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Quel sens peut-on donner à l’oeuvre de Léon Gérin aujourd’hui? Pour la sociologie, qui demeure une discipline toujours à parachever, l’oeuvre de Gérin nous ramène aux prémices de cette recherche d’une nouvelle forme de connaissance qui se donnait alors pour tâche de rendre intelligible les réalités humaines du 19e siècle. Si les Canadiens français ont eu droit à leur « question sociale », celle d’une économie paysanne qui connaît les limites de sa reproduction et provoque des interrogations sur leur avenir économique dans une Amérique du Nord en voie d’industrialisation, reste qu’il faut expliquer comment cette question sociale a pu devenir une interrogation proprement sociologique.

Pour comprendre le travail que fera Léon Gérin, il faut d’abord le resituer par rapport à ses prédécesseurs, Étienne Parent et surtout son père Antoine Gérin-Lajoie. Les discours et écrits politiques d’Étienne Parent vont envisager le problème économique des Canadiens français, tandis qu’Antoine Gérin-Lajoie va quant à lui s’improviser observateur et ingénieur social de l’économie canadienne-française (Sabourin, 2005, p. 119). Voilà autant de jalons que sont la formulation du problème et les jugements d’infériorité, de retard économique, voire d’irrationalité économique des Canadiens français et qui, ajoutés aux premières tentatives d’observation directe du roman monographique de son père, seront matière à réflexion pour la sociologie de Léon Gérin. Ce dernier a profité des enseignements soutenus des sociologues de l’École leplaysienne et, plus généralement, continua toute sa vie à assimiler les acquis de travaux sociologiques anciens comme contemporains[1].

Léon Gérin, l’économie politique et la sociologie

Nous examinons donc ici le travail de Léon Gérin en nous appuyant sur une théorie des formes sociales de connaissance dont nous exposons brièvement les grandes lignes. La connaissance est mise en forme de l’expérience selon des modalités implicites ou explicites, à l’exemple de la science. Cette mise en forme est relative à l’expérience elle-même puisque la connaissance est partie prenante des pratiques sociales. Elle est aussi relative à un travail du langage sur cette connaissance constitutive de l’expérience dans le cas des savoirs seconds, professionnels ou savants. Pour reprendre les termes de Fernand Dumont, ces savoirs de culture seconde s’élaborent à partir de la culture première. Cette théorie des formes sociales de connaissance, dont nous avons pu montrer ailleurs la filiation intellectuelle, trouve son origine dans la sociologie de la mémoire de Maurice Halbwachs (Sabourin, 1997, p. 139). Elle s’est développée dans la relecture qu’en a faite Fernand Dumont (Dumont, 1971) afin de concevoir sa théorie des idéologies, laquelle donnera lieu à plusieurs expérimentations et révisions par des chercheurs associés à l’École de Laval[2]. Un des développements importants de ces analyses de discours est de révéler le point de vue structuré par des règles qui spécifie chacune des formes sociales de connaissance, les définissant ainsi non seulement en termes de contenus, mais aussi comme formant une organisation sociocognitive constitutive d’un rapport au monde déterminé (Houle, 1979, p. 123). Cette théorie nous permet de distinguer une économie politique qui épure l’expérience sous forme de principes gouvernant les comportements humains et produit un savoir orienté vers la promotion d’une rationalité au fondement d’une politique économique et une sociologie qui, comme toutes les sciences, se pose dans la réduction à un objet de connaissance, le social, et propose un travail de description et d’explication. Ces deux types de savoirs sont mis en rapport dans l’oeuvre de Gérin. Ils s’élaborent à partir de savoirs issus d’expériences sociales, localisées socialement, et donne lieu à un travail de connaissance qu’on peut décrire. Le concept de médiations sociales de la connaissance, que nous avons développé avec Gérard Fabre, vise l’étude des conditions concrètes de la connaissance, observée comme un travail reconduisant les connaissances premières tout en les transformant selon la visée et les règles d’un savoir second (Fabre et Sabourin, 2005, p. 5). Cette conception peut être rapprochée de la définition dumontienne de la sociologie comme étant une médiation entre des savoirs sociaux. Pour nous, le propre de la sociologie par rapport à d’autres savoirs professionnels ou savants est d’expliciter son travail de connaissance, la médiation qu’elle opère dans son recours aux savoirs sociaux, ce qui oblige le sociologue à expliciter d’abord la constitution sociale de ces savoirs.

L’oeuvre de Léon Gérin a donné lieu à plusieurs relectures déjà, qui ont mis en valeur son travail sociographique, sa contribution à l’éducation, son apport à la politique et, plus récemment, ses avancés de nature méthodologique et épistémologique (Falardeau, 1963)[3]. Nous allons nous appuyer sur cette dernière relecture pour saisir le tournant effectué par Gérin vers la sociologie à travers son parcours intellectuel. Dans ces relectures n’ont été analysés les travaux de Gérin ni sur l’économie politique, ni plus spécifiquement sur la genèse de la sociologie de l’économie. Pourtant, comme nous allons le voir, il s’agit du point de départ l’ayant mené à développer sa sociologie.

Pour comprendre la nature de sa contribution, il faut d’abord revenir à sa trajectoire personnelle qui le situe, comme Étienne Parent et Antoine Gérin-Lajoie, à la frontière sociale du monde agricole et du monde urbain. Ces deux « mondes » sont posés par eux comme peu compatibles, voire dans une bonne mesure antagoniques. Que reste-t-il chez Gérin des injonctions de Parent à moderniser l’économie canadienne-française? Que retiendra-t-il du roman monographique de son père, Jean Rivard le défricheur (1874) et Jean Rivard économiste. Récit de la vie réelle (1876), qui sera publié lors de sa naissance en 1863 dans La revue canadienne (Gérin-Lajoie, 2008 [1977])?

Revenant de Paris, Léon Gérin pensait travailler au développement d’une économie politique plutôt qu’à une sociologie : une science sociale (Gérin, 1915, p. 354). Ses expériences monographiques avec la méthode leplaysienne l’amèneront à se distancer de l’économie politique, ce savoir doctrinal, pour se concentrer sur le développement d’une nouvelle forme de connaissance, la sociologie, qui, en rupture avec la politique, a la visée scientifique d’un savoir dont le but spécifique est la description et l’analyse des comportements sociaux présents aussi bien dans l’économie que dans l’ensemble des activités humaines. Il conçoit cette nouvelle forme de connaissance scientifique de l’humain comme un enjeu central pour établir les paramètres avec lesquels doit oeuvrer une économie politique, c’est-à-dire comment cette dernière doit être pensée à partir d’une étude scientifique de la situation sociale des Canadiens français. Cette division du travail intellectuel et la complémentarité entre les deux formes de connaissance, l’économie politique et la sociologie, seront reprises par les premiers économistes québécois. Grâce à cette distinction, ils se démarqueront des économistes classiques qui conçoivent les comportements économiques comme des faits naturels.

Les travaux sociologiques de Gérin auront des répercussions importantes chez plusieurs penseurs de l’économie de son époque. Ils alimenteront et conforteront une vision hétérodoxe de l’économie politique, c’est-à-dire de la « science » économique au Québec. Nous pensons aux écrits de son ami Édouard Montpetit, figure marquante de l’appel à la modernisation de l’économie québécoise du début du 20e siècle et fondateur des HEC de Montréal. Les travaux de Gérin deviennent même une référence incontournable pour les penseurs de la seconde génération des HEC, non sans critique par ailleurs, dont le plus important par l’ampleur de sa réflexion sera l’économiste Esdras Minville. L’oeuvre de Minville est pour le moins hétérodoxe, puisqu’il se donnait comme visée d’inventer un nouveau mode de connaissance de l’économie qui serait adapté aux sociétés colonisées comme la société canadienne-française[4]. Après la Seconde Guerre mondiale, Esdras Minville sera affublé en fin de carrière de l’épithète péjorative de « sociologue des HEC » par les « vrais économistes scientifiques » qui, eux, seront formés dans les universités américaines. Pourtant, on savait bien qu’il n’était pas sociologue, même s’il tenait explicitement compte des travaux de Léon Gérin, la sociologie lui permettant de caractériser les comportements économiques des Canadiens français. Cette sociologie figurait au fondement de son économie politique conçue comme une géographie raisonnée.

L’économie : une brèche entre le passé et le futur des Canadiens français

On attribue à Étienne Parent (1802-1874) d’être le premier Canadien français à discourir sur les réalités économiques. Les historiens Claude Couture et Yvan Lamonde (2000) voient en Étienne Parent le premier idéologue canadien-français prônant le libéralisme économique. En fait, l’origine sociale rurale de Parent, fils d’une famille d’agriculteurs de Beauport, sa formation au collègue de Nicolet, ses références aux États-Unis comme puissance économique, son intégration par la suite dans la vie urbaine en tant que journaliste et fonctionnaire à Québec, Montréal, Toronto et Ottawa, tous ces éléments tracent un parcours social qui sera répété, à quelques variations près, par Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) (Hubert, 2003, p. 455) et Léon Gérin (1863-1951). Ces parcours se caractérisent par leur position sur le plan des conditions d’existence sociale (existence à la fois rurale et urbaine, connaissances acquises par des voyages aux États-Unis et en Europe), mais aussi en termes de médiations sociales de la pensée (travail intellectuel appris dans les collèges en région, travail de journaliste et de bibliothécaire leur donnant accès aux écrits étrangers, etc.), localisation sociale et médiations du travail de connaissance qui rendent intelligibles les spécificités de leur appréhension du « problème économique » des Canadiens français.

Dans le cadre d’une conférence en 1846 intitulée « L’industrie considérée comme moyen de conserver notre nationalité » à l’Institut canadien de Montréal, Étienne Parent tente déjà de concilier la modernisation économique avec la survivance des Canadiens français sur la base du constat d’un écart perçu par lui comme faramineux entre le développement du Bas-Canada et celui des États-Unis : « Il y a 60 ans, les États-Unis ne comptaient que trois millions d’âmes; ainsi ils ont presque sextuplé dans cet espace de temps. En augmentant dans les mêmes proportions d’ici 60 ans, ils auraient au bout de ce temps plus de 100 000 000 d’âmes » (Parent, 1964, p. 40). Cette croissance démographique est à la mesure du dynamisme économique qui anime les Américains, selon Parent.

Ce monde économique animé par le commerce et le libre-échange menace l’avenir national des Canadiens français, à moins qu’ils ne s’y adaptent rapidement. D’où la brèche devenue béante entre la tradition et la modernité, entre une économie canadienne-française alors essentiellement agricole et où l’autosubsistance occupe encore une très grande place et une société américaine où la monétarisation de l’économie est beaucoup plus généralisée, permettant des activités commerciales et industrielles de grande envergure. Cette brèche est rapidement comblée par l’idéologie qu’élabore Parent, qui recourt à des raisonnements dissociant les réalités économiques et la société[5]. L’économique pourrait devenir un moyen simple et efficace, un moyen sans incidence sur la vie sociale, un moyen consacré aux fins de la reproduction de la nationalité canadienne-française. Pour lui, la prédominance des marchés n’implique pas une vie humaine particulière.

Est-il possible que des activités commerciales et des activités industrielles permettent de reproduire la nation canadienne-française, malgré sa religion et sa langue? La question se posera avec de plus en plus d’acuité du fait de l’exode des Canadiens français qui s’accentue au cours du 19e siècle, car ils n’arrivent plus autant à vivre de l’économie agricole et doivent s’exiler dans les villes canadiennes et américaines.

Antoine Gérin-Lajoie, beau-fils d’Étienne Parent, assistera ce dernier dans l’organisation de ses conférences, sera avec lui cofondateur de l’Institut canadien de Montréal et suivra ses traces comme journaliste et bibliothécaire. Mais il perçoit de prime abord comme antinomiques ces deux mondes, qu’il a connus à travers ses expériences de la ruralité et de l’urbanité.

De la découverte des classes sociales au Canada français

Dans les écrits d’Antoine Gérin-Lajoie, les Canadiens français ne forment pas un groupe homogène par essence, mais plutôt un groupe composé de plusieurs classes, ce qui contraste avec le discours homogénéisant du nationalisme de l’époque. Gérin-Lajoie, né en 1824, fils d’agriculteur de la localité rurale de Yamachiche, fait aussi partie de ces premières générations d’origine rurale qui seront éduquées dans un collègue classique de région, celui de Nicolet, créé en 1810 à proximité de Trois-Rivières.

À la fin de ses études, il partira en voyage aux États-Unis, ce qui le mettra, dès sa prime jeunesse, en contact avec la modernité continentale. Ayant atteint la limite de ses ressources financières après cette incartade de jeunesse, il reviendra s’inscrire comme prévu initialement en droit à Montréal. Malgré des études brillantes, il laisse la pratique du droit, éprouvant des difficultés à se soumettre aux règles qui la régissent : défendre des coupables et devoir se faire payer ses honoraires (Gérin-Lajoie, 2008, p. 285). Le père de Léon Gérin deviendra journaliste à La Minerve puis, plutôt que d’embrasser une carrière politique, il s’orientera vers une carrière de bibliothécaire au Parlement après 1848, suivant encore en cela les traces de son beau-père Étienne Parent.

Gérin-Lajoie vit très difficilement la mobilité sociale de son milieu rural vers le milieu urbain. Son origine modeste, son manque de ressources financières expliquent pour lui son échec à s’insérer dans la classe de l’élite urbaine canadienne-française : « Ma carrière eût pu être bien différente si ma fortune m’eût permis de fréquenter les salons, de me faire des amis, et de rechercher ces rapports sociaux qui sont toujours si avantageux aux jeunes gens qui veulent réussir dans le monde, et surtout dans le monde politique. » (cité dans Casgrain, 1912, p. 78).

Dès le début de son roman monographique Jean Rivard, Gérin-Lajoie vise à convaincre la jeunesse instruite de développer les nouvelles régions du Québec plutôt que de venir grossir les rangs des chômeurs ou d’occuper des emplois misérables dans les villes. D’une façon transparente dans ses mémoires, l’écrivain se décrit comme longtemps déchiré entre deux personnalités, une qui recherche la gloire que lui permettrait une insertion dans l’élite urbaine et l’autre qui rêve d’une existence modeste et « vraie » en milieu rural. Plusieurs commentateurs de son oeuvre ont noté comment cette dualité existentielle se transposait dans deux des personnages du roman (Major, 1991) : Jean Rivard, un jeune instruit qui développe une nouvelle région et Gustave Charmenil, lui aussi instruit, avocat qui émigre et croupit en ville avec de maigres revenus ne lui permettant pas d’avoir les ressources pour fonder une famille, cet élément clé du bonheur humain, la vie familiale étant hautement valorisée dans le roman.

Nous avons pu montrer ailleurs (Sabourin, 2011, p. 53) en quoi il est raisonnable de penser que Gérin-Lajoie, par son poste de bibliothécaire du Parlement ou par ses fréquentations intellectuelles, avait eu connaissance de l’oeuvre de Frédéric Le Play. Son roman contient, nous dit son fils Léon, le résultat de ses observations lors de ses déplacements dans plusieurs milieux sociaux en région au Québec (Gérin, 1925, p. 110). De plus, on y retrouve des procédés aussi présents dans les monographies de Le Play comme la comptabilité familiale d’un défricheur et les descriptions du sol et de la géographie des milieux. Plus encore, Gérin-Lajoie tente d’observer des villages où le développement agricole et industriel est harmonieux, rappelant ainsi la visée principale de l’oeuvre monographique leplaysienne[6], celle de découvrir les lois sociales d’une harmonie entre les classes sociales dans le processus de modernisation industrielle que connaît la France à partir de l’observation de milieux sociaux qui en sont exemplaires.

Or, dans le roman de Gérin-Lajoie figure la description de trois milieux composant la société canadienne-française, mais dont un seul connaît l’harmonie entre les classes :

Nulle part l’esprit de fraternité n’existe d’une manière aussi touchante que dans les campagnes canadiennes éloignées des villes. Là, toutes les classes sont en contact les unes avec les autres; la diversité de profession ou d’état n’y est pas, comme dans les villes, une barrière de séparation; le riche y salue le pauvre qu’il rencontre sur son chemin, on mange à la même table, on se rend à l’église dans la même voiture.

Les paroisses qui bordent le fleuve Saint-Laurent depuis les dernières limites du Bas-Canada jusqu’au Golfe, au moins celles où l’égoïsme commercial et industriel n’a pas encore pénétré, forment certainement un tableau intéressant pour le politique, le moraliste et le philosophe. Vous voyez chaque paroisse composée d’une petite communauté de quelque mille âmes, ayant à sa tête le prêtre qui baptise les enfants, bénit les mariages, instruit ses ouailles de leurs devoirs et de leurs destinées. Puis, vient le notaire qui préside aux contrats et aux arrangements de famille, le médecin toujours prêt à voler au secours des malades, les instituteurs, les marchands, les artisans, la plupart établis à l’ombre du clocher; puis enfin cette belle et nombreuse classe de cultivateurs, unis ensemble comme une seule et même famille, tirant de la terre les choses nécessaires, à leur subsistance et à celle d’autrui, humbles, obligeants, charitables, laissant aux habitants des villes leurs ridicules démarcations sociales pour ne voir partout que des amis et des frères. Là, ceux qui ne sont pas unis par les liens du sang le sont par ceux de la sympathie ou de la charité […] ».

Gérin-Lajoie, 2008 [1977], p. 140-141

Ce tableau idyllique ne correspond pas à tout le milieu rural : il est le propre des nouvelles paroisses rurales, qui se distinguent des plus anciennes où l’on observe aussi, quoique dans une moindre mesure que dans les villes, les démarcations sociales que juge nuisibles Gérin-Lajoie.

Mais comment harmoniser dans ces nouvelles régions la reproduction des particularismes canadiens-français avec une modernisation économique faite d’activités commerciales et industrielles? La réponse originale pour l’époque, proposée dans le roman, est d’exposer, à travers un récit des pratiques économiques dans la ville naissante, ce que nous appellerions aujourd’hui des formes de réciprocité au sens maussien. On nous décrit des formes de circulation impliquant des obligations (donner, recevoir, rendre) qui sont parties prenantes des activités d’accumulation, de distribution et de redistribution de cette économie et les articulent. De plus, on fait discuter des personnes à propos de ces obligations afin de les expliciter et de les préciser.

Ces formes de réciprocité sont construites par des relations familiales et des relations de voisinage, élargies pour y inclure les relations avec les immigrants. Ces dernières sont fondées sur la sympathie plutôt que le « sang ». Dans la localité imaginée, les immigrants sont considérés comme apportant à l’économie du village la richesse de savoir-faire nouveaux.

C’est ainsi que, contrairement à certaines interprétations qui voient en Jean Rivard le prototype de l’homme libéral recherchant son enrichissement personnel (Major, 1991; Warren, 2003), il suffit de noter la mention systématique des obligations liées aux formes de circulation décrites dans le récit pour découvrir d’autres formes de réciprocité que l’échange marchand. Si Jean Rivard a le sens de l’initiative personnelle et peut quitter sa famille pour aller défricher ailleurs une terre et s’enrichir, cela ne s’avère acceptable que parce que ses frères sont à même d’assumer les obligations familiales. Pour ne pas prêter à confusion, l’auteur le formule explicitement : « Disons ici, pour répondre à ceux qui pourraient reprocher à Jean Rivard d’abandonner sa mère, que son frère cadet avait déjà dix-huit ans, et était parfaitement en état de le suppléer à la maison paternelle. » (Gérin-Lajoie, 2008, p. 107).

Jean Rivard engage un salarié pour l’aider et, en plus de le rémunérer suffisamment, il l’instruit. Il l’aide à devenir propriétaire d’une terre comme lui plutôt que de le confiner à un rapport salarial pour en tirer profit. Dans Jean Rivard l’économiste, l’enrichissement personnel n’est jugé raisonnable que si cette accumulation permet soit de donner des emplois aux personnes du village, soit d’alimenter une forme de redistribution permettant à des personnes âgées et malades de continuer à vivre en assumant leurs charges. On y observe la généralisation de la corvée en tant qu’échange réciproque de services, qui ne sert pas uniquement d’aide collective entre voisins mais qui est aussi mobilisée pour construire des édifices et des lieux publics : église, écoles, etc. S’y trouve aussi dénoncée la consommation ostentatoire de chevaux de race dont s’enorgueillissent certains cultivateurs. Enfin, ce roman écrit en 1862 prône la taxation des propriétaires pour donner un accès universel à l’école primaire gratuite.

La réception du roman sera remarquable : ce sera le deuxième livre le plus diffusé au Canada français au 19e siècle, avec 16 éditions. L’auteur voulait faire oeuvre de récit véridique, mais elle sera essentiellement considérée comme une fiction littéraire, voire comme un roman social. Léon Gérin ne fera pas exception à cette évaluation de l’oeuvre de son père.

La naissance de la sociologie : entre littérature et science

Je reprends ici en partie le titre d’un livre de Wolf Lepenies (1990) qui constate l’oscillation des précurseurs de la sociologie entre une forme de connaissance littéraire et celle d’une science, oscillation que l’on retrouve aussi dans le roman monographique de Gérin-Lajoie, jusque dans la formulation du titre et du sous-titre : Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard économiste, sous-titre : récit de la vie réelle. Dès la première page, l’auteur cherche à se distancier de la littérature qu’il considère comme un divertissement frivole pour essayer de nous convaincre que malgré la concession aux procédés romanesques, le récit qu’il fait est véridique sur le plan des moeurs décrites. Il s’agit d’une oeuvre qui se veut d’abord utile, à la différence de la « petite » littérature dont est friand le public. Elle valorise à plusieurs endroits le savoir scientifique, particulièrement géologique, botanique et géographique. Bien qu’ayant une formation de littéraire, Gérin Lajoie a développé une curiosité intellectuelle pour les sciences au contact de l’abbé Ferland, son professeur au collège de Nicolet.

C’est ainsi que Léon, voulant étudier les comportements humains d’une façon scientifique, reconduit l’admiration qu’avait son père pour les sciences[7]. Bien qu’il nous dise être au courant du fait que son père a observé les moeurs dans plusieurs régions, villes et villages pour documenter ses écrits, Léon Gérin ne s’y réfère pas pour ses propres observations, pas plus qu’il ne mentionnera Jean Rivard comme précurseur de la monographie scientifique leplaysienne. Il est à noter pourtant que l’étude des comportements humains est classée dans le roman parmi les sciences mises de l’avant.

À la différence de la socialisation de son père, Léon vivra principalement son enfance en ville, à Ottawa, et fréquentera de jeunes anglophones lors de sa scolarité primaire. Dès son jeune âge, il développera un sentiment d’admiration pour leur sens de l’initiative et retrouvera cette admiration confirmée plus tard dans les thèses proclamant la supériorité des Anglo-Saxons et de leur famille particulariste, conception promue par les successeurs de Le Play, Tourville et Demolins.

Gérin, devenu fonctionnaire, restera épris du monde rural canadien-français, et il achètera sa propre ferme à Coaticook, dans les Cantons de l’Est, où des membres de sa famille sont aussi établis. Pendant les vacances, il suivra les traces du héros fictif du roman de son père, s’impliquant même dans des organisations coopératives visant la modernisation de l’agriculture de sa région. Malheureusement, Léon ne connaîtra pas le sort de Jean Rivard, n’ayant probablement plus de contact direct avec les résidents de la région des Bois-Francs à partir des années 1930.

La réalité des Bois-Francs et de Plessisville dépassera la fiction du roman monographique par l’ampleur du développement de cette ville, et la fiction en viendra à représenter la réalité pour ses habitants. En 1936, devant l’hôtel de ville de Plessisville, on érigera une statue en bronze pleine grandeur de Jean Rivard réalisée par le sculpteur Alfred Laliberté, avec d’un côté une charrue et de l’autre un livre dans la main. Pour les résidents de cette région, ce personnage symbolise l’esprit qui animait la vie de ceux qui ont développé leur région et dont les résultats ont été manifestes dans le fait que, malgré la crise de 1929, l’économie industrielle de la ville a continué à créer des emplois. Des travaux sociographiques nous ont effectivement permis d’observer le développement de nombreuses activités industrielles basées sur des relations de parenté et d’alliances et liant plusieurs familles dont les membres seront actionnaires, travailleurs et administrateurs de ces entreprises[8]. L’étude de la principale entreprise de la ville, la Fonderie de Plessisville qui deviendra Forano inc., connaîtra une croissance industrielle très importante à l’échelle nord-américaine. De 1911 à 1960, cette entreprise ne versera aucun dividende à ses actionnaires tout en atteignant la taille de 1 200 employés au début des années 1960. Signe d’une réussite économique exemplaire, la Forano inc. fera une telle concurrence aux entreprises canadiennes-anglaises et américaines du secteur des appareils convoyeurs et de transmission d’énergie qu’elle se verra invitée dans les années 1930 par ses compétiteurs à siéger dans un « institut » à Toronto qui sert de façade au regroupement monopolistique de ces compagnies. Dans cet oligopole, les membres se partagent les contrats à travers le Canada et signent aussi des ententes sur les prix. C’est ce que révèlera la Commission fédérale des pratiques restrictives de 1955 alimentée par un ensemble de perquisitions dans les entreprises concernées, dont la Forano inc.

À la différence de son père, Gérin fonde sa démarche sur une conception leplaysienne de l’économie, c’est-à-dire sur un matérialisme naturel des comportements économiques, l’environnement naturel influençant le type social et économique des habitants d’une région. Cela n’empêche pas qu’il affiche dans ses travaux une continuité avec le roman monographique de son père. Gérin retient comme lieu d’observation la famille agricole pour élaborer sa connaissance de l’économie et de la société canadienne-françaises. Le père et le fils valorisent tous deux dans leurs écrits la connaissance scientifique, bien qu’ils soient de formation littéraire.

La nouvelle économie politique canadienne-française

Revenant de Paris, Gérin décrit dans une lettre à son frère le savoir qu’il a appris des disciples de Le Play comme étant celui d’une nouvelle économie politique : « Mon cher Henri, j’ai acheté quelques ouvrages de Le Play. C’est un esprit très puissant, et sans vouloir endosser toutes les opinions qu’il émet, la méthode scientifique dont il a doté l’économie politique est admirable. Si tu t’en sens le goût, nous travaillerons à répandre sa doctrine au Canada. Plus de théories! du positif, du positif! […] »[9]

L’économie politique depuis les mercantilistes se caractérise par un discours portant sur la production matérielle. Ces faits matériels se retrouvent ultimement expliqués par les traits des us et coutumes manifestant une essence des peuples, ou bien encore l’économie politique s’échafaude à partir d’un état indépassable de la nature physique et biologique de l’humain. Durkheim, au tournant du 20e siècle, tout comme l’école leplaysienne, a remis en cause l’économie politique pour son caractère non scientifique, notamment parce que celle-ci n’était pas fondée sur l’observation directe et systématique de la réalité, mais s’appuyait seulement sur des postulats et des appréciations[10]. Dès lors, on comprend que Léon Gérin voit dans la méthode d’observation monographique la voie royale pour que l’économie politique devienne une discipline scientifique, mais il ne voit pas que cette nouvelle méthode renvoie à un objet spécifique : le social. De plus, il associe la résolution de la question sociale des Canadiens français d’abord à une économie politique à développer. Reste une confusion dans son esprit entre doctrine et science, puisqu’il appelle son frère à valoriser cette science en la diffusant comme doctrine au Canada.

Cet enthousiasme pour la nouvelle science de l’économie politique qui trouvera ses fondements dans l’étude systématique des budgets familiaux sera appliquée minutieusement, pour ne pas dire mécaniquement, par Gérin à son retour. La méthode recourant aux budgets des familles ne se distingue alors pas nettement du domaine de l’économie politique. Dans sa première monographie L’habitant de Saint-Justin, Gérin nous décrit la vie familiale agricole en suivant les 25 catégories de la nomenclature de Henri de Tourville, disciple de l’École leplaysienne. Dans un article portant sur cette méthode et son évolution à travers l’oeuvre de Gérin, Frédéric Parent a étudié les composantes de la nomenclature qui permettra à Gérin de classer ses observations au cours de ses différentes enquêtes monographiques. L’analyse qu’il propose met en lumière les ré-élaborations de la nomenclature suivant les expériences de terrain de Gérin et ses réflexions sur la construction de l’objet de la sociologie (Parent, 2007).

L’ordonnancement des catégories de la première monographie de Gérin exprime un déterminisme de la cause économique sur l’effet « social ». La description débute par ce qui relève de l’économique entendu comme une matérialité naturelle. On nous décrit d’abord les lieux physiques et leurs caractéristiques géographiques, suivent les caractéristiques de la terre, les matérialités humaines que sont la propriété (les bâtiments), les biens immobiliers, etc. [11] pour faire état ensuite du social : la famille, le patronage, la culture intellectuelle, etc.

À travers son expérimentation monographique, Gérin en viendra à remettre en question la détermination économique des comportements humains, dans un article de 1913. Dans les modifications qu’il fera à la nomenclature, outre le fait de laisser de côté le milieu physique et le travail comme éléments premiers de la monographie, il se distancie de l’économie politique en mettant au centre de sa description les groupements humains. Ceux-ci ne sont plus considérés comme les effets sociaux des facteurs économiques, mais plutôt à l’inverse comme la source du dynamisme du progrès matériel :

On ne saurait formuler des lois sociales fondées sur la considération d’éléments abstraits, sans faire une large part au groupement personnel et à son personnel humain. Nous ne saurions davantage nous dispenser d’étudier la nature humaine avec les moralistes, les historiens, les psychologues : car c’est elle qui est l’ouvrière du changement et du progrès au sein du groupement; c’est elle qui établit une nette démarcation entre la science sociale et les sciences physiques ou même naturelles. Mais le domaine propre de la science sociale n’en reste pas le groupement même. Il doit être le point de départ et le point d’arrivée des recherches sociologiques; le Lieu, le Travail, etc., ne sont que des étapes sur la route. Ils conditionnent dans une mesure l’activité humaine; mais en définitive, ils sont subordonnés aux manifestations sui generis, collectives ou simplement individuelles, de cette activité.

Gérin, 1913, p. 168-169

Ainsi, en prenant pour objet les groupements humains, Gérin se distancie du type d’explication de nature mécaniste propre aux sciences naturelles. Ce faisant, il se démarque aussi de l’économie politique, qui utilise souvent ce genre d’explication causale des propriétés de la matérialité naturelle pour expliquer les particularités de l’organisation humaine de l’économie. Gérin affirme plutôt la constitution spécifique de l’objet de la sociologie, fondée non seulement sur les traces de la distribution de la matière et des objets fabriqués par l’humain, mais aussi sur les traces des activités mentales, notamment réflexives, qu’étudie le sociologue comme le font les tenants d’autres formes de connaissance du fait humain : les moralistes, les historiens et les psychologues.

Cette remise en cause du déterminisme des facteurs économiques et l’affirmation des fondements sociologiques de l’économie aura une grande influence chez les premiers penseurs de l’économie, comme nous le verrons en conclusion. L’étude des groupements comme élément central du travail monographique sera fondamentale pour rendre compte du progrès ou de la régression des peuples, car les groupements forment le dynamisme de l’économie et de la société. L’étude des groupements, qui suit la vision de la supériorité de la famille particulariste des leplaysiens, servira à Gérin à étayer sa fameuse thèse de la supériorité de l’économie de la famille particulariste anglo-saxonne par rapport à celle de la famille quasi-communautaire canadienne-française.

L’irrationalité économique des Canadiens français et le problème de son dépassement

Dans l’étude de l’économie au sein de son travail monographique, Gérin met au centre de sa description la famille canadienne-française. Il justifie ce choix par le fait qu’il s’agit du regroupement le plus fonctionnel. Il combine les fonctions de la famille et de l’atelier : procréation, éducation, subsistance (Parent, 2007, p. 133). Pour les Canadiens français, il s’agit du groupement le plus central et le plus expressif de l’ensemble de leur organisation sociale.

La famille quasi-communautaire de Saint-Irénée, étudiée dans la monographie de Gauldrée-Boilleau, forme une économie essentiellement autarcique. Non seulement l’alimentation, mais aussi les vêtements et la majorité des produits de consommation courante sont fabriqués par la famille. Gérin en conclut à l’apathie de l’habitant face aux exigences d’adaptation à la modernité, adaptation qui nécessite la spécialisation :

Cette apathie semble s’expliquer assez bien par des raisons de trois ordres, agissant isolément ou en combinaison. Il y a d’abord la raison d’ordre économique. L’habitant, de type quasi-communautaire, tend à tous égards à se suffire directement à lui-même; il se montre réfractaire à la division du travail social en matière intellectuelle comme en matière pratique. En deuxième lieu, il y a une raison d’ordre historique : il reste empêtré dans la tradition sous la forme du folklore médiéval ou même antique. […] L’influence débilitante de la tradition quasi-communautaire se manifeste sous un autre aspect : dans la faible valeur morale d’un grand nombre de ces fils d’habitants, établis à la ville ou à la campagne, et cela même après qu’ils sont passés par la forte discipline de l’internat, ou « collège classique », où des ecclésiastiques enseignent les littératures, la philosophie scolastique et un peu de science.

Gérin, 1948, p. 28

Gérin ira jusqu’à dénoncer l’obscurantisme des habitants canadiens-français non instruits qui ne valorisent pas l’éducation de leurs enfants. Ces comportements de l’habitant canadien-français, Gérin les oppose au modèle qu’il se fait de la famille particulariste. Ce modèle serait, à l’inverse, un groupement qui forme des personnalités plus dynamiques, ayant le sens de l’initiative et, pour cela, à même d’assumer des responsabilités sociales :

Le patronage purement moral du clergé, le patronage éloigné et déformé des politiciens, ne peuvent plus tenir la race debout ; que la classe dirigeante s’amende, qu’elle se forme à la direction des travaux usuels qui lui feront une position indépendante et forte. En un mot, que la race évolue hardiment vers la formation particulariste.

Gérin, 1894, p. 44

C’est ainsi qu’à relire les monographies de Gérin, et malgré la valorisation de l’existence agricole pour sa beauté et son caractère hygiénique, on trouve la description, dans cette existence agricole, de nombreux comportements chez les Canadiens français que l’auteur juge irrationnels. En premier lieu, le fait que le Canadien français préfère payer la rente seigneuriale que de s’émanciper de cet ancien régime pour un montant forfaitaire. De plus, les familles canadiennes-françaises montrent une « incapacité constitutionnelle de l’habitant à recruter par lui-même les éléments d’une classe supérieure, pratique et stable, soit dans l’agriculture, soit dans les autres arts usuels, fabrication, transports, commerce » (Gérin, 1948, p. 59). En fait, lorsque les habitants s’adonnent à des activités industrielles et commerciales, ils limitent la croissance de celles-ci aux besoins de la famille, constate Gérin. Ce rapport à l’activité économique s’explique par la dévalorisation de l’éducation des enfants dans la famille agricole :

Or, la culture de l’esprit et notamment la diffusion des connaissances usuelles sont toujours dans un rapport étroit avec le développement du commerce. Et rien dans la formation traditionnelle et dans les conditions de vie de l’habitant de la terrasse ne le poussait vers l’instruction.

La plupart des enfants avaient peu de disposition pour l’étude et les parents ne se souciaient guère de les pousser dans cette voie. Plusieurs même les retenaient à la maison sous de futiles prétextes, ou afin de pouvoir utiliser leurs services dans le travail des champs.

Gérin, 1948, p. 60

Il note par ailleurs certaines améliorations menant à des comportements plus rationnels par l’acquisition d’habiletés économiques et la naissance de groupements coopératifs :

Les enfants cessaient de fréquenter l’école vers l’âge de dix ou douze ans. Presque tous alors savaient lire et écrire, même compter un peu; mais par la suite, faute de pratique, ils oubliaient rapidement, une fois sortis de l’école, le peu qu’ils y avaient appris. À l’âge de dix-sept ou dix-huit ans souvent il ne leur en restait plus rien. Cet état de choses s’est amélioré à la suite de l’introduction de l’industrie laitière en fabriques coopératives, combinée avec l’adoption de méthodes de culture plus rationnelles, comme aussi avec les habitudes de précision et les calculs qui en sont inséparables.

Gérin, 1948, p. 61

Mais cette dévalorisation de l’éducation notamment économique est profondément ancrée dans un obscurantisme de la famille quasi-communautaire. Elle s’affiche comme un mépris de la science que montre le recours à des « ramancheurs » plutôt qu’à des vétérinaires et des médecins. Ou bien encore, lorsque les familles ont obtenu une certaine aisance, elles ne choisissent pas les enfants ayant le plus d’aptitudes à l’éducation. Elles recherchent plutôt la distinction visant à faire de certains de leurs enfants « des messieurs » plutôt que de viser à produire une élite compétente (Gérin, 1948, p. 61).

On aurait tort de faire de la personnalité particulariste dont nous parle Gérin l’idéal de l’individu libéral au sens économique. Gérin en fait une adaptation bien particulière, en ajoutant que cette personnalité s’élève aussi sur le plan social et religieux : « L’individu, libéré des contraintes indues du milieu, acquiert peu à peu plus d’initiative individuelle, plus de connaissances pratiques, plus de force morale, de plus hautes lumières religieuses » (Gérin, 1909, p. 59). Gérin postule, sans le justifier, qu’il y aurait un rapport de causalité, dans la formation de l’individu, entre le développement de l’initiative individuelle, l’acquisition de connaissances pratiques et l’intensité de l’activité morale et spirituelle. Autrement dit, l’individu libéral n’aurait de valeur que parce qu’il est aussi un individu ayant une conscience morale et religieuse élevée, ces dernières qualités étant les plus valorisées par les Canadiens français.

Son ami économiste Édouard Montpetit le suivra jusqu’au déni dans cette version canadienne-française de l’individu économique, en tentant de convaincre ses compatriotes que les gens d’affaires richissimes, tels John D. Rockefeller, incarnent les principes de l’ordre chrétien dans leur vie et leur activité économique[12]. L’économiste semble ignorer lorsqu’il le cite en exemple qu’en 1911 la Cour suprême des États-Unis a jugé le trust de Rockefeller coupable de corruption, de pratiques illégales et de racket.

La crise du capitalisme des années 1930 fera également remettre en question une thèse aussi « massive » liant la personnalité et la famille particulariste au développement économique comme social et spirituel de l’être humain. Les initiatives économiques des années « folles » n’ont pas mené, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’avènement d’un ordre social chrétien. Gérin tente de renforcer malgré tout la valeur de son explication à partir des groupements, substituant aux vertus du particularisme et de l’initiative individuelle le constat d’égoïstes rivaux :

La crise mondiale est incontestablement l’effet de l’effondrement du patronage du travail chez les nations civilisées; et cela s’est fait sous la poussée d’intérêts égoïstes rivaux et très puissants. Mais en ce qui nous regarde plus particulièrement, on ne saurait prétendre que dans nos campagnes il y a eu effondrement du patronage; tout au plus pourrait-on dire qu’il y a eu atrophie d’un organisme encore informe. On peut espérer que l’accord se rétablira entre les formidables intérêts en présence dans le monde, classes sociales, coalitions financières, ambitions politiques, nations ennemies et alors les affaires reprendront leur cours et l’humanité aura de nouveau la jouissance paisible des biens de la terre.

Gérin, 1948, p. 67

Son intervention n’explique pas sociologiquement l’effondrement « du patronage du travail des nations civilisées » qui devait mener l’économie capitaliste à la crise de 1929. Selon Gérin, le patronage capitaliste reste un élément essentiel du progrès économique puisque la crise conduit à son effondrement plutôt que d’en être le résultat.

Si la famille quasi-communautaire arrive tout de même à reproduire son domaine plein, elle s’y limite et ne développe pas le patronage nécessaire à l’avenir des Canadiens français. D’où l’émergence de la famille instable qu’il observe, famille migrante qui ne contrôle plus ses conditions d’existence et dont la reproduction est problématique. Ce n’est que dans les Cantons de l’Est (région où Gérin achètera sa terre), où les Canadiens français sont dégagés du régime seigneurial et sont en contact avec d’autres groupes ethniques, que l’on retrouve la famille émancipée des patronages traditionnels. Mais même dans ce milieu qui semble incarner ses espoirs, Gérin révèle dans son travail monographique que les personnes ayant acquis des facilités dans l’industrie ne s’élèvent pas nécessairement dans l’ordre moral et religieux. À cette observation, qui vient contredire ses thèses, il répond que probablement la richesse est trop récente et qu’à la génération suivante cette élévation se produira[13].

L’économie de Léon Gérin ou les premiers moments d’une sociologie de l’économie

Héritant du problème économique des Canadiens français qu’énonçait Étienne Parent et en s’appuyant sur la valorisation de l’observation, de la science et du développement présente dans le roman monographique de son père, Gérin cherchera dans son oeuvre à trouver la source des configurations sociales des différents milieux sociaux dans lesquels vivent ses compatriotes. Modifiant la nomenclature de Demolins à partir de ses réflexions méthodologiques émanant de l’expérience de ses premières monographies, il met au centre de son travail monographique le groupement familial de l’économie agricole canadienne-française, tout en prenant parti normativement pour un changement vers la famille particulariste. Par ses études de différents milieux agricoles, Gérin montre pour la première fois systématiquement l’existence de différenciations sociales, qu’il attribue aux groupements formant ces milieux et qui ont pour conséquence de produire des économies tout aussi différenciées (spécialisées et non spécialisées). De plus, ces observations et les comparaisons qu’il fait entre les milieux et à travers le temps conduisent à un questionnement sur la transformation de l’économie et de la société canadienne-française.

L’économiste Édouard Montpetit y trouvera au début de sa carrière un appui pour affirmer que le problème national des Canadiens français est d’abord un problème économique dans un univers idéologique rébarbatif à la connaissance économique. On pourrait même dire que Montpetit trouvera dans les travaux de son ami sociologue une explication de l’indifférence qu’il rencontre lors de la diffusion de ses écrits, puisque Gérin identifie la source de l’apathie intellectuelle des Canadiens français :

On voudra bien l’observer, les faits sociaux que nous avons indiqués ci-dessus (droits seigneuriaux, dîme ecclésiastique, absolutisme politique, etc.), ont une existence objective, sous forme d’une institution sociale, qui les rend indépendants de l’individu sur qui leur influence s’exerce. Au contraire, la xénophobie, comme aussi l’apathie, l’atonie intellectuelle, désignent des attitudes purement psychologiques inhérentes à l’esprit du principal intéressé (le Canadien-français), et que, dès lors, on jugerait volontiers plus facilement modifiables par lui. Ces attitudes, ces habitudes acquises, en cours d’existence, doivent pouvoir s’éliminer par le renversement du procédé d’acquisition.

Gérin, 1948, p. 126-127

Le domaine de la psychologie collective des Canadiens français, pourvu que l’on révèle le procédé d’acquisition de cette psychologie, devient pour Gérin un des lieux pour penser la transformation des comportements économiques irrationnels des Canadiens français, avec les réformes nécessaires de leurs institutions sociales.

Plus approfondie est la lecture que feront Esdras Minville et son collègue François-Albert Angers des travaux de Gérin, reconnaissant à la fois les acquis scientifiques tout en les critiquant. Pour Minville, l’économie politique ne peut pas reposer sur une naturalisation des comportements économiques ni sur d’autres formes d’essentialisation, mais doit se fonder sur le travail monographique de sociologues tel que Gérin :

Pour comprendre sa situation, le drame de son existence, il ne suffit pas de décrire ses moeurs et ses modes de vie à un moment donné; il faut la situer dans sa perspective historique, dans la ligne de son passé, traversé de tant d’épreuves et si diverses. De cadres sociaux, quand le vieux régime familial a été ébranlé, puis dispersé, elle n’en a trouvé que le simulacre, la caricature : les partis politiques. Elle s’y est embradée, comme d’instinct, à la recherche d’une sorte de sécurité. Elle n’en sortira pas – quelles que représentations qu’on en fasse – tant que d’autres cadres, vraiment sociaux ceux-là, n’auront pas été dressés pour la recevoir. Nul mieux que Léon Gérin n’a décrit (sans l’expliquer cependant) la tragédie de la famille canadienne-française d’ici il y a un demi-siècle, tiraillée, écartelée même par des influences dont elle ne déchiffrait pas l’énigme et qui persistaient, par une sorte de mouvement spontané, de réflexe héréditaire, à se reconstituer selon une formule dépassée, dans un cadre qui déjà de toute part cédait, s’évanouissait.

Minville, Angers et Paradis, 1979, p. 344

Pour Minville, l’économie est constituée par des cadres sociaux formés par les groupements; ces cadres élaborent une rationalité sociale que révèle la sociologie de Gérin, rationalité à laquelle il faut une seconde rationalité de nature économique, celle dont traite l’économie politique, mais celle-ci doit être adaptée à la première et non l’inverse. En somme, la rationalité sociale préside aux choix possibles parmi les rationalités économiques menant à l’exploitation de ressources avec les moyens matériels nécessaires afin d’avoir une rentabilité économique. Il ne s’agit donc pas de développer les opérations les plus rentables économiquement et par après d’envisager que les cadres devront s’adapter comme on le fait bien souvent aujourd’hui. Par ailleurs, il considère que la sociologie de Gérin ne fait que décrire, mais n’explique pas. L’histoire produit, elle, une explication, celle de la domination coloniale qui se transforme en domination économique et qui permet de comprendre la prolétarisation que vivra la famille instable décrite par Gérin. Autrement dit, la dimension politique – les rapports sociaux de domination constituant l’économie – n’étant pas présente dans l’oeuvre de Gérin, Minville ne peut y voir une véritable explication de nature sociologique de la situation socioéconomique des Canadiens français.

L’économiste Angers, pour sa part, critiquera le lien de cause à effet entre la famille particulariste de type anglo-saxon et le développement économique, intellectuel et moral fait par Gérin : « Si grave que soit cette situation, je n’y vois cependant pas, avec l’auteur, une raison de demander la génération de l’initiative particulariste. D’abord, elle n’est pas indispensable à l’abolition de la routine, à une culture plus scientifique, toutes améliorations que je souhaite avec Léon Gérin […] » (Angers, 1938, p. 343). Il notera, comme Gérin, que le groupement coopératif favorise l’éducation, l’acquisition de savoirs pratiques et les connaissances scientifiques. Angers, par ailleurs, ne résumera pas l’existence des coopératives à la présence de quelques personnes animées par l’esprit particulariste comme le fait Gérin :

En effet, on voudra bien le remarquer, c’est grâce à l’intervention spontanée, désintéressée, de quelques-uns de ses membres – bien entendu, avec l’assentiment, le concours des autres au besoin – que la coopérative de laiterie de Sainte-Edwidge a donné ces excellents résultats tant au point de vue du rendement financier que de la qualité des produits. Les naïfs ou doctrinaires, qui ne manquent pas une occasion de chanter les louanges de l’action coopérative, pourraient fort bien s’arrêter à réfléchir que cette prétendue action coopérative se ramène à l’initiative personnelle d’un petit nombre de particuliers dévoués, qui font de l’oeuvre collective leur souci constant. Les admirables résultats dont chacun se félicite et s’étonne n’ont pas d’autre explication.

Gérin, 1948, p. 124

Reste que la rationalité sociale de l’économie canadienne-française dans l’oeuvre de Gérin n’est définie que par des écarts au modèle idéalisé de la famille particulariste de l’École leplaysienne. Ce problème de l’irrationalité des Canadiens français sera repris par un des sociologues de l’école de Chicago, Norman Taylor, qui constate dans les années 1950 des traits similaires à l’activité économique de la famille quasi-communautaire, mais cette fois dans l’économie d’entrepreneurs industriels canadiens-français (Taylor, 1961, p. 123). Ces irrationalités subsistent malgré le fait que ces francophones soient urbanisés et dirigent des entreprises industrielles. Ils limitent la croissance de leurs entreprises une fois qu’elle répond aux besoins de leur famille. De plus, les industriels canadiens-français n’ont pas acquis selon lui l’objectivité économique. Ils engagent dans leurs entreprises des personnes apparentées plutôt que compétentes. Au détour d’une observation directe dans les entreprises, Taylor découvre ce qu’il appelle une cohérence sociale des pratiques économiques des Canadiens français, formant encore une économie familiale et contredisant ses propres constats d’irrationalité économique. Sa conclusion devient ambivalente et soulève la question suivante : l’objectivité économique qui lui sert de mesure ne serait-elle pas une naturalisation de la normativité dominante de l’économie états-unienne dont il provient et qu’il est en train de comparer à une autre normativité sociale de l’économie à découvrir? Cette question se pose pour le sociologue, d’autant plus qu’il tente de développer une explication culturaliste des économies.

Si l’oeuvre de Gérin problématise la constitution sociale de l’économie, celle de Taylor ouvre la porte à l’étude des rationalités sociales des économies contemporaines, sans pouvoir formuler une théorie sociologique sur le moment. Il s’agit de deux étapes essentielles du développement d’une sociologie des économies, c’est-à-dire du passage d’une forme de connaissance essentiellement normative à une connaissance fondée sur l’observation qui a pour but de décrire, d’analyser et d’expliquer les possibilités et les limites d’existence produites par les propriétés sociologiques des groupements sociaux, pour reprendre les termes de Gérin.

À relire Léon Gérin aujourd’hui, 150 ans plus tard, cela nous fait revenir au tout début du cycle de modernisation économique qui s’essouffle aujourd’hui, cela nous ramène à un moment de transition où les premiers sociologues tentaient de rendre intelligibles des économies et des mondes qui semblaient peu conciliables. Aujourd’hui, en quelque sorte, les nouvelles générations de Québécois n’envisagent plus l’avenir en termes de progrès économique inéluctable, voire pour certains d’entre eux, en termes de progrès économique nécessaire. Commence à émerger, dans la lignée de la pensée économique du développement durable, une remise en cause plus radicale de l’évolutionnisme économique capitaliste, que ce soit dans l’idéologie de la transition écologique ou, plus encore, dans celle de la décroissance soutenable (Abraham, Marion et Philippe, 2011). Se rejoue ainsi la nécessité de développer un langage permettant d’observer, d’analyser et d’expliquer les rationalités sociales constituant les économies d’hier comme celles qui émergent pour demain en raison des transformations actuelles de la dynamique des rapports socioéconomiques – avec, espérons-le, davantage de capacité réflexive grâce aux apports des travaux de nos prédécesseurs.