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C’est l’opinion générale, et l’a-t-on assez répétée : le théâtre d’Albert Camus ne révolutionne ni la dramaturgie ni l’esthétique scénique. Maints théâtrologues le trouvent même déclassé et encore bien des camusiens le considèrent moins marquant, pour ne pas dire carrément moins réussi, que les récits et les essais de l’auteur. Soit. En regard de cette position critique assez commune, le présent article réagit en trois temps. Premièrement, quelques jalons d’une biographie à la fois intellectuelle et personnelle feront ressortir, dans une perspective d’ensemble, toute l’importance du théâtre dans la vie de Camus. Ce sera une étape préalable qui nous aidera à mettre en relief les origines de cette activité primordiale. En effet, nous nous pencherons ensuite, dans la partie principale de notre étude, sur la production des années 1930 qui inaugure la carrière théâtrale de l’auteur. Nous accorderons une attention privilégiée à l’esthétique scénique qui s’y déploie. Bien que Virginie Lupo (2002) en traite çà et là dans sa monographie sur le théâtre camusien, et que David H. Walker relève le « don précoce [de Camus] pour la conceptualisation de la mise en scène » (Walker, 2011 : 97), cet aspect demeure peu considéré par l’exégèse ; or, il révèle des procédés dignes d’intérêt. En dernier lieu, sur un axe diachronique cette fois, nous verrons en quoi il annonce des traits fondamentaux du corpus dramatique plus connu de Camus.

La carrière de Camus : théâtrale du début à la fin

Pour mesurer l’importance de la place que prit le théâtre pour Camus, depuis sa prime jeunesse jusqu’à sa mort prématurée il y a plus d’un demi-siècle, un exposé de quelques faits significatifs s’impose. Même des spécialistes camusiens semblent l’ignorer, mais le tout premier texte que l’écrivain a publié en est un de théâtre : Révolte dans les Asturies. Il remonte à 1936, soit longtemps avant le célébrissime Étranger et le percutant Mythe de Sisyphe (parus tous deux en 1942), et peu avant les essais courts (L’envers et l’endroit date de 1937 et Noces, de 1939). À cette époque formatrice, l’art dramatique figure comme un médium de prédilection par lequel se dessinent le potentiel créateur du jeune Camus aussi bien que les idées qui le meuvent.

Aujourd’hui, si le Camus essayiste et journaliste est réputé prolifique, on saisit peut-être moins que dans le domaine de la fiction, c’est dans le genre dramatique, et non dans le genre narratif, qu’il s’avère le plus fécond. On a l’habitude de croire qu’il n’a composé que quatre pièces de son cru : Caligula, Le malentendu, L’état de siège et Les justes. Toutefois, la nouvelle édition de ses Oeuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en ajoute deux inédites : Antoine Bailly : l’impromptu des philosophes, une comédie satirique de style moliéresque qui parodie la vogue de la philosophie existentialiste (Camus, 2006, II : 769-791) ; et Les silences de Paris, une pièce radiophonique portant sur l’Occupation (2008, III : 1134-1160). Leur facture tranche avec ce qu’on connaissait de l’auteur et, par là, accroît sa polyvalence en tant que dramaturge. En outre, il a dirigé des créations collectives, adapté des romans pour la scène et traduit des pièces étrangères. Compte tenu de ces divers travaux dramaturgiques, son corpus théâtral englobe plus d’une quinzaine d’oeuvres – tandis que dans le genre romanesque, il a à son actif quatre romans complets et un cinquième inachevé ; et dans le récit court, on lui doit un seul recueil, qui contient six nouvelles.

Les quatre pièces proprement camusiennes connues paraissent à l’intérieur de cinq ans dans la décennie 1940, et les deux pièces inédites s’inscrivent elles aussi dans cette courte période résolument intensive. Mais en réalité, avec les créations collectives, les adaptations et les traductions, sa carrière de dramaturge dure vingt-cinq ans. Elle débute en 1935, l’année où il écrit Révolte dans les Asturies avec des collaborateurs, et s’étend à un rythme soutenu jusqu’en 1959, l’année où il adapte Les possédés de Dostoïevski. Remarquons qu’il commence à adapter des textes narratifs dès les années 1930, soit bien avant que cela ne devienne courant chez les gens de théâtre[1], c’est-à-dire vers le milieu du XXe siècle : sa précocité atteste l’acuité de son intuition théâtrale. D’une constance indéfectible, son écriture dramatique traverse sa carrière de part en part, entre les balbutiements primitifs et le chant du cygne. Elle n’est interrompue que par sa mort prématurée en 1960 : comme il devenait maintenant directeur du grand théâtre parisien L’Athénée, et qu’il croyait de plus en plus au spectacle entièrement conçu par un seul homme (« la réalisation collective de la pensée d’un seul », écrivit-il[2]), sa plume de dramaturge se serait activée de plus belle, si un accident fatal n’en avait décidé autrement.

Une production scripturale généreuse, chez Camus, relève donc du théâtre comme art littéraire. Mais en ce qui a trait au théâtre comme art strictement scénique, il n’en a pas moins ardemment exercé tous les métiers, sans exception : comédien, metteur en scène, concepteur et régisseur, et même directeur de troupe. Et ce, aussi longtemps que le métier de dramaturge : plus précisément de 1936, l’année où il monte son adaptation du Temps du mépris de Malraux, jusque peu avant sa mort, quand le même Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, lui confirme l’octroi de L’Athénée, qui faciliterait le « libre épanouissement de ses ambitions scéniques » (Walker, 2009 : 33). Finalement, pour compléter le tableau de ses très nombreux accomplissements reliés au théâtre, il faut aussi mentionner la veine théorique qu’il développe dans plusieurs textes de réflexion et qui s’étale elle aussi sur plus de deux décennies[3]. Bref, s’il est une sphère d’activité qui fut permanente sur son parcours, c’est bien le théâtre dans toute sa polymorphie. Force est alors de constater qu’il ne s’agit aucunement pour lui « d’une activité de substitution », comme la qualifie André Abbou (2009) jusque sur la quatrième de couverture de sa récente monographie[4], mais bien d’un élément central et déterminant de sa vie professionnelle, et rien de moins que l’univers qu’il préfère.

De surcroît, celui-ci déteint immanquablement sur la vie privée. Il n’est pas anodin que sa passion amoureuse la plus enflammée, il l’ait vouée à une actrice prodigieuse, qu’il a évidemment rencontrée par le théâtre : c’est Maria Casarès, qui interprète avec beaucoup d’aplomb ses rôles féminins principaux à leur création – du moins Martha dans Le malentendu, Victoria dans L’état de siège et Dora dans Les justes. Plus tard, il jettera son dévolu sur une autre actrice célèbre : Catherine Sellers. Il la dirigera en tant que metteur en scène dans sa traduction et son adaptation de Requiem pour une nonne de Faulkner[5], qui tiendra l’affiche deux ans à Paris avant d’y être repris, ainsi que dans son adaptation des Possédés de Dostoïevski[6], qui remportera aussi un succès monstre.

Le jeune praticien de théâtre

Après ce tour d’horizon qui met en lumière l’omniprésence du théâtre tout au long du parcours de Camus, nous nous proposons de considérer de plus près son esthétique théâtrale. À la suite de quelques collègues[7], nous nous sommes déjà penchée, dans des travaux antérieurs[8], sur le répertoire canonique du corpus dramatique, c’est-à-dire sur celui qui éclot à Paris dans les années 1940. Dans le présent article, nous scruterons un pan moins connu de son corpus dramatique : celui qui se rattache à ses débuts comme homme de théâtre, à Alger dans la décennie précédente. Appelée Théâtre du Travail, sa première troupe étend à l’Afrique du Nord la vogue de théâtre populaire et politique qui parcourt l’Europe à cette époque. Malgré une orientation éthique bien affichée, elle ne néglige pas pour autant la question esthétique. Constituée d’amateurs cultivés, elle affiche une vivacité et une originalité manifestes, si l’on en croit la documentation dont on dispose. Celle-ci comporte notamment une pièce intégrale : Révolte dans les Asturies, et des fragments plus ou moins substantiels de deux autres pièces : Le temps du mépris et Prométhée enchaîné. Nous en observerons le paratexte et les didascalies, davantage que les dialogues : cet examen nous permettra, dans une certaine mesure, de cerner la manière qu’a le jeune Camus de concevoir et de vivre la pratique des planches. Nous remonterons ainsi à la source même de l’investissement passionné dont il fit preuve sans relâche, jusqu’à sa mort, à l’égard du théâtre.

Le spectacle initial du Théâtre du Travail, en 1936, consiste en une adaptation du roman de Malraux intitulé   Le temps du mépris, paru l’année précédente. Il eut lieu sur une scène improvisée, à proximité de la mer, et attira en un seul soir deux mille spectateurs environ, « dangereusement serrés, un grand nombre debout », puisés à même la communauté minoritaire francophone (Poncet, 1960 : 8) : il eut l’effet rassembleur que recherche un théâtre populaire. La mise en scène se caractérisait de « mouvements rapides, utilisant sur les côtés et au fond de la salle […] des emplacements inattendus qu’un éclairage fugitif révélait brutalement », se rappelle Charles Poncet (1960 : 9). Le texte qui existe aujourd’hui est presque complet – il manque la première des six scènes – et révèle Camus comme novice audacieux (Camus, 2006 : 1085-1094). Ce dernier illustre un paradoxe qui lui restera cher, selon lequel l’art théâtral « s’éloigne de la vérité afin d’être plus vrai » (Walker, 2010 : 32). La narration, la description et l’analyse que contient le roman-source profitent de la simplification dans le découpage et de la transposition en langage scénique, car cette métamorphose formelle et générique aboutit à « un message plus net », selon Moncef Khemiri (2006 : 210). L’éclairage antinaturaliste a une portée métaphorique, par exemple quand il rend compte de sentiments obsessionnels par une lumière intense, et l’espace carcéral est stylisé « dans une optique expressionniste », commente Khemiri (2006 : 209). Dans la dernière scène, le retour du héros parmi les siens entraîne un nouveau départ pour son action protestataire ; sur le plan scénographique, ce moment prometteur se traduit par une scène ouverte qui fusionne avec la salle entière et qui transforme ainsi les spectateurs en activistes.

Les productions sonores, de leur côté, semblent si signifiantes qu’elles acquièrent le statut de personnages, à notre sens. Nous en donnons ici un aperçu. Le bruitage fait percevoir à répétition des coups sourds (ceux de la torture que subit le protagoniste), des coups soudains au mur (ceux des prisonniers qui communiquent leur solidarité) et les bruits du dehors (qui soutiennent notamment une scène sans paroles). Des instruments de musique se font aussi entendre : un tambour bat pendant deux scènes consécutives puis de façon sporadique, ce qui accentue la dramatisation ; et une flûte interprète un choral de Bach. Celle-ci remplit la fonction cruciale de transcender la souffrance des prisonniers et d’accompagner leurs efforts pour résister à la tentation du suicide (Khemiri, 2006 : 202). Des sons humains comme la toux, des applaudissements, des pas et un martèlement prononcé de bottes, s’ajoutent à l’ensemble. Maintes possibilités qu’offre la voix font partie de la matière sonore. Un garde entre en scène par intervalles qui jalonnent un crescendo : au début il chantonne, à la fin son chant devient très puissant. Un autre personnage hurle ; un autre s’exprime avec une voix douloureuse ; une voix d’enfant s’élève. Il y a par ailleurs des voix dont les locuteurs sont invisibles. Il arrive que l’une d’elles psalmodie ou qu’elle soit sourde, comme celle qui ravive des réminiscences héroïques du protagoniste ; une autre pousse des cris longs ou étouffés, comme celle de porte-voix qui dictent la grève – toujours en hors champ. En somme, ce large éventail permet d’apprécier une expérimentation auditive assez poussée. Les longs silences récurrents et, a fortiori, les scènes pratiquement muettes, lui font contrepartie ; ils sont beckettiens avant la lettre, pourrait-on dire.

La représentation de Révolte dans les Asturies devait succéder à celle du Temps du mépris, mais n’eut finalement pas lieu[9]. La pièce est par contre publiée dans son intégralité. Elle reçut pourtant peu d’attention[10] et mérite qu’on s’y arrête enfin. Son avant-texte à lui seul est déjà révélateur. Il constitue les « premières pages de doctrine théâtrale » que Camus a écrites[11]. Tout d’abord, la page du titre annonce une « création collective » (Camus, 2006 : 1)[12], ce qui ne correspond pas à la composition conventionnelle redevable à un dramaturge unique ; en effet, quatre coauteurs y oeuvrèrent, dont Camus fut le principal (Lévi-Valensi et Gay-Crosier, 2006 : 1209). De plus, aucun nom d’auteur n’apparaît ; cette absence marque un geste idéologique s’élevant contre l’individuation auctoriale et le vedettariat. Il s’agit « de revenir à la supériorité de l’oeuvre sur l’artisan », expliquera Camus (Levi-Valenti et Gay-Grosier, 2006 : 1210, n. 2). Il faut dire que toutes les initiatives de la troupe s’effectuent sous le double signe de la collectivité et de l’anonymat. Raymond Gay-Crosier (1975 : 76) trouve là un « idéalisme quelque peu romantique » et populiste. Dans la perspective qui est la nôtre cependant, et qui envisage Camus tout particulièrement comme praticien de théâtre, nous y décelons plutôt la valorisation, étendue au champ de l’écriture, de l’esprit d’équipe caractéristique du travail scénique. Cette interprétation est d’ailleurs corroborée par le nouveau nom que prendra la troupe camusienne en 1937, inspiré par l’esprit en question : Théâtre de l’Équipe. Le témoignage de la comédienne Blanche Balain va dans le même sens : « La liberté et l’égalité étaient à la base de notre entente » (Balain, 1999 : 43).

Revenons aux pages liminaires de Révolte dans les Asturies. La page titre est suivie d’un discours d’escorte qui frappe par son incipit : « Le théâtre ne s’écrit pas, ou c’est alors un pis-aller ». Ce précepte privilégie avec une ferme conviction un art essentiellement vivant et éphémère, et non figé dans les limites d’un texte. Il est précisé plus bas, par une requête postulant à la fois l’insuffisance textuelle et la puissance des codes translinguistiques qui relaient la parole et qu’exploite potentiellement la scène : « que le lecteur […] s’attache […] à traduire en formes, en mouvements et en lumières ce qui n’est ici que suggéré. » (Camus, 2006 : 3)

La didascalie initiale, maintenant, brise la configuration spatiale traditionnelle à l’italienne, et, en revanche, en installe une qui dynamise la relation scène/salle avec une insistance efficace :

Le décor entoure et presse le spectateur, le contraint d’entrer dans une action […]. Tout tourne autour de lui qui demeure le centre de la tragédie. […] L’action se déroule sur ces divers plans [des rues, une place publique, une taverne…] autour du spectateur contraint de voir et de participer suivant sa géométrie personnelle. Dans l’idéal, le fauteuil 156 voit les choses autrement que le fauteuil 157.

Camus, 2006 : 5

Si les spectateurs sont forcément mêlés à l’action, les comédiens se mêlent à eux, réciproquement. Ainsi, la partie dialogique débute par une chanson qui monte de la « gauche, derrière les spectateurs » (Camus, 2006 : 5). Puis deux spectateurs fictifs mais placés « parmi le public » réel, se font entendre à tour de rôle. Et c’est « dans la salle » que s’élève l’animation de la rue. Quant au premier personnage supposé tel, il prend la parole en parcourant « l’allée centrale » ; un autre court ensuite « autour du public » (Camus, 2006 : 6). Dès le commencement de l’action, l’espace scénique se confond avec l’espace des spectateurs, ce qui peut provoquer un effet de surprise sur ces derniers et influer sur leur posture réceptrice. Le phénomène se répétera plus tard quand des personnages courront encore « autour du public » (Camus, 2006 : 19), que d’autres interagiront de nouveau « dans la salle » et que des voix seront perceptibles « aux quatre coins de la salle » (Camus, 2006 : 26). Le public est sans arrêt immergé au coeur d’une fiction participative « comme s’il se trouvait dans les rues d’Oviedo » où évolue la fable, note judicieusement Roger Grenier (1987 : 51).

Conséquemment à cette utilisation très polyvalente des lieux, les éclairages manifestent une grande mobilité : ils sont accentués en alternance parfois au centre, parfois sur les côtés. Des variations de degré ainsi que des couleurs sont aussi mises à contribution : l’ombre, l’obscurité, le noir, autant que la lumière éclatante ou de couleur verte. La gestuelle des comédiens est un autre gage de créativité : il leur arrive de danser ; de se déplacer au « pas de gymnastique » ; de se saisir « corps à corps » (Camus, 2006 : 22) ; d’exécuter des « gestes mécaniques, un peu ridicules, lents » ; et de les reprendre « sur un rythme extrêmement rapide » (Camus, 2006 : 19). Loin d’être gratuite, toute cette expression corporelle nourrit avec pertinence une visée sémantique. Ainsi, dans les deux derniers exemples, elle évoque la vanité des personnages ministériels et la stérilité de leurs discussions, qui ne font que stagner.

Outre les codes visuels avec l’organisation spatiale, les éclairages et les mouvements des comédiens, le travail vocal et la sonorisation sont remarquables. La pièce s’ouvre et se ferme par une chanson ; et entre-temps, elle fait entendre un chant choral, divers cris et des personnages qui « rient avec application » – comme quoi le rire est sciemment esthétisé (Camus, 2006 : 8). Une voix radiophonique ajoute une modalité énonciative. Protéiforme, elle subit de nombreuses fluctuations de ton et de débit au fil de l’action. Elle joue un rôle dramaturgique capital et alimente elle aussi le sémantisme du spectacle : selon Lupo, les paroles fantomatiques qui sortent du haut-parleur « ridiculisent plus encore les gestes dérisoires des ministres » (Lupo, 2002 : 132). D’autres éléments sonores occupent une place, que ce soient des instruments de musique comme les trompettes et l’accordéon, tantôt à plein régime, tantôt en sourdine ; ou des bruitages comme les explosions, coups de feu, bombes, bruits de course ou battements de mains.

L’ensemble de ces observations illustre avec quelle aisance Camus et ses collaborateurs se servent des langages non verbaux et spécifiquement théâtraux, qu’ils soient visibles ou audibles. Vincent Siano y détecte « une exaltation de la liberté » (2011 : 161) typique de la jeunesse, en signalant que Camus est alors âgé de 22 ans à peine. Mais la position spectatrice n’est pas moins impressionnante, avec l’incitation qu’elle reçoit à une participation active. Car n’est-ce pas là un attribut-clé de la modernité, en matière artistique? La tendance à solliciter le récepteur en vue d’une interaction s’est intensément répandue ces dernières décennies. À cet égard, le spectacle conçu par Camus et sa troupe dès 1935 en est un d’avant-garde qui ouvre des horizons.

Mais encore faudrait-il qu’on lui trouve enfin un autre intérêt que sa vocation engagée à laquelle on l’a souvent réduit. Certes, il s’agit d’une pièce-choc. Son titre nominal induit déjà une prise de position :  "Révolte dans les Asturies"[13]. Quant à l’intrigue, elle se fonde ouvertement sur un événement historique : en 1934, deux ans avant la guerre civile espagnole, une insurrection de mineurs en grève, dans la province des Asturies, s’attira une répression brutale par Franco, alors chef de l’état-major général (Lévi-Valensi et Gay-Crosier, 2006 : 1207). Le temps du mépris ne se veut pas moins militant, en adaptant pour la scène le roman éponyme de Malraux qui dénonce la violence du nazisme. Les activités de la troupe camusienne sont en cela fidèles à la consonance socialiste du nom qu’elle s’est choisi : Théâtre du Travail.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’on y ait détecté l’influence d’Erwin Piscator, auteur de l’ouvrage fondateur Das Politische Theater (Le théâtre politique) paru en Allemagne quelques années plus tôt, en 1929 (Poncet, 1960 : 8). Mais deux autres facteurs, qui relèvent d’un ordre tout à fait différent, font vivement penser à Piscator, selon nous. D’une part, la scénographie est pour le moins révolutionnaire chez le théoricien et praticien allemand. Elle ne sert pas qu’un acte fonctionnel, en l’occurrence un combat politique, mais possède une valeur certaine en raison de ses trouvailles inventives témoignant d’un véritable esprit créateur. Elle présente par là un trait commun très fort avec Révolte dans les Asturies. D’autre part, la postérité a tendance à omettre injustement ces qualités et à ne retenir que la finalité propagandiste. Ce faisant, elle risque de réduire la démarche globale de Piscator au dessein primaire d’un théâtre d’agitation. Elle réserve exactement le même sort aux initiatives théâtrales du jeune Camus, dont elle n’apprécie pas pleinement les audaces esthétiques, pour mettre l’accent sur la mission prolétarienne.

Il est vrai que Camus est en partie responsable de ce jugement critique, qu’il a lui-même porté rétrospectivement (Walker, 2011 : 98-99 et Gay-Crosier, 1967 : 33-34). Pour le comprendre, il convient de revenir au point de départ : la décision tranchante du maire d’Alger. Ce dernier empêcha la représentation de Révolte dans les Asturies en lui refusant in extremis la salle prévue, parce qu’il était dérangé non par sa facture, mais bien par sa portée socialisante – encore que le public de sa trempe ne fût sans doute pas plus disposé à celle-là qu’à celle-ci ; le spectacle en son entier lui eût paru subversif et choquant. Quoi qu’il en soit, il faut soupeser l’impact exégétique de cette censure déguisée. Elle indique sous quel angle les générations ultérieures aborderont la pièce, un angle limité d’avance à l’aspect sociopolitique. De fait, elle déclenche un réflexe qui frôle le préjugé. Les productions de la troupe camusienne portent pourtant de « grandes interrogations », écrit Khemiri (2006 : 203). D’ailleurs, le roman de Malraux qui inspira le spectacle inaugural, dépasse de loin « l’écrit de circonstances. » Avec sa « richesse thématique » et ses accents tragiques, il accède à une « dimension métaphysique », affirme encore Khemiri (2006 : 202). Quant à la mise en scène qu’en tire Camus, Poncet se souvient :

L’ennemi à la croix gammée que combattait farouchement [le protagoniste], était aussi celui de chaque spectateur. Cette confrontation héroïque au mal absolu, d’un homme seul, puisant sa force dans la solidarité […] passait comme un souffle épique sur cette foule tendue qui voyait se dérouler son propre combat.

Poncet, 1960 : 9

Le point de vue de Vincent Siano, qui est metteur en scène, diffère du regard habituel – celui des critiques littéraires – et opère un déplacement focal, en s’attachant davantage à la forme qu’au contenu. « Certainement influencée par les théories d’Artaud, [Révolte dans les Asturies] anticipe des formes d’écritures contemporaines. On y décèle aussi les premières tentatives [camusiennes] de “théâtre total” dans un espace éclaté » (Siano, 2011 : 161). Vraisemblablement probante, la référence artaudienne n’accuse pas d’anachronisme, même si la parution du Théâtre et son double, datée de 1938, est postérieure à Révolte dans les Asturies : l’auteur y rassemble en fait des articles publiés auparavant. Quant au dispositif scénique qualifié par Siano d’« éclaté », il invite à établir un rapprochement additionnel : avec le Polonais Jerzy Grotowsky. Il préfigure le laboratoire d’exploration de ce réformateur du théâtre qui sera très actif pendant les années 1960. En fin de compte, Camus s’adonne à une recherche résolument novatrice et, au sens strict, avant-gardiste.

La mise en scène de Prométhée enchaîné, en 1937, le confirme – si besoin est. Là encore, selon Jacqueline Lévi-Valensi (1992b : 14, 16), on reconnaît l’influence artaudienne. « Action et dialogue aux quatre coins de la salle, sur le mode incantation », prescrit Camus (2006 : 1436). Le souci minutieux de ce dernier pour les costumes, les décors, les couleurs, dévoile sa sensibilité visuelle. Un autre choix va en ce sens : le port de masques pour tous les personnages, à l’exception du héros. La musique joue elle aussi un rôle majeur, au point que l’imagination de Camus vis-à-vis de ce médium artistique s’exprime comme en nulle autre circonstance ; il élabore ce qu’il appelle « l’architecture musicale » du spectacle et l’investit d’un véritable symbolisme (Camus, 2006 : 1436), et ce, en même temps qu’il accorde au silence une place de choix (celui de Titan retentit au début de la pièce).

Le mûrissement

Notre examen de ces trois expériences de jeunesse que sont Le Temps du mépris, Révolte dans les Asturies et Prométhée enchaîné, nous porte à affirmer qu’elles ne constituent pas une portion négligeable de la carrière de Camus, contrairement à ce que la critique et leur piètre fortune éditoriale ont peut-être laissé croire. D’un côté, elles constituent le berceau de sa production dramatique plus connue ; de l’autre, elles marquent des « points de repère dans sa théorisation de la mise en scène », comme le signale Walker (2011 : 97).

Par exemple, les traces d’Artaud relevées par Siano dans Révolte dans les Asturies et par Lévi-Valensi dans Prométhée enchaîné, reviendront énergiquement. Madeleine Valette-Fondo (1992), Yehuda Moraly (1998) et tout récemment Marie-Gabrielle Nancey-de-Gromard (2011), ont souligné à quel point le dynamisme incisif de Caligula en est l’héritier ; cela est on ne peut plus évident dans le jeu physique et dans les effets acoustiques, les plus délicats comme les plus tonitruants. La théâtralité artaudienne apparaît aussi dans L’état de siège, comme le constate entre autres Barry Garnham (1995). Elle s’observe ensuite dans les quatre mises en scène que Camus a présentées au Festival d’Angers : La dévotion à la croix de Calderón et Les esprits de Larivey en 1953, puis Le chevalier d’Olmedo de Lope de Vega et son propre Caligula en 1957. L’homme de métier qu’est devenu Camus donne préséance à la réalité des comédiens et du public sur le matériau littéraire. Sa souplesse à ce propos lui a fait adapter librement chacun des quatre textes de départ. Selon Anne Prouteau (2011 : 117-118), cette attitude est inspirée par la poétique artaudienne.

Nous y percevons surtout une fidélité à la ligne directrice ébauchée vingt ans auparavant dans la note liminaire de Révolte dans les Asturies citée plus haut. Cette ligne directrice apparaissait alors comme le projet d’un débutant, mais Camus la réitère en 1940, fort d’expériences pratiques concluantes : « Il est rare qu’une oeuvre dramatique passe sans changement de la table de l’écrivain au plateau où elle prend vie. Ce qui paraissait si génial à l’auteur va tomber à plat. Et telle situation accessoire, l’optique de la scène va la pousser au premier plan » (cité par Walker, 2010 : 34-35).

Par ailleurs, Caligula et L’état de siège gomment souvent le texte au profit des autres codes, qui n’en deviennent que plus signifiants, et vont jusqu’à contenir de nombreuses scènes jouées à la muette. L’action du Malentendu et des Justes, pour sa part, est ponctuée d’amples silences. Or, nous avons fait ressortir que Le temps du mépris, Révolte dans les Asturies et Prométhée enchaîné opéraient déjà des ruptures scripturales. Celles-ci s’appuyaient de surcroît « sur des indications [didascaliques] extrêmement précises », comme le note Lupo (2002 : 133).[15]

En outre, la formule dramatique de la création collective, si chère au Théâtre du Travail, se verra reprise, bien que sur un mode différent, pour L’état de siège. Y sera également reconduite l’ambition d’un théâtre populaire pour grand public. À l’instar de la jeune troupe camusienne, L’état de siège convoque une grande variété de formes discursives ; elle fait intervenir un choeur à quelques reprises ; elle passe des cris et des hurlements à la pantomime, et vice-versa ; enfin elle mise sur l’expressivité du bruitage et de la musique. Le corps et l’exploitation sensorielle y ont, en définitive, la belle part. De même, telle Révolte dans les Asturies, cette pièce présente des tableaux de la vie urbaine. À sa création en 1948, la réalisation scénique, signée Jean-Louis Barrault et fidèle aux prescriptions didascaliques, donna effectivement lieu à un spectacle visuel et sonore à grand déploiement, avec une profusion très animée de signes qui tombaient sous les sens, dont un décor à multiples plans, des éclairages et une musicalité appuyée : voilà qui ressemble énormément à ce que prévoyaient les didascalies de Révolte dans les Asturies.

Cependant, la mise en scène de 1948 était « en avance sur le renouvellement que le théâtre devait connaître », rapporte Lévi-Valensi (1998 : 151). Elle « relevait du jamais vu », renchérit Jason Herbeck (2011 : 138). À ce compte, quel étonnement aurait provoqué, dans les années 1930, la représentation de Révolte dans les Asturies? L’imaginaire débridé de Camus et de ses équipiers avait alors semé un germe, moderniste bien avant l’heure mais virtuel, resté sur papier. L’état de siège le développe sous la lumière des projecteurs – devant un public non encore prêt à une telle oeuvre expérimentale. La vocation théâtrale de Camus s’en trouve en quelque sorte isolée, marginalisée. Ce n’est pas avant le triomphe patent au Festival d’Angers de 1953 que des critiques la reconnaissent, lui ouvrant de ce fait un chemin vers la pratique scénique à Paris (Walker, 2011 : 103). Depuis une dizaine d’années, on admirait le penseur pour sa lucidité pénétrante autant que l’écrivain pour sa sensibilité vibrante. L’homme des planches, quant à lui, aura vécu presque vingt ans dans l’ombre.