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Que dois-je faire? Qu’est-ce qui existe? Voilà deux questions au coeur de la philosophie. La première occupe l’éthique, tandis que la seconde est celle que l’on se pose en métaphysique, deux des grandes disciplines de la philosophie. Mais pourquoi en rester à ces questions somme toute un peu faciles, par trop concrètes? La méta-éthique et la métamétaphysique relèvent le défi de répondre aux questions les plus abstraites. Ces disciplines réfléchissent sur la nature des objets, sur les outils et la méthodologie des disciplines associées – l’éthique pour la méta-éthique, et la métaphysique pour la métamétaphysique, comme on l’aura deviné –, ainsi que sur le sens des questions qu’elles se posent et leur capacité à y répondre. Si l’éthique et la métaphysique ont depuis l’Antiquité été considérées comme des disciplines philosophiques « officielles », les réflexions « méta » associées constituent depuis peu des champs de recherche à part entière.

Les questions « méta » sont certainement les plus abstraites et les plus fondamentales qui soient en philosophie. Elles concernent la nature essentielle des choses. Dans le domaine de l’éthique, par exemple, la méta-éthique pose la question de savoir ce que sont les valeurs et les normes, et plus généralement les faits moraux et normatifs. S’agit-il d’entités existant indépendamment de nous, de nos croyances, conventions et attitudes, comme le voudraient les réalistes moraux? Ou bien est-ce que leur statut ontologique serait plutôt comparable à celui des objets sociaux, comme l’argent? Les questions de cet ordre, que l’on associe à l’ontologie morale, sont étroitement liées à des questions d’épistémologie morale, comme celle de savoir comment des entités morales existant indépendamment de nous pourraient faire l’objet de croyances justifiées, voire de connaissance. Elles sont aussi liées à la sémantique portant sur la nature des énoncés moraux, ainsi qu’à la psychologie morale, puisque les jugements moraux sont souvent considérés comme plus étroitement liés à la motivation que ne le seraient des jugements portant sur des états de choses non normatifs. Ces problématiques, que l’on fait en général remonter à G. E. Moore, ont bénéficié d’un regain d’intérêt ces dernières années.

La métaphysique a pour objectif premier de proposer une description à la fois générale et complète de la réalité sous ses aspects les plus importants. Quant à la métamétaphysique, elle s’interroge tout d’abord sur la nature d’une telle entreprise : qu’est-ce qu’une question métaphysique? Qu’est-ce qu’une théorie métaphysique? Quels sont les concepts propres à cette discipline? Peut-on faire de la métaphysique purement à priori, ou doit-on faire appel à des connaissances empiriques – en particulier à celles qui proviennent des sciences de la nature – pour avancer de manière satisfaisante dans le domaine? La métamétaphysique réfléchit aussi à la viabilité de la métaphysique, par exemple en se demandant si les questions qu’elle pose – ou en tout cas certaines d’entre elles – sont substantielles plutôt que seulement verbales, et si les théories qu’elle propose ont une assise épistémique solide. Finalement, elle examine la place de la métaphysique dans le domaine du savoir (si elle en a une) : est-elle, comme plusieurs l’ont pensé, la philosophie première? Est-elle au contraire assujettie à une autre discipline philosophique, par exemple à la logique ou à la philosophie du langage? Ou encore, n’est-elle au mieux qu’une annexe des sciences de la nature, comme W. V. Quine et ses émules l’ont pensé?

Les nouveaux développements dans chacune de ces deux métadisciplines sont non seulement intéressants en tant que tels, mais ils sont annonciateurs d’échanges fructueux entre elles. La connexion entre métamétaphysique et méta-éthique se joue sur au moins deux plans : 1) Un grand nombre de thèses de méta-éthique à propos des valeurs et des normes sont au moins partiellement métaphysiques (par exemple la thèse selon laquelle les propriétés axiologiques sont objectives, « dans le monde »), et le questionnement métamétaphysique sur la viabilité de l’entreprise métaphysique s’y applique donc directement. 2) Nombre de concepts, outils et méthodes discutés en métamétaphysique sont utilisés en méta-éthique (par exemple les concepts de connexion nécessaire, de survenance, de fait, d’objectivité, ou encore les méthodes formelles de la logique modale).

Toutefois, les opportunités de dialogue entre la méta-éthique et la métamétaphysique n’ont jusqu’ici été que peu fréquentes. Considérant que ces métadisciplines ont de nombreux éléments en commun, et ont beaucoup à gagner à interagir, c’est précisément un tel dialogue que nous voulons promouvoir à travers la publication de ce dossier. Les quatre textes rassemblés ici sont issus d’un colloque sur le thème « Méta-éthique et métamétaphysique » tenu en mars 2014 à Ovronnaz, en Suisse, organisé conjointement par la SoPhA, la CUSO et les universités de Montréal, de Neuchâtel et de Genève. Ces textes proposent, chacun à leur manière, d’élargir et approfondir des questions de métamétaphysique et de méta-éthique en vue de faire dialoguer ces deux disciplines.

Dans son article, Pablo Carnino analyse la notion de fondation, telle qu’on la trouve à l’oeuvre quand on dit par exemple qu’une action est bonne en vertu du fait qu’elle promeut le bonheur. Même si son approche est celle d’un métamétaphysicien à part entière, la thèse qu’il défend, qui fait usage de la notion d’essence, ne manquera pas d’intéresser les méta-éthiciens. En effet, ces derniers font constamment usage du concept de fondation, par exemple lorsqu’ils parlent de la relation entre les propriétés morales et les propriétés naturelles.

La seconde contribution, d’Antoine C.-Dussault, fait justement un ample usage de la notion de fondation. Plus spécifiquement, la problématique examinée concerne la possibilité de soutenir que la valeur finale d’une chose peut être fondée sur des propriétés relationnelles ou extrinsèques. En se basant sur une analyse des valeurs en termes d’attitudes appropriées, l’auteur soutient que c’est en vertu des propriétés essentielles, mais pas nécessairement intrinsèques, d’un objet que ce dernier a de la valeur finale.

Le troisième texte de ce dossier appartient à la métamétaphysique et porte sur l’engagement ontologique d’une théorie. Thibaut Giraud y discute de la possibilité d’utiliser la sémantique formelle pour déterminer les engagements ontologiques d’une théorie, qu’ils soient nominalistes ou réalistes. Autant d’approches que l’on trouve aussi bien en métaphysique qu’en méta-éthique, évidemment.

Le quatrième article nous ramène à la méta-éthique. Il traite de la nature des exigences normatives et plus exactement sur ce qui les fonde. Contrairement au fait que le catholicisme exige que l’on assiste à la messe le dimanche, le fait qu’une personne souffre semble fonder une réelle exigence normative. Selon la thèse avancée par Bruno Guindon, les exigences normatives sont celles et seulement celles qui sont sensibles aux raisons. Bien que cela ne soit pas explicitement spécifié, l’argument semble présupposer une conception réaliste des raisons. En effet, l’auteur considère le fait qu’un être souffre comme une raison d’agir indépendante de nos croyances et de nos désirs.