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La « patrimonialisation » est le processus par lequel un fait social ou culturel présumé « traditionnel » voit sa pratique volontairement « relancée » en parallèle ou à l’issue d’un inventaire et d’une « sauvegarde ». Essentiellement occidentale à l’origine, la patrimonialisation connaît une expansion sans précédent ces dernières décennies, véritablement exponentielle et à l’échelle mondiale, ce qui ne manque pas d’attiser la curiosité intellectuelle et scientifique des historiens et des ethnologues, au-delà d’une certaine perplexité et de craintes bien réelles, de plus en plus partagées. En l’espace d’une petite trentaine d’années, les études à son égard se sont multipliées, engendrant ainsi ce que Nathalie Heinich qualifie d’ « inflation éditoriale » (Heinich 2009 : 21-22). La profusion du vocabulaire pour désigner ce process atteste l’intérêt qu’on lui porte et montre à quel point ce thème est dans « l’air du temps » de la recherche actuelle en anthropologie. De la fameuse « invention des traditions » de Eric Hobsbawm et Terence Ranger en 1983, au concept actuel de « patrimonialisation », dont Christian Bromberger nous assure qu’il s’agit du néologisme le plus employé aujourd’hui en France, la palette est grande des termes utilisés par les chercheurs, en fonction de leur posture disciplinaire et de leur « tradition » scientifique nationale, chacun de ces mots ayant une « coloration singulière » : « folklorisme », « folklorisation », « retraditionalisation », « néo-tradition », « réanimation », « réactivation », « revival », « renaissance », « réactualisation  », « revitalisation » (Bromberger et Chevallier 2004). Chaque auteur y va même de son nouveau terme. Ainsi, aux expressions « néo-archaïsmes » ou « rétro-innovations », un brin affectées, Bromberger préfère « relance ». Quant à l’universalité de ces phénomènes, elle se lit dans un certain nombre de formulations censées refléter le caractère presque dérisoire du « tout patrimonial » : « De la métamorphose de la châtaigne à la renaissance du carnaval » pour Bromberger ; « De la cathédrale à la petite cuiller » pour Heinich, qui reprend là une célèbre phrase de Malraux (Bromberger et Chevallier 2004; Heinich 2009).

L’examen anthropologique de cette notion que je propose ici abordera ce que Henri-Pierre Jeudy appelle la « machine patrimoniale » (Jeudy 2008), c’est-à-dire le processus de patrimonialisation dans sa globalité, depuis les procédures de sélection de l’objet à patrimonialiser jusqu’aux mécanismes de sa réhabilitation mis en oeuvre par les nombreux réseaux locaux ou plus largement institutionnels, en passant par les effets que cette « relance » produit sur les pratiques musicales ou artistiques elles-mêmes. De la sorte, cette « relançologie », comme dit Bromberger, s’emploie à étudier l’intégralité des processus de patrimonialisation, leur génèse comme leurs effets. Elle relativise quelque peu la dichotomie des approches disciplinaires nationales établie par cet ethnologue, lorsqu’il écrit qu’en France, on « étudie davantage […] la genèse de l’oeuvre plutôt que sa mise en scène, l’amont des processus plutôt que leur aval », qu’on laisse « dans l’ombre la réception par les publics de ces productions néo-traditionnelles », à la différence des chercheurs allemands (Bromberger et Chevallier 2004 : 13).

La genèse de l’idée patrimoniale

Si l’emploi du terme « patrimoine », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, paraît assez récent et se généralise vraiment dans les années 1970, Jean-Michel Leniaud rappelle que Puthod de Maison-Rouge, ancien gendarme du roi et membre de la commission des antiquaires, l’utilise déjà en 1790, tout comme le ministre Guizot, en 1823, pour désigner le patrimoine collectif (Leniaud 2000 : 184).

C’est bien la Révolution qui a institué la notion de patrimoine dans son acception moderne (Chastel 1997), même si Leniaud, qui « interroge l’Antiquité », note que cette époque reculée connaît déjà « les principaux aspects de ce qu’on appelle patrimoine : […] motivations de conservation publiques et privées, religieuses, politiques et civiles ; modalités de conservation et de sélection… » (Leniaud 2000 : 187).

Cette première patrimonialisation de l’ère révolutionnaire intervient en 1790, au terme d’une année de confiscation des biens des émigrés et de gestion des biens du clergé par l’État. Mais elle est aussi l’un des marqueurs de la jeune nation française que la Révolution façonne jour après jour, car Daniel Fabre rappelle que « la nation moderne est patrimoniale par essence, le patrimoine est au coeur de sa définition », dans la mesure où « toute nation, non seulement exalte les héritages de son passé, mais absorbe en totalité les oeuvres individuelles et collectives de ses citoyens » (Fabre 1996b : 108). Ernest Renan ne disait-il pas que ce qui fait la nation, « c’est un riche legs de souvenirs » (cité dans Thiesse 1999 : 12)? En octobre 1790, l’Assemblée crée la Commission des monuments, tandis que le 22 novembre de la même année, est promulguée une Instruction concernant « la conservation des manuscrits, monuments, statues, tableaux, dessins, et autres objets provenant du mobilier des maisons ecclésiastiques, et faisant partie des biens nationaux ». Dès lors, une attention toute particulière est portée à la protection des oeuvres d’art en tout genre menacées par ce que l’on qualifie alors de « vandalisme » (Cambry rédige en 1791 un Catalogue des objets échappés au vandalisme dans le Finistère), terme que l’abbé Grégoire reprend en 1794, taxant de surcroît ces destructions de menées « contre-révolutionnaires ». Ainsi, une « Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement », proposée par la Commission temporaire des arts et adoptée par le Comité d’instruction publique, le 15 mars 1794, s’adresse aux administrateurs de la République et leur précise : « Vous n’êtes que des dépositaires d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander compte ». Le 16 septembre 1792, l’Assemblée législative vote la conservation des « chefs d’oeuvre des arts » ; Joseph Lakanal demande le 4 juin 1793 la pénalisation des dégradations sur les monuments publics, tandis que les Archives nationales sont créées en 1790, les services d’archives départementales par la loi du 26 octobre 1796 (5 brumaire an V) et qu’un décret de la Convention nationale du 17 octobre 1795 (25 vendémiaire an IV) concerne l’organisation de la Bibliothèque nationale. Cette politique patrimoniale se poursuivra au lendemain de la Révolution avec le lancement de la Statistique départementale en 1798 et le rapport de Chaptal, en 1801, sur la création des musées de province, musées qui seront réorganisés par l’ordonnance royale de 1816, l’année de la publication du premier Inventaire des monuments.

Le XIXe siècle, avec l’entrée de l’Europe dans l’ère industrielle et la découverte du relativisme culturel, va façonner la sensibilité patrimoniale du romantisme. On connaît ainsi le fameux pamphlet de Victor Hugo, écrit en 1829 dans la Revue de Paris, intitulé « La Guerre aux démolisseurs », manifeste contre le vandalisme et plaidoyer pour le patrimoine (Laplantine 1996 : 45). En 1830, est créée la charge d’Inspecteur des monuments historiques, occupée en 1834 par Prosper Mérimée; 1834 voit également la création du Comité Historique des Arts et des Monuments, dans lequel il est difficile de ne pas déceler l’origine directe du Comité de la Langue, de l’Histoire et des Arts de la France, créé en 1852 par Hippolyte Fortoul, Ministre de l’Instruction publique de Napoléon III, et qui sera le support du Recueil général des poésies populaires de la France (Cheyronnaud 1997). Dès lors, en France, la patrimonialisation ne cesse de progresser durant tout le XIXe siècle : 1837, création de la Commission des monuments historiques; 1882, rapport du ministre des Arts sur l’organisation des musées et la création de l’École du Louvre; 1887, lancement, par le ministre de l’Instruction publique, des monographies communales, loi définissant l’action du service des monuments historiques; 1897, création de la Direction des Archives… Le dénominateur commun de ces diverses politiques patrimoniales est leur caractère centralisé, autoritaire et contraignant, sous l’égide des divers ministères, mode d’organisation spécifique à la France et qui lie très étroitement patrimonialisation et institutionnalisation.

Par ailleurs, on voit à quel point le concept de « monument » sert de pivot à la structuration de cette patrimonialisation historique, concept qui, au-delà du patrimoine bâti, désignait alors le patrimoine « immatériel » dans son ensemble comme le rappelle Nicole Belmont : « En latin, monumentum était d’abord tout ce qui rappelle quelqu’un ou quelque chose, tout ce qui perpétue le souvenir[1] : le mot s’est ensuite figé dans le sens restreint de monument architectural, commémoratif. Formé sur le verbe moneo, “faire songer à quelque chose, faire souvenir et avertir, engager, donner des inspirations, instruire”, le monument est […] la trace, matérielle ou mentale, verbale ou gestuelle, de ce qui est passé, de ce qui n’existe plus…  » (Belmont 1986 : 263). En 1807, Crétet, Ministre de l’Intérieur de Napoléon Ier, rédige une circulaire recommandant de « rassembler les monuments des idiomes populaires de l’Empire », tout comme Fortoul, plus tard, vise à travers son recueil « la publication des monuments inédits de notre littérature », le tout par le biais du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France, lui-même synthèse de deux comités pré-existants : le Comité des monuments écrits et le Comité des arts et monuments (Cheyronnaud 1997 : 7, 36). Au-delà, c’est toute la notion d’archéologie qui désigne au XIXe siècle l’ensemble des champs disciplinaires oeuvrant à l’étude de ce qui correspondrait à l’actuel concept protéiforme de patrimoine, matériel et immatériel. C’est donc à dessein que Daniel Fabre propose une Ethnologie des monuments historiques, appliquée aux édifices et ouvrages d’art témoins « d’une conception officielle de l’histoire », mais dans la perspective d’une anthropologie de la patrimonialisation dans sa globalité (Fabre 2000c).

Le XIXe siècle, en Europe, est celui de la fabrication des identités nationales, processus qui a consisté « à déterminer le patrimoine de chaque nation et à en diffuser le culte » comme le rappelle Anne-Marie Thiesse. Cette patrimonialisation va prendre la forme d’un véritable « culte des ancêtres », Renan rappelant que ce dernier est « de tous le plus légitime; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes ». Et Anne-Marie Thiesse d’insister sur la notion précoce d’héritage : « Appartenir à la nation, c’est être un des héritiers de ce patrimoine commun et indivisible, le connaître et le révérer. Les bâtisseurs de nation, par toute l’Europe, n’ont cessé de le répéter » (Thiesse 1999 : 12).

Ce processus commun à toute l’Europe va conduire à « inventer » – dans les deux acceptions du terme : découvrir et créer de toutes pièces – un vaste patrimoine oral dans lequel les épopées fondamentales jouent un rôle de tout premier plan. Les « Homères contemporains surgis du fond des siècles » se multiplient dans l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles, « dont il suffit de transcrire les chants pour retrouver les grands ancêtres ». On connaît bien sûr la fameuse histoire du barde Ossian inventée par l’Écossais James Macpherson. Mais en quelques années, la plupart des jeunes nations européennes se dotent de leur épopée fondamentale (Kalevala en Finlande, Kalevipoeg en Estonie, d’une certaine manière le Barzaz Breiz breton du Vicomte Hersart de la Villemarqué, même si l’on a établi depuis que ce dernier fut un authentique collecteur). La Norvège, elle, se dote du mythe national fondateur viking, passé glorieux, mythe atemporel, dont Marc Maure rappelle qu’il renvoie à une culture différente et unique, s’ancre dans une conception généalogique de l’histoire, se réfère aux origines mythiques de la nation (Maure 1996 : 65). C’est dans ce contexte qu’apparaissent et se succèdent en France plusieurs entreprises de collectes d’une littérature orale génériquement qualifiée au XIXe siècle de Poésies populaires de la France, en réalité constituée de musiques de tradition orale au premier rang desquelles figure la chanson populaire. Ces collectes ne constituent que l’un des multiples aspects d’un immense inventaire socio-culturel de la France métropolitaine, urbaine mais surtout rurale, et de ses prolongements coloniaux, s’inscrivant alors dans une volonté générale – intérieure et extérieure – de découverte de l’altérité sociale, culturelle et ethnique au XIXe siècle (Charles-Dominique 2008). Leur étude ne peut s’imaginer sans la prise en compte des contextes concomitants de la création européenne des identités nationales, de la mise en patrimoine institutionnalisée et générale de toute la société française, des tout débuts de la première mondialisation industrielle, des peurs et des sentiments de repli qu’elle provoqua, de la crainte de voir des pans culturels entiers disparaître à tout jamais.

La patrimonialisation, « hypertrophie mémorielle », « religion conservatrice »

Au XIXe siècle, la notion de patrimoine traduit, en effet, le trouble de la conscience collective face à la peur de la dégradation mais surtout de la disparition due à l’obsolescence. La sensibilité patrimoniale s’est exacerbée au moment même où nos sociétés connaissaient une mutation accélérée, faisant craindre la perte et l’oubli. Ainsi, Eugène Weber (1983) et Henri Mendras (1967; 1988) ont-ils pu écrire que l’intérêt porté au patrimoine rural a été concomitant à la désorganisation des sociétés rurales modernes. À travers une étude minutieuse des préfaces des anthologies de chants populaires publiées en Languedoc et Gascogne au XIXe et au début du XXe siècles, j’ai pu montrer comment tous les folkloristes de l’époque, Jean-François Bladé (1827-1900), Cénac-Moncaut (1814-1871), Lamarque de Plaisance (1813-1880), Félix Arnaudin (1844-1921), Louis Lambert (1835-1908), Jean Poueigh (1876-1958), etc., avaient systématiquement insisté sur la notion d’urgence, même s’il s’agit là d’un trait universel de l’entreprise folkloriste, comme le rappelle Anne-Marie Goffre (1984), qui consiste à déclarer en danger un certain nombre de faits culturels pour mieux justifier leur sauvetage. « Ces traditions sont encore assez nombreuses; mais elles se perdent chaque jour. Il est donc urgent de fixer toutes celles qui présentent un véritable intérêt », écrit Bladé en 1885. Ces collecteurs vont jusqu’à réclamer la postérité pour leur oeuvre patrimoniale : « J’espère que l’on me saura gré d’avoir sauvé de l’oubli bien des chants qui, sans cela, auraient été perdus » (Lambert); « Peut-être ce pieux labeur sera-t-il un jour l’honneur de [mon] nom ? », (Bladé) (Charles-Dominique 2000; 2004). Cela montre, déjà, que l’entreprise patrimoniale construit l’identité de celui qui la conduit.

Pour Joël Candau (1998), la notion de patrimoine ressortit autant à l’angoisse de la perte qu’à la frénésie à produire des traces. Il évoque à cet égard la notion d’« hypertrophie mémorielle », qui se donne à voir dans la prolifération des traces, dans leur fabrication, leur conservation et leur transmission. Pour Henri-Pierre Jeudy (2008 : 63-64), plus que l’angoisse de la perte des traces, ce serait la peur de n’avoir rien à transmettre qui impulserait la conservation pour le futur. Quoi qu’il en soit, le constat est unanime qu’un mnémotropisme quasi obsessionnel traverse les sociétés modernes. Et chose surprenante, ce constat est aussi celui d’historiens que l’on n’attendrait pas ici dans ce type de mise en garde. Ainsi, Pierre Nora évoque la progression rapide, dans nos sociétés contemporaines, du « gonflement hypertrophique de la fonction de mémoire », allié à la « religion conservatrice ». Dans les Lieux de mémoire, il constate qu’aucune époque « n’a été aussi volontairement productrice d’archives que la nôtre, non seulement par le volume que secrète la société moderne, non seulement par les moyens techniques de reproduction et de conservation dont elle dispose, mais par la superstition et le respect de la trace » (Nora 1997 : 31). La violence des mots est à l’image de l’excessivité de cette anamnèse.

Ce processus trouve une application dans les politiques muséales comme le constate Edouard Pommier qui se demande s’il ne suffit pas à une oeuvre d’appartenir à l’Antiquité pour entrer au musée : « La poursuite et la multiplication des fouilles ont déversé dans les musées des torrents d’objets dont la présentation ne peut que susciter l’ennui ou le vertige, si elle n’est pas soumise à des critères de sélection draconiens, mais contraires à l’esprit d’une culture paralysée par la peur maladive de choisir. » Cette incapacité à sélectionner, alors que Nora rappelle que l’esprit du métier d’archiviste est « l’art de la destruction contrôlée », se lit dans la prolifération des musées consacrés aux objets. Les concernant, Pommier fait ironiquement remarquer qu’il suffit de parcourir un dictionnaire des noms communs « et de s’arrêter au hasard sur des mots comme bouchon ou ordinateur, carton ou fer à repasser et ensuite chercher le musée correspondant. S’il n’existe pas, il est certainement en préfiguration » (Pommier 1991 : 144)! Bromberger, citant des travaux de J. Cuisenier et M. Segalen (1986), note que l’on ne comptait en France, jusqu’aux années 1970, qu’une quarantaine de musées à caractère ethnographique créés à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, alors que de 1970 à 1985, ce sont huit-cents musées (que l’on peut qualifier de « musées d’identité ») qui ont été créés, multipliant par cinq le volume national des collections ethnographiques (Bromberger 1996 : 16).

Comment expliquer cette « fièvre patrimoniale croissante », pour reprendre l’expression de Daniel Fabre, autrement que par l’attachement au passé (Fabre 1996a : 3), par le rejet, selon Nora, de la représentation que nous nous faisons de notre identité actuelle (cité dans Candau 2008 : 8-9), par notre incapacité à habiter le temps présent, par notre « profond malaise à l’égard du présentéisme de notre société » (Candau 2008 : 157)? Avec l’action patrimoniale, le passé n’est jamais totalement achevé : il y a encore en lui des « possibilités laissées en jachère pour l’avenir » (Laplantine 1996 : 43). Il est « horizon d’attente », comme l’a écrit Hans Robert Jauss (1922-1997) (1981, cité dans Laplantine 1996 : 43), ce processus de relecture du passé produisant ce que Roland Barthes a appelé un « supplément de sens » (Laplantine 1996 : 44). Laplantine rappelle que, dans ce processus, le pôle déterminant est le présent. C’est lui qui fait signe au passé. De même que la tradition est une réponse cherchée dans le passé à un fait se déroulant dans le présent, avec le patrimoine, le présent façonne le passé. Pour Jean Pouillon (1975; 1977), le patrimoine – tout comme la tradition – institue une sorte de « filiation inversée » où « loin que les pères engendrent les fils, ce sont les pères qui naissent des fils ». On s’aperçoit que le processus patrimonial partage beaucoup avec celui qui établit la tradition, même s’il n’est pas concerné par les diverses formes de traditionalisme qui trouvent leur légitimation dans l’antériorité. De même que, selon Lenclud (1987; 1994), la tradition n’est pas l’intégralité de ce qui nous vient du passé, mais seulement « un dépôt culturel sélectionné », le patrimoine relève essentiellement d’un processus électif et sélectif. Pour Laplantine, ce mode sélectif en fait un processus et non un état (1996 : 49).

Le patrimoine, entre remémoration et contemporanéité

Tous les phénomènes de « relance » accordent une priorité absolue au passé mais cherchent à valoriser parallèlement le progrès (c’est en cela qu’ils se démarquent fondamentalement des mouvements traditionalistes). Dans ce mouvement permanent de va-et-vient entre le passé et le présent, il y a réélaboration du passé, réappropriation, reconstruction collective, actualisation. Car, comme le rappelle Laplantine, le concept de patrimoine ne consiste pas seulement « à enregistrer, énoncer, stocker ce qui nous vient du passé, mais à l’interpréter, à en assurer la transitivité » (1996 : 51). Bromberger, qui illustre son propos d’une multitude d’exemples s’appuyant sur la mise en patrimoine de nombreux produits régionaux, note que « la plupart des relances supposent […] une nouvelle mise en forme et en sens, conforme aux attentes explicites ou latentes de la société globale ou locale » et que « faute de ces adaptations, la nouvelle vie promise au produit ou à l’institution risque de faire long feu » (Bromberger et Chevallier 2004 : 14). Cette exigence de conciliation entre remémoration et contemporanéité, qui est celle de la patrimonialisation, se retrouve au coeur de la notion de « sauvegarde » telle que définie dans la convention de l’Unesco pour la Sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel (2003) : « On entend par “sauvegarde” les mesures visant à assurer la viabilité du patrimoine culturel immatériel, y compris l’identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection… » peut-on lire dans la définition de l’article 2, définition qui se poursuit ainsi : « [ainsi que] la promotion, la mise en valeur, la transmission, essentiellement par l’éducation formelle et non formelle, [et] la revitalisation des différents aspects de ce patrimoine ». Concernant la premier sens donné ici au mot « sauvegarde » (recueil, protection), j’ai pu montrer récemment, à travers l’exemple du revivalisme musical français, comment la mémoire audiovisuelle amassée depuis une quarantaine d’années, absolument considérable, n’intéressait en fait que peu de monde, n’était que peu consultée et restait globalement méconnue. Alors que cette gigantesque mémoire orale représente l’identité du mouvement revivaliste et constitue aussi l’un des socles majeurs des identités régionales, on ne peut qu’être surpris devant le hiatus existant entre la « fièvre patrimoniale » – constatée par tous les historiens et anthropologues – et la curiosité très relative manifestée par les acteurs et les publics des musiques et des danses traditionnelles – extrêmement nombreux – pour les archives audiovisuelles de ces formes musicales et chorégraphiques. Certes, les raisons conjoncturelles ne manquent pas pour relativiser ce constat (la diffusion de cette ethnomusicologie par le disque reste encore trop confidentielle; d’autre part, il est urgent de publier les collectes encore nombreuses qui sont toujours inédites). Néanmoins cette situation ne va pas sans poser problème et souligne la nécessité d’une réflexion en profondeur sur le sens et le devenir de l’action patrimoniale dans le domaine de la mémoire orale. Alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne, acteurs, utilisateurs, financeurs et tutelles, de remettre en cause la dimension patrimoniale de ce mouvement musical, on constate cependant que les musiciens actuels, que je qualifierai de post-revivalistes, s’affranchissent de plus en plus des sources et s’engagent résolument dans une action de création et d’invention. L’éventail des représentations et des usages du patrimoine est tel que l’on peut se demander dans quelle mesure la mémoire ainsi constituée demeure encore un référentiel. La sauvegarde au sens de revitalisation ne fait que peu de cas de la sauvegarde au sens de conservation et les références des musiques et des danses traditionnelles se trouvent aujourd’hui essentiellement dans le présent. Cela apporte une preuve supplémentaire au fait que le patrimoine n’est pas totalement dans le camp de la tradition et d’un traditionalisme synonymes de nostalgie, de maintenance, de restauration, légitimées par une référence constante au passé (Charles-Dominique 2012). Dans sa dimension « revitalisatrice », l’action patrimoniale est essentiellement dans le camp de ce que Hobsbawm et Ranger ont appelé « l’invention » des traditions (1983) et que Daniel Fabre préfère nommer de façon plus euphémique, à partir des travaux de Poulot et Lamy, la « génèse » des processus patrimoniaux et traditionnels (2000a : 24).

Identité, mémoire et patrimoine : « les trois mots clés de la conscience contemporaine »

« L’inflation patrimoniale », que tous constatent, ne doit cependant pas occulter le fait qu’il existe aussi un refus conscient de la patrimonialisation, qui relèverait alors des rapports de l’identité et de la mémoire. Car, dans certains cas, l’absence de conscience patrimoniale libère le sujet des traces les plus pénibles de son passé. C’est ainsi qu’il faut comprendre la destruction des objets matériels, culturels voire linguistiques qui évoquent la ruralité et sa misère. On s’aperçoit alors que « le patrimoine est moins un contenu qu’une pratique de la mémoire obéissant à un projet d’affirmation de soi » (Candau 1998 : 161-162). Il y a donc un rapport étroit entre identité, mémoire et patrimoine qui sont, pour Pierre Nora, « les trois mots clés de la conscience contemporaine » (Candau 1998 : 6). À l’échelon individuel, Primo Levi, dans Si c’est un homme, a montré comment toute perte d’archives est vécue comme une perte de soi. La trace joue, en effet, un rôle essentiel dans le questionnement des rapports entre mémoire et identité. La notion patrimoniale appartient à la métamémoire définie comme étant la « représentation que chaque individu se fait de sa propre mémoire, la connaissance qu’il en a, et d’autre part ce qu’il en dit, dimensions qui renvoient […] à la construction explicite de l’identité. La métamémoire est une mémoire revendiquée et ostensive » (Candau 1998 : 14). D’une façon plus générale, Dominique Poulot rappelle que l’histoire du patrimoine est celle de la construction du sens de l’identité. L’objet patrimonial qu’il faut conserver, restaurer ou « valoriser » est toujours décrit comme un marqueur de l’identité d’un groupe : régional (par exemple en France), ethnique, social, etc (Candau 1998 : 156-158). À l’échelon d’une collectivité, d’une région ou d’un État, les politiques patrimoniales s’inscrivent de plain-pied dans les stratégies identitaires. C’est, par exemple, le cas en Espagne, notamment en Catalogne, où la loi de 1993 sur le patrimoine culturel catalan précise que « le patrimoine culturel est l’un des témoignages essentiels sur la trajectoire historique et identitaire d’une collectivité nationale »; au Pays basque, la loi de 1990 sur le patrimoine culturel basque stipule que « le patrimoine culturel basque est la principale expression de l’identité du peuple basque et le témoin le plus important de la contribution de ce peuple à la culture universelle » (Garcia 1996 : 43). On voit à quel point la rhétorique onusienne de l’Unesco a pénétré une multitude de niveaux décisionnels, ici le niveau politique de grandes régions autonomes.

L’affirmation de l’identité patrimoniale est d’autant plus marquée que la « relance » s’intègre toujours « dans un système d’emblèmes et de dispositifs visant à valoriser un territoire », à le reconstruire. « Une étape essentielle dans le processus de relance est celle de la certification de l’origine […] du produit » (Bromberger et Chevallier 2004 : 14-15). Cette territorialisation est inhérente aux processus de patrimonialisation. En règle générale, depuis les premières grandes politiques patrimoniales d’État au XIXe siècle en Europe, elle a évolué d’une représentation originelle abstraite, englobante, nationale, vers une perception plus régionale, voire même locale, consacrant ainsi la notion de « pays » (par exemple chez Arnold Van Gennep). Durant tout le XIXe et une bonne partie du XXe siècle, indépendamment des menées folkloristes et régionalistes diverses, évidemment localistes, la nation française s’est construite et développée sur la transcendance des localismes et leur négation – linguistiques, culturels, etc. Ce n’est qu’avec la « Seconde révolution française », dans la décennie 1960 et les revivalismes auxquels elle a donné lieu, que l’on constate un retour vers le local, essentiellement rural, instituant une patrimonialisation consécutive à la destruction et à la désacralisation des grandes institutions sociales et politiques et aux mémoires qui leur étaient attachées. Cette fabrication moderne du patrimoine a eu pour effet de modifier l’échelle d’appréhension : le national s’est estompé progressivement pour s’incarner dans le proche, la région, la localité. Contrairement aux entreprises de collecte du XIXe et du début du XXe siècle qui se fixaient pour cadre le territoire d’une ancienne province ou d’un « peuple », les initiatives contemporaines limitent leur horizon à l’ « espace vécu » le plus proche, la localité ou le « pays » (Bromberger 1996 : 16). Ce localisme, fondé par le sentiment d’appartenance, développe des liens étroits avec les notions d’identité individuelle, sociale et collective, en particulier culturelle. Parallèlement, à partir du début du XXe siècle, les sciences humaines et sociales consacrent la région et le local comme espaces d’enquêtes, notamment la géographie régionale, la dialectologie, l’ethnologie, cette dernière développant un rapport ontologique au local, comme le note Marc Abélès (1993; 2008), qui a souvent eu pour effet d’essentialiser les terrains dans des entités territoriales strictement délimitées (en Europe, postulat des sociétés paysannes autarciques, survalorisation d’une segmentarisation territoriale). La territorialisation patrimoniale s’inscrit de plain-pied dans l’émergence et la diffusion des théories aréologiques en ethnologie, dont elle est l’un des avatars directs. Dans le domaine européen (et français) des musiques et danses « traditionnelles », cette territorialisation régionale vient épouser l’aréologie linguistique et dialectale et s’appuyer sur son ethnocartographie, renforçant ainsi la dimension identitaire. En France, dans les années 1990 et 2000, la vieille notion d’ « Atlas sonore » refait surface dans l’édition d’une production discographique ethnomusicologique régionale, tout comme la notion de « paysage sonore » inventée par Murray Schafer (1979) dans les années 1970 au Canada se retrouve au coeur de la plupart de ces Atlas sonores et aussi de l’action régionale de l’Agence des Musiques Traditionnelles d’Auvergne à travers la collection discographique « Musiques du paysage » (Charles-Dominique 2013). Bien entendu, dans un tel contexte, on ne peut que s’interroger sur le devenir des cultures musicales « sans territoire fixe », comme les musiques tsiganes (Charles-Dominique 2011), dans ce processus de patrimonialisation, même si Daniel Fabre fait remarquer à juste titre que la patrimonialisation étant fondée sur la « dialectique du double ancrage entre le tout de la nation et les parties de rang moindre qui la composent, entre le centre et les marges », elle « aboutit parfois à des élaborations paradoxales qui promeuvent comme signes communs les pratiques d’un groupe méprisé », par exemple la musique des Tsiganes en Espagne ou en Europe centrale (Fabre 1996b : 112). Ces quelques cas exceptionnels mis à part, Fabre, à partir des observations de l’ethnologue Patrick Williams sur les Tsiganes, note que « le nomadisme, vécu comme un état de diaspora essentiel, s’accompagne d’un refus de donner un corps, physique ou verbal, à la mémoire et exclut donc toute possibilité de patrimonialisation » (Fabre 2000b : 202).

Il résulte de ces diverses observations que l’objet à patrimonialiser, pour susciter une attention particulière lui permettant d’être sélectionné, doit répondre à un certain nombre de critères : la différenciation, voire l’unicité (cela explique par exemple la très forte patrimonialisation de la txalaparta au Pays basque, et son emblématisation dans le camp de l’identité nationaliste la plus radicale, l’instrument – une poutre percutée – étant absolument unique en Europe); l’ancienneté, réelle ou supposée (voir à ce sujet la fabrication souvent fantaisiste d’une histoire ancienne – médiévale – pour de nombreux instruments populaires européens dont on ne connaît pas bien l’histoire); l’inscription dans le champ territorial.

Le Patrimoine culturel immatériel : une notion et un système problématiques

L’institutionnalisation des politiques patrimoniales à l’échelon international date de 2003, date à laquelle la Conférence générale de l’Unesco adopte, au cours de sa 32e session, la Convention pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel (PCI), premier « instrument multilatéral à caractère contraignant ». Il est important de noter que l’aboutissement de ce processus intervient au terme d’une longue période de vingt-et-un ans qui a commencé véritablement à Mexico en 1982 avec la rencontre internationale Mondiacult (Conférence mondiale sur les politiques culturelles). Ce concept d’« immatérialité » venait alors s’opposer à celui de Patrimoine mondial, culturel et naturel que l’Unesco avait formulé par le biais de sa Convention de 1972 protégeant « les lieux, les paysages et les sites historiques les plus extraordinaires pour le présent et l’avenir de toute l’humanité ». Même si Daniel Fabre nous rappelle que « la distinction du matériel et de l’immatériel [s’est trouvée] au coeur des débats » de la mise en place, en 1979, de la commission de préfiguration du Conseil du Patrimoine ethnologique au Ministère (français) de la Culture et de la Communication (Fabre 1996a : 8) – dont le rôle dans la genèse de la Convention de l’Unesco allait être déterminant –, « immatériel » est bien le terme qui a fini par s’imposer, même si les Québécois préfèrent utiliser la notion moins connotée de Patrimoine culturel vivant. « Immatériel » est, en effet, totalement inapproprié pour désigner, au delà des « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire », les « instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés » (article 2 de la Convention). Mais il présente sans doute la particularité de s’inscrire dans une longue tradition binariste occidentale (et française) qui distinguait d’un côté les « arts mécaniques » et de l’autre les « arts libéraux », les premiers renvoyant aux savoir-faire artisanaux à l’origine d’une production matérielle, les seconds aux valeurs fondamentales du quadrivium, dégagées de toute contingence matérielle et économique. Alors que le lexique francophone onusien emprunte largement au vocabulaire historique des « arts et métiers » (cf. la notion de « Chef-d’oeuvre » du PCI ou encore celle de « Maître d’art », version française du « Trésor vivant »), et qu’il est désormais question d’intégrer les « savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel » dans ce champ patrimonial, l’immatérialité ostensiblement affichée de cette forme de patrimoine veut signifier l’anoblissement des cultures populaires et démontre, une fois de plus, la prégnance de la culture occidentale dans la génèse de ces processus. Peu utilisée dans toute sa période de gestation par les acteurs individuels ou institutionnels du patrimoine, la notion d’immatérialité patrimoniale s’est véritablement imposée dans la seconde moitié des années 2000, lorsque la Convention nouvellement adoptée par l’Unesco a entamé sa laborieuse phase de ratification, État par État. Là, les divers protagonistes de la « chaîne patrimoniale » (Fabre 1996a : 13), notamment les individus et groupements associatifs locaux de la mouvance française des « musiques et danses traditionnelles », choisirent progressivement de se ranger sous la bannière du « Patrimoine culturel immatériel », dans ce qui allait vite apparaître comme une tentative de reconstruction et de redéfinition de leur action et de leur mouvement, à la fois stratégie de repositionnement identitaire et témoin de l’émergence de nouvelles modalités de production du patrimoine.

Il n’est pas inintéressant de noter que l’action patrimoniale de l’Unesco a un antécédent en France puisqu’à la charnière des années 1970 et 1980, on voit se créer dans le cadre du Ministère de la Culture et de la Communication, la Mission et le Conseil du patrimoine ethnologique. Dans le rapport fondateur de 1979 (publié à la Documentation Française), la notion de patrimoine ethnologique est définie d’une façon très voisine de celle qui fondera la notion de patrimoine immatériel à l’Unesco :

Le patrimoine ethnologique d’un pays comprend les modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui le composent, leurs savoirs, leur représentation du monde et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres.

Aux côtés des agents (individus, groupes sociaux et institutions), des biens matériels ou immatériels, des moyens de communication (langues, parlers, etc.), on y trouve les « savoirs organisés » : techniques, symboliques (magiques, religieux et ludiques), sociaux (traditions de groupe, étiquette), esthétiques (Grenet 2008 : 36). Sylvie Grenet indique que le service en charge de la musique au Ministère de la Culture et de la Communication, la Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (DMDTS), « a toujours eu conscience que la musique et la danse […] véhiculent des pratiques symboliques et culturelles, relevant de l’immatériel ». La politique de cette Direction ministérielle s’est accompagnée d’une forte institutionnalisation, qui a vu l’émergence de la Maison des Cultures du Monde à Paris en 1982, l’aide à l’enseignement de l’ethnomusicologie dans les universités, la création des Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles, etc. Mais Sylvie Grenet rappelle que ces politiques n’ont pas été conduites dans un simple souci de protection et de sauvegarde. Pour la DMDTS, il n’existait pas d’un côté des pratiques qui seraient « vivantes », de l’autre des pratiques « patrimoniales » figées. Selon elle, les politiques du Ministère ont toujours été animées par la volonté d’unir les deux. Le patrimoine culturel immatériel a toujours été considéré comme un patrimoine en devenir et en création. Pérenniser les pratiques traditionnelles passait alors par la prise de conscience de leur nécessaire évolution (2008 : 32-33, 36-38). L’institutionnalisation qu’a connue le secteur des musiques et danses traditionnelles en France depuis une trentaine d’années, par le biais de cette action concertée entre le Ministère de la Culture et de la Communication et les divers acteurs en régions (création du Bureau des musiques traditionnelles au Ministère de la Culture, de la Fédération [nationale] des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles – FAMDT –, des Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles, accessibilité des musiques traditionnelles aux diplômes d’enseignement musical dans les écoles de musique et conservatoires, etc.) a progressivement créé un terrain propice à la patrimonialisation musicale chez ces acteurs « revivalistes ». Ainsi, au lendemain d’une crise identitaire forte au début des années 2000, la FAMDT a délibérément choisi de se ranger dans le camp du PCI, avec la création d’une commission nationale spécialisée, l’organisation de nombreuses rencontres nationales, l’instauration d’un pré-inventaire des objets musicaux et chorégraphiques « traditionnels » patrimonialisables, etc[2]. Étonnant retournement de l’histoire, lorsque l’on se souvient que le folk du début des années 1970 était profondément libertaire, sociétal, traversé par une dénonciation sans concessions de la société de consommation, de la société du spectacle, de l’individualisme, du cloisonnement générationnel, totalement opposé à toute forme de réification et de muséification. Le revivalisme musical des années 1960-70, du moins en France, se plaçait dans une volonté de rupture sociétale, d’invention et d’expérimentation sociales et culturelles alors que l’engagement total de la FAMDT et de ses correspondants régionaux dans les politiques du PCI aujourd’hui s’inscrit dans une conformité institutionnelle internationale et dans le moule globalisé de la protection de la diversité culturelle. Doit-on considérer cela comme un paradoxe ou plutôt comme le simple constat que l’histoire est cyclique, traversée par des périodes de foisonnement libertaire ou au contraire de plus grand conformisme?

Le niveau politique en charge de la gestion de la Convention du PCI (la communauté internationale), l’hyper-médiatisation de ces politiques, leur nature (la protection de la diversité culturelle) qui va de pair avec la préservation de la diversité naturelle ainsi que tout un discours convenu – véritable pensée unique – autour de la notion de durabilité, et enfin l’ensemble du processus d’inscription au PCI (hiérarchisation des acteurs, progressivité graduée de l’action patrimoniale), tout cela a eu pour effet de remodeler en profondeur les représentations identitaires de tous les acteurs en présence et d’exacerber ces identités.

Cela est patent, tout d’abord, à l’échelon individuel où un certain nombre d’individus se sont retrouvés, par le biais d’une individuation patrimoniale essentialiste, littéralement statufiés en « trésors vivants »[3], c’est-à-dire en « personnes qui possèdent à un haut niveau les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour interpréter ou recréer des éléments spécifiques du patrimoine culturel immatériel »[4]. Par ailleurs – phénomène récent mais qui se développe rapidement –, un certain nombre de personnes, soit à titre individuel, soit au sein de petites officines spécialisées, tentent auprès des décideurs de faire reconnaître leurs capacités à expertiser des dossiers de demandes d’inscription au PCI dans des domaines bien identifiés. Mais n’oublions pas que le niveau individuel est souvent le premier dans le déclenchement de ce que Daniel Fabre a nommé « l’émotion patrimoniale », sorte d’attachement soudain et irrationnel, inattendu et incontrôlé, à des objets patrimoniaux menacés de dégradation ou de disparition, se traduisant par l’inscription de ces patrimoines à sauvegarder dans l’identité personnelle. Cette émotion, qui peut survenir également au sein d’une institution, a besoin de plusieurs niveaux d’acteurs – ce que Bromberger nomme les réseaux (Bromberger et Chevallier 2004 : 16) – pour diffuser, prendre racine et prospérer. En tout état de cause, elle mérite attention car elle se situe au tout début de la « chaîne patrimoniale » et participe souvent à « l’affirmation d’une autorité “publique” face à l’autorité souvent souveraine des collectivités, des institutions et du pouvoir centralisé »[5].

À un niveau intermédiaire, celui des groupements d’acteurs, des collectivités locales et régionales, ou alors des sociétés (les « peuples ») concernées par cette patrimonialisation, ces processus d’inscription au PCI procurent souvent une reconnaissance internationale inespérée, venant relativiser ou parfois annihiler le niveau national et ainsi réduire à néant des politiques parfois répressives, de discrimination ou tout simplement d’ignorance de la part des États vis-à-vis de ces communautés. Ces dernières connaissent alors un « couronnement suprême » (Fabre 1996a : 28), pour la simple raison qu’ « à travers le patrimoine, c’est la reconnaissance institutionnelle qui est conférée à toute revendication identitaire » (Jeudy 2008 : 30).

Le niveau étatique, enfin, est fortement sollicité dans le processus d’inscription au PCI. Les articles 11, 12 et 13 de la Convention de 2003 définissent le rôle des États-parties de la façon suivante :

Prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur [leur] territoire ; […] identifier et […] définir les différents éléments du patrimoine culturel immatériel présents sur [leur] territoire, avec la participation des communautés, des groupes et des organisations non gouvernementales pertinentes.

Pour cela, chaque État-partie doit s’efforcer :

(a) d’adopter une politique générale visant à mettre en valeur la fonction du patrimoine culturel immatériel dans la société et à intégrer la sauvegarde de ce patrimoine dans des programmes de planification ; (b) de désigner ou d’établir un ou plusieurs organismes compétents pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire ; (c) d’encourager des études scientifiques, techniques et artistiques ainsi que des méthodologies de recherche pour une sauvegarde efficace du patrimoine culturel immatériel, en particulier du patrimoine culturel immatériel en danger ; (d) d’adopter les mesures juridiques, techniques, administratives et financières appropriées visant à : (i) favoriser la création ou le renforcement d’institutions de formation à la gestion du patrimoine culturel immatériel ainsi que la transmission de ce patrimoine à travers les forums et espaces destinés à sa représentation et à son expression ; (ii) garantir l’accès au patrimoine culturel immatériel tout en respectant les pratiques coutumières qui régissent l’accès à des aspects spécifiques de ce patrimoine ; (iii) établir des institutions de documentation sur le patrimoine culturel immatériel et à en faciliter l’accès.

Le rôle des États est donc essentiel dans la sélection des objets patrimoniaux, dans la mise en place des politiques d’inventaires, dans le soutien politique, financier et logistique de cette mise en patrimoine. Même si, au final, le bénéfice identitaire de la patrimonialisation rejaillit sur le niveau infra-étatique, les États savent tirer parti du processus de Proclamation, ce dernier instituant une véritable concurrence inter-étatique et redéfinissant au passage les modes d’élaboration des identités nationales, comme le note Sarah Andrieu en Indonésie avec la proclamation du wayang en chef-d’oeuvre du PCI. Jean-Loup Amselle remarque, à ce sujet, que la patrimonialisation de l’Unesco instaure la concurrence des cultures en établissant une distinction entre « celles qui sont nominées et celles qui ne le sont pas » (Amselle 2008 : 71). De la sorte, les États tentent parfois de solder leur culpabilité politique à l’égard de leurs minorités (cf. l’inscription de l’opéra tibétain ou du muqam ouïghour du Xinjiang sur la liste représentative du patrimoine chinois, celle de la doïna tsigane en Roumanie) et cela pour un niveau d’investissement dérisoire (l’article 26 de la Convention prévoit que la contribution financière des États au PCI est au maximum 1% de leur contribution à l’Unesco, et qu’ils peuvent même s’en affranchir). Dans certains cas, les États parviennent à voir évoluer positivement leur identité politique, dans la mesure où, malgré le rappel dans le préambule de la Convention que celle-ci a été élaborée dans le cadre de l’Unesco dont les valeurs sont les droits de l’homme (« en particulier les droits sociaux et culturels, civils et politiques »), le respect de la diversité culturelle, le « dialogue renouvelé entre les communautés », la reconnaissance des « communautés autochtones » et la dénonciation des « phénomènes d’intolérance », un certain nombre de pays comme la Chine, l’Iran, le Bélarus, etc., émargent – parfois largement – au PCI, montrant ainsi que cette internationalisation patrimoniale est avant-tout une affaire de diplomatie mondiale.

Pour toutes ces raisons, on constate une véritable inflation exponentielle de projets déposés à l’Unesco, 111 en 2009, 150 en 2010. Et ce phénomène va s’amplifier, peut-être même jusqu’à bloquer totalement cette organisation internationale. Trop de patrimoine ne risque-t-il pas de tuer la patrimonialisation onusienne?

De la muséification des cultures au « totalitarisme » du « tout patrimonial »

Au terme d’une décennie de mise en oeuvre des politiques de l’Unesco en faveur du PCI, un premier bilan est possible. Or, loin de l’optimisme politique affiché par les artisans de la Convention de 2003 (Collectif 2004), les analyses des premières inscriptions au PCI (notamment autour du programme des « chefs-d’oeuvre ») font apparaître des bilans en demi-teinte, voire critiques. J’aimerais ici en examiner trois, choisis en raison de la diversité de leurs terrains et de la complémentarité des problématiques qu’ils soulèvent.

Le premier concerne l’inscription de la Cité médiévale de Carcassonne (Colin 2000) au patrimoine mondial de l’Unesco. Nous sommes ici dans la protection du patrimoine bâti mais les problèmes soulevés dépassent largement ce cadre-là. Au lendemain de l’inscription de ce site au patrimoine mondial (1997), la fréquentation touristique s’est accrue de près de 15% en 1988 et 1999. Or, Marie-Geneviève Colin dresse le constat que cette grande fréquentation touristique « porte en elle le risque évident de la perte d’identité culturelle et patrimoniale du lieu », ce qui est un comble au regard des objectifs du programme de l’Unesco :

Le contraste est saisissant, écrit M.-G. Colin, entre un patrimoine architectural et un lieu de mémoire d’une richesse historique extraordinaire d’une part ; et d’autre part les enjeux économiques et commerciaux que le développement du tourisme de masse engendre, au risque de dégrader durablement la qualité du site.

De plus, cette inscription patrimoniale a eu pour effet de faire perdre à la Cité « la plus grande part de ses habitants », et de la vider « de son âme dans son adaptation à [ces] nouveaux usages » patrimoniaux. Depuis que ce site est classé, il y a fort à parier que la plupart des problèmes constatés ici ont été résolus. Mais cette analyse soulève un certain nombre de questionnements, actuellement au coeur de l’anthropologie de la patrimonialisation, notamment les effets sur les objets patrimonialisés de la mise en tourisme de masse.

Le second bilan, dressé par Sarah Andrieu (2008 : 121-131), concerne le wayang indonésien[6] qui est devenu, du fait de son inscription au PCI, un signifiant universel, détaché de son caractère localisé. D’autre part, dans le but d’en assurer la sauvegarde, un certain nombre de nouvelles écoles ont été créées, instaurant un nouveau processus de transmission et modifiant ainsi profondément les modes interpersonnels de transmission traditionnels qui existaient entre les maîtres marionnettistes (dalang) et les disciples (anak murid). D’autre part, Sarah Andrieu note que la Proclamation s’intéresse essentiellement au genre, le wayang, et beaucoup moins à ceux qui le font vivre, les dalang, autres artistes et spectateurs. Elle rappelle que c’est à l’homme qu’il faut s’intéresser – en premier lieu aux conditions d’existence de ces acteurs – et que la dimension humaine ne doit pas s’effacer derrière le patrimoine. De ce bilan, je retiendrai la transformation fondamentale des modes de transmission, désormais institutionnalisés. À ce sujet, et d’une façon plus générale, Henri-Pierre Jeudy note que la patrimonialisation « précède, en la déterminant, la logique de la transmission  » et de ce fait « annule [son] aventure » (2008 : 9).

Le troisième bilan, proposé par Ouidad Tebbaa (2008), étudie la patrimonialisation, depuis 2001, de la place Jemaa El Fna à Marrakech. Ici, ce sont les pratiques et les savoir-faire de ses acteurs qui ont été patrimonialisés : charmeurs de serpents, acrobates, chanteurs, musiciens d’orchestres modernes, conteurs. Or, malgré cette patrimonialisation, l’avenir des conteurs est toujours aussi menacé : leur nombre décroît inexorablement. D’autre part, le processus patrimonial a influé de façon négative sur le public. Ouidad Tebbaa rapporte, en effet, que le pacte entre le public et les acteurs de la place semble brisé. Le spectacle devient moins recueilli et contemplatif. Il se déroule dans une sorte de dénuement moral. Les charmeurs de serpents et acrobates semblent un peu mieux résister mais leur spectacle se transforme au fil du temps en une série de gestes mécaniques vidés de toute signification. De ce témoignage, je retiendrai que l’institutionnalisation de la transmission ne parvient pas à venir à bout du déclin inéluctable qui guette ces pratiques, puisque la question de la pérennité de l’activité des conteurs se pose de façon de plus en plus pressante.

À la lueur de ces témoignages mais aussi de sa recherche, Jean-Loup Amselle dresse un bilan très critique de cette patrimonialisation internationale. Pour lui, c’est la vieille conception du relativisme culturel qui est à la base de la protection de la diversité culturelle et de la philosophie de la convention actuelle sur le PCI. Cette théorie postule que les cultures sont des univers étanches évoluant sans relations les unes à côté des autres. Or, dit-il, les cultures du monde n’ont jamais été juxtaposées. Elles ont toujours communiqué les unes avec les autres et ont toujours été situées dans des ensembles qui les débordaient largement (concept de « chaînes de sociétés » introduit par Amselle à propos de l’Afrique de l’Ouest). Pour Amselle, il existe une communication inter-culturelle, un « syncrétisme originaire », qui va à l’encontre des thèses et des observations de l’ethnologie classique. « Toute culture est originairement métisse » et faite de façon constitutive d’apports extérieurs. « C’est l’occidentalisation du monde, ce que l’on nomme aujourd’hui la globalisation, qui a détruit toute la gamme des relations qui existaient autrefois entre cultures proches » et introduit le relativisme culturel qui est « le résultat de la domination de l’Europe sur le reste de la planète ». « Lorsque l’on institue une pratique, un trait culturel en chef-d’oeuvre du PCI, ou lorsque l’on érige certains acteurs sociaux en trésors humains vivants », on effectue « une opération consistant à isoler une culture de toute une géographie et de toute une histoire. Le processus de mise en oeuvre du patrimoine culturel immatériel se traduit par la production de cultures distinctes que l’on dote de caractéristiques intangibles » (Amselle 2008 : 67-72).

Le danger principal d’un tel processus est alors la muséification, la réification des cultures vivantes. Amselle rappelle que « la politique du [PCI] a eu pour effet, en extrayant chaque culture de sa trame interculturelle, de la purifier, de l’essentialiser, de l’ériger comme étendard face à des cultures adverses », ce qui a eu pour conséquence que « les différentes cultures se sont muséifiées et ont perdu le flou relatif qui les caractérisait auparavant » (Amselle 2008 : 70-71). Cette analyse est unanimement partagée chez les anthropologues, preuve que le risque est bien réel. Michel Leiris, en 1950 déjà, avait parfaitement pressenti cet écueil. Pour Leiris, la culture est :

l’ensemble des modes d’agir et de penser […] propres à un groupe humain plus ou moins complexe et plus ou moins étendu. […] Cette culture, qui se transmet de génération en génération en se modifiant à un rythme qui peut être rapide […] ou qui peut, au contraire, être assez lent […], cette culture n’est pas une chose figée mais une chose mouvante. […] Dès l’instant que toute culture apparaît comme en perpétuel devenir et faisant l’objet de dépassements constants à mesure que le groupe humain qui en est le support se renouvelle, la volonté de conserver les particularismes culturels d’une société […] n’a plus aucune espèce de signification. Ou plutôt une telle volonté signifie, pratiquement, que c’est à la vie même d’une culture que l’on cherche à s’opposer.

Leiris 1950 : 357-374

Pour Amselle (2008), la politique de diversité culturelle, à travers celle du PCI, a l’inconvénient de figer la transformation incessante des cultures et du tissu interculturel. Régis Debray (1999, cité dans Heinich 2009 : 29), quant à lui, évoque la « tragédie » de la transmission patrimoniale, lorsque Bromberger reprend à son compte l’expression « vitrification patrimoniale », empruntée à Bérard et Marchenay (1998, cité dans Bromberger et Chevallier 2004 : 15). Enfin, Henri-Pierre Jeudy utilise le terme très violent de « néomorts » pour ces nouveaux objets culturels figés par la patrimonialisation, victimes de ce qu’il appelle le « totalitarisme patrimonial », dans le septième chapitre de son ouvrage, chapitre intitulé « La catastrophe patrimoniale » (Jeudy 2008 : 55, 95).

On pourrait s’attendre à ce que ces points de vue, bien tranchés, suscitent de violentes polémiques auprès des concepteurs et des promoteurs de la Convention de 2003. Or, contre toute attente, Chérif Khaznadar, l’ancien directeur de la Maison des Cultures du Monde à Paris et l’un des artisans très actifs de la patrimonialisation onusienne, écrit que « la Convention pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel peut devenir un outil de muséification et de mort pour les cultures et pour la diversité culturelle » (Khaznadar 2004 : 57). J’ai moi-même eu l’occasion de m’apercevoir de l’aspect assez consensuel de cette crainte lorsque au terme d’une conférence récente que j’ai donnée sur la patrimonialisation, l’un des auditeurs est venu se présenter comme un ancien expert de l’Unesco et l’un des acteurs de la Convention de 2003 et m’a déclaré qu’il approuvait sans réserves tout ce que je venais de dire, que lui-même en avait eu conscience au moment de l’élaboration de la Convention mais que la réserve que lui imposait sa fonction l’avait alors empêché de s’exprimer.

Pour conclure sur ce point, Amselle rappelle que la politique du PCI « participe à ce que les anthropologues nord-américains nomment l’anthropologie du sauvetage », dont le mérite est « d’attirer l’attention sur les espèces culturelles en voie de disparition mais qui, du même coup, s’interdit d’analyser et de rendre compte des espèces en voie d’apparition ». Car, bien sûr, il est des cultures et des langues qui ne cessent d’apparaître (Amselle 2008 : 71).

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Quoi qu’il en soit des politiques patrimoniales et de leur succès, il est clair que leur étude devient aujourd’hui une dimension incontournable de l’analyse ethnomusicologique. En jeu ici, la représentation identitaire due à la démultiplication des niveaux en présence (internationaux, nationaux, locaux, individuels) et à leurs interférences, la dialectique de la sauvegarde ou de la revitalisation, le paradoxe de l’apparition d’un discours globalisé concernant la protection de la diversité culturelle, les effets de la patrimonialisation sur le devenir des cultures, les changements consécutifs à leur institutionnalisation, à leur accession à « l’universalité », à la mise en tourisme et à la mise en spectacle de ces faits culturels subitement sortis de l’ombre et placés sous les feux de la rampe internationale.

La patrimonialisation peut être vue également comme l’instauration d’un culte voué à l’objet sacralisé par sa mise en patrimoine. Nathalie Heinich qui introduit cette intéressante analyse, se fonde sur un texte de Maurice Godelier selon lequel toute société distingue trois catégories de choses : celles qu’il faut vendre, celles qu’il faut donner (dont il faut se débarrasser), celles qu’il faut garder. « Garder, nous dit Godelier, c’est ne pas séparer les choses des personnes parce que dans cette union s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre, du moins jusqu’à ce qu’on ne puisse plus la reproduire. » Ces choses sont alors « inaliénables et inaliénées (par exemple les objets sacrés) ». Pour Heinich, le patrimoine rentre dans cette dernière catégorie : « Le patrimoine constitue la version immanente et laïcisée de l’objet sacré ».

Le culte moderne du patrimoine serait, à la lumière de cette analyse, la conséquence d’un “transfert de sacralité”, l’objet patrimonial prenant la place du “trésor” religieux ou royal, dans le système symbolique des sociétés modernes soumises au processus du “désenchantement” analysé, à la suite de Max Weber, par le philosphe Marcel Gauchet » .

Heinich 2009 : 28-29

Dans la perspective d’une ethnomusicologie qui ne serait pas seulement, selon ses définitions classiques, une musicologie des musiques de tradition orale, mais aussi une ethnologie des faits musicaux et qui s’appuierait, de ce fait, plus nettement sur l’anthropologie sociale et culturelle, il conviendrait de lui ajouter une nouvelle dimension analytique[7], que l’on pourrait provisoirement intituler « Intentionnalité, stratégies et processus patrimoniaux : transformations et réifications ». Son objet serait l’étude de cette « émotion patrimoniale » première, de son émergence et de son affirmation, mais aussi des actions et des politiques de sauvegarde et de protection qui s’ensuivent, et, au-delà, des phénomènes de « relance », à travers la mise en scène patrimoniale artistique (mises en spectacles et en tourisme) et ses grandes célébrations.