Corps de l’article

La question posée dans ce dossier trouve son origine dans ma pratique de metteur en scène. Au cours des dernières années, je me suis beaucoup intéressé aux écritures contemporaines sans arriver à mettre en scène quelque chose de tout à fait satisfaisant. J’ai travaillé en atelier et à la scène les textes de Michel Vinaver, Martin Crimp, Sarah Kane et Tankred Dorst. Ce qui m’attirait dans ces dramaturgies résidait autant dans les innovations stylistiques qu’elles proposaient que dans leur façon singulière de faire apparaître les réalités intérieures des personnages. Leurs récits étaient ancrés dans la réalité, mais une grande part de l’action dramatique se déroulait dans ce que l’on pourrait nommer des espaces intérieurs. Dans Une nuit arabe de Roland Schimmelpfennig, par exemple, la tension que vivent les personnages est liée au fait que leur existence est partagée entre un réel qu’ils habitent et des perceptions, des intuitions, des visions qui les traversent. Une dynamique similaire se retrouve dans 4.48 Psychose de Sarah Kane, dont l’action se déroule presque exclusivement dans l’espace intérieur du personnage principal. Ainsi, la majorité des textes contemporains qui m’intéressaient avaient la caractéristique de proposer une forme de dialogue (ou de tension dramatique) entre un réel et d’autres types de réalités.

Lors de mes travaux pratiques sur ces textes, j’étais animé par un désir de trouver une manière de rendre ces autres réalités perceptibles pour le spectateur et je souhaitais que ce ne soit pas l’appareil scénographique (décor, costume, son, lumière) qui lui permette de distinguer le réel de ces espaces intérieurs, mais bien le jeu de l’acteur. Il m’importait que ce soit principalement le jeu de l’interprète qui permettre au spectateur de voyager à travers les multiples réalités du texte. Pour ce faire je me suis intéressé aux variations de la voix, du mouvement, des styles de jeu, à des expérimentations avec l’espace scénique. Mais, au final, « le réel » prenait toujours le pas sur les réalités intérieures que je cherchais à faire apparaître. J’avais le sentiment que c’était l’appareillage théâtral en entier qui faisait obstacle à mes tentatives, comme si elles étaient limitées à la reproduction d’un réalisme de surface. Il apparaît en effet que nos pratiques et traditions théâtrales au Québec nous permettent difficilement d’aborder de façon intéressante les nouvelles formes ouvertes par ces écritures, et ce en raison de la formation que reçoivent les acteurs, de nos conventions de mise en scène et de nos modes de production. Toujours est-il que cette impasse artistique m’a amené à me tourner vers d’autres pratiques et traditions scéniques, vers des formes de théâtre où l’acteur occupe une place centrale. Et cela dans le but de trouver diverses avenues qui pourraient me permettre de répondre aux défis artistiques posés par la dramaturgie contemporaine. Mon intuition me disait que certaines traditions théâtrales pouvaient nourrir une approche renouvelée et contemporaine du jeu de l’acteur ; autrement dit, que le contemporain pouvait, au sein de sa pratique, se nourrir de formes traditionnelles. Après avoir étudié Meyerhold, ses mises en scène et son approche de la formation de l’acteur[1], je me suis tourné vers l’Opéra chinois[2], une autre forme de théâtre où l’acteur occupe une place centrale. En approfondissant cette pratique, il m’est apparu que cette tradition pouvait offrir des solutions originales à la représentation, par le jeu de l’acteur, de multiples réalités intérieures.

Contrairement à ce que l’on retrouve dans la majorité des pratiques théâtrales occidentales, chez Meyerhold comme dans l’Opéra chinois, ce n’est pas tant le « quoi » (l’histoire, le déploiement de l’intrigue) qui présente de l’intérêt que le « comment » (la façon dont on raconte l’histoire  ; la forme scénique utilisée). Dans le cas de l’Opéra chinois, le récit, quoique essentiel, ne constitue pas le coeur de la représentation théâtrale : c’est davantage la manière dont les sentiments sont exprimés qui importe. Ainsi le déroulement de l’action dramatique peut être fréquemment interrompu, afin de permettre à un personnage d’exprimer son état intérieur. Par exemple, au moment où une concubine meurt, l’interprète peut « suspendre » temporairement le temps afin de chanter sa vie, ses amours, ses succès et ses revers. Elle ne fera mourir son personnage qu’après avoir partagé avec le spectateur une partie essentielle de son histoire intime. L’expérience artistique que cette forme de théâtre propose réside dans le raffinement esthétique. Il existe dans l’Opéra chinois une certaine complicité entre l’acteur et le spectateur qui permet à l’interprète de guider le regard du public afin de lui faire voir les multiples facettes d’une situation dramatique. Ce lien particulier avec le public permet aussi à l’acteur de se libérer des contraintes matérielles et temporelles de la scène, d’étirer ou de compresser à sa guise le temps et l’espace scéniques ; de reléguer le réel au deuxième plan, afin de permettre à des réalités plus intérieures de se manifester (telles que des souvenirs, des sentiments, des remords, etc.). La conception du temps et de l’espace scénique dans l’Opéra chinois rejoint celle des tréteaux médiévaux, qu’Élie Konigson a défini comme un « espace métonymique réductible ou extensible à l’infini » (Konigson, 2001 : 35). Au cours de mes recherches sur l’Opéra chinois, j’ai découvert dans cette tradition un mode de composition scénique plus poétique que réaliste, très riche, très nuancé et, paradoxalement, plus proche dans son esprit des écritures contemporaines.

Qu’est-ce qu’une tradition théâtrale ?

Les grandes traditions sont souvent présentées comme étant des formes théâtrales figées, archaïques, très codées et fortement inscrites dans le tissu d’une culture. À un point tel qu’on en vient parfois à confondre tradition théâtrale et folklore. Pourtant, ce que l’on nomme le « système » de Stanislavski peut aujourd’hui être considéré comme une tradition théâtrale, de même que la biomécanique de Meyerhold et le mime corporel de Decroux. Peut-on en dire autant du burlesque québécois, du théâtre expérimental de Ronfard et de Gravel ou de la pratique du Groupe de la Veillée ? Ces pratiques représentent-elles des traditions propres à la culture québécoise ? Qu’est-ce qu’une tradition théâtrale ? Un point de vue sur le théâtre, une pensée artistique ou une manière de le faire ? Tout cela à la fois ?

Nous pourrions dire qu’une tradition est un système qui cherche à relier entre eux tous les aspects d’une pratique théâtrale de façon à ce qu’une même pensée artistique les traverse et les anime. Une tradition cherchera à fixer l’ensemble des manières de faire d’une pratique théâtrale, afin que tout ce qui est fait sur scène soit toujours composé selon une même logique artistique. La manière dont on utilisera l’espace scénique, le jeu de l’acteur, la musique, les costumes se fera en accord avec le principe artistique à la base du système. On pourrait dire, par exemple, que le principe artistique du système de Stanislavski repose sur une idée de l’organique tel qu’il peut nous apparaître dans la nature[3]. Et que cette idée guide non seulement les manières de faire au sein de cette tradition, mais aussi ses processus de création. Le principe artistique à la base d’une tradition agit comme un cadre qui contraint l’acteur à exprimer un sentiment ou à représenter une action de façon à ce que son jeu soit en cohérence avec l’ensemble du système. On ne peut, par exemple, travailler dans l’esprit de l’Opéra chinois et décider de représenter la peur de n’importe quelle manière ; il faut le faire selon les formes de la tradition, selon les cadres du système théâtral, à partir de ses conventions. Ainsi pourrait-on dire que le principe artistique d’une tradition délimite un espace de représentation à l’intérieur duquel l’interprète se doit de travailler.

Certaines traditions iront jusqu’à définir et fixer de façon assez précise presque tous les aspects d’une pratique, de la formation des acteurs aux maquillages et aux costumes, en passant par une catégorisation détaillée des rôles, une réglementation du jeu et du mouvement, de la mise en scène, des formes dramaturgiques, etc. L’Opéra de Pékin est une tradition de ce type qui, au fil du temps, en est venue à définir à peu près tous les aspects de sa pratique. À un point tel qu’il est possible de trouver un livre, à mi-chemin entre le dictionnaire et le lexique, qui explique comment doit être exécuté à peu près tout ce que l’on peut voir ou entendre sur une scène. Dans l’extrait qui suit, tiré d’un livre sur l’Opéra de Pékin, on explique comment la parole et le chant doivent être utilisés, et le sens que portent ces diverses formes de la voix :

Le chant et la parole sont destinés à dépeindre les sentiments des personnages. Des modes et des rythmes différents signifient des sentiments différents. Par exemple le mode si-pi la plupart du temps signifie la légèreté et la joie ou l’exaltation et la vigueur, tandis que le mode eul-houan signifie la gravité et la tristesse, et le fan-eul-houang la douleur extrême. […] Les passages parlés peuvent se diviser en deux : ceux qui sont rimés et qui ne sont pas chantés mais quand même psalmodiés sur un rythme donné afin de signifier les sentiments par les modulations de la voix ; et ceux qui reprennent le parler de la capitale, qui ressemblent au parler ordinaire, mais qui eux aussi doivent garder un certain rythme.

Wang, 1991 : 55

Ce qui est recherché au sein de telles traditions est une cohésion qui permettra au principe artistique à la base du système de se manifester à travers les multiples formes du jeu. Une tradition théâtrale, c’est donc un « esprit » qui s’incarne dans des manières de faire, à l’intérieur de formes de jeu, de conventions scéniques, ainsi que dans une méthode d’enseignement. Il y a un fil essentiel reliant le principe artistique qui fonde une tradition théâtrale aux formes scéniques qui la rendent visible aux spectateurs, ainsi qu’aux modes de transmission qui lui permettent de se perpétuer dans le temps. Une tradition théâtrale est un système complexe, composé d’un ensemble de règles et de codes de représentation (ou de conventions), qui sont connus par les acteurs, mais aussi compris par les spectateurs. On retrouvera donc, au sein de différentes traditions théâtrales, divers degrés de codification du système.

Les conventions

Le rapport que pourra avoir un spectateur face à une tradition telle que l’Opéra de Pékin changera en fonction de son niveau de connaissance des conventions scéniques. Un spectateur arrivera à « entrer » dans la tradition quand il comprendra, par exemple, qu’un personnage qui lève un pied avant de faire un pas veut lui indiquer qu’il change de pièce ; ou que celui qui apparaît sur scène avec une cravache à la main veut lui indiquer qu’il est à cheval.

Les conventions scéniques sont considérées par plusieurs comme ayant un rôle essentiellement narratif au sein d’une tradition théâtrale ; on en retient que leur fonction se limite à représenter de manière convenue la réalité. Il est vrai que les conventions proposent des formes de jeu qui synthétisent des situations ou des actions complexes dans une forme scénique simple et emblématique. Leur usage favorise ce que l’on pourrait nommer une poétisation de la scène en permettant à l’acteur de représenter, de façon très concrète, tous les aspects de la vie de l’homme, de ses actions les plus quotidiennes jusqu’à ses sentiments les plus intimes et ses pensées les plus abstraites. Il est fréquent, par exemple, de voir dans un spectacle d’Opéra chinois un important général exécuter une danse à la suite d’un violent combat avec plusieurs adversaires. Cette danse, qui peut paraître étrange à un spectateur occidental, car elle est en rupture avec la situation dramatique qui la précède, exprime pourtant une réalité importante pour le personnage. Elle permet à l’acteur de « magnifier la satisfaction, l’excitation des vainqueurs après une prouesse guerrière »  ; cette danse devient « la figuration plastique d’un état d’esprit abstrait et intérieur ». (Wang, 1991 : 58)

Personnage à cheval.

Image tirée du livre Dictionary of the Stagecraft of Traditional Chinese Drama, Pékin, 2006

-> Voir la liste des figures

Les conventions scéniques permettent à l’acteur de se libérer des contraintes spatiales et temporelles de la scène. Dans l’Opéra chinois toujours, un personnage peut changer de lieu, de province, de pays, en annonçant simplement là où il doit se rendre ; suite à cela il exécute un long mouvement circulaire sur scène et, au moment où il s’arrête, il est arrivé à destination. Le chant et la danse, quant à eux, opèrent parfois une fracture dans le temps et l’espace de la fiction, afin de donner la possibilité aux divers sentiments des personnages de se déployer[4]. On pourrait donner maints exemples de ce type où l’espace et le temps scéniques sont dilatés ou contractés afin de permettre aux acteurs de représenter les multiples dimensions et réalités de la vie de leurs personnages. En autorisant ce qui dure un bref instant dans le réel à prendre expansion, les conventions renversent comme un gant l’espace et le temps scéniques, elles font apparaître ce qui se cache derrière la surface des choses et offrent l’occasion aux acteurs de dévoiler aux spectateurs la part intérieure de leurs personnages. Dans la tradition de l’Opéra chinois, la scène est un espace imaginaire plutôt qu’un lieu concret, et toute représentation naturaliste est évitée, car elle risquerait de figer la scène dans une seule réalité, ce qui ferait obstacle au travail imaginaire du spectateur.

Les conventions scéniques doivent être perçues comme des formes de jeu ouvertes sur le spectateur qui demandent à être complétées par ce dernier. Ce sont des structures de jeu incomplètes, trouées, conçues pour stimuler l’imagination du spectateur et l’amener à voir ce qui n’est pas sur scène.

Personnage à cheval.

Image tirée du livre Dictionary of the Stagecraft of Traditional Chinese Drama, Pékin, 2006

-> Voir la liste des figures

De ce fait, la présence du spectateur peut être perçue jusque dans les moindres détails du geste de l’acteur. Ainsi pourrions-nous dire que les conventions scéniques sont des formes de jeu qui portent en elles leur spectateur et que celui-ci est présent dans l’esprit des acteurs quand ils exécutent leurs actions sur scène. La présence du spectateur est inscrite dans les interstices du geste que l’acteur a appris. Très tôt dans leur formation les acteurs d’Opéra chinois sont amenés à penser la présence du spectateur afin de comprendre la logique des gestes codifiés qu’on leur apprend. Il est fréquent, dans l’Opéra chinois, qu’un acteur prenne une pose à la fin d’une longue séquence de mouvements. Le sens de cet arrêt du jeu, de cette composition statufiée, est expliqué ainsi aux jeunes acteurs : il faut parfois donner un répit au spectateur pour qu’il puisse comprendre tout ce qui vient de se passer ; la pose doit être belle, éloquente, et offrir au spectateur, par sa forme, un résumé de l’action qui a précédée ; cet arrêt doit aussi permettre au spectateur de manifester son appréciation à l’égard de la performance de l’acteur; les applaudissements dynamiseront le jeu de l’interprète ; mais si la réaction est faible, l’acteur cherchera alors à améliorer sa performance. Qu’elle soit positive ou négative, la réaction du spectateur sera bénéfique pour l’interprète et pour la suite du spectacle.

Poursuite à cheval dans un ancien opéra traditionnel chinois.

Photo : Robert Reid

-> Voir la liste des figures

La convention théâtrale en tant que vocabulaire symbolique

Il est nécessaire, pour saisir toute la profondeur d’une tradition, de tenir compte du caractère rituel et du sens symbolique de la convention scénique. Nous pourrions dire que deux principes cohabitent et se complètent au coeur d’une convention théâtrale : le premier est fonctionnel et correspond à la part narrative et représentative de la convention ; le deuxième est relié à quelque chose de moins visible, soit à l’esprit des choses représentées ainsi qu’au principe artistique au coeur de la tradition. La convention de la cravache/cheval dans l’Opéra chinois peut à ce titre nous servir d’exemple. Sa forme actuelle est en fait le résultat d’un processus évolutif fort intéressant et qui s’est échelonné sur de nombreuses années. Anciennement, les cavaliers dans l’Opéra chinois étaient représentés avec un postiche complet de cheval comprenant un corps, une tête et la croupe. Puis cette représentation a évolué pour prendre la forme d’un bâton avec une tête de cheval que les acteurs tenaient entre leurs jambes à la manière des enfants qui jouent aux cowboys. On raconte que c’est un clown (un chou) qui aurait fait complètement disparaître le cheval en décidant de simplement l’évoquer en tenant une cravache à la main, et ce afin de lui permettre de mieux exécuter certains mouvements sur scène. Ce qui a guidé cette évolution n’était pas tant un désir de mieux représenter le cheval, mais plutôt une volonté de donner une plus grande liberté à l’interprète afin qu’il puisse créer des mouvements plus harmonieux et plus beaux. Car dans l’Opéra chinois, il importe que le geste raconte quelque chose, propose une synthèse du réel, mais il se doit, avant tout, d’être beau dans sa forme.

Le mime [ou le mouvement narratif] est basé sur la réalité, sur les mouvements de la vie quotidienne, mais il ne s’agit pas d’une imitation servile, car il faut donner une dimension chorégraphique. Si l’on prend un mouvement aussi simple que celui de montrer [quelqu’un ou quelque chose], il n’est pas absolument identique à celui de la vie courante, il faut d’abord lever un doigt, et tout le mouvement doit avoir un rythme pour qu’on ait l’impression qu’il est danse.

Wang, 1991 : 40

La beauté du geste dans l’Opéra chinois est plus importante que son caractère narratif et représentatif (fonctionnel, pourrait-on dire). Cette idée du beau, ce principe d’embellissement (du mouvement, de la parole, du costume, etc.) est de fait le principe de composition fondamental de l’Opéra chinois :

[au] théâtre, il ne s’agit pas seulement d’imiter la réalité mais de la « spiritualiser » ; il faut saisir les caractéristiques les plus marquantes, les plus représentatives des différents personnages ; il faut les amplifier, les embellir tout en les mimant pour créer des formes sur scène capables d’émouvoir. […] il faut saisir l’esprit plutôt que la forme.

Wang, 1991 : 43

Spiritualiser, c’est saisir l’esprit des choses, capter leur part invisible et tenter de la rendre visible à travers un geste, une parole, un chant. En cherchant à spiritualiser ce qu’elle représente, la convention théâtrale se double d’un sens symbolique et, en s’efforçant de rendre visible ce qui ne l’est pas, accède au statut de pratique rituelle.

La tradition comme pratique ritualisée

Pour Eric Hobsbawm, une tradition désigne un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement et tacitement acceptées et « [qui] cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition […] ».  (Hobsbawm, 2006 : 2) Hobsbawm, ici, ne se réfère pas spécifiquement au théâtre mais plutôt à des pratiques sociales[5]. D’une part, explique-t-il, les rituels d’une tradition participent à la transmission de valeurs. Celui qui arrive à percevoir dans ces pratiques un sens symbolique, soit un lien avec un certain passé, aura une expérience différente de celui qui n’y verra que la répétition de gestes vides de sens. Mais d’autre part, et cela s’avère intéressant pour notre propos, l’auteur explique qu’il existe des traditions inventées. Une simple cérémonie de remise de diplômes, par exemple, peut aussi prétendre au statut de tradition si elle s’entoure d’un certain nombre de pratiques ritualisées : le chancelier de l’université qui distribue les diplômes apparaît au son d’une cornemuse, habillé d’une longue robe à col de fourrure, avec un énorme pendentif au cou, suivi d’un assistant portant un sceptre. Devant un tel spectacle, on a l’impression d’assister à une tradition plus que centenaire. Mais en vérité, l’université dont il est question ici (Concordia) n’existe que depuis cinquante ans, et le passé auquel se réfèrent les pratiques ritualisées et les accessoires de cette cérémonie est en grande partie fictif.

La création (ou l’invention) d’une tradition est « […] essentiellement un processus de formalisation et de ritualisation caractérisé par la référence au passé, ne serait-ce que par le biais d’une répétition imposée ». (Hobsbawm, 2006 : 5) L’impression d’archaïsme que nous éprouvons parfois face à une tradition vient de ce lien manifeste qu’elle entretient avec une forme qui semble appartenir au passé, peu importe que celui-ci soit réel ou fictif. La tradition sollicite donc l’imaginaire de l’individu en lui demandant de s’engager dans une activité essentiellement symbolique. Par l’usage de pratiques ritualisées fortement inventées, la tradition fait en sorte que deux espaces et deux temporalités se superposent et se confondent : l’espace concret et l’espace symbolique, le présent et le passé (qu’il soit réel ou inventé). C’est dans cette capacité de la tradition à s’inventer continuellement à travers le temps, avec le temps, que réside un nouage possible entre formes traditionnelles et espace contemporain. En effet, la tradition envisagée comme acte symbolique ritualisé (et non plus seulement comme répétition d’un passé figé), permet de penser cette dernière comme étant de « tous les temps »[6].

Conventions scéniques et vocabulaire symbolique

L’expression « vocabulaire symbolique » serait plus appropriée pour décrire les conventions scéniques car c’est à ce titre qu’elles agissent auprès du spectateur : elles relient la matérialité de la scène (le lieu théâtral, le décor, les accessoires, les costumes) à un univers symbolique, celui du récit fictionnel. La part « fonctionnelle » de la convention permet de raconter et de représenter l’histoire mais c’est sa part « inutile » qui permet à la scène de se transmuter en espace imaginaire. Ce n’est pas tant la part narrative de la convention qui permet aux spectateurs de quitter l’espace du théâtre pour accéder au monde de la fiction théâtrale, mais plutôt sa part décorative, accessoire.

Deux conditions sont nécessaires pour qu’un vocabulaire symbolique puisse exister. La première est une entente sur le sens second que prendront les objets ou les gestes. Par exemple, deux enfants qui jouent au supermarché doivent convenir du sens second qu’ils donneront aux choses, afin que le monde imaginaire qu’ils souhaitent faire apparaître puisse prendre forme (cette partie de la chambre est le supermarché ; ici c’est la rue ; cette table est la caisse enregistreuse ; ces cubes de bois sont les fruits et les légumes). Leur monde fictif surgira du réel parce qu’ils se seront entendus sur le sens second à donner aux choses, mais aussi et surtout parce qu’ils seront arrivés à croire à ce second sens. Cette capacité de croire au sens second est la deuxième condition nécessaire à la création d’un tel vocabulaire symbolique. Ainsi, au même titre que les enfants, les acteurs et les spectateurs doivent aussi s’entendre sur le sens second à donner aux choses pour que le monde de la fiction théâtrale puisse apparaître. Et ils doivent aussi arriver à croire en ce sens second. Cette croyance double (celle que doit avoir l’acteur à l’égard du geste qu’il exécute et celle qui doit animer le spectateur face à ce qu’on lui propose) correspond à ce que Hobsbawm nomme le « consentement symbolique et formel » (Hobsbawm, 2006 : 11), une expression qui dit bien comment le vocabulaire symbolique repose sur choses essentielles : sur une entente à propos du sens second des choses, mais aussi sur la forme qu’elles devront prendre.

Dans un ouvrage sur l’Opéra chinois, Jacques Pimpaneau montre qu’il existe une ligne évolutive directe et ininterrompue allant des cultes chamaniques de l’ancienne Chine à la forme actuelle du théâtre traditionnel chinois. Il illustre de quelle manière l’Opéra chinois a su garder toute la force et l’aura du rituel religieux en dépit de son évolution (et de sa sécularisation) :

Au fur et à mesure que [le culte faisait place au théâtre et que] le contenu religieux s’amenuisait, l’élaboration esthétique devait le compenser pour que le spectacle conserve la même puissance et l’aura de la magie. Tout l’art du spectacle fut [alors] de créer un équivalent esthétique de la transe, car il s’agissait toujours de rendre présents des esprits, même après la mort du rite et de la foi. L’acteur est le descendant du médium, mais il est devenu un médium qui resterait conscient et qui aurait remplacé la transe par un art rigoureux. […] C’est parce que le théâtre a su se dégager de son origine religieuse qu’il est devenu théâtre, et c’est parce qu’il se laïcisait qu’il a dû développer son art s’il voulait reprendre à son compte l’ascendant de la religion. […] le théâtre chinois a su absorber la puissance de la magie et réaliser ainsi une des hantises du théâtre moderne.

Pimpaneau, 1983 : 10

Aider le spectateur à cesser de ne pas croire

La question de la croyance au théâtre a occupé une place centrale dans la réflexion de plusieurs grandes figures du théâtre. Peter Brook n’a cessé de se questionner sur les manières de faire apparaître « l’invisible à travers le visible » et sur les différentes techniques dont le théâtre dispose pour amener le spectateur à croire au jeu de l’acteur et en la fiction qu’il raconte. Il a notamment expliqué, dans des entretiens (Brook, Carasso et Charbagi, 1992), comment des formes théâtrales telles que le kathakali et l’Opéra chinois réussissaient, par l’utilisation d’une extrême beauté dans le mouvement, les costumes et les maquillages, à éveiller le sens du merveilleux chez le spectateur. Selon Brook, cette extrême beauté, qui crée un équivalent esthétique de la transe, ouvre chez le spectateur un espace du merveilleux qui stimule son imaginaire et l’amène à participer à la création du récit fantastique qu’on lui propose. Ce questionnement sur les ressorts de la croyance au théâtre était aussi très présent chez Stanislavski, qui était réputé pour dire à la fin d’un exercice ou d’une répétition : « c’est très bien, mais je n’y crois pas! ». Pour Maria Knebel, assistante de Stanislavski, professeure émérite au GITIS et maître de Vassiliev, la manière d’amener le spectateur à croire prend un chemin autre que celui de l’Opéra chinois, mais qui ne demeure pas moins cohérent avec la logique du système. Selon Knebel, « le secret véritable de la foi dans le merveilleux consiste à trouver les ressorts psychologiques qui amènent le spectateur à croire en la possibilité même, et bien plus, en la nécessité du miracle qui s’accomplit ». (Knebel, 2006 : 29)

Une chose est certaine en ce qui nous concerne: le spectateur doit être en mesure de croire en ce qu’il voit quand il est au théâtre. Et il est intéressant de voir ici comment le vocabulaire religieux (croyance, miracle) se mêle au vocabulaire théâtral. Il existe, dans la langue anglaise, une expression des plus intéressantes pour définir le type de croyance qui est spécifique au théâtre : « the willing suspension of disbelief ». (Coleridge, 1817) Elisabeth Angel-Perez traduit cette expression par «[accepter] de se donner tout entier à la crédulité ». (Angel-Perez, 2006 : 146) En ce qui me concerne l’expression « accepter de cesser de ne pas croire » me paraît plus juste, car elle tient compte des deux négatifs contenus dans l’expression anglaise d'origine (suspension et disbelief). « Cesser de ne pas croire » sous-entend aussi que le spectateur, à la base, perçoit la scène comme le lieu du simulacre, mais qu’il accepte volontairement d’agir sur sa perception afin de pouvoir croire à ce qui ne peut être cru. Le théâtre est une manifestation qui se distingue de plusieurs façons de la cérémonie religieuse, mais qui utilise néanmoins les mêmes ressorts que celle-ci afin d’engager la croyance du spectateur.

L’aura de la magie ou comment croire en l’impossible

C’est habité d’un désir de croyance que le spectateur entre au théâtre, et c’est à l’acteur (ainsi qu’aux autres artistes du théâtre) que revient la tâche de l’aider à croire en ce qui ne peut être cru. En ce sens, le spectacle de magie en tant que performance spectaculaire peut nous apparaître comme une pratique des plus instructives. Et le théâtre, dans ses tentatives pour engager la croyance du spectateur, devrait s’en inspirer pour amener le spectateur à croire en ce qui est impossible (une femme qui disparaît dans une boîte ; un lapin qui sort d’un chapeau ; une pièce de monnaie qui disparaît puis surgit derrière l’oreille d’un spectateur). Mais de quelle manière l’illusionniste procède-t-il? Il importe de souligner qu’il débute son numéro par un mensonge, en affirmant qu’il tient une pièce de monnaie dans sa main droite alors qu’en vérité elle est dans sa main gauche. Puis, il met en évidence la main vide, l’agite, souffle dedans, prononce des paroles obscures qui devraient faire disparaître la pièce. Il tente d’attirer notre attention sur cette main vide plutôt que sur l’autre, celle qui agit et qui fera véritablement disparaître la pièce (en la cachant dans sa poche par exemple). La main qui est vide crée un mouvement décoratif pourrait-on dire, inutile, qui cherche à capter l’attention du spectateur, à concentrer son regard là où le miracle (profane) s’accomplira. Le jeu mystérieux de la main vide avec ses paroles obscures stimule l’imagination du spectateur, la prépare en quelque sorte à ce qui va suivre. Et ce sera le spectateur, bien sûr, qui complètera le jeu de l’illusionniste et qui fera disparaître la pièce[7]. L’illusionniste n’aura fait que l’aider à croire en ce qu’il voulait bien croire (tout en sachant que c’était impossible). Peut-on se souvenir de l’impact qu’a eu sur nous, lors d’un spectacle d’illusionniste, l’irruption soudaine de l’improbable, voire de l’impossible? Et ce que cela a ouvert en nous comme espace de possibles et de merveilleux? L’expérience du fantastique ouvre en l’homme un espace imaginaire qui transforme la scène en un lieu où tout peut être possible. N’est-ce pas là le théâtre auquel tout auteur de théâtre rêve? Un lieu où tout peut être possible et cela sans l’aide d’un appareil scénographique lourd, compliqué et coûteux? N’est-ce pas là une scène qui peut se prêter à la mise en scène de textes impossibles, tels que Merlin ou la terre dévastée de Tankred Dorst ou les Histoires de Shakespeare ?

Les conventions scéniques ont plusieurs points en commun avec les procédés qu’utilisent les illusionnistes. Comme pour les tours de magie, un usage réussi d’une convention repose, en grande partie, sur la capacité de l’interprète à diriger le regard du spectateur au bon endroit. L’acteur d’Opéra chinois, qui se déplace d’un lieu vers un autre en exécutant un mouvement circulaire sur scène, doit diriger le regard du spectateur sur les actions essentielles de son jeu. Au moment où il s’arrête, il doit concentrer l’attention du spectateur sur le lieu imaginaire qui apparaît devant lui. L’acteur doit croire à l’apparition de ce lieu et le spectateur aussi. Et dans ce jeu complice, acteur et spectateur se rencontrent non pas sur la scène mais dans un ailleurs, un lieu à mi-chemin entre la scène et la salle, où le geste du premier est complété par l’imaginaire du second. Et, de ce point de vue, on pourrait dire que le théâtre devient alors véritablement l’affaire d’un collectif constitué de l’acteur et de l’ensemble des spectateurs qui sont dans la salle. Les conventions sont des procédés scéniques qui prennent en compte le spectateur au sein de leur action symbolique. Par un usage du merveilleux, elles aident le spectateur à cesser de ne pas croire en activant des espaces de sensibilité poétique, imaginaire et affective. Les conventions scéniques construisent un pont sur lequel s’engage l’imagination du spectateur, lui permettant de passer de l’espace du réel vers le lieu de la fiction théâtrale. Et c’est ce lieu, à mi-chemin entre la scène et la salle, qui est la véritable scène de l’acteur. Pour bien réussir sa tâche artistique, l’interprète doit avoir un pied sur la scène du théâtre et un autre dans cet espace qu’il partage avec le spectateur ; et c’est en synchronisme avec l’imagination de ce dernier qu’il doit développer son jeu.

La tradition peut-elle être contemporaine?

On pourrait percevoir les particularités formelles[8] des écritures contemporaines comme autant de signes qui nous invitent à faire du théâtre d’une autre façon, comme des incitations à entrer en dialogue avec le spectateur d’une autre manière, à un niveau plus intérieur qui l’amènerait peut-être à percevoir la scène comme un espace imaginaire et non comme un espace de réel. Et, peut-être aussi, qui l’amènerait à participer de façon plus active et concrète à la création du théâtre (ou de l’événement théâtral). Ces dramaturgies cherchent à créer et à circonscrire un nouveau territoire théâtral qui se déploie non pas sur scène, mais bien en marge de celle-ci, dans un espace où elles peuvent exister telles qu’elles ont été imaginées par leurs créateurs. Les dramaturgies contemporaines font apparaître des réalités pour lesquelles aucune convention de jeu ou modèle d’interprétation n’existe encore et, de ce fait, demandent à ce que l’on invente un nouveau langage scénique pour les jouer.

Il est possible, à mon avis, de concevoir les grandes traditions théâtrales, qu’elles soient issues de l’Orient ou de l’Occident, comme un réservoir important de solutions scéniques pour qui tente de mettre en scène ces nouvelles formes d’écritures. Dans cette perspective, ne serait-il pas intéressant d’étudier les grandes traditions théâtrales à partir de leurs manières de faire, de leurs conventions scéniques, en s’intéressant à la façon dont elles arrivent à enrichir l’imaginaire scénique par une représentation à la fois libre et détaillée des multiples facettes de la vie de l’homme? En posant notre regard sur les procédés qu’elles utilisent pour engager l’imagination du spectateur dans l’acte de création au théâtre et l’amener à croire à ce qui ne peut être cru? Les grandes traditions théâtrales, qui ont comme centre et comme pilier l’interprète (qu’il soit acteur ou manipulateur de marionnettes) et la technique (la maîtrise des formes de jeu ou des conventions), ont inspiré plusieurs artistes de théâtre à développer une nouvelle approche de jeu, voire une nouvelle esthétique[9]. Si l’influence des grandes traditions théâtrales sur la pratique de certains artistes est un fait connu, les modalités d’interaction entre une pratique « source » et une pratique « autre », soit entre la tradition dans laquelle un artiste a été formé et celle qui lui est étrangère, restent cependant un champ d’étude peu exploré. Comment des artistes de théâtre tels que Meyerhold et Dario Fo ont-ils assimilé des procédés et techniques provenant de traditions théâtrales autres au point de donner forme à une pratique scénique tout à fait unique, voire à une nouvelle tradition[10]? Les grandes traditions théâtrales peuvent sans aucun doute enrichir notre réflexion et nous apporter des solutions pour l’interprétation des nouvelles écritures, en permettant l’invention d’une pratique scénique appropriée aux exigences de ces écritures. Une pratique qui favoriserait une représentation plus juste des réalités spécifiques à ces dramaturgies et qui amènerait aussi le spectateur à croire en ces réalités. Mais avant d’en arriver là, il importe de se questionner sur la manière de faire influer ces grandes traditions sur notre pratique, de façon à ce que les emprunts n’apparaissent pas comme un pâle reflet du procédé scénique d’origine, mais plutôt comme un nouvel élément de langage. De sorte que, suite au processus de métissage, le procédé extrait d’une tradition n’apparaisse pas comme quelque chose d’emprunté mais plutôt comme quelque chose d’inventé et, conséquemment, de vivant et de contemporain. Ce dossier de L’Annuaire théâtral souhaite ouvrir une réflexion sur les modalités de ce dialogue et sur les conditions nécessaires à l’invention d’une tradition à partir d’une autre : « […] La particularité des traditions “inventées” tient au fait que la continuité avec le passé est largement fictive. En bref, ce sont des réponses à de nouvelles situations qui prennent la forme d’une référence à d’anciennes situations […] ». (Hobsbawm, 2006 : 12)

La tradition et le contemporain

J’ai invité les collaborateurs de ce dossier (pour la plupart des praticiens) à proposer différents points de vue au sujet des liens possibles entre la tradition et le contemporain. Mark Sussman choisit de mettre en lumière l’intérêt manifeste de la pratique contemporaine pour la tradition du théâtre de miniatures. Daniel Mroz, pour sa part, élabore une réflexion sur l’idée de la tradition comme cadre au sein duquel changements et innovations peuvent prendre place. Cristina Iovita pose un regard sur son adaptation de la pièce Hamlet, dans laquelle un usage de la tradition de la commedia dell’arte lui a permis de mettre en relief certains thèmes de l’oeuvre de Shakespeare. Enfin, Marie-Christine Lesage complète cette traversée en traitant de l’inscription matérielle de la mémoire des arts traditionnels et modernes au sein des créations contemporaines. J’ai aussi souhaité ajouter deux entretiens à ce numéro. Le premier avec Gennadi Bogdanov, auprès de qui j’ai été moi-même formé et avec qui je discute ici de la tradition de Meyerhold et des modalités d’échanges possibles entre différentes traditions. Quand au deuxième entretien, il est né d’un dialogue entre Yves Jubinville et moi-même sur la pratique du théâtre classique au Québec et sur la survivance de cette tradition dans les pratiques et la formation. Pour le réaliser, nous avons réuni divers artistes et pédagogues québécois spécialistes de ce répertoire, dont Françoise Faucher, Guy Nadon, Martine Beaulne, Carl Béchard et Sophie Faucher.