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L’association des concepts de modernité et de paysage culturel offre un large champ de réflexion, chacun renvoyant à plusieurs définitions possibles, selon les disciplines, les objets d’études ou l’approche méthodologique choisie. Nous proposons ici d’interroger ces deux concepts dans leur définition, leur utilisation, leur compréhension mais aussi leur interprétation et leur association possible à partir de Paysage n°1, une oeuvre d’art médiatique fondée sur les technologies numériques et réalisée par Luc Courchesne en 1997.

Dans un premier temps, nous aborderons la notion de « paysage culturel » telle que formulée et définie par l’UNESCO. Nous en discuterons alors la nécessité et la portée avant d’en aborder les limites. Cela posé, nous pourrons dès lors élargir cette notion au champ de l’art, ce qui nous permettra également d’évoquer celle de modernité sous ses différents aspects : en tant que période historique, en tant que mouvement artistique et en tant qu’incarnation de la rupture. Enfin, dans le cadre de la dernière section, nous proposerons d’évaluer l’impact du numérique dans le système des beaux-arts et de voir comment la création numérique et les spécificités qui lui sont liées en viennent à dessiner un nouveau « paysage institutionnel » de l’art actuel.

1. La notion de « paysage culturel » en question

Adoptée en 1992 par la Convention pour le patrimoine culturel de l’UNESCO, la terminologie « paysage culturel » renvoie, pour l’institution, aux « oeuvres conjuguées de l’homme et de la nature »[1], c’est-à dire des monuments, des sites, des formations géologiques ou d’autres types d’environnements qui font état d’une interaction effective ou symbolique entre l’homme et la nature. L’UNESCO réunit sous cette appellation trois catégories de paysages : ceux conçus et créés intentionnellement par l’homme, comme les parcs ou les jardins ; ceux considérés comme « évolutifs »[2] et ceux considérés comme « associatifs »[3].

Pour ce qui nous concerne, nous nous intéresserons plus particulièrement à la première catégorie, dans la mesure où l’un des principaux éléments constitutifs de l’oeuvre que nous proposons à l’étude est un parc, le parc Mont-Royal (Montréal).

Le parc Mont-Royal, un « paysage culturel » ? 

Conçu par Frederick Law Olmsted (célèbre pour être également l’architecte du Central Park de New-York) et inauguré en 1876, le parc Mont-Royal se situe en plein coeur de la ville de Montréal, sur la colline du Mont-Royal, qui s’est formée il y a quelque 125 millions d’années à la suite d’une solidification souterraine de magma et d’une érosion des roches sédimentaires créée par les glaciers[4]. Parfait exemple de « paysage culturel », tel qu’entendu par l’UNESCO, le parc Mont-Royal est donc le fruit d’une interaction entre un phénomène naturel et une action humaine[5]. Pour autant, celui-ci est totalement absent des listes de l’institution. Il faut rappeler en effet que celle-ci a pour principaux mandats la préservation et la conservation de sites et de biens considérés comme « universels et exceptionnels », sur avis d’un Comité. Ce dernier a pour rôle d’étudier les demandes d’inscription sur les listes de biens patrimoniaux à conserver déposées par les pays du monde entier et d’évaluer les qualités universelles et exceptionnelles du site en question. Le « candidat » doit alors remplir en partie ou en totalité un certain nombre de critères :

  1. Représenter un chef d’oeuvre du génie créateur humain

  2. Témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages.

  3. Offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une période ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine.

  4. Apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue.

  5. Être un exemple éminent d’établissement humain traditionnel, de l’utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d’une culture (ou de cultures), ou de l’interaction humaine avec l’environnement, spécialement quand celui-ci est devenu vulnérable sous l’impact d’une mutation irréversible.

  6. Être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des oeuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle.

  7. Représenter des phénomènes naturels remarquables ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelle

  8. Être des exemples éminemment représentatifs de processus géologiques en cours dans le développement des formes terrestres ou d’éléments géomorphiques ou physiographiques ayant une grande signification.

  9. Être des exemples éminemment représentatifs de processus écologiques et biologiques en cours dans l’évolution et le développement des écosystèmes et communautés de plantes et d’animaux terrestres, aquatiques, côtiers et marins.

  10. Contenir les habitats naturels les plus représentatifs et les plus importants pour la conservation in situ de la diversité biologique, y compris ceux où survivent des espèces menacées ayant une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation[6].

De plus, la catégorie « paysage culturel » qui venait palier à la dualité entre « paysages naturels » d’un côté et « oeuvres humaines » de l’autre n’a été adoptée qu’en 1992 par la Convention. En conséquence, seuls un peu plus d’une soixantaine d’environnements sont actuellement rangés sous cette catégorie, tandis que certains sites comme le Parc du Grand Canyon ou le Jardin de Versailles sont respectivement identifiés sous les deux précédentes catégories bien que ceux-ci pourraient tout aussi bien répondre à la définition de « paysage culturel »[7].

Toutefois, il est intéressant de noter avec John Dixon Hunt que les jardins botaniques virent le jour à la fin de la Renaissance, « précisément parce qu’ils étaient censés rassembler en un seul lieu tous les trésors botaniques des quatre continents, afin de reconstituer et représenter le monde perdu de l’Éden avant la chute de l’homme et de la femme »[8]. Tandis que dans les parcs (comme celui du Mont-Royal), statues, monuments, plaques commémoratives et autres vestiges du passé se laissent découvrir au grès du parcours du visiteur.

Pour sa part, le parc Mont-Royal offre deux belvédères, un monument dédié à Simon McTavish[9] et un autre dédié à George-Étienne Cartier[10], ainsi que quelques sculptures artistiques. Aussi, une parcelle de terre de 29 800 m² abritant une plante menacée au Québec [la podophylle pelté] fut reconnue comme « habitat floristique » par la Commission de la Toponymie du Québec en 2005, et l’Office de la consultation publique de Montréal organisa en 2008 une consultation quant à l’avenir du Mont-Royal pour aborder les questions liées à la protection des espaces verts, des espèces animales et végétales, des moyens de transport et de leur circulation, des constructions et aménagement, etc.

Ainsi, bien que ne figurant pas sur la liste de l’UNESCO, le parc Mont-Royal, comme beaucoup d’autres parcs et jardins, incarne à la fois une oeuvre combinée de l’homme et de la nature, un patrimoine culturel et un espace vert à conserver ainsi qu’un espace lui-même patrimonial.

Art et paysage

À travers l’exemple du Mont-Royal, s’entrevoit déjà certaines limites et contradictions de la notion de « paysage culturel » telle que posée par l’UNESCO. À celles-ci pourrait s’ajouter le fait que l’UNESCO insiste vivement sur l’interaction entre l’homme et la nature pour qualifier et identifier les « paysages culturels », alors que l’interaction a toujours été au fondement même de la notion de paysage. Selon Augustin Berque en effet :

Le paysage ne se réduit pas aux données visuelles du monde qui nous entoure. Il est toujours spécifié de quelque manière par la subjectivité de l’observateur ; subjectivité qui est davantage qu’un simple point de vue optique. L’étude paysagère est donc autre chose qu’une morphologie de l’environnement. Inversement, le paysage n’est pas que « miroir de l’âme ». […] Autrement dit, le paysage ne réside ni seulement dans l’objet, ni seulement dans le sujet, mais dans l’interaction complexe de ces deux termes. Ce rapport, qui met en jeu diverses échelles de temps et d’espace, n’implique pas moins l’institution mentale de la réalité que la constitution matérielle des choses. Et c’est à la complexité même de ce croisement que s’attache l’étude paysagère[11].

Plus encore, Augustin Berque remarque que la notion de paysage n’existe ni partout ni toujours, puisqu’il y a eu des « civilisations non paysagères ». Et, selon lui, celles-ci se caractérisent notamment par l’absence de mots et d’images pour le décrire. À l’inverse, l’auteur remarque que les deux grandes civilisations paysagères (qui ont influencé les autres) que sont la Chine et l’Europe répondent à quatre critères : 1). l’usage d’un ou plusieurs mots pour dire « paysage » ; 2) une littérature (orale ou écrite) décrivant des paysages ou chantant leur beauté ; 3) des représentations picturales de paysages ; 4) des jardins d’agrément.

Berque note en effet que le paysage est né en Chine dans les mots et dans la littérature avant de se manifester en peinture. Selon lui, la multiplicité des termes équivalant à « paysage » révèle que le sentiment paysager concerne toute l’âme humaine, tandis que l’art (pictural) n’en est qu’un vecteur[12]. Aussi, la peinture chinoise n’a jamais eu pour ambition de révéler toutes les formes de l’environnement mais plutôt d’en retranscrire l’« intention » (le yi) de paysage (c’est pourquoi les représentations chinoises se caractériseraient par des grands blancs [yubai], qui stimulent l’imagination du spectateur et l’invite à entrer dans l’oeuvre)[13]. À l’inverse, le terme de « paysage » est apparu en Europe plusieurs décennies après les premiers tableaux de paysages. On remarquera d’ailleurs avec Berque que l’intérêt des européens pour la peinture de paysage est né avec la modernité (entendu ici en tant que période historique) et l’apparition de la perspective linéaire, peu de temps avant l’essor des jardins à la fin de la Renaissance.

En conséquence, non seulement peinture, littérature et autres arts incarnent des activités culturelles fondamentales inhérentes à une société mais sont au fondement même de la notion de paysage, de sa compréhension et de son expérimentation.

2. Paysage n°1

Alors que la peinture de paysage constitue un genre à part entière dès le 16ème siècle, le tournant du 19ème siècle marque une approche de la nature en tant que « phénomène » qui tranche avec le modèle de composition classique[14], tandis que se développe en parallèle l’art du panorama. C’est dans cet héritage, entre peinture de paysage et panorama, que s’inscrit l’oeuvre de Luc Courchesne, Paysage n°1.

Né dans l’esprit de Robert Barker en 1787, le panorama renvoie à la fois à un format d’image et à un dispositif. En effet, le panorama (qui signifie étymologiquement « vue qui embrasse tout ») est un dispositif où le spectateur visionne une image topographique peinte sur une toile gigantesque et circulaire. En raison de ses dimensions et de ses ambitions le panorama se développe et se perfectionne au cours du 19ème siècle avant qu’on ne décide de construire des édifices spécifiques pour l’accueillir : les rotondes. Le panorama se veut en effet un substitut parfait de la réalité, tant du point de vue de la représentation que de la réception, et dans cette optique, il cherchera à effacer toute trace de médiation afin de créer l’illusion la plus totale. Ainsi, « architecture et peinture illusionniste se confondent et se marient dans un même dispositif, qui suppose la continuité circulaire, l’illimitation, et un rapport réglé entre le spectateur et la toile »[15].

Or, commandée par le centre d’art dédié à la création numérique de Tokyo, le NTT ICC, Paysage n°1 est une installation vidéo panoramique interactive multi-utilisateur, dont la création débuta en 1996 et qui fut présentée pour la première fois en 1997. Son dispositif se compose de quatre ordinateurs en réseau avec plaquettes tactiles et microphones, quatre lecteurs vidéodisques et quatre vidéo projecteurs, le tout disposé de telle façon à dessiner un périmètre carré au centre duquel se trouve une plate-forme munies de détecteurs de mouvement destinée au(x) spectateur(s) (jusqu’à quatre à la fois donc).

Le sujet de l’oeuvre étant « l'espace et son appropriation par l'homme à travers les rapports humains »[16], Paysage n°1 propose à son spectateur une promenade interactive dans le parc du Mont-Royal menée par des « personnages virtuels » (ainsi nommés par l’artiste), pourtant acteurs réels préenregistrés. Invité à pénétrer au coeur de l’installation et à se placer sur la plateforme c’est ainsi que le premier contact de l’utilisateur avec l’oeuvre s’établi. Les personnages projetés sur les parois écraniques circulent autour du spectateur qui pourra entrer en communication avec l’un deux en s’adressant à lui soit par la voix, soit à l’aide de l’écran tactile en sélectionnant questions ou commentaires prédéterminés affichés sur l’écran de projection. De chaque choix opéré par l’utilisateur parmi ceux proposés dépend une nouvelle séquence pouvant l’amener jusqu’à développer une relation privilégiée avec le personnage en mesure de le guider à travers le parc.

Après avoir travaillé l’ombre et la lumière par le biais de la vidéo, Luc Courchesne proposa une série de « portraits » (interactifs), puis une série de « paysages » (là encore interactifs – dont est issu Paysage n°1) avant de développer ses recherches autour de structures panoramiques qu’il a baptisé « Panoscope ». La démarche artistique de Luc Courchesne s’inscrit donc dans une sorte de réactualisation de la peinture à travers l’emploi des technologies numériques et médiatiques contemporaines. On remarquera d’ailleurs que l’artiste choisit lui-même l’emploi du verbe peindre pour décrire la projection vidéo dans son oeuvre. Sur son site Internet, il écrit en effet à propos de Paysage n°1 « les quatre murs d'un espace sont ‘’peints‘’, à l'aide de projecteurs vidéo »[17]. Aussi, l’une des scènes « possibles » de Paysage n°1 (qui met en scène une famille de quatre personnes venues au parc pour pique-niquer) est à interpréter, selon Jean Gagnon, comme une référence au célèbre tableau de Manet le Déjeuner sur l’herbe (1863)[18]. Ce lien est particulièrement intéressant dans la mesure où le travail de Manet (et ce tableau en particulier) incarne, dans l’histoire de l’art, la rupture avec le classicisme de la peinture académique et le début de l’ère moderne. En effet, bien que s’inspirant (entre autres) d’une toile du Titien, le Concert champêtre (1508-1509), le tableau de Manet choqua ses contemporains en raison de la représentation d’une femme « ordinaire » nue en compagnie de deux hommes habillés, lors d’un pique-nique. Car, une telle mise en scène ne suppose pas une interprétation mythologique, comme tel est le cas de la toile de Titien (laquelle met en scène les Muses Calliope et Polymnie), et donne ainsi au tableau une forte connotation sexuelle. Ce faisant, Manet tend à souligner le caractère arbitraire des goûts et des interdits de son époque en adoptant une attitude provocatrice, ce que l’on retrouvera chez de nombreux acteurs de l’art moderne. D’ailleurs, si Manet trouve certaines références dans la peinture classique, sa toile sera elle aussi reprise par la suite, d’abord par Monet en 1865 puis par Picasso en 1961 et beaucoup d’autres encore tout au long du 20ème et 21ème siècle, dont Luc Courchesne.

Si l’auteur de Paysage n°1 assume volontiers et affirme même l’influence de la peinture dans ses oeuvres, le panorama est également une forme qu’il affectionne tout particulièrement. À vrai dire, à partir des années 2000 les oeuvres de Luc Courchesne seront fondées sur diverses déclinaisons panoramiques, mises au point par l’artiste et son équipe. C’est d’ailleurs pourquoi Paysage n°1 est encore une fois des plus intéressantes, car celle-ci nous semble marquer le passage de l’artiste du portrait au paysage, de l’installation au panorama, de l’interaction à l’immersion interactive. On remarquera en effet que le dispositif et les modalités d’interaction de Paysage n°1, fondés sur le principe de bornes interactives, sont sensiblement les mêmes que ceux mis en place par l’artiste pour sa série de portraits réalisés tout au long des années 1990, tandis que l’agencement des écrans de projection et le placement du spectateur au centre de ce périmètre ont incité à présenter cette oeuvre comme « panoramique ». Pour autant, bien que ce statut soit totalement revendiqué par son auteur, l’assertion reste discutable. En effet, comme cela a été évoqué précédemment, l’architecture panoramique « classique » a pour fonction de créer l’illusion la plus totale, ce qui passe notamment par la suppression du cadre au profit d’une continuité circulaire[19]. Or, d’une part les quatre écrans de projection de Paysage n°1 ne prennent pas tout l’espace de la pièce où l’oeuvre est présentée mais sont disposés de façon telle à créer un périmètre carré au sein de l’espace d’exposition, d’autre part, ils sont séparés entre eux par un jour de quelques centimètres. Ainsi, au même titre que le cadre d’un tableau accroché à un mur, les écrans de Paysage n°1 dessinent une délimitation très claire entre l’espace de représentation et l’espace d’exposition.

Plus encore, non seulement les interstices entre les écrans coupent l’espace projeté sectionné en tableaux, mais dessinent aussi un périmètre en pointillé qui laisse entrevoir l’espace dans lequel l’oeuvre est placée, rappelant ainsi au visiteur du parc virtualisé son attache à l’espace physique. De même, tout porte à croire que le son de l’installation, dépourvue de cloisons étanches, se propage dans celui de l’exposition, tandis que les images projetées sur chaque écran sont également visibles de l’extérieur de l’installation. Ainsi, Paysage n°1 manipule le cadre et ses limites, joue sur le hors-champ, envers et endroit, intérieur et extérieur dans sa relation avec l’espace physique qui l’accueille.

De part son sujet, sa dimension interactive et son rapport à l’espace (de représentation et de présentation), l’oeuvre de Luc Courchesne n’est alors pas sans nous rappeler les propos de Girardin sur le jardin :

Pour Girardin, le terrain est une ‘’toile’’ qu’on travaille grâce à une esquisse qui a valeur de projet et dont on fera un tableau visitable […]. Ultimement, dans le jardin pittoresque, au fil d’une multiplication des points de vue distribués sur un parcours, le promeneur n’est pas ‘’mangé’’, absorbé par le tableau, il va de l’un à l’autre comme au musée : mais par derrière les cadres[20].

Le rapprochement établi ici avec la figure du musée semble particulièrement intéressant à relever dans la mesure où nous avons eu l’occasion d’évoquer plus avant la dimension patrimoniale des jardins et des parcs. Nous retrouvons donc un certain nombre de correspondance avec le musée, lequel a pour fonction, selon l’ICOM[21], de collectionner, de préserver et de présenter des oeuvres et des objets en vue de la délectation et de l’éducation du public. On soulignera d’ailleurs que, dès sa première formulation en 1948, la définition officielle du musée, telle que posée par L’ICOM, comprend « toutes les collections de documents artistiques, techniques, scientifiques, historiques ou archéologiques ouvertes au public, y compris les jardins zoologiques et botaniques [je souligne] »[22]. Aussi, l’ICOM n’a eu de cesse par la suite d’ajouter à sa liste toute une série d’autres lieux répondant, selon les membres de l’organisation, à la conception du musée. Ainsi, s’ajoutèrent aux jardins zoologiques et botaniques, les aquariums et vivariums en 1951, puis les sites et parcs naturels, les monuments historiques et sites archéologiques en 1961.

Mais les divers éléments relevés à travers l’analyse de Paysage n°1, en particulier le rapport étroit de l’oeuvre avec la peinture ainsi que son dispositif nous permettent de voir aussi en elle, une sorte de simulation ou de substitut du musée. Puisqu’en effet, comme nous avons pu le constater, l’installation de Luc Courchesne suppose la mise en relation, par juxtaposition et succession, de « tableaux » à travers un parcours aléatoire mais néanmoins élaboré, et dessine un périmètre autonome dans lequel le spectateur est appelé à être immergé. Aussi, le fait que l’oeuvre soit initialement destinée à un public étranger (puisqu’il s’agit d’une commande du Centre NTT ICC de Tokyo, rappelons-le) ajoute à la dimension « éducative » de celle-ci. Pour illustrer ce point, on relèvera notamment une des « scènes possibles » de Paysage n°1[23], au cours de laquelle un « personnage virtuel » conduit le spectateur à travers le parc Mont-Royal jusqu’au belvédère qui surplombe la ville pour lui en livrer quelques informations topographiques et anecdotiques sur Montréal et sa région. À cela s’ajoutent la notion de parcours et le plurilinguisme de l’oeuvre (disponible au moins en trois langues : français, anglais et japonais[24]) qui ne sont pas sans rappeler les dispositifs audio-guide, désormais très courants dans les musées.

Toutefois, si Paysage n°1 de Luc Courchesne se rapproche, en certains points, de la forme muséale, elle fait aussi partie des oeuvres pionnières de l’art numérique. Or, il semblerait que la création numérique en vient, précisément, à interroger les fondements et la légitimité même du musée contemporain. En effet, si les salons, galeries et musées constituaient les lieux incontournables de l’art du 18ème au 20ème siècle et offraient ainsi aux oeuvres présentées un cadre de légitimité et un « sceau d’approbation », ceux-ci ne sont plus aujourd’hui que des « lieux possibles ».

3. La culture numérique dans le paradigme de la modernité

À la fois période historique et courant artistique, le terme « modernité », issu du latin modernus et modo (récemment), renvoie aussi originellement à « ce qui est récent ». C’est à partir du 19ème siècle que le concept de modernité en art incarne l’idée de changement, de renouvellement et de rupture avec ce qui le précède. Apparues dans les années 1980, les technologies numériques – et plus particulièrement la création artistique numérique dans laquelle s’inscrit Paysage n°1 – répondent en bonne partie à ces principes. En effet, souvent associées au terme et à l’idée de « nouveau » (pour finalement référer à des pratiques simplement fondées sur les technologies les plus récentes), on remarque une grande correspondance entre les considérations liées à la modernité et celles liées aux médias et à la pensée intermédiale, développée au cours de ces trente dernières années. Ces dernières ont notamment incité à repenser l’histoire et la matérialité des arts et des médias[25], lesquels ne pouvaient plus se concevoir de manière isolée ni dans une histoire linéaire mais davantage à travers une « généalogie des affiliations »[26]. Auteurs de Remediation, Understanding New Media, Bolter et Grusin ont développé le concept de « remédiation » d’après lequel tout « nouveau » média « remédie » (c’est-à-dire reprend et refaçonne) ses prédécesseurs, toujours dans une visée performative. Ainsi, selon leurs exemples, la perspective permit une représentation plus réaliste de la réalité, que la photographie permit tout bonnement de répliquer par impression sur support photo sensible, que le cinéma reprit pour mettre au point sa propre pellicule filmique dont le déroulement à vingt-quatre images par seconde donna l’illusion du mouvement, etc. Dans la même veine, Steve Dietz écrivait dans « Signal or Noise » :

What is new media ? In 1839, it was photography. In 1895, it was motion pictures. In 1906, it was radio. In 1939, television. 1965, video. 1970’s computergraphics. 1980’s computer animation. 1994, the World Wide Web 1995, Mosaic. Then Quicktime, Shockwave, Real, Flash. 1999 was the year of the database ; 2000, transgenic art ; 2001, PDA’s etc.[27].

Bref, pour reprendre l’expression de Gitelman, « media is always already new »[28]. Or, précisément, si l’on en croit Simone Manon :

L’aujourd’hui s’articulant toujours à un hier, il lui suffit de se revendiquer comme tel pour qu’il y ait prétention de modernité. On aurait ainsi à faire à un concept […] paradoxalement intemporel, propre à démentir par sa récurrence historique ce dont il est la prétention[29].

Aussi, comme nous pourrons le constater ici, les arts fondés sur les technologies numériques suscitent de profonds changements en renouvelant tour à tour les notions de participation et d’interaction, d’exposition, de matérialité, de virtuel et d’espace.

L’« art numérique »

Fondé sur ce langage particulier, fait de codes binaires (suite de 0 et de 1) qu’est le numérique, l’appellation « art numérique » renvoie en théorie à toute pratique artistique qui à un moment ou à un autre utilise la technologie numérique. De ce fait, il recouvre une foule de productions, des plus traditionnelles aux plus high-tech. En effet, il serait bien difficile aujourd’hui d’identifier une création artistique (peinture, sculpture, photographie, vidéo, etc.) vierge de toute intervention numérique, de sa conception à sa diffusion. Toutefois, dans son ouvrage L’Art numérique, Christiane Paul distingue les formes d’expression qui utilisent le numérique comme « outil » de celles qui l’utilisent comme « médium »[30]. La première option suppose l’emploi d’outils numériques (numérisation, logiciels, supports ou plateformes de diffusion) à un certain moment donné du processus de création, tandis que la seconde implique que l’oeuvre soit « produite, stockée et présentée exclusivement sous format numérique et [qu’elle] en exploite le potentiel interactif ou participatif »[31]. C’est donc à cette seconde catégorie que nous référons ici, dont fait partie l’oeuvre de Luc Courchesne.

« Paysage culturel » de l’art actuel

Les « comportements »[32] liés aux créations intrinsèquement numériques – que Steve Dietz identifia comme étant la « computabilité[33], la connectivité et l’interactivité »[34] – suscitent une profonde remise en question du système des beaux-arts et de ses lieux de prédilection : l’atelier, la galerie et le musée. En effet, la nature éphémère de ces oeuvres, leur dimension participative, leur immatérialité, leur encombrement ou leur temporalité posent un certain nombre de défis à l’espace classique de la galerie, fondé sur le modèle du cube blanc, et remettent en question jusqu’à l’existence même de l’atelier d’artiste.

Bien que l’introduction, de plus en plus accrue à partir des années 1980, du cinéma et de la vidéo dans l’espace de la galerie, entraîne inévitablement un changement de temporalité et de comportements, les oeuvres numériques, potentiellement dynamiques et non-linéaires, n’ont bien souvent pas de durée limitée, ni un début et une fin prédéfinis. Leur appréhension et leur expérimentation peuvent donc être très courte comme excessivement longue, selon l’intérêt accordé par le spectateur. En outre, ce type d’oeuvres, à l’exemple de Paysage n°1, impose bien souvent un nombre limité de participants, quand il ne s’agit pas d’un usage unique, ce qui peut entraîner plusieurs effets pervers comme la perturbation du « trafic » d’une exposition, l’hésitation de certains à agir et interagir avec l’oeuvre préférant regarder faire les autres, et la perturbation d’expérimentation de ces derniers dont l’intimité se voit troublée par la présence des autres regardeurs.

Ainsi, loin de se voir enfermées entre les murs d’un bâtiment ou confinés aux impératifs d’un dispositif et aux règles d’une institution, les productions numériques ont au contraire besoin de cadres plus modulables capables de composer avec ses spécificités. C’est sans doute pourquoi les festivals sont généralement les plus prisés pour l’exposition de ce type d’oeuvres.

Mais c’est aussi l’acte et le lieu de création qui se voient remis en question par l’introduction des technologies numériques dans la création artistique. D’un côté l’art Internet annihile toute l’existence de l’atelier d’artiste comme le remarque très justement Stefan Brüggemann[35], tandis que de l’autre, performances, installations et environnements multimédia nécessitent bien souvent de grands espaces ainsi que des financements, des ressources technologiques et humaines qu’un artiste seul ne peut assumer. Dès lors, centres, sociétés, fondations et autres sont capables d’offrir de tels moyens aux artistes qu’ils acceptent « en résidence » le temps de mener à bien leur projet. Aussi, relativement proche du système de l’audiovisuel, ces nouveaux acteurs, ainsi que d’autre plus anciens comme le musée, peuvent également endosser le rôle de « producteur » en commandant des oeuvres directement auprès des artistes ou par le biais d’appels d’offre.

Par ses propriétés, la création numérique impose une profonde reconfiguration du système des beaux-arts et de ses lieux de prédilection, initiée dans les années 1970 par l’art dit « post-moderne », en multipliant les autres intervenants, espaces et lieux de création et de diffusion possibles. C’est en cela que nous comprenons ici la notion de « paysage culturel », en tant qu’unité constituée d’une pluralité d’espaces et de lieux destinés à l’art et la culture, que nous proposons d’esquisser dans le schéma 1 ci-dessous.

Schéma 1

Espaces et lieux ouverts à la création numérique

Espaces et lieux ouverts à la création numérique

-> Voir la liste des figures

Forme la plus précisée, le festival, en tant que manifestation culturelle régulière limitée dans le temps, n’appelle pas à une exposition longue durée (ce qui favorise une réduction des coûts) et ne dispose pas de lieux spécifiques mais compose avec divers espaces partenaires tels que les galeries et musées, les salles de spectacles ou de conférences, les cinémas ainsi que les espaces publics ou urbains et parfois même l’Internet. Cette flexibilité permet dès lors de présenter des oeuvres hybrides, que ce soient des installations interactives, des performances ou des expositions plus statiques, mais aussi d’hybrider les pratiques entre elles, à l’exemple des festivals de cinéma ou d’arts de la scène qui proposent des expositions et des représentations parallèles à leur programmation. Aussi, plus en accord avec la nature de ce type d’oeuvres, la diversité des lieux de présentation et de la programmation des festivals, incite chaque spectateur, libéré d’un parcours imposé, à établir un programme « sur mesure » selon ses intérêts et le temps qu’il veut y accorder.

Cependant, le festival, loin de constituer un idéal, souffre sans aucun doute de son succès, avec la profusion de manifestations à la portée et la qualité inégales, et doit faire face à d’autres difficultés comme celles des moyens humains, financiers et techniques.

Plus proches des structures classiques que sont la galerie d’art et le musée, les centres d’art, sociétés et fondations qui ont proliféré au cours des années 2000 offrent un espace d’exposition plus stable ainsi que des moyens financiers et matériels plus conséquents (dépendamment de l’importance et du budget de chacune, car là encore se dessine une grande inégalité). Mais ces structures se distinguent des autres en assumant une nouvelle fonction : l’aide à la création. Cette aide peut prendre différentes formes comme la commande, des prêts et bourses, ainsi que le prêt d’espaces-ateliers ou de matériel.

On relèvera également dans ce schéma la présence des entreprises privées et laboratoires scientifiques. En effet, il est à rappeler que les technologies numériques se sont principalement développées au cours des années 1970 dans le cadre de recherches et expérimentations scientifiques, militaires et aérospatiales. Ce contexte originel n’était d’ailleurs pas pour attirer les artistes en cette période. Mais en raison de cet héritage, la création artistique semble constituer aujourd’hui elle-même un champ d’expérimentation au service de la recherche sur les avancées technologiques. On pourra penser notamment au travail de David Rokeby qui a développé pour Very Nervous System (1986-1990) une interface (du même nom) capable de traduire le mouvement en son et qui fut par la suite reprise et adaptée par d’autres artistes et programmeurs[36], ou encore au collectif anglais Blast Theory qui, dès le début des années 2000, a su révéler et exploiter les potentialités de la mobilité et des technologies mobiles[37]. C’est d’ailleurs sans doute pourquoi les arts numériques se retrouvent tant dans les musées d’art que ceux dédiés aux sciences et aux technologies.

Les entreprises privées comme bien évidemment celle spécialisées en matériel informatique et en télécommunication, mais aussi certaines banques ou autres, occupent une place non négligeable dans la sphère de l’art numérique, celles-ci pouvant tour à tour jouer les rôles de simples soutiens (en finançant les activités des festivals par exemple) ou de « producteurs » en passant commande auprès des artistes, à l’exemple d’une des oeuvres les plus récentes de Luc Courchesne, You are here réalisée en 2010 et commandée par la Banque de Montréal.

4. Conclusion

À travers cet article, nous avons tenté de présenter, d’interroger et de développer la notion de « paysage culturel », initialement élaborée par l’UNESCO en 1992. Alors que l’UNESCO avait pour principal objectif d’identifier sous cette nomination une certaine catégorie de paysages, lesquels se caractérisent comme étant le fruit d’une interaction entre la nature et l’être humain, une approche fondée sur l’art et son histoire nous a conduit à penser le « paysage culturel » sur la base de ses deux termes constitutifs : paysage et culture(l). Nous avons alors pu mettre en évidence les relations étroites qui unissent art et paysage, l’art étant au fondement même de la compréhension et de l’expérimentation du paysage et le paysage incarnant un thème cher à la peinture. Enfin, en dernier lieu, en interprétant le concept de « paysage culturel » en tant que paysage (au sens de panorama) de la culture et en l’appliquant à la problématique de l’art numérique, nous avons esquissé ce que nous considérons comme le « paysage institutionnel de l’art actuel ».