Corps de l’article

1. Introduction

Dans la plupart des pays occidentaux, dès la fin des années 1980, l’organisation des systèmes éducatifs fait l’objet de profondes transformations caractérisées, entre autres, par une décentralisation plus ou moins accentuée. Cette dernière s’accompagne généralement d’un accroissement de l’autonomie des établissements scolaires. Les modes de régulation ont également évolué de manière sensible. On note une montée en puissance de l’évaluation. L’école doit rendre des comptes. Les systèmes éducatifs sont désormais pilotés par les objectifs et les résultats. La mise en oeuvre des mesures qui découlent de ces évolutions s’accompagne d’un remaniement important des missions attribuées aux chefs d’établissement. L’accent est notamment mis sur le rôle qu’ils peuvent jouer dans le domaine pédagogique et sur les innovations qu’ils sont capables d’impulser.

Le cas du système éducatif français sur lequel nous allons nous centrer n’échappe pas aux tendances qui viennent d’être évoquées. Dans le cadre de la décentralisation, la réforme de 1985 institue les établissements publics locaux d’enseignement. Elle ouvre un large espace d’autonomie justifié par la volonté des pouvoirs publics d’attribuer des moyens supplémentaires aux établissements dont les élèves rencontrent les plus graves difficultés. Toutefois, l’élaboration d’une politique au niveau local par les personnels de direction implique qu’ils exercent un contrôle plus important sur les enseignants et leurs pratiques professionnelles. En effet, ils sont censés mobiliser leurs troupes dans le cadre de la rénovation du collège (élèves âgés de 12 à 15 ans) puis du lycée (16 à 18 ans) qui a eu lieu en 1982 et en 1992. Entre 1999 et 2001, on propose d’individualiser les parcours des élèves pour gérer l’hétérogénéité sociale et scolaire en déléguant des pouvoirs aux chefs d’établissement. Les missions qui leur sont alors confiées s’élargissent. En 2000, le ministre de l’Éducation nationale signe un protocole d’accord relatif aux personnels de direction. L’annexe 1 de ce texte présente le Référentiel des personnels de direction (ministère de l’Éducation nationale, 2002). Il y est notamment stipulé que le directeur est désormais habilité à conduire une politique pédagogique et éducative au service de la réussite des élèves. Cette mission fait l’objet d’une présentation détaillée qui concerne le rôle des personnels de direction dans de multiples domaines : l’élaboration du projet d’établissement, l’animation du conseil pédagogique et du conseil d’enseignement, la constitution des classes, la répartition de la dotation horaire globale, l’organisation des pédagogies de soutien et d’aide individualisée, etc. Telle qu’elle est présentée ici, la mission confiée aux directeurs renvoie à une définition très extensive de la pédagogie. Nul doute que l’élaboration de l’emploi du temps ou la mise en oeuvre des activités de soutien et d’aide individualisée contribuent à l’organisation pédagogique générale de l’établissement. Mais l’acte d’enseignement – celui qui se déroule en classe avec le professeur – met également en jeu une dimension pédagogique essentielle, notamment s’il s’agit de viser la réussite de tous les élèves, comme les textes officiels le précisent. La pédagogie couvre de nombreux domaines au sein desquels les personnels de direction et les enseignants n’ont pas les mêmes compétences. Leurs statuts respectifs leur confèrent un domaine d’expertise relativement délimité. Des tensions et des conflits peuvent apparaître lorsque les uns et les autres estiment qu’il y a empiètement sur leur propre territoire. La situation est d’autant plus délicate que les autorités de tutelle, autrement dit le ministère de l’Éducation nationale, cherchent, en donnant une impulsion au rôle pédagogique du chef d’établissement, à redéfinir l’activité enseignante (Pélage, 1998). Dans le cadre des politiques scolaires récentes visant la réussite de tous les élèves, il est demandé aux professeurs de s’investir dans des dispositifs transversaux (suivi individualisé des élèves, travail en équipe, élaboration de projets, etc.). L’autonomie professionnelle de l’enseignant, pourtant garantie statutairement, est susceptible d’être partiellement remise en question. Devant cette menace plus ou moins voilée, les professeurs réagissent de différentes manières (refus de participer, inertie, repli sur les activités de classe, etc.). Dans le registre de la pédagogie, le chef d’établissement n’est pas le supérieur hiérarchique des enseignants. Les compétences pédagogiques de ces derniers sont évaluées par un inspecteur chargé spécifiquement de cette tâche. Les personnels de direction, pour leur part, décernent une note destinée à apprécier le degré de conformité par rapport aux obligations liées au statut des professeurs (assiduité, respect des horaires d’enseignement, conduite appropriée à l’égard des élèves, etc.). Ils peuvent aussi mettre en valeur le dynamisme de l’enseignant, les résultats obtenus auprès des élèves et son rayonnement au sein de l’établissement. Cependant, statutairement, ils n’ont pas le pouvoir d’infléchir les pratiques pédagogiques des professeurs. À cet égard, il semble exister une forme d’injonction paradoxale : les autorités de tutelle incitent fortement les personnels de direction à s’investir dans le domaine pédagogique en les encourageant à transformer les pratiques des enseignants sans pour autant modifier le statut de ces derniers, qui continuent de jouir d’une certaine autonomie. Cette situation, qui constitue une spécificité française (Obin, 2007), est susceptible de générer des tensions entre les deux groupes professionnels. Dans la présente recherche, nous allons tenter de montrer que, dans ces conditions, les directeurs français sont quasiment dans l’impossibilité d’assumer effectivement le rôle pédagogique qui leur incombe.

2. Contexte théorique

2.1 Sociologie des groupes professionnels et sociologie compréhensive

Certains travaux inscrits dans le champ de la sociologie des groupes professionnels nous permettent de prendre en considération l’évolution du statut des personnels de direction français qui sont désormais considérés par l’institution comme des cadres. En France, à partir des années 1990, cette appellation s’est progressivement développée dans la plupart des services publics. Cette évolution prend sens dans la perspective d’une rationalisation du fonctionnement des administrations, d’une réduction de la dépense publique et dans la recherche d’une meilleure productivité. Ces transformations ont été étudiées dans le cadre du travail social et de la santé (Chéronnet et Gadéa, 2010). Elles concernent également les personnels du système éducatif, notamment les chefs d’établissement. Depuis le début des années 2000, leur statut a été complètement revu. Le ministère de l’Éducation nationale cherche à développer une culture d’encadrement. À ce titre, les personnels de direction sont censés exercer un métier d’encadrement fondé sur les apprentissages des élèves (Obin, 2007). Ils sont invités à se fonder sur des données financières, administratives et pédagogiques pour faire évoluer les pratiques enseignantes. Dans le même temps, leur travail est fortement contrôlé par les autorités de tutelle par le biais du pilotage par les objectifs et les résultats (Pélage, 2010). À partir d’un diagnostic préalable, le chef d’établissement doit élaborer, à sa prise de fonction, un contrat d’objectifs dont il négocie le contenu avec son supérieur hiérarchique. Les directives du ministère de l’Éducation nationale incitent également les personnels de direction à collaborer plus étroitement avec les inspecteurs pédagogiques. Ces derniers sont susceptibles de leur fournir des outils et des méthodes autorisant une meilleure appréciation de la qualité des acquisitions des élèves. Néanmoins, ces changements n’affectent en rien le lien hiérarchique existant entre le corps d’inspection et les enseignants. Les compétences pédagogiques de ces derniers sont exclusivement évaluées par les inspecteurs. Bien qu’il fasse partie officiellement des personnels d’encadrement, le directeur ne dispose que d’un pouvoir très limité pour infléchir les pratiques pédagogiques des professeurs. Notre objectif ici n’est pas d’évaluer la pertinence des changements intervenus. Il s’agit plutôt de les situer en les rapportant à des changements plus vastes qui touchent le secteur public dans son ensemble et d’éclairer la manière dont les personnels de direction, qui sont aussi des acteurs sociaux, se positionnent par rapport à de nouvelles dispositions, a priori génératrices de tensions. Pour cela, il nous a semblé pertinent de prendre appui sur le cadre théorique élaboré par Schnapper (2004) et, plus précisément, sur ce qu’elle développe à propos des analyses typologiques des expériences vécues. L’objectif de celles-ci est le suivant : Les analyses typologiques des expériences vécues ont pour sens et pour vertu de contribuer à expliciter les effets des phénomènes structurels, d’ordre macrosociologique, sur les attitudes et les comportements des individus et, en conséquence, les espaces de liberté, même limités, dont ils disposent pour donner un sens à leur expérience sociale (Schnapper, 2004, p. 63).

2.2 Les études antérieures

2.2.1 L’importance du leadership pédagogique : une préoccupation internationale

Depuis le début des années 2000, la question du rôle pédagogique du directeur fait l’objet de nombreuses publications internationales. L’intérêt manifesté pour cette thématique fait suite aux transformations qui ont affecté récemment l’organisation des systèmes éducatifs. À la suite de la publication des résultats des grandes enquêtes visant à mesurer les acquisitions des élèves (par exemple, le Programme international pour le suivi des acquis ou PISA), la plupart des pays occidentaux ont engagé des réformes éducatives destinées à améliorer l’efficacité de l’école. Les changements entrepris ont conduit, entre autres, à modifier le statut et les missions des chefs d’établissement. Les travaux inscrits dans l’approche de l’école efficace ont montré que, parmi les aspects favorisant la performance des établissements (entendue au sens d’une meilleure progression des élèves), la centration de la direction sur la pédagogie constitue un facteur déterminant (Rutter et Maughan, 2002 ; Scheerens, 1997). À la suite de cela, de nombreuses études ont été entreprises pour souligner l’importance du leadership pédagogique émanant du chef d’établissement. À cet égard, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a réalisé, entre 2006 et 2008, un vaste travail sur la direction des établissements scolaires avec la participation de 22 pays. Cette étude visait à identifier les facteurs permettant d’améliorer la direction d’établissement (Pont, Nusche et Moorman, 2008 ; Pont, Nusche et Hopkins, 2008). Dans une visée prescriptive, elle incite les chefs d’établissement à participer plus activement à la direction pédagogique.

La question du leadership pédagogique du directeur est d’actualité dans plusieurs pays européens et d’Amérique du Nord. En Belgique, dans l’enseignement secondaire catholique, on a cherché à redéfinir le rôle des chefs d’établissement en insistant sur leur rôle de leader pédagogique. Le travail de Dupriez (2005) montre que les tâches quotidiennes (gestion administrative et financière, prise en compte des aspects relationnels, etc.) empêchent le personnel de direction de jouer pleinement ce rôle. En Italie, depuis 2000, les dirigenti ont vu leurs responsabilités s’accroître. Les trois quarts de ceux qui ont été interrogés par Fischer, Fischer et Masuelli (2005) souhaitent promouvoir les innovations pédagogiques, mais sans que l’on sache si ces dernières ont été effectivement mises en oeuvre. En Allemagne, les chefs d’établissement sont, pour la plupart, des enseignants bénéficiant de décharges de service variables en fonction de la taille de l’école. À ce titre, ils pourraient jouer un rôle déterminant dans le registre pédagogique. Mais leur investissement dans leur activité d’enseignement limite leur rôle de leader (Schmidt, 2005). Au Québec, une récente législation vise à faire de l’établissement scolaire une instance plus autonome et davantage responsable sur le plan pédagogique. Dans cette perspective, la direction s’est vu confier un rôle de leadership. L’analyse critique de Bergeron, Masse et Rathé (2005) souligne les incohérences entre ce souhait et l’obligation faite aux chefs d’établissement de consacrer la majorité de leur temps à des activités d’intendance. Ce résultat est corroboré par une étude qualitative basée sur 31 entrevues qui montre que la place prise par la gestion pédagogique est relativement restreinte (Brassard, Cloutier, De Saedeleer, Corriveau, Fortin, Gélinas et Savoie-Zajc, 2004). Cette recherche est l’une des rares à évoquer la question des rapports qui s’établissent entre le directeur et les enseignants à propos de la pédagogie. Les positions des 31 directeurs interviewés convergent sur la nécessité de soutenir les professeurs et leurs pratiques. Cependant, elles divergent quant aux limites à respecter pour ne pas empiéter sur le champ de responsabilité propre à l’enseignant. Ce résultat mérite d’être mis en perspective avec les travaux français qui abordent cette question.

2.2.2 Entre directeurs et professeurs français : des rapports tendus à propos de la pédagogie ?

Nous pouvons synthétiser les travaux évoqués dans cette partie en les regroupant selon trois dimensions d’analyse : l’autonomie au travail, la division du travail, les types de relations entre les acteurs.

Le travail de Chapoulie (1979) aborde la question de l’autonomie au travail et la manière dont les chefs d’établissement tentent de limiter les marges de manoeuvre des enseignants. Prenant appui sur une enquête par questionnaire réalisée en 1970 auprès de 195 chefs d’établissement et de 3500 professeurs de l’enseignement secondaire, l’étude montre que les directeurs n’interviennent pas de façon formelle par des sanctions pouvant se manifester par le biais de la note administrative décernée. Ceux-ci disposent de moyens de rétorsion bien plus efficaces ne donnant que peu de prise aux réactions des professeurs et des syndicats qui les représentent : emploi du temps déséquilibré, salles et matériel de qualité médiocre, attribution de classes difficiles, avis défavorables pour suivre des stages de formation, etc. Par ailleurs, pour être en mesure de mieux encadrer le travail des enseignants, ils sont parfois amenés à reprendre à leur profit les plaintes formulées par les parents d’élèves. Par exemple, dans le contexte français des années 1970, certains contenus d’enseignement ou certaines méthodes pédagogiques pouvaient être jugées trop révolutionnaires par des parents de milieux sociaux favorisés attachés à une culture traditionnelle. Les directeurs s’appuient alors sur ces récriminations pour inviter les professeurs à adopter une conduite plus orthodoxe. Les enseignants, pour leur part, cherchent à échapper aux pressions exercées en minimisant leur dépendance vis-à-vis du chef d’établissement. Il ne s’agit pas ici de conflits ouverts, mais les tensions n’en sont pas moins vives.

Ces tensions se manifestent parfois de façon plus indirecte lorsque les professeurs tentent d’instaurer une division du travail très stricte laissant supposer qu’ils sont les seuls compétents dans le champ de la pédagogie. C’est ce que suggère une étude réalisée en 1994 par les services statistiques du ministère de l’Éducation nationale auprès d’un échantillon représentatif de mille enseignants interrogés par questionnaire. Ces derniers sont opposés à une intervention du chef d’établissement dans des domaines qui peuvent être considérés comme relevant de compétences pédagogiques transversales : équilibrer la charge de travail des élèves (66 %), harmoniser les exigences et les critères d’évaluation (61 %), développer les méthodes de travail des élèves (79 %), développer des compétences transversales aux disciplines (59 %). Par ailleurs, 81 % d’entre eux estiment que la coordination du travail des professeurs doit être prise en charge par eux-mêmes et non par le directeur (Guillaume, 1997).

Les compétences pédagogiques transversales qui viennent d’être évoquées font désormais partie intégrante des missions confiées officiellement aux personnels de direction français (voir le référentiel cité en introduction). Nous pouvons penser que cette évolution institutionnelle aurait pu conduire à une division du travail moins marquée. Réalisée après la modification du statut des personnels de direction de 2000, la recherche de Baluteau (2009a) montre que ce n’est pas le cas, loin s’en faut. Prenant appui sur 37 entrevues menées avec des directeurs implantés dans deux régions françaises (Île-de-France et Rhône-Alpes), l’étude révèle de quelle manière chaque protagoniste tente de marquer son territoire. C’est surtout le cas des professeurs qui considèrent la classe comme un espace qui leur est réservé. Ils estiment que le personnel de direction ne doit pas empiéter sur ce domaine. Seuls les inspecteurs sont habilités à apprécier leurs compétences pédagogiques.

La division du travail renvoie aux rapports sociaux qui se développent dans toute situation professionnelle. À ce titre, la seconde recherche de Baluteau (2009b) permet d’appréhender le type de relations qui s’établissent entre les directeurs et les enseignants. À partir de 31 entrevues et prenant appui sur le concept de régimes d’action élaboré par Boltanski (1991) et Thévenot (2006), l’auteur dégage trois styles de relations : le régime d’incitation, le régime d’imposition et le régime d’accompagnement. Dans le cadre du premier, le directeur recherche l’adhésion des professeurs. Il faut parvenir à les convaincre d’adopter telle ou telle manière de travailler. Baluteau (2009a) insiste sur la capacité des chefs d’établissement à enrôler les enseignants sans jamais les contraindre. Les décisions sont prises collégialement après échanges verbaux et débats. Dans le cadre du régime d’imposition, il ne s’agit pas de convaincre, mais de contraindre en prenant appui sur les dispositifs réglementaires. Les directeurs adoptant ce type d’attitude s’opposent fréquemment aux professeurs, notamment à ceux qui résistent au changement. Les innovations pédagogiques mises en oeuvre émanent exclusivement du chef d’établissement qui ne consulte que très peu les enseignants. Dans la perspective du régime d’accompagnement, le personnel de direction s’efforce de soutenir les projets proposés par les professeurs. Il réunit les conditions (matérielles et financières) pour que ces projets puissent aboutir. Les relations qu’il entretient avec les enseignants sont le plus souvent harmonieuses. Baluteau (2009b) suggère que, dans l’exercice de sa fonction, le directeur est amené à mobiliser alternativement les trois régimes d’action avec, cependant, une prédominance du régime d’incitation.

La recherche de Barrère (2006) permet également d’appréhender les types de relations que les directeurs entretiennent avec les enseignants. Prenant appui sur 43 entrevues et sur une observation ethnographique longue, cette étude réalisée entre 2003 et 2005 dans le Nord de la France a eu pour objectif d’observer au quotidien le travail des chefs d’établissement. Lorsqu’on les interroge à propos de la mission pédagogique qui est la leur, ils se montrent très prudents. Ils insistent surtout sur leur rôle d’animateurs (impulsion des projets, mise en place de réunions) et d’organisateurs (emploi du temps, constitution des classes, etc.). Mais cela ne signifie pas que le travail se déroule toujours dans un climat serein. Il arrive que des conflits opposent les directeurs et les enseignants. Les difficultés identifiées sont principalement de trois ordres. La première source de conflit concerne les pratiques d’évaluation mises en oeuvre par les professeurs. Les directeurs estiment que les élèves sont notés trop sévèrement, et ils pensent que cela décourage ceux qui éprouvent des difficultés. Cela donne lieu à des échanges qui peuvent être assez vifs dans le cadre des conseils de classe. Des conflits se développent également lorsque les enseignants considèrent que le chef d’établissement est trop autoritaire. Ils déplorent alors le manque de concertation et le fait que les décisions ne se prennent pas de manière collégiale. Enfin, des tensions apparaissent lorsque les professeurs estiment qu’ils ne sont pas suffisamment soutenus par la direction pour l’application des sanctions. Dans certaines circonstances, le chef d’établissement considère que la sanction demandée par l’enseignant est disproportionnée par rapport à la faute commise par l’élève. Parfois, il estime même que les torts sont partagés et que le professeur s’est montré trop humiliant envers l’élève.

Les travaux passés en revue montrent l’importance accordée dans la plupart des pays occidentaux à la question du leadership pédagogique des directeurs. Elle préoccupe aussi bien les responsables des systèmes éducatifs que les chercheurs. La majorité des études révèle que les chefs d’établissement rencontrent de nombreuses difficultés pour exercer réellement le rôle pédagogique qui leur est confié. Parmi les obstacles rencontrés, notamment en France, les conflits qui les opposent aux enseignants représentent un frein non négligeable. Pour l’instant, peu d’études ont visé à analyser la manière dont les directeurs appréhendent subjectivement les injonctions auxquelles ils sont confrontés. À cet égard, le cas français est particulièrement utile à étudier, car ces injonctions sont comparativement plus marquées que dans d’autres pays : les autorités de tutelle incitent fortement les chefs d’établissement à infléchir les pratiques enseignantes sans modifier le statut de ces derniers qui continuent de jouir d’une autonomie pédagogique importante. En inscrivant notre travail dans une approche sociologique compréhensive, nous proposons d’élaborer une typologie qui permette de rendre compte finement des situations vécues subjectivement par les directeurs.

Nous avons souhaité interroger une population assez large pour éviter que nos résultats ne soient valides qu’à un échelon très local (comme c’est le cas pour les recherches qualitatives citées plus haut). Par ailleurs, nous avons fait l’hypothèse que les points de vue exprimés pouvaient varier en fonction de certaines caractéristiques : le sexe, l’âge, l’ancienneté dans la fonction, le statut (chef ou adjoint) ou le type de formation initiale.

3. Méthodologie

3.1 La population étudiée

Notre recherche prend appui sur une enquête réalisée à l’échelle nationale auprès des chefs d’établissement du second degré. Nous avons élaboré un échantillonnage aléatoire stratifié. La base de sondage est constituée de 7872 établissements publics (67 % de collèges, 20 % de lycées d’enseignement général et technologique et 13 % de lycées professionnels). Compte tenu des moyens financiers dont nous disposions et des exigences en termes de représentativité, 1200 établissements ont été tirés au sort (800 collèges, 250 lycées d’enseignement général et technologique et 150 lycées professionnels). Pour chaque catégorie d’établissement, trois critères ont été retenus : la taille de l’établissement (petits, moyens et gros établissements) ; le fait d’être ou non classé en éducation prioritaire ; le fait d’être implanté ou non en zone rurale. Les comparaisons établies avec des données nationales exhaustives (ministère de l’Éducation nationale, 2010) montrent que la représentativité de notre échantillon est satisfaisante, eu égard aux caractéristiques habituellement prises en considération : le sexe, l’âge, les qualifications académiques, la répartition selon le type d’établissement, etc. (Cacouault et Combaz, 2011).

3.2 Le questionnaire

Les directeurs de notre échantillon ont été interrogés par questionnaire postal. Comportant une vingtaine de pages, celui-ci a été élaboré dans la perspective de compléter les apports des travaux existants. Pour sa réalisation, nous avons également tenu compte de la demande des commanditaires de la recherche. Parmi l’ensemble des questions posées, l’une concerne le rôle pédagogique du directeur. Elle a été formulée de la manière suivante : Dans le cadre des nouvelles missions qui lui sont attribuées, on incite le personnel de direction à jouer un rôle pédagogique. Y a-t-il des obstacles qui vous empêchent de jouer pleinement ce rôle et, si oui, lesquels ? Sur l’ensemble de ceux qui ont renvoyé un questionnaire (n = 332), 285 ont répondu à la question, soit 85,8 %.

3.3 Le déroulement de l’enquête

En juillet 2010, 2400 questionnaires ont été transmis par voie postale. Nous avons reçu 252 réponses, soit 10,5 %. Cela représente un taux de retour assez faible, mais relativement habituel pour une enquête par voie postale. Considérant néanmoins que ce taux de retour n’était pas suffisant, nous avons effectué deux relances : l’une par voie postale et l’autre par messagerie électronique. Nous avons reçu 80 questionnaires supplémentaires. L’échantillon définitif est donc constitué de 332 directeurs (soit un taux de retour de 13,8 %).

3.4 Méthode d’analyse des données

3.4.1 L’analyse de contenu

Les réponses à la question ouverte ont donné lieu à des développements écrits allant d’une à quinze lignes. Elles ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique telle qu’elle est préconisée par Bardin (2001). Pour être en mesure d’analyser la totalité du matériau recueilli (un peu plus de mille lignes dactylographiées), nous avons élaboré 38 catégories (tableau A1 en annexe). Le codage du matériau a été réalisé par trois personnes et une procédure d’arbitrage a été mise en oeuvre en cas de désaccord.

3.4.2 Le traitement statistique des données

Pour être en mesure de prendre en compte simultanément l’ensemble des réponses, nous avons utilisé conjointement les méthodes factorielles et les méthodes de classification en suivant la démarche proposée par Lebart, Morineau et Piron (2000). La première étape a consisté à réaliser une analyse factorielle des correspondances multiples sur les 38 catégories issues de l’analyse de contenu. Ensuite, une classification ascendante hiérarchique a été mise en oeuvre sur les facteurs en vue d’élaborer la typologie. Les classes qui sont décrites dans la partie réservée aux résultats ont été élaborées statistiquement à partir des catégories d’analyse les plus discriminantes. Cela signifie que les 38 catégories ne sont pas toutes présentes dans les classes obtenues. Certaines d’entre elles se situent dans une position très proche du centre de gravité du nuage de points de l’analyse factorielle. Autrement dit, elles n’ont donné lieu ni à des regroupements, ni à des oppositions caractéristiques. Pour les catégories représentées dans chacune des classes, un test du χ2 permet d’apprécier le poids qu’elle occupe dans la classe par rapport à celui qu’elle a pour l’ensemble de l’échantillon.

3.5 Considérations éthiques

Notre enquête est totalement indépendante des services administratifs du ministère de l’Éducation nationale. Les directeurs contactés ont été libres de répondre ou non à notre questionnaire. Par ailleurs, toutes les précautions ont été prises pour que leur anonymat soit respecté. Une personne extérieure à la recherche a décacheté les enveloppes contenant les questionnaires retournés en faisant disparaître toute indication permettant d’identifier soit les personnes, soit les établissements concernés. Les personnels de direction intéressés par les résultats de notre recherche ont accès au rapport remis à l’organisme qui a financé notre étude.

4. Résultats

4.1 La pédagogie : une source de conflits avec les enseignants ?

4.1.1 Des critiques mesurées à l’encontre des enseignants

Les professeurs ont recours à divers moyens pour contester la légitimité pédagogique des directeurs. Le premier, souvent évoqué, consiste à prendre appui sur une division du travail très stricte séparant nettement les tâches administratives et le registre de la pédagogie : Les personnels de direction sont plutôt considérés par les enseignants comme des responsables administratifs, estimant que le regard pédagogique est du ressort de l’inspecteur de leur discipline. La légitimité du chef d’établissement n’est donc pas toujours évidente aux yeux des professeurs  (femme, 41 ans, principale adjointe de collège). Malgré les difficultés, certains ne renoncent pas et font preuve de patience : Cette mission est peu reconnue par les enseignants et ils ont des réticences à nous accorder cette légitimité. Il faut donc composer et accepter d’avancer pas à pas (femme, 46 ans, proviseure adjointe de lycée). Les professeurs tentent d’instaurer une division du travail très nette. À cet égard, une personne évoque : la méfiance, voire l’hostilité du corps enseignant face à ce que les professeurs voient comme une intrusion dans leur domaine réservé (homme, 51 ans, principal adjoint de collège). Mais cette division du travail semble encore renforcée par une coopération jugée insuffisante des inspecteurs. Ainsi, l’un des directeurs souligne que : le soutien insuffisant des inspecteurs, seuls détenteurs de la légitimité pédagogique aux yeux du corps enseignant, joue en défaveur des personnels de direction (femme, 46 ans, principale adjointe de collège). Les résultats qui viennent d’être présentés concernent deux classes de la typologie rassemblant 146 chefs d’établissement, soit 52,6 % de l’ensemble (tableaux 1 et 2).

Tableau 1

Les difficultés liées aux attitudes des enseignants

Les difficultés liées aux attitudes des enseignants

n = 128 soit 44,9 % de l’ensemble, 59,1 % de femmes

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Le rôle joué par les inspecteurs pédagogiques

Le rôle joué par les inspecteurs pédagogiques

n = 18 soit 6,3 % de l’ensemble, 72,2 % de femmes

-> Voir la liste des tableaux

Les difficultés rencontrées par les directeurs pour exercer leur rôle pédagogique sont également liées aux réticences des enseignants à travailler en équipe. Cette collaboration est pourtant primordiale lorsqu’il s’agit de mettre en oeuvre des dispositifs transversaux. Les personnels de direction se heurtent ici à l’une des spécificités des professeurs français du second degré qui partagent une représentation du métier reposant sur une conception plutôt individualiste (Cousin, 1998). Cela ne favorise pas l’engagement dans un travail collectif qui se réaliserait au niveau global de l’établissement : L’identité professionnelle du professeur du second degré passe par sa discipline (mathématiques, français, etc.). La difficulté, pour le chef d’établissement, est de faire comprendre que l’investissement demandé au professeur se situe au niveau de l’établissement et non plus seulement au niveau de sa discipline ou de sa classe (homme, 35 ans, principal adjoint de collège). Il convient de préciser que le statut des enseignants français ne prévoit aucun temps de concertation inclus dans les obligations de service. Du coup, leur participation aux activités de réflexion pédagogique collective repose sur le volontariat. Ces aspects sont évoqués par une minorité de directeurs qui déplorent aussi le manque de formation pédagogique des professeurs (tableau 3).

Tableau 3

Les obstacles d’ordre structurel

Les obstacles d’ordre structurel

n = 12 soit 4,2 % de l’ensemble, 50 % de femmes

-> Voir la liste des tableaux

4.1.2 Une mise en cause plus affirmée des professeurs

Les résultats présentés jusqu’ici ne témoignent pas d’attitudes trop critiques vis-à-vis des professeurs. Cependant, une trentaine de personnes interrogées, regroupées dans deux classes de la typologie, se distingue par des appréciations moins bienveillantes. La première rassemble 14 directeurs qui évoquent cinq types de difficultés : le refus des enseignants de dévoiler leurs pratiques pédagogiques, leur refus de travailler en équipe, leurs résistances aux changements, le manque d’autonomie du chef d’établissement et la résistance des syndicats enseignants. L’une des personnes interrogées résume assez bien ces obstacles : Parfois les enseignants ne sont pas favorables à une mise à plat de leurs pratiques pour envisager un changement et ils préfèrent parler à leurs collègues plutôt qu’au chef d’établissement. Les freins relèvent essentiellement d’une résistance au changement et d’un refus de travailler en équipe. Il y a aussi un refus de travailler hors de sa discipline (femme, 44 ans, principale adjointe de collège). (Tableau 4)

Tableau 4

Les résistances des enseignants

Les résistances des enseignants

n = 14 soit 4,9 % de l’ensemble, 64,3 % d’hommes

-> Voir la liste des tableaux

Une deuxième classe rassemble des directeurs qui se montrent également très critiques par rapport aux professeurs, mais pour des raisons différentes de celles évoquées précédemment. Parmi les obstacles répertoriés, ils signalent : le statut des enseignants qui les protège, l’impossibilité de récompenser ceux qui s’impliquent et de sanctionner ceux qu’ils considèrent comme défaillants, la résistance des professeurs aux changements. En France, le statut de l’enseignant du second degré prévoit un temps hebdomadaire d’enseignement très circonscrit (variant de 15 à 20 heures selon le grade). Hormis cette obligation de service, le temps de présence dans l’établissement n’est pas défini de façon aussi précise. À cet égard, certains chefs d’établissement déplorent une disponibilité insuffisante des professeurs pour des raisons statutaires : 18h de présence et souvent pas plus… (homme, 62 ans, principal de collège). Actuellement, les possibilités de soutenir les professeurs qui souhaitent s’investir paraissent limitées : Le principal obstacle est la difficulté à reconnaître et à récompenser le travail pédagogique supplémentaire induit par l’implication de l’enseignant dans les actions (homme, 59 ans, proviseur de lycée professionnel). L’impossibilité de sanctionner ceux qui sont considérés comme défaillants est également soulignée : Si un enseignant est un mauvais pédagogue, je lui dis qu’il ne donne pas satisfaction. L’obstacle majeur est qu’au-delà de nos observations (notation administrative), nous n’avons pas de marge de manoeuvre. Le mauvais enseignant pourra continuer à nuire à des générations d’élèves et nous, prier pour qu’il s’en aille ! (femme, 45 ans, principale adjointe de collège). (Tableau 5)

Tableau 5

Les obstacles liés au statut des enseignants

Les obstacles liés au statut des enseignants

n = 19 soit 6,7 % de l’ensemble, 57,9 % d’hommes

-> Voir la liste des tableaux

4.2 Les obstacles autres que ceux qui sont associés aux relations avec les enseignants

Outre ce qui a été mentionné, l’une des principales difficultés rencontrées par les directeurs concerne la lourdeur croissante des tâches administratives (tableau 6). La difficulté paraît d’autant plus importante en l’absence d’adjoint de direction : Je n’ai pas d’adjoint dans mon établissement. La charge administrative de la fonction me prend donc beaucoup de temps puisqu’elle ne peut être partagée. De plus, j’aimerais parfois bénéficier de ce regard d’un pair sur mes propositions avant de les mettre en débat auprès des professeurs (femme, 43 ans, principale de collège).

Les directeurs déplorent également le manque de moyens en personnels, en horaires d’enseignement, en matériel et dans le registre financier (tableaux 7 et 8). Dans certains cas, le manque de moyens horaires contraint le chef d’établissement à effectuer des choix qui semblent très délicats : Les obstacles sont les moyens horaires. Exemple avec la réforme de la classe de seconde au lycée : je dois dédoubler dix heures. Le rôle pédagogique est de décider des matières à sacrifier ! (homme, 38 ans, proviseur adjoint de lycée). L’insuffisance de l’enveloppe horaire dont dispose le personnel de direction peut aussi contribuer à décourager les enseignants qui souhaitent s’impliquer : Le seul obstacle que je vois est le manque d’heures à proposer aux enseignants qui mettent en place des actions. Ils sont dynamiques et proposent des dispositifs, mais lorsque le manque de moyens est criant, les volontés s’amenuisent… (femme, 51 ans, proviseure adjointe de lycée). Le manque de moyens en personnels semble également très préoccupant. Ainsi, l’un des chefs d’établissement interrogés déplore : la diminution constante des effectifs d’enseignants titulaires avec, du même coup, l’augmentation des heures supplémentaires qui pèsent sur chaque professeur. Il précise aussi : on fait appel de plus en plus fréquemment à des vacataires et à des contractuels. Il mentionne que 10 % de ses enseignants travaillent dans plusieurs établissements (service partagé). Il conclut en écrivant tout ceci complique la tâche et ne favorise pas l’engagement des équipes pédagogiques (homme, 54 ans, proviseur de lycée).

Tableau 6

Les difficultés associées à l’organisation du système éducatif

Les difficultés associées à l’organisation du système éducatif

n = 40 soit 14 % de l’ensemble, 55 % d’hommes

-> Voir la liste des tableaux

Au cours des années 1990, l’autonomie des établissements français a été développée. Certains chefs d’établissement estiment néanmoins qu’elle n’est pas encore suffisante, et ils considèrent que le droit de regard exercé par la hiérarchie est encore trop pesant : Le pilotage académique peut vite devenir un frein lorsqu’il tend à diminuer l’autonomie et la marge de manoeuvre des établissements (homme, 50 ans, proviseur de lycée).

Tableau 7

Les difficultés inhérentes au manque de moyens

Les difficultés inhérentes au manque de moyens

n = 16 soit 5,6 % de l’ensemble, 56,3 % d’hommes

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 8

Les aspects liés à l’autonomie des établissements

Les aspects liés à l’autonomie des établissements

n = 10 soit 3,5 % de l’ensemble, 90 % d’hommes

-> Voir la liste des tableaux

Une faible part des directeurs précisent que leur rôle pédagogique n’est pas prioritaire. Ainsi, dans certains établissements, la prise en compte des phénomènes de violence peut accaparer toute l’attention des responsables. Notons par ailleurs que près de 10 % des chefs d’établissement déclarent ne rencontrer aucun obstacle pour assumer le rôle pédagogique qui leur est assigné (tableau A2 en annexe).

5. Discussion

Notre étude présente trois apports novateurs que nous proposons de discuter en les mettant en perspective avec certains travaux existants. Le premier concerne l’éclairage théorique. Le cadre emprunté à Schnapper (2004) se révèle très pertinent pour analyser la manière dont les directeurs rendent compte subjectivement des difficultés rencontrées dans l’exercice de leur fonction pédagogique. La teneur des réponses permet d’apprécier les tensions ressenties et, dans une certaine mesure, la souffrance des chefs d’établissement. Les propos recueillis révèlent les difficultés – voire l’impossibilité – d’assumer effectivement la mission pédagogique que les autorités de tutelle leur ont confiée. Ils se retrouvent en situation de porte-à-faux, tiraillés entre les consignes de la hiérarchie et les réactions plus ou moins hostiles des enseignants. Les travaux existants ont déjà mis en évidence cette tendance, mais ils ne permettent pas d’apprécier le poids que cela représente parmi l’ensemble des obstacles rencontrés. Notre étude montre – et c’est le deuxième apport novateur – que les tensions avec les professeurs représentent les deux tiers des difficultés évoquées par les directeurs. Au-delà de ces aspects quantitatifs, notre typologie permet de mettre en évidence qualitativement la diversité des réactions exprimées. Les plus fréquentes relèvent d’une attitude plutôt bienveillante vis-à-vis des professeurs. Cela va dans le sens des résultats obtenus par Baluteau (2009b) à propos des trois régimes d’action qu’il a identifiés (régimes d’incitation, d’accompagnement et d’imposition). Cependant, son travail ne permet pas d’apprécier l’importance que prend chacun des trois régimes.

Le troisième apport de notre recherche concerne les variations que l’on observe en fonction de certaines caractéristiques individuelles des directeurs, notamment leur sexe (χ2 = 17,6 ; dl = 8, p < 05). Il y a également des variations en fonction de l’âge et de la fonction exercée, mais la validité du test du khi-deux n’est pas assurée (nombre très élevé d’effectifs théoriques inférieurs à 5). Comparativement, les femmes sont davantage représentées parmi ceux qui font preuve de retenue lorsqu’ils évoquent ce qui les oppose aux enseignants (tableaux 1 et 2). En revanche, les hommes se montrent plus revendicatifs. Ils se révèlent plus critiques vis-à-vis des professeurs (tableaux 4 et 5). Ils déplorent plus souvent le manque de moyens et une autonomie encore trop réduite (tableaux 7 et 8). Ils dénoncent plus fréquemment la lourdeur des tâches administratives (tableau 6). Enfin, ils sont plus représentés parmi ceux qui mentionnent qu’ils ne rencontrent aucun obstacle pour assurer leur rôle pédagogique (tableau A2). Il y a également des variations en fonction de l’âge et de la fonction exercée, mais la validité du test du χ2 n’est pas assurée à cause d’un nombre très élevé d’effectifs théoriques inférieurs à 5. Ces résultats suggèrent que les styles de direction sont susceptibles de varier en fonction du sexe. Une recherche menée au Canada montre que les hommes dirigent de manière plutôt directive, alors que les femmes développent une gestion plus participative (Baudoux, 1994). En France, une étude révèle que les directeurs se dépeignent plus souvent sous les traits d’un chef d’entreprise ou d’un gestionnaire. Les directrices mettent plutôt en avant leurs qualités de négociatrices ou de chefs d’orchestre (Cacouault et Combaz, 2007). L’attitude de ces femmes pourrait-elle favoriser des échanges plus apaisés et plus constructifs avec les enseignants dans le registre pédagogique ? Si c’était le cas, les responsables du recrutement pourraient prendre en considération cette donnée.

6. Conclusion

S’inscrivant dans une approche sociologique compréhensive, notre étude avait pour objectif de montrer que les directeurs français sont quasiment dans l’impossibilité d’assumer le rôle pédagogique qu’ils doivent officiellement jouer. Cette hypothèse est en grande partie vérifiée. Deux principales tendances émergent. La première correspond aux résultats révélés par les écrits de recherche internationaux. Il s’agit du manque de temps et de la surcharge des tâches administratives. La seconde est plus spécifique au cas français. Aux difficultés déjà mentionnées, s’ajoute une hostilité des enseignants qui, de par leur statut, jouissent d’une grande autonomie au travail. Une modification de ce statut constitue vraisemblablement l’une des conditions pour que les chefs d’établissement français puissent assurer réellement leur rôle pédagogique.

Comme toute recherche, notre étude comporte un certain nombre de limites. La première concerne la question de la désirabilité sociale associée à notre objet. Le rôle pédagogique représente un enjeu important pour les directeurs. Compte tenu des pressions exercées par les autorités de tutelle, il n’est sans doute pas facile, pour les enseignants, de leur faire part des difficultés rencontrées. La situation proposée (réponse à une question ouverte) a cependant permis aux directeurs de répondre de manière totalement anonyme. Il n’est pas certain que des entrevues auraient autorisé une liberté de parole aussi grande. En revanche, nous pouvons imaginer qu’une démarche ethnographique comme celle de Barrère (2006) pourrait constituer un complément utile pour observer concrètement les conditions dans lesquelles les directeurs tentent d’exercer leur rôle pédagogique.

Finalement, notre recherche ne prétend pas épuiser le sujet. Trois perspectives sont envisageables. La première concerne les comparaisons internationales. Eu égard aux spécificités françaises, il paraît fructueux d’établir des comparaisons avec des systèmes éducatifs où le directeur représente le supérieur hiérarchique des enseignants dans le domaine pédagogique. Il y a tout lieu de penser que les difficultés rencontrées ne sont ni de même nature, ni de même intensité. Ce qui semble d’autant plus important si l’on admet le rôle que joue le personnel de direction dans la mobilisation de ses équipes et, par contrecoup, dans l’efficacité de l’école.

Pour l’instant, très peu de chercheurs ont proposé d’interroger les enseignants à propos du rôle pédagogique du directeur. Cela s’avère pourtant déterminant si l’on vise à comprendre comment les difficultés rencontrées renvoient aux interactions concrètes qui s’établissent au quotidien entre les professeurs et les chefs d’établissement. À ce titre, une étude permettant de croiser leurs points de vue serait susceptible d’apporter des connaissances nouvelles.

Les nouvelles missions confiées aux directeurs français depuis le début des années 2000 ne se résument pas au rôle pédagogique. Elles recouvrent également les nouveaux modes de régulation que les autorités de tutelle tentent d’imposer. À cet égard, le pilotage par les objectifs et l’évaluation ainsi que les techniques de gestion semblent constituer des orientations qui déstabilisent une bonne partie des personnels de direction. Les données que nous avons recueillies montrent que cette perspective de recherche mérite d’être développée.