Pauperet (1662-1707).

Toutefois, il existe bien quelques rares exceptions à la règle : l’image peut également être une sculpture ou une peinture. De fait, Pierre Richelet, s’il mentionne que l’estampe est une image en papier, précise également que l’image peut être « une figure de sculpture » (1680). Par exemple, en 1675, Anne Gasnier (1614-1698) possède « un image en bosse de cuivre [22] ». L’expression « en bosse » rappelle alors la définition de la sculpture rédigée par César de Rochefort (1630-1691) en 1685 : « un art de faire des figures […] en bosse d’une manière que l’on voit l’image devant & derrière [23] ».

En plus de la compréhension de l’image comme forme tridimensionnelle, Antoine Furetière (1619-1688) nous en dévoile l’aspect potentiellement pictural : « se dit aussi de ces représentations artificielles que font les hommes, soit en peinture, ou sculpture [24] ». Nous ne relevons dans les actes notariés consultés qu’une seule mention abondant dans ce sens [25].

La valeur moyenne des images présentes dans les domiciles privés est de 8,86 sols. Avant 1690, aucune image n’est estimée. L’examen de la valeur prisée moyenne révèle des variations importantes, allant de quatre livres à moins de trois sols par image. À cet égard, dans les années 1690, à peine quatre images sont estimées, soit « quatre images en papier, l’un du roy, un de la reyne, un de monseigneur le dauphin et un de monsieur Colbert, garny de cadre en bois dorée estimez ensemble a seize livres [26] ». Il s’agit des images ayant la plus grande valeur parmi celles qui ont été recensées.

Estampes

Pour nommer certaines oeuvres présentes dans les intérieurs domestiques, le mot « estempe » apparaît à compter de 1706 dans les actes notariés consultés. En parcourant les différents dictionnaires, on constate que le sens du mot est demeuré le même jusqu’à nos jours, référant à l’ensemble des techniques de gravure et d’impression.

En tout, 143 oeuvres gravées ont été recensées dans les actes notariés, qualifiées soit d’estampes ou de tailles-douces, principalement entre 1750 et 1759 (tableau 5). Bien que le nombre moyen d’estampes par inventaire soit relativement bas pour l’ensemble de l’échantillon, soit 0,52 par inventaire, ce nombre varie d’une décennie à l’autre. En réalité, ces oeuvres appartiennent à une poignée de particuliers, soit 19 en tout. Par exemple, en 1706, 15 estampes ont été recensées dans la demeure du marchand Jean Sébille (1653-1706) [27].

Tableau 5

Estampes recensées entre 1700 et 1759

Estampes recensées entre 1700 et 1759

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(ill. 2)

(ill. 2) (suite)

Dans la grande chambre de la demeure de Jean-Étienne Jayat, sise rue Saint-Pierre, sont recensés un portrait de famille, des portraits du roi et de la reine, trois petits cadres et « six cadres dont trois longs et trois plus petits, avec leurs estampes gravées representant les guerres d’Alexandre », estimés à 20 livres.

BAnQ, Centre d’archives de Québec, greffe de Claude Barolet, inventaire des biens de Jean-Étienne Jayat, 9 janvier 1758.

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La valeur estimée moyenne des estampes est d’une livre et trois sols. Dans les années 1700, les 17 estampes recensées ne sont prisées qu’à trois, cinq et huit sols pièce. Comparativement, les oeuvres présentant la plus grande valeur ont été relevées dans les années 1750 et constituent deux séries représentant les batailles d’Alexandre le Grand, trouvées chez le négociant Jean-Étienne Jayat [28] (ill. 2) et le procureur général du roi, Louis-Guillaume Verrier (1690-1758) [29].

Christs

Entre 1700 et 1759, 73 christs ont été recensés dans les intérieurs domestiques de la Nouvelle-France. Il y a donc en moyenne 0,27 christ par inventaire pour l’ensemble de l’échantillon. Le christ, en comparaison du crucifix, ne réfère qu’à la figure de Jésus-Christ sur la croix, c’est-à-dire au corpus.

La répartition du nombre de christs par décennie (tableau 6) permet de constater une augmentation importante au cours du xviiie siècle. En effet, les corpus, que l’on trouve dans une seule maison sur 25 dans les années 1700 à 1709, font ensuite partie intégrante du décor de près d’un espace domestique sur deux dans les années 1750 à 1759. Contrairement à bien d’autres types d’oeuvres, les propriétaires se limitent généralement à la possession d’un seul christ.

Les matériaux utilisés pour la confection du corpus sont mentionnés à 25 occasions. Ainsi, 21 christs répertoriés entre 1722 et 1757 ont été sculptés dans l’ivoire. La valeur moyenne de ceux-ci est de neuf livres et huit sols [30]. Notons que l’un de ces objets a atteint une valeur prisée exceptionnelle de 40 livres en 1748 [31], alors qu’un « petit christe en hivoire monté sur bois noir [32] » a été estimé à peine à 10 sols en 1738. Ensuite, entre 1746 et 1757, on recense cinq corpus réalisés en os. Ils atteignent une valeur moyenne de 11 livres [33]. Deux corpus en os ont été estimés à 15 livres alors que la plus basse prisée, dévolue à un « petit christ d’os avec un cadre doré et fond de paume noire [34] », a tout de même été établie à six livres. Enfin, un seul christ est dit « en papier [35] », dont la valeur demeure indéterminée. En ce qui concerne l’ensemble des oeuvres nommées christs, on constate finalement que leur valeur moyenne s’élève à 11 livres et 18 sols.

Tableau 6

Christs recensés entre 1700 et 1759

Christs recensés entre 1700 et 1759

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La grande majorité des christs (80,8 %, soit 59 sur 73) sont encadrés. À deux occasions, il est mentionné que le bois sur lequel est disposé le christ a simplement été noirci. Autrement, cette planche de bois a été recouverte de velours (24) ou de panne (17) de couleur noire. Notons que les christs encadrés ont une valeur moyenne de 12 livres et 11 sols et, sans cadre, de sept livres et 13 sols. Ces derniers sont alors mis sur une planche de bois ou, comme dans le cas d’un christ d’ivoire appartenant à Marie-Madeleine Gauvreau (1711-1758), placés sur un pied [36].

Crucifix

Entre 1660 et 1759, 60 crucifix ont été recensés dans les intérieurs domestiques de la Nouvelle-France, soit une moyenne de 0,22 crucifix par acte notarié pour l’ensemble de l’échantillon. Le crucifix, comme le définit Antoine Furetière, consiste en une « croix où un corps de christ est attaché en figure [37] ». Notons que les crucifix et les christs demeurent des oeuvres très similaires, voire des objets interchangeables. De fait, la seule différence entre le crucifix et le christ réside en la présence ou non de la croix. On peut d’ailleurs se demander à quel point les notaires ont été rigoureux dans la distinction et la désignation de ces objets.

La répartition du nombre de crucifix par décennie (tableau 7) permet de percevoir un déclin important du nombre moyen de ceux-ci. Ainsi, dans les années 1670, il y a un crucifix par domicile. Puis, dans les années 1750, il n’y en a plus qu’un pour 20 foyers.

Tableau 7

Crucifix recensés entre 1660 et 1759

Crucifix recensés entre 1660 et 1759

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Le matériau de 40 crucifix nous est connu. Dans 18 cas, datés entre 1669 et 1728, il est précisé que le corpus est en ivoire. Les corpus en cuivre des crucifix sont ensuite mentionnés à six occasions entre 1700 et 1740. Deux mentions nous révèlent également deux couleurs distinctes du cuivre, soit jaune ou rouge. Chose étonnante, les crucifix en os, dont on a parfois affirmé qu’ils ont été « importés en masse au Québec sous le Régime français [38] », ne représentent que cinq oeuvres dans notre échantillon, recensées entre 1706 et 1755. Parmi les autres matériaux utilisés pour la réalisation des corpus des crucifix, le bois est spécifié à trois occurrences entre 1686 et 1717. Deux essences sont alors signalées, soit l’ébène et le buis, confirmant qu’il s’agit d’oeuvres européennes. Deux autres mentions, en 1721 et en 1732, nous révèlent ensuite la présence de crucifix dont le christ est en plâtre. Enfin, un crucifix en bronze est trouvé dans la maison de Nicolas Boisseau en 1744 [39].

À côté de ces 36 oeuvres qui constituent indubitablement des sculptures, on recense ensuite quatre crucifix sur papier ou sur rouleau. De fait, en accord avec la définition rédigée par Richelet, rappelons qu’à l’occasion, le mot « crucifix » peut aussi servir à désigner une « taille douce qui représente J. Christ en croix [40] ». Ainsi, en 1670, Louis Rouer de Villeray (1629-1700) possède « un crucifils sur du papier [41] ».

La valeur moyenne des 60 objets recensés dans les intérieurs domestiques est de sept livres et trois sols. Cependant, à l’évidence, c’est avant tout le matériau de l’oeuvre qui joue un rôle important dans l’estimation. Ainsi, signalons qu’un crucifix en bronze est estimé à 35 livres [42]. Les crucifix en ivoire, matériau luxueux dont la blancheur et les veinures se prêtent bien au sujet représenté, ont une valeur prisée moyenne de neuf livres et 15 sols [43]. La valeur moyenne des oeuvres en os, un matériau alternatif à l’ivoire, s’élève à une livre et 18 sols.

(ill. 3)

En 1731, Pierre de Rivon de Budemont (1671-1741) possède un christ et un crucifix, tous deux encadrés d’une bordure dorée.

BAnQ, Centre d’archives de Montréal, greffe d’Antoine Adhémar dit Saint-Martin, inventaire des biens de la communauté de Pierre de Rivon de Budemont, 15 décembre 1731 (détail du document reproduit à la page 100).

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Le mode de présentation des crucifix sculptés doit aussi être souligné. À trois occasions, les notaires précisent que l’objet est muni d’un pied afin, sans doute, d’être placé sur un meuble. Ensuite, 28 de ces objets, répertoriés entre 1694 et 1756, sont fixés sur une étoffe de couleur noire et encadrés. L’importance de ce mode de présentation est telle qu’à partir des années 1690, plus de la moitié des crucifix recensés (53,8 %, soit 28 sur 52) sont montés dans des cadres (ill. 3).

Sculptures

Aucun inventaire consulté ne comporte le mot « sculpture » pour qualifier des oeuvres. De fait, la nature tridimensionnelle des objets d’art est rarement explicite, à l’exception de trois cas où il est fait mention d’images en « statues » ou « en bosse ». Autrement, l’aspect sculptural de ces oeuvres se laisse deviner tant par leur matériau que par la désignation d’un dispositif précis de présentation. À partir de ces indices, nous sommes parvenus à répertorier 84 sculptures dans les intérieurs domestiques. En examinant la répartition des oeuvres sculptées par décennie (tableau 8), on constate que ces dernières ont surtout été trouvées dans des inventaires rédigés au cours des deux dernières décennies du Régime français.

Le matériau de 58 sculptures est le plâtre. Cinq sont en cire, quatre en marbre, deux en bois, deux en argent, une en cuivre et une autre en étain. Le matériau de 11 sculptures nous est inconnu.

Le mode de présentation de plusieurs oeuvres sculptées est révélé dans les pièces notariées. Pour commencer, entre 1721 et 1749, sept sculptures sont conservées dans des niches. Selon Richelet, la niche est alors définie comme une cavité pratiquée dans l’épaisseur d’un mur pour y placer une statue [44]. En Nouvelle-France, la « niche » sert également à désigner un meuble dans lequel est déposé l’objet sculpté. C’est, du moins, ce que l’examen de la mention suivante laisse soupçonner : « une niche de bois de noyer du païs avec la figurine de l’enfant Jesus en cire, habillé d’une petite étoffe de soye [45] ».

Tableau 8

Sculptures recensées entre 1670 et 1759

Sculptures recensées entre 1670 et 1759

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Outre les niches, des grottes servent également à exposer certaines sculptures. Entre 1746 et 1758, sept objets sont présentés dans une grotte. Par exemple, en 1758, « un petit christ enchassé en une grotte [46] » est recensé dans la grande chambre de la maison de Jean-Étienne Jayat. Puisqu’en Nouvelle-France ces compositions sont disposées dans des chambres, il faut croire qu’il s’agit d’objets miniatures qui imitent les grottes naturelles, faits de pierres et de coquillages, dans lesquels on place une statuette comme dans un écrin.

Enfin, parmi les autres modes de présentation, on note « une magdelaine de cire dans une petite creche [47] », trouvée dans la maison de la veuve de François Demers, dit Monfort (1694-1742). À une occasion, dans la maison de Simon Soupiran (1704-1764), il est aussi précisé que la sculpture est simplement enfermée « dans un flacon de verre [48] ». Enfin, en 1758, au décès du marchand bourgeois Joseph-François Roussel (1699-1758), c’est en tout 14 sculptures qui sont disposées sur deux corniches de cheminée de sa demeure [49].

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Les méthodes statistique et quantitative utilisées dans cette étude ont permis la présentation d’un premier portrait général du corpus. Rappelons, par exemple, qu’environ un quart des documents étudiés présentaient des oeuvres d’art. Certes, différentes coupes seraient encore à entreprendre et à présenter à partir d’un tel échantillon. Par exemple, quelles iconographies et quels genres ont été répertoriés ? Dans quelles pièces du domicile se trouvaient majoritairement les oeuvres ? Et que dire, encore, de l’analyse possible des pratiques et des usages associés à ces objets ? Les possibilités d’études sont multiples, nous en convenons. Cela dit, nous avons tenu à effectuer, ici, une première découpe qui permet d’avoir, enfin, un portrait d’ensemble des oeuvres d’art présentes dans diverses couches de la société laïque sous le Régime français. Nous écrivons « enfin », car les rares études qui abordent la question des oeuvres dans les intérieurs domestiques se sont cantonnées à des énumérations ; bien qu’intéressants, les exemples tirés des archives ne permettent pas de cerner de manière globale la présence des objets d’art [50]. Puis, à l’occasion, notons que les données compilées par nos précurseurs demeuraient inutilisables pour l’historien de l’art. Par exemple, l’historien Yvon Desloges réunit les portraits, les encadrements, les images, les cartes, les horloges, les tableaux de saints ou de personnages bibliques, les crucifix et les bénitiers sous le terme général « cadre [51] », créant une véritable confusion au moment d’interpréter les résultats de ses compilations. On rencontre le même problème dans l’ouvrage récent de l’historien Jean-Pierre Hardy qui traite parfois, et sans distinction, des éléments décoratifs comme des encadrements, des portraits et des miroirs.

Par exemple, dans son panorama général relatif aux objets d’art, Hardy mentionne que dans la première partie du xviiie siècle, parmi les cadres accrochés aux murs des domiciles, « il y a plus de véritables oeuvres peintes que de simples gravures produites en séries [52] ». Cette affirmation est intéressante à analyser au regard de notre corpus. Évidemment, d’un point de vue quantitatif, le nombre de tableaux augmente à presque toutes les décennies (voir le tableau 2). Cependant, leur nombre moyen par inventaire est loin de montrer une augmentation similaire : les résultats laissent entrevoir des variations en dents de scie. Par exemple, dans les années 1730 à 1739, on compte à peine 2,62 tableaux par acte notarié. Comparativement, à la dernière décennie du xviie siècle, il y a en moyenne 6,4 tableaux par inventaire. De plus, contrairement à ce que propose l’historien, nos données montrent que ce sont davantage les oeuvres de moindre valeur et souvent sur papier, comme les estampes, les images et les cadres, qui s’imposent et diversifient la nature des décors des demeures en Nouvelle-France au xviiie siècle. Mises ensemble, elles représentent en moyenne 3,18 oeuvres par inventaire dans les années 1740-1749, puis 4,58 oeuvres par inventaire en 1750-1759, alors que le nombre moyen de tableaux passe de 5,33 à 3,68 au cours de ces mêmes périodes. Ainsi, on voit plutôt poindre un goût pour les oeuvres de plus petites dimensions et d’un matériau moins noble que la peinture au milieu du siècle. Un goût, par ailleurs, qui correspond à celui des Français à la même époque [53].

À cette similarité culturelle s’ajoute un fait tout aussi fascinant. Il y a de cela bien des années, en 1930, Antoine Roy (1905-1997) écrivait avec lucidité qu’il ne fallait pas « s’imaginer [que les Canadiens d’autrefois] ne savaient pas ce que c’était que des tableaux [54] ». La chose paraît maintenant évidente. Toutefois, qui aurait pu prévoir qu’avec une moyenne globale de 7,99 oeuvres par inventaire (voir le tableau 1), les propriétaires laïques d’oeuvres d’art de la Nouvelle-France seraient comparables à leurs compatriotes parisiens ? C’est pourtant le cas, les résidents de la métropole française possédant en moyenne de sept à huit oeuvres à la même époque [55] !